Histoire des Dogmes III — La Fin de l’Âge Patristique

9.2 — Les sources de la foi. L’Écriture, la tradition, la philosophie.

Saint Vincent de Lérins se demandant à quelles autorités doit avoir recours le chrétien qui veut conserver sa foi pure, et discerner l’erreur de la vérité, en indique deux, d’abord l’Écriture, puis la tradition catholique : « primum scilicet divinae legis auctoritate, tum deinde Ecclesiae catholicae traditione ». Saint Fulgence répond de même aux moines scythes qu’il va leur dire sur leurs questions ce qu’il a appris « canonicorum sancta auctoritate voluminum, paternorum quoque dictorum doctrina atque institutione ».

Il y a donc deux sources où l’on doit aller puiser la vérité catholique. La première est l’Écriture, les « livres canoniques », comme s’exprime saint Fulgence. Le catalogue de ces livres canoniques est déjà fixé dès la fin du ive siècle pour l’Église latine. Un concile romain tenu sous Damase, probablement en 382, en a dressé la liste qui ne diffère pas sensiblement de notre liste actuelle. On la retrouve dans le quarantième canon d’un concile d’Hippone de 393 et dans la lettre d’Innocent Ier à saint Exupère de Toulouse. Ces livres ont Dieu pour auteur : « Quid est autem Scriptura sacra, demande saint Grégoire, nisi quaedam epistula omnipotentis Dei ad creaturam suam ? » C’est l’Esprit-Saint qui les a écrits, puisque c’est lui qui les a dictés. Remplis de lui, mus et conduits par lui, les auteurs humains, ravis en quelque sorte hors et au-dessus d’eux-mêmes, ont pu parler de leur propre personne comme d’une personne étrangère.

L’Écriture est d’ailleurs susceptible d’être entendue en plusieurs sens divers qui ne s’excluent pas. A la suite de saint Jérôme, nos auteurs y distinguent, avec saint Grégoire, un sens littéral, un sens typique (ou doctrinal) et un sens moral, ayant rapport à la conduite de la vie ; ou, plus complètement, avec Cassien, un sens historique et un sens spirituel, lequel se subdivise à son tour en sens allégorique, sens anagogique (relatif aux mystères de Dieu et de la vie future) et sens tropologique ou moral. On sait avec quelle prédilection ce dernier sens a été cultivé par saint Grégoire et ses imitateurs. L’auteur des Morales n’oublie pas cependant qu’en expliquant l’Écriture au sens spirituel, on ne doit jamais sacrifier le sens historique : « Hoc tamen magnopere petimus ut qui ad spiritalem intellegentiam mentem sublevat a veneratione historiae non recedat. »

Au point de vue doctrinal, l’Écriture doit être considérée comme la première autorité posée par Dieu dans son Église : étant la parole de Dieu, elle est infaillible. Elle serait donc, en soi, parfaitement suffisante pour éclaircir toutes les difficultés et trancher toutes les controverses, mais, à cause de sa profondeur même l’interprétation en est malaisée, et chacun l’explique à sa façon. Il est donc nécessaire qu’une règle dirige cette interprétation, et dise en quel sens on doit entendre l’Écriture. Cette règle est l’enseignement ecclésiastique et catholique, le dogme catholique, les traditions de l’Église universelle : « propheticae et apostolicae interpretationis linea secundum ecclesiastici et catholici sensus formam dirigatur… Divinum canonem secundum universalis Ecclesiae traditiones, et iuxta catholici dogmatis regulas interpretentur ».

