Histoire des Dogmes III — La Fin de l’Âge Patristique

7.7 — L’eucharistie.

Après la confirmation, le baptisé était admis à l’eucharistie, troisième sacrement de l’initiation chrétienne.

Au commencement du ve siècle, la doctrine eucharistique des grecs peut se résumer en ceci : 1° Dans l’eucharistie nous recevons vraiment et réellement le corps et le sang de Jésus-Christ. 2° Ce corps et ce sang s’y trouvent en vertu soit des paroles de l’institution, soit de l’épiclèse ou même des deux. 3° Ces paroles, ou le Saint-Esprit qu’elles invoquent, opèrent dans les oblata une μεταβολή dont saint Cyrille de Jérusalem et saint Grégoire de Nysse ont essayé de percer le mystère : la doctrine de la conversion a été émise et sa théorie ébauchée. 4° La liturgie eucharistique constitue un sacrifice. 5° La réception de l’eucharistie efface les péchés, nous unit à Dieu, dépose dans nos corps un germe d’immortalité et de vie.

Sur la première affirmation, la présence réelle dans l’eucharistie du corps et du sang de Jésus-Christ, l’enseignement est tellement net et assis que les auteurs des ve -viie siècles ne sentent généralement pas le besoin d’y appuyer, si ce n’est pour légitimer les conclusions qu’ils en tirent. Saint Cyrille, Nestorius, Théodoret, dans leurs controverses, supposent toujours ce point acquis — on le verra plus loin ; — et les auteurs ascétiques, les prédicateurs et les liturgistes qui viennent après eux le supposent aussi. Je n’en citerai que deux exemples.

Anastase le Sinaïte argumente contre Timothée, le chef des acéphales, qui affirme qu’en Jésus-Christ, après l’incarnation, l’unique nature est la divinité :

« Si Jésus-Christ, écrit-il, est seulement la divinité, comme la divinité est invisible et impalpable ; comme elle ne peut être immolée, n’ayant ni membres ni besoin de nourriture, il est clair que Timothée nie, tout ainsi que les juifs, le sacrifice et la communion des saints mystères : il ne croit pas, il ne confesse pas en vérité que ce que l’offrant donne au peuple en disant : « Le corps et le sang du Seigneur et Dieu et notre Sauveur Jésus-Christ » est le corps et le sang visible et créé et terrestre du Christ. Car s’il dit que la divinité est l’unique nature du Christ, puisque d’ailleurs il ne convient à la nature divine ni d’être saisie, ni d’être rompue, ni d’être partagée, ni d’être distribuée en parties, ni d’être répandue et épuisée, ni d’être changée, ni d’être broyée sous les dents, il faut que Timothée tombe dans un des deux abîmes : ou bien qu’il affirme que la divinité est passible et muable, ou bien qu’il nie ce corps et ce sang du Christ qu’il offre et mange sur la table mystique, et qu’il donne au peuple en disant : « Le corps et le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ. »

On voit ici comment Anastase tire de la réalité du corps et du sang de Jésus-Christ dans l’eucharistie un argument contre les monophysites. On remarquera surtout en quels termes d’un réalisme tout matériel, et qui semblent empruntés à saint Chrysostome, il exprime sa foi en ce mystère, puisqu’il attribue au corps même de Jésus-Christ les modes d’être ou accidents qui ne conviennent qu’aux espèces sacramentelles.

