Précis de Patrologie

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Les apologistes du IIe siècle.

2.1 — Aperçu général.

On donne le nom d’apologistes aux auteurs — du deuxième siècle surtout — qui se sont appliqués à disculper les chrétiens des accusations portées contre eux, à obtenir pour eux la tolérance des lois, à démontrer que leur religion est la seule vraie.

[Il existe deux éditions complètes (sauf Aristide) des apologistes grecs : celle de D. Maran, reproduite dans la Patrologie grecque, vi ; et celle de J. C. Th. Otto, Corpus apologetarum christianorum saeculi secundi, Ienac, 1847-1872. Les cinq volumes consacrés à S. Justin ont eu une troisième édition en 1876-1881. Les éditions particulières de chacun des apologistes seront signalées sous leur nom. Voir J. Martin, L’apologétique traditionnelle, Paris, 1903. L. Laguier, La méthode apologétique des Pères dans les trois premiers siècles, Paris, 1905. J. Rivière, S. Justin et les apologistes du iie siècle, Paris, 1907. A. Puech, Les apologistes grées du iie siècle de notre ère, Paris, 1912.]

A peine le christianisme en effet s’était-il répandu dans le monde romain, qu’il se vit en butte aux tracasseries et aux persécutions. L’accusation principale lancée contre les chrétiens fut celle d’athéisme (ἀϑεότης). Contrairement aux lois, les chrétiens refusaient d’adorer les dieux de l’empire, et pratiquaient un culte non autorisé par le Sénat. Ils étaient officiellement des athées, coupables du délit de religion illicite (religio illicita). On les considéra comme des ennemis de l’État et de ses institutions fondamentales. A cette accusation se joignirent des calomnies grossières répandues dans le peuple, et que certains lettrés ne dédaignèrent pas d’accepter. Dans leurs réunions, disait-on, les chrétiens mangeaient la chair d’un enfant préalablement mis à mort et enfariné (festins de Thyeste) : ils se livraient à des immoralités qui rappelaient l’union d’Œdipe avec sa propre mère. Et enfin les intellectuels et les politiques leur reprochaient leur inertie, c’est-à-dire de fuir le monde et les affaires, de ne s’intéresser pas à la prospérité de l’Etat, de négliger la vie et les biens terrestres pour la vie future : c’étaient de mauvais citoyens, des gens inutiles.

Les apologistes se sont efforcés de détruire ces accusations et de conquérir pour le christianisme le droit d’exister. Mais, pour atteindre ce but, leur œuvre ne pouvait rester purement négative : elle devait renfermer aussi une démonstration positive de l’excellence et de la vérité de la religion chrétienne. Et cette démonstration, à son tour, les amenait forcément à attaquer le paganisme ; car une preuve victorieuse de la supériorité du christianisme résultait de sa mise en parallèle avec la religion officielle. Les écrits des apologistes ne furent donc pas seulement des écrits de défense : il s’y mêla aussi de la polémique et des thèses.

Les apologies sont dirigées ou contre les païens ou contre les juifs. Les apologies contre les païens, si l’on considère leur forme et leurs destinataires immédiats, se divisent en trois groupes. Les unes ont la forme de requêtes ou de placets adressés au prince et au sénat. Les empereurs de la dynastie des Antonins passaient pour des philosophes justes et modérés, et des philosophes comme Justin et Athénagore pouvaient espérer en être écoutés. Il est douteux cependant que ces apologies adressées aux princes aient été réellement mises sous leurs yeux : c’étaient des écrits visant surtout le public, et auxquels leurs auteurs avaient donné la forme de lettre ouverte aux empereurs. D’autres apologies sont adressées directement au peuple, à la foule : c’est le cas des innombrables Discours aux Grecs que l’on trouve au iie et au iiie siècle. Et enfin quelques apologies ont été écrites, immédiatement du moins, pour des particuliers : tels les trois livres à Autolycus de Théophile d’Antioche et l’Épître à Diognète.

Entre les apologies contre les juifs on peut citer, par exemple, le Dialogue avec Tryphon de saint Justin. C’est dans les apologies contre les juifs surtout que domine le caractère de thèse et de démonstration dont nous avons parlé. Car il y avait sans doute chez les juifs aussi des préjugés à détruire et une haine à désarmer : ils n’étaient pas les moins ardents à répandre contre les chrétiens les calomnies populaires et à les dénoncer aux autorités. Mais le but des apologistes dans les écrits qui leur sont destinés n’est pas tant de repousser leurs accusations que de les convaincre de la mission divine de Jésus-Christ, et par conséquent de la vérité de sa religion. Ils veulent donner du caractère messianique de Jésus-Christ une démonstration dont la discussion des prophéties fait les frais principaux, et où leur science scripturaire s’étale librement.

Au point de vue littéraire, les écrits des apologistes sont généralement supérieurs à ceux des Pères apostoliques. Plusieurs d’entre leurs auteurs avaient passé par les écoles et avaient étudié la philosophie : ils se glorifiaient d’être restés philosophes tout en devenant chrétiens. On s’en aperçoit à la fermeté du raisonnement et de la pensée. On s’en aperçoit aussi aux procédés du style, qui sont parfois ceux des sophistes, c’est-à-dire des grammairiens et rhéteurs de profession. Ces œuvres sont d’ailleurs, quelques-unes du moins, assez étendues, et elles touchent aux questions les plus importantes de la morale et du dogme. Elles sont les premiers essais de théologie scientifique qui se soient produits dans l’Église.

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