Précis de Patrologie

6
Les écrivains occidentaux du IIIe siècle

On a déjà dit un mot ci-dessus du caractère positif et pratique qui distingue en général les écrivains de l’Occident, par opposition à l’esprit philosophique et spéculatif qui convient à ceux de l’Orient. Tandis que les Grecs agitent les problèmes de métaphysique religieuse, les Latins s’appliquent plus volontiers aux questions de morale chrétienne ou d’organisation ecclésiastique. Cette différence a sa source dans la différence même des races et de leurs qualités propres. D’autre part, au iiie siècle, Origène est, en Orient, un centre littéraire autour duquel tout gravite : presque tous les auteurs sont des amis ou des ennemis du grand alexandrin. En Occident, ce centre n’existe pas : il n’existe que des divisions géographiques, et, à ce point de vue, les écrivains y forment trois groupes bien distincts : le groupe des Africains, celui des Romains, et un troisième groupe, infime, d’écrivains de Gaule et de Pannonie. Nous les parcourrons successivement.

6.1 — Écrivains d’Afrique. Tertullien.

Les écrivains d’Afrique sont de beaucoup les plus nombreux et les plus importants. C’est en Afrique qu’a pris réellement naissance la littérature latine de l’Église, et c’est en Afrique qu’elle a atteint, avec saint Augustin, son apogée. En attendant, son premier représentant ou l’un de ses premiers représentants dans ce pays est déjà un maître : c’est Tertullien.

Quintus Septimius Florens Tertullianus est né à Carthage, vers l’an 160, d’un officier romain en garnison dans cette ville. Son père était païen, et sa jeunesse, à lui, fut peu vertueuse. Mais elle fut laborieuse. Tout ce que Tertullien a pu étudier et lire, il l’a lu et étudié : son érudition est considérable. En particulier, il possède une connaissance approfondie du droit romain : s’il n’a pas exercé la profession de jurisconsulte ou d’avocat, il en a certainement le tempérament et l’esprit. Sa conversion au christianisme peut dater de 193-195 environ. On ignore les motifs précis qui la provoquèrent : mais elle fut sincère et complète. Vers l’an 200 il reçut, quoique marié, le sacerdoce, traversa, sans être inquiété, la persécution de Sévère et atteignit, tout en bataillant toujours contre le paganisme et l’hérésie, l’année 213. C’est à ce moment qu’il rompit définitivement avec l’Église. La cause de la rupture fut la condamnation par Rome du montanisme, et plus particulièrement peut-être l’autorisation des secondes noces, réprouvées par la secte. Retourné contre les catholiques, Tertullien les combattit avec la même violence qu’il avait mise dans ses luttes contre l’hérésie. Mais on remarque, à partir de cette époque, un notable ralentissement de son activité littéraire. Son dernier ouvrage connu, le De pudicitia, est de 217-222. Après cette date on perd sa trace. On sait seulement qu’il finit par se brouiller avec le gros des montanistes, et devint le chef d’un petit parti qui prit le nom de tertullianistes. Saint Jérôme dit qu’il parvint à l’extrême vieillesse, ce qui suppose que sa vie se prolongea jusque vers 240-250.

Tertullien était né pour la lutte. Esprit vigoureux, caractère indépendant, logicien implacable qui pousse ses principes à l’extrême, volonté de fer qui entend que tout plie devant elle, il a combattu toute sa vie pour ce qu’il a cru être la vérité, le bien et le droit. Malheureusement il a les défauts de ses qualités. C’est un homme excessif en tout. Son esprit raisonneur va jusqu’au paradoxe. Emporté par sa passion de vaincre, il exagère les principes, il fausse, presque sans s’en douter, les textes et les faits, il ramasse tous les arguments qui se présentent et, sans prendre le temps d’en faire le triage, les précipite pêle-mêle contre l’adversaire. Sa fermeté est le plus souvent raide et dure. Il outre la morale chrétienne ; il la rend impraticable parce qu’il ne voit jamais les vérités voisines de celles qu’il développe, et parce qu’il applique aux problèmes complexes de la vie pratique la logique rectiligne et abstraite qui ne convient qu’aux problèmes de la pensée pure : c’est un détestable casuiste.