L’autre exemple, pris du patriarche Eutychius de Constantinople (552-582), nous montrera comment cet auteur conçoit la présence de Jésus-Christ dans l’eucharistie. Le patriarche parle de la dernière cène :

« Jésus-Christ s’est donc immolé mystiquement lorsque, après le souper, prenant dans ses propres mains le pain, et rendant grâces, il le montra, le rompit, s’introduisant lui-même dans l’antitype (ἐμμίξας ἑαυτὸν τῷ ἀντιτύπῳ). De même mêlant le calice du fruit de la vigne, et rendant grâces, il le montra à Dieu et au Père et dit : Prenez, mangez et Prenez, buvez, ceci est mon corps et ceci est mon sang. Chacun reçoit donc tout le saint corps et tout le précieux sang du Seigneur, encore qu’il ne reçoive qu’une partie des éléments visibles (τούτων) ; car [le Christ] se partage sans division entre tous, s’étant mis [dans les éléments]. »

Ici Eutychius apporte, pour faire comprendre ce mystère, deux comparaisons : celle du sceau qui multiplie son empreinte sans rien perdre de soi et de son unité, et celle de la voix qui parvient tout entière à tous les auditeurs, bien qu’elle soit une et reste tout entière dans celui qui parle ; puis il continue :

« Que personne donc ne doute que le corps et le sang incorruptible après le sacrifice mystique et la sainte résurrection, et immortel et saint et vivifiant du Seigneur, introduit dans les antitypes (τοῖς ἀντιτύποις ἐντιϑέμενον) par les prêtres, n’imprime ses forces propres, non moins que [le sceau et la voix] dans les exemples précités, et qu’il ne se trouve tout en tous. Car dans le corps du Seigneur habite la plénitude de la divinité du Verbe et de Dieu corporellement, c’est-à-dire substantiellement. »

Eutychius affirme donc que Jésus-Christ existe dans l’eucharistie d’une façon inétendue, et tout entier dans chaque partie des éléments au moins in sumptione. Sa conception, tout en étant aussi réaliste, est évidemment plus spirituelle et plus philosophique, au moins dans les termes, que celle d’Anastase.

Quelles paroles ont, dans la liturgie, le pouvoir de rendre ainsi Jésus-Christ présent dans l’eucharistie ? C’est une question que les Grecs ne discutent pas explicitement. Les auteurs des ve-viie siècles continuent d’attribuer la sanctification des oblata tantôt aux paroles de l’institution, tantôt à l’épiclèse, tantôt à Jésus-Christ agissant par le prêtre, tantôt à l’Esprit-Saint, ou même à Jésus-Christ agissant par le Saint-Esprit. Théodoret, Isidore de Péluse, Eutychius, Narsès insistent sur l’épiclèse et le Saint-Esprit. Sévère d’Antioche au contraire se prononce nettement pour les paroles de l’institution. La liturgie eucharistique donnée par les Constitutions de l’église égyptienne rappelle les paroles de l’institution (i, 19), mais elle y joint une épiclèse (i, 25).

En somme il n’y avait point, sur cette question, d’enseignement qui s’imposât, et l’attention de la théologie grecque du ve siècle, traitant de l’eucharistie, se portait ailleurs. N’oublions pas que cette théologie est toute tournée vers le problème christologique. Or des solutions différentes que lui donnent Nestorius et saint Cyrille dépendent aussi des conceptions différentes de l’état de la chair et du sang de Jésus-Christ dans l’eucharistie, et de leur action sur les communiants. C’est donc de cela que l’on s’occupera surtout quand on parlera de l’eucharistie, et à quoi saint Cyrille notamment consacrera tant de pages de ses livres.

Nestorius met entre le Verbe et l’humanité en Jésus-Christ une union trop lâche : il exagère la distinction de ce qu’il appelle les natures ; et pour établir son sentiment, il fait appel précisément aux paroles de la promesse et de l’institution : « Celui qui mange ma chair et qui boit mort sang. Jésus-Christ n’a pas dit : Celui qui mange ma divinité et qui boit ma divinité demeure en moi et moi en lui… Qui (τίνα) mangeons-nous ? La divinité ou la chair ? » Et ailleurs : « Prenant le pain et rendant grâces, il le donna à ses disciples en disant : Prenez, mangez-en tous, car ceci est mon corps. Pourquoi donc n’a-t-il pas dit : Ceci est ma divinité rompue pour vous ? Et de même, en donnant le calice des mystères, il n’a pas dit : Ceci est ma divinité répandue pour vous ; mais : Ceci est mon sang répandu pour vous pour la rémission des péchés. »

