Histoire des Dogmes III — La Fin de l’Âge Patristique

7.3 — L’homme, la chute, la grâce.

Saint Cyrille définit l’homme ζῶον λογικὸν, ϑνητὸν, νοῦ καὶ ἐπιστήμης δεκτικόν. Dans cet homme, créé libre, on distingue deux substances, le corps et l’âme. L’âme elle-même est définie par saint Maxime : [Οὐσία] ἀσώματος, ἀπλῆ, ἀϑάνατος, λογική ; par Anastase le Sinaïte : Οὐσία λεπτὴ, ἄüλος καὶ ἀσχημάτιστος, εἰκὼν ϑεοῦ καὶ τύπος. On admet généralement que chaque âme est créée, et saint Maxime en particulier enseigne que l’âme n’existe ni avant ni après le corps : les deux éléments de l’homme sont produits simultanément.

Ce sont là plutôt doctrines philosophiques. Il importe davantage, au point de vue qui nous occupe, de savoir quel retentissement avaient eu dans le monde grec les débats du pélagianisme, et dans quelle mesure avait progressé sous cette influence la théologie du péché originel. Théodore de Mopsueste s’était, on s’en souvient, montré favorable d’abord aux vues pélagiennes, puis, sous la pression des circonstances, avait modifié son attitude. D’autre part, le concile d’Ephèse confirma, dans sa lettre au pape Célestin, la condamnation portée par Zosime contre les pélagiens. Ces deux faits indiquent que, depuis le concile de Diospolis, les orientaux avaient donné à cette question quelque attention. Nous allons voir toutefois qu’en général, ils restaient encore loin des conceptions augustiniennes.

Sur l’élévation originelle du premier homme à un état supérieur, on était d’accord. Saint Cyrille suppose ou dit manifestement qu’Adam avait été créé pour l’immortalité, enclin au bien, exempt de la concupiscence désordonnée et dans la familiarité de Dieu ; qu’il était comblé d’avantages naturels, qu’il avait reçu le Saint-Esprit, le don de prophétie, là sagesse et la science infuse. Son corps pourtant était de terre, et par là naturellement sujet à la mort, mais il échappait à la mort par privilège, élevé qu’il était au-dessus de sa condition native. Maxime parle également de la science et de l’immortalité départies à Adam. Théodoret, en général plus réservé, affirme cependant lui aussi que Dieu avait élevé le premier homme à une condition meilleure que la terre, c’est-à-dire à l’immortalité, et, bien qu’il s’efforce d’expliquer d’une façon naturelle l’absence de concupiscence entre Adam et Ève, il est bien obligé de constater cette absence.

Hélas ! l’homme ne sut pas conserver les prérogatives de cette condition première. Dieu, pensant à la réparation qu’il en ferait par le Christ, permit son péché. En conséquence, Adam devint mortel, sujet à la corruption, à la concupiscence et à l’ignorance, enclin au mal : il se trouva privé des dons divins et du Saint-Esprit. C’est la chute. Adam ne tomba pas seul : toute sa descendance avec lui et par lui connut la déchéance. Cette déchéance, dans la théorie augustinienne et latine du péché originel, comprend deux degrés, ou, si l’on préfère, deux déchéances distinctes. Les enfants d’Adam n’héritent pas seulement des misères physiques (mort, douleurs, etc.) et morales (ignorance, concupiscence), peine de son péché : ils héritent de son péché lui-même : ils naissent pécheurs : il n’y a pas pour eux chute seulement, il y a faute. Comment la théologie grecque de l’époque dont nous parlons a-t-elle compris cette double déchéance ?

Sur le fait qu’Adam a transmis à sa postérité la peine de son péché, que les misères physiques et morales actuelles de l’humanité sont la conséquence du péché d’Adam, on peut dire que cette théologie est unanime, et qu’à ce point de vue elle exclut formellement le pélagianisme. Indépendamment de saint Cyrille, dont les témoignages sur cet objet sont innombrables et sur qui il faudra revenir, Théodoret affirme que le péché d’Adam l’ayant rendu mortel, sujet à la corruption, à la concupiscence, au péché, Adam a engendré des enfants sujets à la mort et à la concupiscence, comme lui-même ; que nous avons été tous condamnés à la mort, que toute la nature humaine est devenue captive ensuite du péché d’Adam. Dans l’Eranistes, il pousse à fond le parallèle entre Adam et Jésus-Christ, et montre les hommes solidaires de la peine du premier comme du triomphe du second. Saint Maxime voit dans les douleurs, la concupiscence et la mort la conséquence du péché d’Adam ; et l’on trouverait des passages analogues dans Théodote d’Ancyre, Proclus de Constantinople, saint Nil, saint Isidore de Péluse et Anastase le Sinaïte.