Il y avait évidemment dans son caractère un fond notable d’orgueil. Lui-même a confessé que l’impatience était son grand défaut. L’impatience ! c’est-à-dire l’impossibilité d’attendre, de traiter les choses posément, de laisser, dans la conduite des affaires et des consciences, une part au temps et aux influences divines et humaines.

Quant à l’écrivain, il est en lui de tout premier ordre. Ce n’est pas que Tertullien n’ait des défauts considérables et évidents. Il est souvent négligé ou même affecté et maniéré. Son excessive concision et sa recherche de l’antithèse le rendent obscur. C’est un rhéteur qui court après l’effet, et pour qui d’ailleurs la pureté de la langue ne compte pas. Il emprunte ses mots de tous côtés et n’hésite pas, quand il en sent le besoin, à en forger de nouveaux. Mais, d’autre part, il compose avec soin ; ses écrits sont exactement ordonnés et, dans ses plus grands écarts, il ne perd jamais de vue le but à atteindre. Son style, absolument original, a de la précision, de la couleur, du relief, de la variété et surtout de la vie. Un mouvement irrésistible entraîne sa phrase et, avec elle, le lecteur qu’il ne laisse pas respirer. Ses néologismes mêmes ont souvent leur raison d’être. Obligé d’exprimer dans un idiome ancien et païen des idées chrétiennes et nouvelles, Tertullien a dû introduire, dans la langue qu’il parlait, des mots nouveaux ou modifier le sens des anciens pour leur faire rendre toute sa pensée : il est le vrai créateur de la langue théologique latine.

On possède de Tertullien trente et un écrits authentiques, dont quatre ont été composés de 197 à 200 ; dix de 200 à 206 ; douze, de 206 à 216 ; cinq, de 213 à 222. Toutefois, au lieu de suivre, pour les énumérer, cet ordre chronologique, nous les partagerons en 1° Écrits apologétiques ; 2° Écrits contre les hérésies ; 3° Écrits dogmatiques ; 4° Écrits moraux et disciplinaires. Les écrits perdus seront mentionnés à la fin.

I. Ecrits apologétiques.

Les écrits apologétiques de Tertullien sont au nombre de cinq. 1° L’écrit Ad nationes (Aux païens) en deux livres, critique des mœurs des païens (livre i) et des croyances païennes telles que Varron notamment les avaient présentées (livre ii). L’ouvrage date de 197 et annonce : 2° l’Apologeticum qui parut à la fin de 197 et dont il sera plus au long question. 3° Le De testimonio animae (Du témoignage de l’âme), six chapitres seulement, que l’on peut considérer comme un appendice de l’Apologétique et qui en développe un des arguments (entre 197 et 200). 4° La lettre ouverte A Scapula (Ad Scapulam), vers 212, dans laquelle l’auteur menace ce mauvais gouverneur des châtiments divins, s’il persiste à persécuter les chrétiens : idée que Lactance reprendra plus tard. Enfin 5° l’Adversus Judaeos (Contre les juifs), démonstration, par les prophéties, de la vérité du christianisme (200-206). L’ouvrage compte quatorze chapitres : il n’y a aucune raison décisive de rejeter l’authenticité des six derniers.