Si, comme le croit saint Cyrille, il n’existe, d’après le système de Nestorius, qu’une union morale entre la divinité et l’humanité de Jésus-Christ vivant sur la terre, il est clair que cette même union morale est la seule qui existe entre le Verbe, d’une part, et la chair et le sang eucharistiques, de l’autre. Mais de là découlent aussitôt deux conséquences. La première est que la chair eucharistique n’étant point unie physiquement à celui qui est la vie en soi, ne le possédant point ad intra (οἴκοϑεν), mais lui étant jointe par le dehors (ἔξοϑεν), n’est point vivifiante, ne saurait nous communiquer la vie. La seconde est que la communion ne nous unit point physiquement et immédiatement au Verbe : elle ne nous donne que la chair à laquelle il est moralement uni. Nous ne sommes pas nourris de Dieu ; nous ne mangeons pas et nous ne buvons pas la Vie ; nous mangeons et buvons seulement une chair et un sang sanctifiés par le Verbe, et auxquels il reste en quelque manière étranger.

C’est contre ces deux conséquences que proteste saint Cyrille. Il voit que, comme toute la christologie nestorienne, elles compromettent l’œuvre de notre rédemption, de notre divinisation dans le Christ. Il reprend donc contre elles, sur l’incarnation et la rédemption, ses propres principes doctrinaux, afin de montrer à quelles conclusions ils conduisent en matière eucharistique, et comment ces conclusions s’opposent à celles de Nestorius. Ses textes sur ce sujet sont fort nombreux : nous en analyserons seulement quelques-uns.

Expliquant, dans son commentaire sur Luc.22.19, les paroles de l’institution, Cyrille vient de dire que « nous recevons en nous le Verbe de Dieu le Père, incarné pour nous, Verbe qui est vie et vivifiant ». Cette assertion, pense-t-il, demande un éclaircissement : il le donne aussitôt. Dieu, dans le principe, avait créé l’homme immortel ; mais le démon, en entraînant l’homme au péché, l’avait du même coup entraîné à la mort. La bonté de Dieu va réparer cette ruine. Or, pour que la chair mortelle recouvrât l’immortalité, il était nécessaire qu’elle devînt participante de la vertu vivifiante de Dieu (τῆς παρὰ Θεοῦ ζωοποιοῦ δυνάμεως γενέσϑαι μέτοχον), car Dieu est la vie par essence. Afin de procurer cette participation, le Père, vie en soi, envoie le Christ qui, lui aussi, est vie (ζωὴν ὄντα καὶ αὐτόν), puisqu’il est le Verbe du Père, sa vertu vivifiante (δύναμις ἡ ζωοποίος). Ce Verbe s’incarne sans changement ni conversion, sans cesser d’être Verbe : il prend notre chair ; il la ressuscite, il en chasse la corruption, il la rend elle-même vivifiante. Comment cela, vivifiante ? Cyrille s’efforce de l’expliquer par des comparaisons. Si vous jetez une mie de pain dans un liquide, elle se trouve toute imbibée de ce liquide, et en possède la vertu ; si vous mettez du fer dans le feu, il reste fer, mais il devient lui-même brûlant. Ainsi la chair unie de la façon que Dieu sait au Verbe vivifiant est devenue elle-même vivifiante. Jésus-Christ nous l’affirme : « Je suis le pain vivant descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement ; et le pain que je donnerai est ma chair. » « Donc, conclut notre auteur, en mangeant la chair du Christ, notre Sauveur à tous, et en buvant son sang précieux, nous avons la Vie en nous, devenus comme un avec lui, et demeurant en lui, et le possédant en nous-mêmes.

Cyrille a prouvé à l’encontre de Nestorius sa première proposition : la chair du Christ, que nous recevons dans « l’eulogie mystique », est vivifiante, parce qu’elle est la chair du Verbe, unie étroitement et physiquement à lui.