Sur ce premier point donc nulle difficulté ; mais cette théologie, si explicite pour affirmer que nous subissons la peine du péché d’Adam, l’est beaucoup moins pour affirmer que nous héritons de son péché même. L’école d’Antioche, toujours jalouse de sauvegarder les droits et l’intégrité de la nature humaine, devait éprouver une difficulté particulière à entrer dans cette idée. De fait, Théodoret y est plutôt hostile. Il pose en principe que « l’action du péché n’est pas en nous naturelle », « que le péché n’est pas l’œuvre de la nature, mais du choix mauvais » ; il interprète le ἐφ᾽ ᾧ de Rom.5.12 dans le sens de parce que, et ajoute qu’en effet « chacun de nous subit la sentence de mort non à cause du péché du premier père, mais à cause de son péché propre » (οὐ γὰρ διὰ τὴν τοῦ προπάτορος ἁμαρτίαν, ἀλλὰ διὰ τὴν οἰκείαν)a. Rom.5.19 est expliqué dans le sens de beaucoup. Beaucoup sont devenus pécheurs à cause du péché d’Adam, comme beaucoup sont devenus justes par l’obéissance de Jésus-Christ : car il y a eu d’ailleurs des justes sous la Loi, comme il y a des pécheurs sous la Grâce. Enfin notre auteur remarque que si l’on baptise les enfants, ce n’est pas qu’ils aient goûté le péché (οὐδέπω τῆς ἁμαρτίας γευσάμενα), c’est parce que le baptême ne fait pas que remettre les péchés, il est aussi le gage des biens futurs.

a – Cette réflexion ne contredit qu’en apparence ce qui a été rapporté plus haut de Théodoret. Suivant Théodoret, le péché d’Adam a entraîné notre mort, parce qu’il a causé en nous la concupiscence, source de nos péchés personnels, lesquels nous méritent la mort.

Cette dernière observation revient très nette dans la lettre d’Isidore de Péluse à Herminius, lettre où le saint examine précisément cette question : Pourquoi baptise-t-on les enfants puisqu’ils sont sans péché ? Il répond que des gens minutieux (ομικρολογοῦντες) disent que ces enfants, dans le baptême, « dépouillent la souillure transfusée à la nature à cause de la transgression d’Adam » (τὸν διὰ τὴν παράβασιν τοῦ Ἀδὰμ διαδοϑέντα τῇ φύσει ῥύπον ἀποπλύνονται). Il admet cette réponse, mais il la trouve insuffisante, et se rabat sur les effets positifs et de sanctification du baptême.

Isidore de Péluse trouve insuffisante l’explication des latins : toutefois, je l’ai dit, il l’admet comme exprimant une vérité. Isidore est de l’école de saint Cyrille, de cette école qui comprend plus profondément que celle d’Antioche le besoin que l’homme a de Dieu ; et c’est dans cette école en effet que nous rencontrons plutôt, sur le sujet qui nous occupe, une doctrine qui se rapproche, sans la rejoindre, de la doctrine augustinienne.

« Par Adam, écrit Proclus de Constantinople, nous avions tous souscrit au péché » : διὰ γὰρ τοῦ Ἀδὰμ πάντες τῇ ἁμαρτίᾳ ἐχειρογραφήσαμεν. Quant à Cyrille lui-même, il est remarquable d’abord que, dans la condamnation et la déchéance du premier homme, il voit toujours la déchéance non d’un individu isolé mais de la nature humaine. Adam se laissant aller à la désobéissance, ἡ φύσις εὐϑὺς ϑανάτῳ κατεδικάζετο. Ensuite saint Cyrille n’est pas loin, à l’exemple d’Augustin, de considérer comme un péché la concupiscence qui accompagne l’acte conjugal. Il déclare encore que « le cœur de tous les hommes a été comme souillé par la transgression en Adam, et la perversion au mal » ; que par là la nature humaine s’est trouvée détournée de Dieu (ἐν ἀποστροφῇ τοῦ ϑεοῦ), hors de son amitié (ἔξω τῆς πρὸς ϑεὸν οἰκειότητος) ; que nous avons été corrompus en Adam (Ἀδὰμ, ἐν ᾧ καὶ ἐφϑάρμεϑα) ; que nous sommes devenus malades par la mort du péché à l’instigation du serpent. Il semble que nous touchions à la formule latine : mais voici qui nous en éloigne. Si nous encourons la peine de notre premier père, écrit Cyrille, c’est parce que nous avons imité son péché ; et dans ce même commentaire sur l’épître aux Romains, il précise sa pensée. Après avoir dit que « nous avons été condamnés en Adam, et que de lui, comme d’une première racine, la mort, fruit de la malédiction, a passé dans ce qui est né de lui », il se fait l’objection : Mais comment la faute d’Adam nous est-elle imputée, puisque nous n’existions pas lorsqu’il a péché ? Cyrille répond que les désirs impurs ayant, après son péché, envahi la chair d’Adam, ils ont, par le fait même, envahi la nôtre et qu’ainsi « la nature a contracté la maladie du péché » (νενόσηκεν οὖν ἡ φύσις τὴν ἁμαρτίαν). C’est pourquoi, continue-t-il, « beaucoup ont été constitués pécheurs, non qu’ils aient péché en Adam — car ils n’existaient pas encore — mais parce qu’ils sont de la même nature que lui, nature qui est tombée sous la loi du péché ». Nous ne trouvons plus ici évidemment la théorie augustinienne du péché originel proprement dit : il ne s’agit dans nos textes que de la mort ou de l’entraînement au péché actuel, entraînement qui est bien une déchéance, une corruption, un mal, une « loi de péché » qui nous vient par voie de génération, mais auquel Cyrille ne donne pas simplement le nom de péché.

Les théologiens grecs des ve, vie et viie siècles n’avaient donc qu’imparfaitement compris le sens des décisions occidentales contre le pélagianisme, sur le point dont nous parlons. Il est probable qu’ils les avaient, en général, fort peu étudiées.

Avaient-ils mieux pénétré ce qui regarde la nature et la nécessité de la grâce ? On en peut raisonnablement douter. Leur enseignement n’accuse pas sur celui de leurs prédécesseurs de progrès notable : il reste, en tout cas, complètement en dehors de l’influence de celui de saint Augustin. D’un côté, nos auteurs proclament, comme leurs devanciers, que la nature humaine n’a pas été, par la chute, foncièrement viciée, et qu’elle est capable, même chez les païens, de produire des fruits de vertu. Il est des hommes, remarque Théodoret, qui ne connaissent pas la piété ni les enseignements divins, et qui cependant s’appliquent aux bonnes œuvres. D’autre part, ils répètent comme une vérité non moins certaine que l’homme, sans la grâce, ne saurait se sauver, éviter toujours le péché, se repentir de ses fautes, pratiquer le bien comme il le faut, acquérir les vertus, mettre à exécution ses bons desseins :

« Personne ne peut se sauver si Dieu ne l’aide. » — « Sans le secours de Dieu tout esprit sera faible ; avec son secours et sa force bénignement accordés, tout ce qui était faible sera vigoureux et évitera le naufrage. » — « Il n’est pas au pouvoir de ceux qui veulent vivre saintement de le faire sans être appelés. » — « Tous les hommes, même ceux qui sont ornés des actes de vertu, ont besoin de la grâce divine. » — « [L’apôtre] appelle don de Dieu et d’avoir cru, et d’avoir noblement combattu, non pour exclure le libre arbitre de la volonté, mais pour nous enseigner que la volonté privée de la grâce ne peut d’elle-même opérer, comme il faut, aucun bien. » — « Il est impossible que quelqu’un marche sans faute dans la voie de la vertu, sans la grâce de Dieu. »

Ainsi parlent saint Cyrille et Théodoret, et il serait aisé de citer des textes analogues tant de ces mêmes auteurs que d’Isidore de Péluse, de saint Nil, de saint Maxime. Ils remarquent d’ailleurs avec soin et que la liberté humaine reste entière sous l’action de la grâce, et que cette grâce, pour obtenir son effet, requiert notre correspondance et notre coopération : « Il est besoin des deux, écrit Théodoret, à savoir de notre industrie (ἐπιϑυμία) et du secours divin. A ceux qui n’ont pas d’industrie la grâce de l’Esprit ne suffit pas et l’industrie, si elle est destituée de la grâce, ne peut recueillir les richesses de la vertu. »

Tout cela est parfait, mais le point important est de savoir si ces écrivains poussent jusqu’au bout leur affirmation de la nécessité de la grâce pour la pratique des actes salutaires, et requièrent cette grâce pour le commencement de la bonne œuvre et pour les simples désirs du bien. Cette question, il est juste de dire qu’ils ne se la sont pas explicitement posée ; et dès lors il ne faut pas s’étonner si leur solution paraît trop souvent peu logique. En maint endroit, ils supposent que la bonne disposition de l’âme, que les efforts humains précèdent la grâce et en attirent l’effusion dans le sujet. « Il y a une foi qui dépend de nous (ἐφ᾽ ἡμῖν), écrit saint Cyrille, et une foi qui est un don de Dieu. Car il nous appartient de commencer et de mettre en Dieu de toutes nos forces notre confiance et notre foi ; et il appartient à la grâce de Dieu de nous rendre en cela persévérants et fermes. » Et après avoir dit que nous ne pouvons, sans le secours divin, rien accomplir de bien dans la vie présente, et qu’il ne faut donc pas nous attribuer, à nous seuls, les trophées de la victoire, saint Nil continue : « Car il nous appartient seulement de choisir le meilleur et de nous y efforcer ; et [il appartient] à Dieu de donner à nos bons désirs leur réalisation. »

Sur les autres questions, relatives à la distribution des grâces, à leur bon usage, à la valeur qu’elles donnent à nos actes, on trouve naturellement chez les moralistes tels que saint Isidore, saint Nil et autres des indications nombreuses. Notons seulement les suivantes : Dieu abandonne parfois le pécheur obstiné, et lui retire complètement son secours. La foi ne suffit pas pour le salut : elle doit être accompagnée des bonnes œuvres. Mais ces œuvres recevront leur récompense (μισϑός) et nous donnent assurance auprès de Dieu. Elles ne sont pas cependant, malgré leur mérite, proportionnées aux biens éternels qu’elles nous vaudront, parce qu’elles ne sont que des travaux temporaires : ces biens restent une grâce que Dieu nous fait.

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