De toutes ces apologies la plus remarquable évidemment est l’Apologeticum. Les précédents apologistes s’étaient bornés généralement à protester de l’innocence des chrétiens et, par représailles, à bafouer le paganisme. Tertullien ne rejette pas ces procédés, mais il inaugure une nouvelle tactique. Dans l’Apologétique il va contester, du point de vue juridique, la légitimité des lois de persécution, et s’appuyer sur les idées mêmes qu’impliquent ces lois pour montrer l’injustice des mesures prises contre les chrétiens. Tout son écrit peut se ramener aux quatre propositions suivantes : 1° La procédure employée contre les chrétiens est irrégulière et absurde (1-3). 2° Les lois en vertu desquelles on poursuit les chrétiens sont contraires au droit commun et au droit naturel (4-6). 3° Les infamies secrètes, les crimes d’impiété et de lèse-majesté qu’on leur impute n’existent pas et sont imaginaires (7-38). 4° L’association des chrétiens est une association licite ; leur doctrine est vraie ; leur conduite publique et privée est irréprochable (39-50). La partie la plus neuve est dans les premiers chapitres : l’apologiste y a mis en pleine évidence l’inconséquence que commettent les persécuteurs en ne recherchant pas les chrétiens qu’ils supposent coupables et en les relâchant quand ils apostasient. Tout l’ouvrage est d’ailleurs écrit avec une verve et une force que l’auteur n’a jamais dépassée. Comme il se trouvait en plein dans la vérité, Tertullien n’a eu qu’à suivre son génie pour produire un chef-d’œuvre.

II. Ecrits contre les hérésies.

1° En tête de ces écrits vient le traité De la prescription (Depraescriptione haereticorum), réfutation générale de toutes les nouveautés dogmatiques, dans laquelle Tertullien, sous une forme juridique, reprend l’argument de saint Irénée au livre troisième de son traité Contre les hérésies, et oppose aux hérétiques l’autorité de la Tradition et de l’Église,

L’ouvrage peut se diviser en trois parties. Dans la première (1-14), Tertullien s’adresse aux fidèles et les met en garde contre l’hérésie et les hérétiques. Les hérésies sont une épreuve de l’Église et un danger pour les faibles : il faut les fuir en évitant les curiosités téméraires et en s’attachant à la règle de foi.

C’est ce que ne font pas les hérétiques. Ils prétendent corriger la règle de foi en s’appuyant sur l’Écriture. Mais on ne doit pas les admettre à discuter par l’Écriture. Avant même qu’ils n’entament leur plaidoirie, Tertullien leur oppose la prescription, c’est-à-dire non pas une possession de longue durée au sens de notre droit actuel, mais une exceptio Juris, une difficulté préalable qui leur rend la plaidoirie impossible en leur arrachant l’instrument de preuve dont ils comptaient se servir. Pour que les hérétiques en effet fussent admis à se servir des Écritures, il faudrait que les Écritures leur appartinssent. Or elles n’appartiennent qu’à ceux qui ont la vraie foi. Et les hérétiques n’ont pas la vraie foi ; car cette foi ne se trouve que dans les Églises fondées par les apôtres ou dérivées d’elles, et qui ont reçu par les apôtres la doctrine de Jésus-Christ. Partie de Dieu, la vérité est venue à nous par Jésus-Christ, les apôtres, les Églises apostoliques. Or les hérétiques sont précisément hors de ces Églises : ils ne peuvent donc ni posséder la vraie foi, ni posséder les Écritures. Ce sont des intrus et des voleurs ; ils sont réfutés d’avance. C’est la seconde et principale partie du traité (15-37).

La troisième (38-44) est consacrée à dépeindre les divergences doctrinales et l’absence de discipline qui règnent chez les hérétiques. Après avoir triomphé de ses adversaires, Tertullien les raille et les bafoue.

Le traité De la prescription est un des meilleurs de Tertullien, un de ceux dont la portée est la plus grande, et où l’auteur est le plus maître de lui-même. Il a dû être écrit autour de l’an 200.

2° Après le traité De la prescription vient, par ordre d’importance, le traité Contre Marcion, Adversus Marcionem libri V. L’ouvrage a eu, du temps de l’auteur, trois éditions successives dont la dernière seule nous est parvenue (208-211). Le premier livre démontre, contre Marcion, l’unité de Dieu bon et juste à la fois ; le second, l’identité de ce Dieu avec le créateur ; le troisième, l’unité de Christ ; le quatrième et le cinquième livre réfutent les Antithèses de l’hérétique et prouvent que l’évangile de saint Luc et les épîtres de saint Paul admis par lui condamnent son système.