[Saint Cyrille revient fréquemment sur cette idée à laquelle il paraît tenir beaucoup. La chair de Jésus-Christ « devenue la chair de la Vie, c’est-à-dire du Verbe de Dieu et du Père qui s’est manifesté, a reçu la vertu de la vie, et il est impossible que la vie soit vaincue par la mort. Le saint corps du Christ vivifie donc ceux en qui il se trouve, et, en se mêlant à nos corps, il les conserve dans l’incorruption, car il n’est pas le corps d’un homme quelconque, mais de la Vie par essence, possédant en lui toute la vertu du Verbe qui lui est uni, et comme revêtu des mêmes propriétés, bien plus, rempli de sa puissance d’action par laquelle tout est vivifié et conservé dans l’existence ». Et comme pour consacrer toute cette doctrine, Cyrille la formule dans son anathématisme onzième, dans lequel cependant l’eucharistie n’est pas directement visée : « Si quelqu’un ne confesse pas que la chair du Seigneur est vivifiante, qu’elle est la propre chair du Verbe de Dieu le Père, mais dit qu’elle est [la chair] d’un autre que lui, qui lui est uni en dignité, ou qui est seulement son habitacle ; [si quelqu’un ne confesse pas], comme je l’ai dit, que cette chair est vivifiante parce qu’elle est devenue la propre [chair] du Verbe qui peut tout vivifier, qu’il soit anathème ».]

Or, cette chair vient en nous par la communion. Quelle relation établit-elle entre le Verbe et nous ? C’est la seconde question à laquelle Cyrille devait répondre. Dans le commentaire sur Luc.22.19, dont j’ai interrompu l’analyse, le patriarche d’Alexandrie se fait une objection : Si le Verbe rend vivifiante sa propre chair parce qu’il lui est uni, il doit donc aussi rendre vivifiant le corps de chacun de nous, en qui il vient habiter par la communion. C’est une conséquence que nie le saint docteur, parce que, observe-t-il, autre est l’union du Verbe avec sa chair, cette chair qu’il a faite sienne, autre est l’union que nous avons avec le Fils en le possédant en nous par une simple participation de relation (κατὰ μέϑεξιν σχετικήν). C’est là une expression bien vague et une union fort lâche : Cyrille va préciser sa pensée et présenter cette union comme beaucoup plus intime.

Dans son commentaire sur Jean.6.57, il compare l’union du communiant avec le Christ à celle de deux morceaux de cire fondue dont les éléments sont absolument mêlés, à celle du ferment et de la pâte, le ferment existant dans toute la pâte, et celle-ci existant dans tout le ferment. C’est ainsi, ajoute-t-il, que « celui qui reçoit la chair du Christ, notre Sauveur, et qui boit son sang précieux devient, suivant que Jésus-Christ le dit lui-même, comme un avec lui, comme mêlé à lui, et noyé en lui par cette participation, si bien qu’il existe dans le Christ et le Christ en lui ». Cette idée revient un peu plus loin dans le même commentaire sur Jean.15.1. Cyrille se sert de cette union corporelle avec le Sauveur dans la communion pour expliquer que saint Paul ait dit que les Gentils sont devenus concorporels (σύσσωμα) avec Jésus-Christ, que Jésus-Christ considère tous les fidèles comme ses membres : « Car il est bon de remarquer, continue-t-il, que (par les mots : Celui qui mange ma chair, etc.) le Christ n’affirme pas qu’il sera en nous seulement par une certaine relation d’affection, mais par une participation physique » (οὐ κατὰ σχέσιν τινὰ μόνην… ἀλλὰ καὶ κατὰ μέϑεξιν φυσικήν). Et Cyrille donne la raison dernière pour laquelle cette union si étroite et en quelque sorte matérielle est nécessaire : c’est que « ce qui est corruptible de sa nature ne peut être vivifié qu’à la condition d’être uni corporellement (σωματικῶς) au corps de celui qui est la vie par essence, c’est-à-dire du Monogène ».