Par cette dépendance où l’exégèse scripturaire est mise vis-à-vis de la tradition et de l’enseignement de l’Église, il est clair que l’Écriture cesse d’être considérée comme la source suffisante et dernière de la foi, comme le juge suprême et décidant par lui seul des différends doctrinaux qui surgissent entre les chrétiens. Et de fait, il est peu de périodes théologiques où l’on ait fait, autant que dans celle que nous étudions, appel à l’autorité de la tradition. Ce mot conserve encore, sous la plume de saint Léon, son sens primitif de doctrine et coutume transmise de vive voix ou par l’usage. Saint Léon considère que « quidquid ab Ecclesia in consuetudinem est devotionis receptum » procède « de traditione apostolica et de sancti Spiritus doctrina ». Les collectes notamment, l’usage de faire les ordinations le dimanche, de baptiser à Pâques, sont des traditions apostoliques. Mais on s’aperçoit vite que la tradition va se confondant de plus en plus avec l’enseignement de l’Église, avec l’ensemble des vérités que le magistère ecclésiastique impose à la foi des fidèles. On l’a vu déjà pour Vincent de Lérins. Cassiodore écrit de même que les écarts des hérétiques viennent de ce que « contraria matri (Ecclesiae) dogmata sunt secuti… ab eius sanctis traditionibus erraverunt » ; et ce qui nous reste à dire mettra encore davantage ce sens en relief. De cet enseignement de l’Église, de cette tradition doctrinale les organes nommés le plus souvent sont les Pères. On a dit plus haut que ce vocable commença à être usité au ve siècle, pour désigner les plus autorisés parmi les docteurs de la foi et les écrivains ecclésiastiques. En Occident, autant et plus peut-être qu’en Orient, au moment où nous sommes, on les considère comme les maîtres de la vérité religieuse et on invoque leur témoignage : « Plebs Dei noverit, écrit saint Léon, ea sibi praesenti doctrina insinuari quae Patres et acceperunt a pracedentibus suis et posteribus tradiderunt » ; et saint Fulgence : « Dignum itaque est… ut in singulis quibusque sententiis in quibus nubilo cuiusquam obscuritatis ambigimus, sanctorum Patrum definitionibus haereamus. » Saint Césaire ne se lasse pas de nommer les Pères, les saints Pères, les saints et anciens Pères ; et rien n’est plus suggestif à ce propos que de voir le concile du Latran, tenu sous Martin Ier en 649, commencer l’énoncé de chacun de ses onze premiers canons par la formule : « Si quis, secundum sanctos Patres, non confitetur… etc. « . C’est dire que la preuve par l’autorité des Pères est entrée largement dans l’usage théologique latin. Aussi, comme en Orient, compose-t-on, en Occident, pour appuyer les grandes thèses que l’on veut faire triompher, des dossiers patristiques qui passent d’un auteur à l’autre, et qui forment un arsenal commun où chacun vient puiser. Saint Léon ajoute à sa fameuse lettre à Flavien un recueil de ce genre en 449 ; il le reproduit et l’augmente dans une lettre à l’empereur Léon en 458. Le pape Martin en fait lire un autre au concile de 649 contre les monothélites.

Tous les écrivains ecclésiastiques cependant n’étaient pas mis au rang des Pères dont on doit suivre l’enseignement. Le décret pseudo-gélasien De libris recipiendis ne s’occupe pas seulement des livres de l’Écriture qu’il faut accepter ou rejeter ; il fait un triage parmi les auteurs ecclésiastiques connus, et distingue ceux que l’Église approuve et reçoit, et ceux qu’elle ne reçoit pas. Saint Vincent de Lérins remarque bien lui-même que l’on ne doit pas s’en rapporter aveuglément à tous les Pères : « Eorum duntaxat Patrum sententiae conferendae sunt, qui in fide et communione catholica sancte, sapienter, constanter viventes, docentes et permanentes, vel mori in Christo fideliter, vel occidi pro Christo feliciter meruerunt. » Il va plus loin, et décide que l’on doit seulement accepter comme certain, dans l’enseignement des Pères, « quidquid vel omnes, vel plures uno eodemque sensu, manifeste, frequenter, perseveranter, velut quodam consentiente sibi magistrorum concilio, accipiendo, tenendo, tradendo firmaverint ; quidquid vero, quamvis ille sanctus et doctus, quamvis episcopus, quamvis confessor et martyr, praeter omnes, aut etiam contra omnes senserit, id inter proprias et occultas et privatas opiniunculas a communis et publicae ac generalis sententiae auctoritate secretum sit ».