3° Marcion avait à Carthage un disciple nommé Hermogène, qui insistait surtout sur l’opposition de Dieu et de la matière, et faisait de celle-ci un second principe, éternel comme Dieu. Tertullien dirigea contre lui d’abord un De censu animae, De l’origine de l’âme qui est perdu et, entre les années 200-206, le traité Contre Hermogène (Adversus Hermogenem). C’est une réfutation solide, mêlée de railleries à l’adresse de son adversaire, aussi mauvais philosophe que mauvais peintre.

4° Quant au traité Contre les valentiniens (208-211), c’est le plus faible des écrits polémiques de Tertullien. Tertullien, n’ayant pas étudié personnellement le valentinianisme, a résumé tant bien que mal sur ce système les données fournies par les auteurs qui l’avaient précédé, et notamment par saint Irénée. La réfutation est remplacée par des plaisanteries faciles sur les aventures des éons. L’écrit tout entier n’est guère qu’un plagiat superficiel.

III. Écrits dogmatiques.

Ces écrits auraient pu, à la rigueur, être rangés en grand nombre parmi les écrits contre les hérésies, car ils ont presque tous pour but de revendiquer quelque vérité niée par les dissidents. Cependant, comme l’exposé du dogme y tient la place principale, nous en avons fait une catégorie à part.

De baptismo. Le traité Du baptême a été écrit entre les années 200-206 pour les néophytes, et afin de les prémunir contre la propagande d’une certaine Quintilla qui s’efforçait de le discréditer. L’auteur y résout à peu près toutes les questions que l’on peut se poser à propos de ce sacrement : nécessité, unité, cérémonies, ministre, sujet, effets du baptême chrétien ; valeur de celui des hérétiques, etc.

Scorpiace, Remède contre la morsure des scorpions : écrit en 211-212 contre les gaïanites, qui niaient qu’on eût le devoir de confesser sa foi jusqu’à la mort et de subir le martyre, s’il le fallait. L’idolâtrie, reprend Tertullien, est défendue, et donc aussi l’apostasie : le martyre s’impose quelquefois ; et il est d’ailleurs, pour le chrétien, le gage de la gloire éternelle.

De carne Christi. Le traité De la chair du Christ et celui De la résurrection de la chair dont il sera question ci-dessous sont, dans la pensée de l’auteur, les deux parties d’une même démonstration. Le dogme de notre résurrection, en effet, a son fondement dans le fait de la résurrection de Jésus-Christ. Or, cette résurrection de Jésus-Christ n’a été possible que parce que sa chair était réelle. Il faut donc, avant de prouver le fait de notre propre résurrection, établir la réalité de la chair de Jésus-Christ. C’est de cette thèse préalable que Tertullien s’occupe dans le De carne Christi. L’ouvrage, qui est de 208-211, comprend deux parties. La première (1-16) réfute les diverses formes de docétisme dans Marcion, Apelle, Valentin, Alexandre. La seconde (17-25) expose les preuves de la croyance chrétienne. On y trouve, à côté de passages merveilleux de profondeur et d’élan, des détails vulgaires et d’un réalisme pénible.

4° Le De resurrectione carnis suivit de près (208-211). Les adversaires étaient à la fois les païens et les gnostiques. Après un éloge de la chair et du rôle qu’elle joue dans l’œuvre de notre sanctification, l’auteur prouve que la résurrection de la chair est possible à Dieu ; qu’elle est convenable et nécessaire ; que, en fait, l’Écriture en enseigne l’existence. Il examine ensuite dans quelles conditions pratiques se fera la résurrection. C’est un des meilleurs ouvrages de Tertullien : le raisonnement est fort et bien lié ; la forme relativement calme et modérée.