L’union du communiant avec le Verbe tient donc, suivant notre auteur, le milieu entre l’union hypostatique qui rendrait son corps vivifiant, et l’union morale qui ne saurait le vivifier. C’est une union physique avec le corps vivifiant du Verbe et le Verbe source première de la vie. La conséquence, en tout cas, est certaine : le saint corps du Christ nourrit le nôtre πρὸς ἀναστασίαν καὶ ζωὴν αἰώνιον :

« Bien que la mort qui nous a envahis à cause de la prévarication ait soumis le corps à la nécessité de la corruption, cependant, parce que le Christ est en nous par sa propre chair, nous ressusciterons sûrement. Il est incroyable en effet, ou plutôt il est impossible que la vie ne vivifie pas ceux en qui elle se trouve. De même que l’on couvre d’une couche de paille une étincelle pour conserver la semence du feu, ainsi Notre-Seigneur Jésus-Christ cache en nous la vie par sa propre chair, et introduit comme une semence d’immortalité qui détruira toute la corruptibilité qui est en nous. »

On reconnaît en tout ceci le fond de la pensée sinon la philosophie de saint Grégoire de Nysse. Mais d’ailleurs, Cyrille ne borne pas à nos corps l’action de l’eucharistie. La participation du Christ n’est pas seulement vie, elle est aussi sanctification : ζωὴ γὰρ καὶ ἁγιασμὸς ἡ Χριστοῦ μετοχή : elle ne chasse pas seulement la mort, elle guérit les maladies de l’âme, elle refrène en nous la loi de la chair, excite la piété envers Dieu, mortifie les passions, bande celui qui est brisé, relève celui qui est tombé, délivre des attaques et de la tyrannie du démon. De là la nécessité de la communion et l’obligation de mener, pour en être digne, une vie pure et vraiment chrétienne.

Cette doctrine de saint Cyrille sur le caractère vivifiant de la chair eucharistique du Sauveur et ses effets en nous se trouve naturellement reproduite, du moins en raccourci, dans les auteurs qui l’ont suivi, et ceux surtout qui se rattachent à lui : saint Isidore de Péluse, saint Nil, le Pseudo-Aréopagite, Eutychius. Quant à Léonce de Byzance, on ne sera pas surpris de découvrir qu’il s’inspire manifestement, dans sa doctrine eucharistique, des passages cités du patriarche d’Alexandrie.

L’analyse qui précède ne nous a pas appris cependant comment Cyrille concevait le changement opéré dans les oblata par les prières consécratoires. Cette question ne paraît pas avoir attiré son attention. En un endroit pourtant de son commentaire sur saint Luc déjà cité, il l’effleure, mais sans la résoudre clairement. Après avoir dit que la manière dont le Verbe s’est uni à la chair dans l’incarnation est incompréhensible pour nous, il continue :

« Il fallait que le Verbe habitât en nous par le Saint-Esprit de la façon qui convient à Dieu ; qu’il fût comme répandu dans nos corps par sa chair sacrée et par son précieux sang, [chair et sang] que nous recevons en eulogie vivifiante comme dans du pain et dans du vin (ὡς ἐν ἄρτῳ τε καὶ οἴνῳ). Car, de peur que nous ne soyons arrêtés en voyant de la chair et du sang sur la table sainte de nos églises, Dieu, par égard pour notre faiblesse, donne aux oblata la puissance de la vie et les transfère à la vertu de sa propre chair (καὶ μεϑίστησιν αὐτὰ πρὸς ἐνέργειαν τῆς ἑαυτοῦ σαρκός), afin que par ces oblata nous ayons la participation vivifiante, et que le corps de vie se trouve en nous comme un germe vivifiant. Ne doute pas que ce ne soit la vérité, le Christ lui-même ayant dit manifestement : Ceci est mon corps et Ceci est mon sang ; mais reçois plutôt avec foi la parole du Sauveur : étant la Vérité, il ne ment point »