Ainsi, il y a une autorité supérieure à celle des Pères pris individuellement, c’est celle de l’Église qui approuve leurs ouvrages ; celle de la foi, de l’enseignement général de l’Église auquel le leur doit être conforme ; l’autorité de tous qui prévaut sur celle d’un chacun. « Praeiudicium secum damnationis exhibuit, écrit Cassien, qui iudicium universitatis impugnat. » La foi de toutes les Églises est la voix de Dieu. Nous revenons ainsi à l’idée d’un enseignement infaillible dont l’enseignement de chaque Père pris à part est une expression faillible, et qui n’a toute sa valeur d’inerrance que lorsque l’Église parle tout entière.

[Saint Fulgence, comme Tertullien et saint Irénée, trouve la garantie de cette intégrité de la croyance de l’Église dans l’ordre de la succession épiscopale sur les sièges apostoliques : « Quae fides usque nunc per successionum seriem in cathedra Petri apostoli Romae vel Antiochiae, in cathedra Marci evangelistae in Alexandria, in cathedra Ioannis evangelistae Ephesi, in cathedra Iacobi Hierosolymae, ab episcopis ipsarum urbium praedicatur. » (De Trinit. I)]

Cette circonstance se réalise quand les pasteurs dispersés sont unanimes dans leur sentiment sur un point donné de doctrine : elle se réalise aussi dans les conciles généraux. Pour qu’ils soient tels, saint Léon exige que les évêques y aient été convoqués « de cunctis provinciis » ; mais il n’exige pas que tous ni même le plus grand nombre y aient assisté en effet, puisqu’il donne le titre de général au concile de Chalcédoine, qui ne réunit certainement pas cette majorité. Aux réunions de l’Église universelle saint Vincent de Lérins n’hésite pas à attribuer une autorité irréfragable, et saint Grégoire, dans un texte classique, veut que l’on porte la même révérence qu’aux évangiles : « Sic quatuor synodos sanctae universalis Ecclesiae sicut quatuor libros sancti Evangelii recipimus. »

Le sentiment de l’Église universelle est donc une sûre règle de foi. Et cependant on sait que Vincent de Lérins n’a pas semblé s’en contenter, qu’il exige, pour qu’une doctrine s’impose à la croyance du fidèle, qu’elle ait été admise partout, toujours et de tous : « quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est. Hoc est etenim vere proprieque catholicum » ; qu’il veut que l’on suive l’universalité, l’antiquité, le consentement général : « Hoc ita demum fiet si sequamur universitatem, antiquitatem, consensionem. » Il suppose, il est vrai, que la première condition peut manquer momentanément, mais non pas les deux dernières. On a beaucoup discuté sur la valeur théologique de ce canon de saint Vincent, et l’on s’est demandé, en plus, s’il n’était pas une arme de circonstance dirigée contre la doctrine de saint Augustin. Il suffira de remarquer ici que, en vertu de ses affirmations sur l’immutabilité substantielle du dogme et l’inerrance de l’Église, Vincent devait bien admettre que la foi actuelle de la majeure partie de l’Église représente la croyance ancienne, et que cette croyance ancienne avait réuni elle-même, en son temps, la majeure partie des docteurs et des fidèles. L’universitas entraînait l’antiquitas et la consensio ; de même que la consensio dans l’antiquitas entraînait l’universitas. Mais d’ailleurs, saint Léon est pleinement d’accord avec lui pour signaler l’antiquité, la vetustas, comme le signe auquel on reconnaît la vérité : « Per omnia igitur, et in fidei regula et in observantia disciplinae vetustatis norma servetur. » On ne saurait enseigner autre chose ni penser autre chose sur les Écritures que ce que les apôtres et les anciens ont enseigné et pensé : « Cum ab evangelica apostolicaque doctrina ne uno quidem verbo liceat dissidere, aut aliter de Scripturis divinis sapere quam beati apostoli et patres nostri didicerunt atque docuerunt. » C’était ce que répétait la théologie de l’Église depuis le Depositum custodi de saint Paul.

Cette conception, je l’ai remarqué, est intimement liée à cette idée que la doctrine chrétienne, entièrement prêchée par les apôtres, doit rester immuable dans son fond. Saint Léon et saint Vincent de Lérins en effet ne manquent pas de le répéter. Mais cependant cette immutabilité de fond n’exclut pas, observe Vincent, un certain progrès, un certain développement du dogme chrétien. On connaît la page fameuse, qui suffirait à immortaliser son nom, dans laquelle le moine de Lérins s’efforce de préciser en quoi doit consister ce développement. Ce doit être un développement, non un changement (ita tamen ut vere profectus sit ille fidei, non permutatio), le progrès de tous et de chacun dans l’intelligence, la science, la connaissance de la doctrine révélée, mais sans altération de la croyance antérieure (in suo duntaxat genere, in eodem scilicet dogmate, eodem sensu, eademque sententia) ; les anciens dogmes seront dégrossis, limés, polis : ils ne seront pas altérés, tronqués, mutilés ; ils recevront plus d’évidence, de lumière, de précision, mais ils garderont leur plénitude, leur intégrité, leur sens propre. C’est bien là, continue Vincent, le progrès tel que l’entend l’Église. Elle n’a jamais rien changé, rien ajouté ni rien retranché aux dogmes dont elle a reçu le dépôt : elle a seulement perfectionné et poli ce qui, dans l’antiquité, n’avait reçu que sa première ébauche ; elle a consolidé ce que le passé avait formulé et mis dans tout son jour ; elle a gardé ce qui était déjà défini. L’œuvre des conciles n’a pas été autre que de « proposer à une croyance plus réfléchie ce qui était cru auparavant en toute simplicité ; de prêcher avec plus d’insistance les vérités prêchées jusque-là d’une façon plus molle ; de faire honorer plus diligemment ce qu’auparavant on honorait avec une plus tranquille sécurité ».

Dans cette œuvre du développement dogmatique, il est remarquable que Vincent n’attribue aucun rôle à la philosophie. En attendant que celle-ci prenne sa revanche dans les siècles qui suivront, il faut bien avouer que, dans ceux que nous étudions, elle n’obtient qu’une considération médiocre. Elle occupe sans doute presque tous les loisirs d’un Boèce : mais Boèce n’est pas un homme d’Église, et n’est que par circonstance un théologien. On notera plutôt l’estime que témoigne pour elle Claudien Mamert, encore qu’il juge sévèrement les païens qui l’ont cultivée. Ceux-ci naturellement sont aussi fort malmenés par saint Prosper. Mais voici qui est plus radical. Saint Pierre Chrysologue déclare tout uniment que la philosophie est une invention des démons, que la chaire des philosophes est une chaire de pestilence, puisqu’ils n’ont pas su découvrir et prêcher le vrai Dieu. Bède ajoute qu’il n’est pas une école de philosophie qui n’ait été accusée de mensonge par les autres écoles d’une philosophie également sotte. Ces déclarations ne doivent point nous surprendre. A cette époque de bouleversements politiques, où tous les calculs et les espérances humaines paraissaient déçus, il est naturel que l’on n’accordât pas à la raison grande valeur pour éclairer et confirmer la foi. Saint Grégoire remarque d’ailleurs justement que l’action divine exclut, dans une certaine mesure, la compréhension rationnelle, et qu’une foi dont l’intelligence humaine pourrait vérifier l’objet resterait sans mérite. Et l’on trouve sans doute, dans les Instituta regalaria divinae legis de Junilius (vers 551), quelques lignes excellentes sur les rapports de la raison et de la foi : mais, si cet ouvrage a été écrit en latin, par un africain d’origine, il faut se souvenir qu’il a été composé à Constantinople, et qu’il appartient entièrement, par sa doctrine et ses idées, à l’école de Théodore de Mopsueste.

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