5° Le traité Contre Praxéas (Adversus Praxean, 213-217) est dirigé contre un des chefs de l’hérésie patripassienne et contre ses partisans. Praxéas avait introduit son erreur en Afrique, mais, de plus, il avait, à Rome, prévenu le pape Victor contre les montanistes et empêché qu’il ne leur accordât sa communion. Double grief qui doubla contre lui la haine de Tertullien, alors montaniste déclaré, et lui fit produire une œuvre d’une controverse âpre, dure, hautaine, mais d’une force théologique singulière, sur l’unité de substance et la distinction des personnes dans la Trinité. Rien d’aussi clair ni d’aussi concluant n’avait été écrit avant lui. L’auteur y a frappé, à propos de la Trinité et de l’incarnation, ses formules les plus heureuses et qui sont restées classiques.

6° On peut rattacher aux traités dogmatiques le traité De l’âme, le plus long après l’Antimarcion. Trois questions y sont examinées : Qu’est-ce que l’âme ? Quelle est son origine ? Que devient-elle après la mort ? L’auteur répond à ces questions en s’appuyant, d’une part, sur l’Écriture, de l’autre, sur la philosophie, mais de préférence sur la philosophie stoïcienne. Aussi ses réponses ne sont-elles pas toujours heureuses. Par exemple, il admet nettement que l’âme est corporelle, qu’elle vient, comme le corps, ex traduce. A la mort, les âmes, sauf celles des martyrs, descendent aux enfers pour y attendre la résurrection de leur corps pour la rétribution finale. La psychologie de Tertullien est une des plus faibles parties de sa doctrine : il était, d’instinct, sensualiste.

IV. Ecrits de morale et de discipline.

Dans les écrits de cette catégorie, l’auteur traite ou bien d’un point de discipline ecclésiastique, ou bien d’une question de morale individuelle, ou bien encore s’efforce de résoudre les difficultés pratiques qui naissaient pour les chrétiens de leurs rapports avec les païens.

1° Le De oratione (De la prière), composé entre 200-206, est, pour une partie du moins, une instruction faite aux néophytes, et comprend trois sections. La première (1-9) explique en détail l’Oraison dominicale ; la deuxième (10-27) précise les conditions morales, physiques et liturgiques de la bonne prière ; la troisième enfin (28-29) relève l’excellence et les effets merveilleux de la prière, sacrifice perpétuel qui obtient tout.

De paenitentia. Sur la Pénitence nous avons deux traités de Tertullien, le De paenitentia et le De pudicitia. Le premier est orthodoxe et doit se mettre entre 200-206. L’auteur y traite d’abord de la pénitence qui doit se faire avant le baptême (1-6), puis de la pénitence postbaptismale (7-12), pénitence possible, pénitence laborieuse et pénible, mais salutaire et qu’il faut généreusement accomplir s’il en est besoin.

3° Le De pudicitia (De la chasteté) est d’un autre ton. C’est une protestation contre un acte du pape (Calliste pense-t-on) déclarant que, pour lui, il accordera, après un certain temps de pénitence, leur pardon aux pécheurs coupables de fornication ou d’adultère. Tertullien, alors montaniste, nie que le pape et en général les évêques puissent remettre ce genre de fautes aussi bien que l’apostasie et l’homicide. Seul, un spirituel pourrait les remettre en vertu d’un charisme ou privilège spécial que Dieu lui en donnerait ; mais ce charisme, Dieu, en fait, ne l’accorde pas. En définitive, Tertullien refuse à l’Église le pouvoir d’absoudre de certaines fautes. Le traité a paru entre 217-222.

4° Cette question de la chasteté préoccupait à bon droit Tertullien. Aussi lui a-t-il consacré cinq ouvrages dont les trois derniers visent surtout les secondes noces. Ce sont les traités Sur la toilette des femmes (De cultu feminarum, 200-206), Sur le voile des vierges (De virginibus velandis, 208-211), A sa femme (Ad uxorem, 200-206) ; Exhortation à la chasteté (De exhortatione castitatis, 208-211), et De la monogamie (De monogamia, 213).