De voir dans les mots de ce texte : « il transfère les oblata à la vertu de sa propre chair » une anticipation de la théorie calviniste sur la présence du corps de Jésus-Christ dans l’eucharistie en vertu il n’y faut pas songer. C’est la vertu sans doute du corps, mais aussi le corps lui-même que la consécration met dans les oblata. Mais ces oblata sont-ils convertis substantiellement au corps et au sang, saint Cyrille ne le dit pas ici, et il ne le dit pas davantage en affirmant que nous recevons le corps et le sang de Jésus-Christ ὡς ἐν ἄρτῳ τε καὶ οἴνῳ. Son analyse s’est arrêtée au seuil même du mystère. Pour lui, le corps et le sang existent sûrement sous le pain et le vin ; mais ils n’y existent pas dans leur mode et sous leur forme naturels. Le pain et le vin sont des voiles qui doivent prévenir nos répugnances ou notre faiblesse : c’est tout ce que le saint docteur prétend inculquer, et ce qui suffisait à son but.

Est-ce donc que les enseignements de saint Cyrille de Jérusalem, de saint Grégoire de Nysse et de saint Chrysostome sur la conversion des oblata avaient passé inaperçus dans l’Église grecque, ou se trouvaient oubliés déjà vers l’an 430-440 ? Non : les monophysites du moins paraissent les avoir retenus. Sévère d’Antioche dira plus tard que « dans la célébration de l’eucharistie, ce n’est pas le ministre qui, usant comme d’une puissance qui lui appartiendrait en propre, transforme le pain au corps du Christ, et la coupe de bénédiction en son sang ». Philoxène s’exprimera dans le même sens. Mais l’abus que faisaient de ces enseignements certains eutychiens mettait contre eux de bons esprits en défiance ou même provoquaient des réactions ouvertes. Nous l’allons constater à propos de Théodoret.

La doctrine eucharistique de Théodoret reste généralement à la surface du mystère : on ne trouve rien chez lui des hardies intuitions de saint Cyrille. En disant qu’il est un réaliste convaincu, qu’il conçoit la présence de Jésus-Christ dans l’eucharistie comme permettant au Sauveur d’être « sacrifié sans sacrifice, distribué sans division et consommé sans être détruit » ; en ajoutant qu’il attribue spécialement à la communion la vertu de remettre les péchés, encore qu’il exige que l’on soit, pur pour porter à sa bouche le corps de Jésus-Christ, on aurait à peu près épuisé le contenu de ses affirmations sur le sacrement de l’eucharistie, si l’on ne découvrait dans son Eranistes quelques passages souverainement importants pour l’histoire de l’idée de conversion et de transsubstantiation dans l’Église grecque.

L’objet de l’Eranistes (447) est, comme on le sait, la réfutation du monophysisme soutenu par certains eutychiens qui admettaient dans le Christ une confusion des deux natures, ou la conversion d’une des deux natures en l’autre, et partant la passibilité de la nature divine. Contre cette dernière erreur, Théodoret invoque le récit de l’institution à la cène. En donnant l’eucharistie comme « type de sa passion » (τοῦ πάϑους), Jésus-Christ n’a point parlé de sa divinité, mais bien de son corps et de son sang : Ceci est mon corps ; ceci est mon sang. C’est donc le corps qui a été crucifié, qui a souffert, non la divinité.

Théodoret invoque encore le mystère eucharistique pour démontrer qu’il n’y a point eu en Jésus-Christ, même après l’ascension, conversion de l’humanité en la divinité. Les symboles mystiques (τὰ μυστικὰ σύμβολα) offerts par les prêtres sont les symboles d’un corps réel et d’un sang réel, car l’image doit avoir un archétype, correspondre à une réalité. Il existe donc au ciel un corps réel de Jésus-Christ dont les divins mystères sont les antitypes (ἀντίτυπα), et qui est distinct de la divinité.

Mais ici le dialogue devient particulièrement intéressant. Le monophysite qui discute contre l’orthodoxe, en effet, argue à son tour de l’eucharistie pour démontrer que le corps du Seigneur, après l’ascension, a été transformé en la divinité. Avant l’épiclèse, dit-il, on n’a sur l’autel que du pain et du vin : après la consécration on appelle les oblata le corps et le sang de Jésus-Christ, et on les reçoit comme tels dans la communion. « De même donc que les symboles du corps et du sang du Seigneur sont une chose avant l’épiclèse sacerdotale, et, après l’épiclèse, sont convertis et deviennent autre chose (μεταβάλλεται καὶ ἕτερα γίνεται), ainsi le corps du Seigneur, après l’ascension, a été converti en la substance divine » (εἰς τὴν οὐσίαν μετεβλήϑη τὴν ϑείαν).

L’argument est on ne peut plus faible pour établir ce qu’avance l’eutychien, mais il prouve, comme je l’ai déjà observé, que, dans les cercles monophysites du moins, l’idée de la conversion eucharistique subsistait toujours, car il n’est pas probable que Théodoret ait inventé l’argument de toutes pièces. Or, de cette conversion, lui, Théodoret, qui parle par la bouche de l’orthodoxe, ne veut point. Il réplique que, précisément, le fait invoqué est faux. « Après la sanctification, les symboles mystiques ne perdent pas leur nature propre ; ils demeurent et dans leur substance première, et dans leur apparence, et dans leur forme, visibles et tangibles comme auparavant. On ne peut que concevoir ce qu’ils deviennent, et le croire, et l’adorer comme s’ils étaient ce que l’on croit. »

[Οὐδὲ γὰρ μετὰ τὸν ἁγιασμὸν τὰ μυστικὰ σύμβολα τῆς οἰκείας ἐξίσταται φύσεως; μένει γὰρ ἐπὶ τῆς προτέρας οὐσίας, καὶ τοῦ σχήματος, καὶ τοῦ εἴδους, καὶ ὁρατά ἐστι, καὶ ἀπτὰ. οἷα καὶ πρότερον ἣν κτλ.]

Théodoret n’admet donc pas que le pain et le vin soient convertis dans leur nature et leur substance (φύσις, οὐσία) par la consécration. Mais alors que fait cette consécration ? Car enfin, poursuit l’orthodoxe, les noms sont changés : le pain n’est plus appelé pain ; il est appelé corps.

Ce qu’opère la consécration dans les éléments, Théodoret a essayé de l’expliquer dans le premier dialogue de l’Eranistes. Là, il constate qu’en effet le pain et le vin sont appelés corps et sang, mais il constate aussi que le Christ a appelé son corps « froment », et qu’il s’est appelé lui-même « la vigne », dont le vin est le sang. Or, ajoute-t-il, le but de ces changements de noms est manifeste pour les initiés :

« Le Christ voulait que ceux qui participent aux divins mystères ne s’attachassent pas à la nature de ce qu’ils voient, mais considérant le changement des noms, eussent foi en la conversion qui est le fait de la grâce (πιστεύειν τῇ ἐκ τῆς χάριτος γεγενημένη μεταβολῆ). Car, s’il a appelé son corps naturel froment et pain, comme il s’est appelé lui-même vigne, il a honoré les symboles qui se voient du nom de corps et de sang, non pas qu’il ait changé la nature, mais parce qu’il a ajouté la grâce à la nature. »

La consécration opère donc une μεταβολή. Mais cette μεταβολή, n’est pas la conversion au corps de Jésus-Christ de la substance du pain : cette substance acquiert seulement une grâce, une dignité qui lui vient de son union avec le corps du Sauveur produit et présent, union qui permet entre le pain et le corps cet entréchange d’appellations que l’on constate. Théodoret n’insiste pas sur la production, dans la consécration, du corps de Jésus-Christ : c’était un point acquis ; mais il nie que cette production soit le résultat d’une conversion des oblata, et il explique que ces oblata sont vis-à-vis du corps de Jésus-Christ dans une relation analogue à celle où l’humanité de Jésus-Christ se trouvait par rapport à sa divinité. De ce corps il découle en eux une vertu ou une grâce qui les sanctifie, sans changer ni détruire leur nature.

Nous avons donc bien affaire ici avec un vrai dyophysisme eucharistique. Cette théorie se retrouve dans une lettre (apocryphe) de saint Jean Chrysostome au moine Césaire, dont l’auteur vivait après le concile de Chalcédoine. Césaire, comme Eranistes, est un monophysite qui, pour établir son erreur, s’appuyait sans doute sur le mystère eucharistique : « Est-ce que nous ne recevons pas fidèlement et pieusement le corps et le sang de Dieu ? Assurément. Non que le divin ait possédé par nature chair et sang avant l’incarnation, mais on dit qu’il les possède parce qu’il se rend propre (ἰδιοποιεῖται) ce qui est de la chair. » Ce raisonnement est juste, mais l’auteur de la lettre, qui est pour le moins un nestorianisant et qui ne veut pas de la communication des idiomes, n’accepte pas l’expression « corps et sang de Dieu », et, tout en avouant que le pain est appelé corps, il nie qu’il soit substantiellement converti au corps dans la consécration. Il concède qu’après cette consécration il n’y a qu’« un corps du Fils », mais de la même façon qu’après l’incarnation il n’y a qu’un fils et une personne en Jésus-Christ, encore que les deux natures persistent d’exister.

C’est ainsi que la crainte du monophysisme, et l’abus que faisaient sans doute les eutychiens de l’argument rapporté dans l’Eranistes ont arrêté en Orient le développement de la doctrine de la conversion. On la retrouvera dans saint Jean Damascène, mais réduite à une simple affirmation, sans commentaire qui l’explique.

Quant au caractère sacrificiel de l’eucharistie, il est souvent affirmé dans la période qui nous occupe, sans que la théorie proprement dite du sacrifice eucharistique avance beaucoup. Théodoret remarque que le Sauveur a inauguré à la cène l’exercice de son sacerdoce, sacerdoce qu’il continue d’exercer comme homme par le ministère de l’Église, alors qu’il reçoit, comme Dieu, l’offrande du sacrifice. Il y a donc dans l’Église « un sacrifice divin et non sanglant » (ϑεία καὶ ἀναίμακτος ϑυσία) dont Jésus-Christ est le prêtre principal, dont la victime est aussi le seul agneau immaculé qui porte les péchés du monde. Là, est représentée par la fraction du pain la mort du Sauveur ; Jésus-Christ est mystiquement immolé ; il meurt spirituellement ; car les prêtres n’offrent pas un autre sacrifice que celui de la Croix, mais célèbrent la mémoire de cet unique et salutaire sacrifice. Le mot le plus énergique sur ce sujet, et qui rappelle une expression de saint Grégoire de Nazianze, est de Nestorius : « Le Christ est crucifié en figure, égorgé par le glaive de la prière sacerdotale », (σταυροῦται μὲν κατὰ τὸν τύπον Χριστός, τῇ τῆς ἱερατικῆς εὐχῆς μαχαίρᾳ σφαττόμενος. En dehors des descriptions données par les Constitutions de l’église égyptienne et par le Pseudo-Denys, nous possédons d’ailleurs de cette époque d’abondants documents sur la liturgie eucharistique, puisque de nombreuses liturgies furent alors rédigées sous le nom d’apôtres ou de docteurs célèbres, dont le texte, encore qu’il ait pu être retouché, nous renseigne assez exactement sur les croyances et les usages alors en vigueur.

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