Le De cultu feminarum est une exhortation aux femmes à pratiquer la simplicité dans leur vêtement et leur toilette. L’ouvrage est fait à la fois de satire, de reproches et de conseils. Il est difficile d’en donner une analyse. Le premier livre s’occupe surtout du vêtement, le second des soins du corps et du visage.

5° Un détail particulier de la toilette féminine était le port du voile. Les femmes mariées se voilaient à l’église et dans les rues ; pour les jeunes filles, l’usage variait. Tertullien, dans le De velandis virginibus, veut absolument qu’elles se voilent et en apporte les raisons. Il y en a de bonnes : d’autres sont de purs sophismes.

6° Avec les deux livres Ad uxorem commence l’exposé des idées de Tertullien sur le mariage et les secondes noces. Tertullien a toujours considéré le mariage comme un état bien inférieur et un pis-aller, et les secondes noces comme à peine licites. Dans le traité A sa femme, il l’exhorte donc, s’il meurt avant elle, premièrement à ne pas se remarier (liv. i), et secondement à ne pas, en tout cas, épouser un païen, les mariages mixtes étant pleins d’inconvénients (liv. ii).

7° Ce même conseil de ne pas se remarier est encore celui qu’il donne, dans le De exhortatione castitatis, à l’un de ses amis devenu veuf. Ici, le ton contre les secondes noces devient plus vif. Si saint Paul paraît les permettre, il ne parle pas à cet endroit comme interprète de l’Esprit-Saint, mais d’après son propre esprit, humain et faillible.

8° Enfin, dans le De monogamia, Tertullien fait le dernier pas vers l’erreur. Contre les psychiques (catholiques), il soutient l’illicité absolue des secondes noces. Le Paraclet ici a corrigé l’Ancien Testament et saint Paul : les laïques doivent être monogames comme les clercs. Plaidoyer d’avocat retors, mais où fourmillent les à peu près et les sophismes. Pour attaquer les secondes noces, l’auteur n’hésite pas à attaquer le mariage lui-même et la famille.

9° Le traité Du jeûne contre les psychiques est encore un traité montaniste (après 213), dans lequel Tertullien défend, contre les critiques des catholiques, la multiplicité et la rigueur des jeûnes de sa secte. On y trouve des réflexions générales qui sont justes, mais déparées par de grossières injures à l’adresse de ses adversaires.

10° Le traité ou plutôt la lettre Aux martyrs (Ad martyras) est le plus ancien ouvrage de Tertullien que nous possédions. Il date de 197. Certains confesseurs emprisonnés ensemble étaient, paraît-il, divisés entre eux sur des sujets que l’auteur ne précise pas. Tertullien leur écrit pour les exhorter à garder la paix, et à braver courageusement la mort. Cette lettre, d’où la rhétorique n’est pas absente, contient cependant des sentiments délicats et de vraies beautés.

11° De patientia (200-206). Ce que Tertullien entend par la patience n’est pas tout à fait ce que ce mot signifie en français : c’est, d’une manière générale, la disposition à souffrir les maux que la Providence nous enverra, persécutions, maladies, injures, etc. L’auteur en fait l’éloge, et remarque qu’il ne la faut pas confondre avec l’apathie stoïcienne.

Le De patientia était un écrit de morale individuelle : les ouvrages suivants sont des ouvrages de casuistique, qui résolvent certaines difficultés venant pour les chrétiens de leur contact quotidien avec les païens.

12° De spectaculis. Un chrétien peut-il assister aux spectacles du cirque, du stade, du théâtre, de l’amphithéâtre, spectacles d’un caractère officiel, donnés la plupart du temps à l’occasion de la fête d’un dieu ou dans les dépendances d’un temple, et accompagnés de cérémonies religieuses païennes ? Sans faire aucune des distinctions qui auraient pu être faites, Tertullien répond : non, jamais ! Il interdit tous les spectacles au nom de l’Écriture, et parce qu’ils sont inséparables de l’idolâtrie et immoraux. Le livre est de l’an 200 environ.

13° Le De corona est plus particulièrement la solution d’un cas de conscience qui se posa à l’occasion du fait suivant. Les soldats qui se présentaient pour recevoir les libéralités en argent faites par l’empereur devaient, d’après les règlements, porter sur la tête une couronne de lauriers. Un soldat chrétien, en 211, se présentant pour recevoir le donativum, refusa de se soumettre à ce rite et, sur les observations qu’on lui fit, jeta ses armes et alla, en prison, attendre la mort. Son zèle fut généralement blâmé comme excessif et compromettant pour la communauté. Tertullien l’approuva. Dans le De corona, il soutient que la couronne est un symbole idolâtrique et païen qu’un fidèle ne peut porter, et, incidemment, que le métier des armes est incompatible avec la profession du christianisme.

14° Le traité De la fuite dans la persécution est une œuvre analogue. Consulté par un chrétien catholique, en l’année 213, Tertullien y examine s’il est permis de fuir pendant la persécution ou de payer au fisc une somme pour détourner de soi les poursuites. Il condamne comme une apostasie équivalente ces deux manières de se soustraire au danger. La persécution est voulue ou permise par Dieu : il la faut affronter.

15° Les trois traités précédents n’envisagent que des difficultés particulières de la vie des chrétiens au milieu des païens. Vers 211-212, Tertullien entreprit de les résoudre dans leur ensemble. Ce fut l’objet du traité De l’idolâtrie (De idololatria).

Nulle part, peut-être, Tertullien n’a mieux montré combien il était incapable, grâce aux excès de son tempérament, de donner aux problèmes pratiques une solution acceptable. Pour écarter des chrétiens le péril d’idolâtrie, il ne leur interdit pas seulement de fabriquer des idoles et de construire des temples : il leur interdit d’être commerçants, maîtres d’école, soldats, fonctionnaires ; il les isole de la société et même de leur famille et les condamne, ou à peu près, à mourir de faim. C’est le triomphe d’une logique qui part de principes incomplets.

16° Enfin, mentionnons, en dernier lieu, le traité Du manteau (De pallio), qu’il est difficile de faire entrer dans aucune des catégories précédentes. L’occasion de sa composition fut la suivante. Vers l’an 206-208), à l’époque où il inclinait vers le montanisme, Tertullien imagina de quitter la toge pour adopter le pallium, vêtement ordinaire des philosophes et des rhéteurs. On s’en étonna et on en rit. Tertullien voulut prouver qu’il avait bien fait et écrivit son livre Du manteau. Ce n’est qu’un badinage spirituel, un exercice de rhétorique sur un rien.

V. Outre les écrits que nous venons d’énumérer, l’œuvre de Tertullien en comprenait quelques autres dont nous connaissons l’existence par lui-même ou par les auteurs plus récents.

D’abord, le De spectaculis et le De velandis virginibus n’avaient pas seulement paru en latin ; l’auteur, qui écrivait couramment le grec, en avait fait encore une rédaction en cette langue.

De plus, nous savons, par Tertullien, qu’il avait composé sur le baptême, en grec, un ouvrage différent de celui que nous possédons ; un livre De spe fidelium contre les juifs ; un autre Sur le Paradis ; un quatrième contre les sectateurs du marcionite Apelle (Adversus Apelleiacos) ; un cinquième sur l’origine de l’âme (De censu animae) contre Hermogène ; un sixième Sur le Destin (De fato).

A son tour, saint Jérôme mentionne : un ouvrage montaniste, en grec probablement, Sur l’extase (De ecstasi ou περὶ ἐκστάσεως) ; un amusement de jeunesse Ad amicum philosophum, sur les inconvénients du mariage ; un livre Sur les vêtements d’Aaron (Liber de Aaron vestibus), et peut-être quelques autres écrits.

Enfin un ancien catalogue des œuvres de Tertullien, contenu dans un manuscrit du ixe siècle, lui attribue trois autres ouvrages : De carne et anima ; De animae submissione ; De superstitione saeculi.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant