Précis de Patrologie

TROISIÈME PÉRIODE
Décadence et fin de la littérature patristique
(461-750)

La période de trois siècles (461-750) où nous entrons maintenant dans ce Précis, a vu se produire dans la littérature chrétienne une décadence profonde. La cause en est sans doute et d’abord dans la moindre valeur des hommes qui s’y rencontrent, mais aussi et pour une bonne part dans l’état de trouble et d’incessantes révolutions qu’occasionnent dans l’Empire les invasions des barbares. En Orient, Perses et musulmans ravissent à la civilisation grecque d’immenses territoires. En Occident, Ostrogoths et Visigoths, Hérules, Francs, Lombards et Vandales établissent partout leur domination et s’emparent de Rome elle-même. Ajoutons que la controverse s’épuise ou se porte sur des sujets secondaires. Aux grands débats trinitaires et christologiques succèdent les disputes monothélites et du culte des images ; aux rudes affirmations de Pélage les atténuations semi-pélagiennes. Aussi la veine s’appauvrit-elle des créations originales, des œuvres vraiment personnelles et puissantes, de la grande et simple littérature. Ce n’est pas que l’on ne trouve çà et là des écrivains qui émergent encore dans la foule, et qui peuvent revendiquer, auprès des plus grands, une place honorable. Le Pseudo-Aréopagite, Sévère le monophysite, Léonce de Byzance, saint Maxime, saint Jean Damascène, saint Fulgence sont des théologiens très bien armés ; saint Germain de Constantinople et saint Césaire d’Arles sont d’éloquents homélistes ; Evagrius continue heureusement la tradition historique d’Eusèbe et Grégoire de Tours raconte avec charme sinon toujours avec critique. La littérature ascétique est dignement représentée par saint Jean Climaque et saint Grégoire le Grand ; le genre épistolaire par les lettres de saint Grégoire encore. Il est même un domaine, celui de la poésie liturgique, où des Grecs, comme Romanos le Mélode, ont surpassé les poètes plus anciens. Mais ce ne sont là que d’heureuses exceptions qui ne détruisent pas l’impression de l’ensemble. Il reste que l’âge est arrivé des Chaînes scripturaires, c’est-à-dire des commentaires faits de citations juxtaposées, des florilèges de textes théologiques, du plagiat oratoire et des chroniques arides. Cette décadence ne sera suivie, dans l’Église grecque, d’aucune réaction : dans ce grand corps, la vie théologique semblera éteinte pour longtemps. Dans l’Église latine, la ruine sera moins profonde, et les éléments de la culture antique à la fois sacrée et profane ne seront pas perdus. Conservés par Boèce, Cassiodore et saint Isidore de Séville dans leurs compilations, ils germeront un jour comme des semences d’où s’élèvera une nouvelle moisson.

13
Les Grecs

13.1 — Écrivains hétérodoxes. Sévère d’Antioche.

Quatre hérésies surtout ont troublé, pendant la période que nous étudions, l’Église grecque : le nestorianisme, le monophysisme, le monothélisme et l’erreur iconoclaste. Mais la première, exilée d’abord à Édesse, puis chassée de l’empire en 457 et 489, n’est guère plus représentée que par des auteurs de langue syriaque. Photius a seulement signalé (cod. 42 et 107) un prêtre nestorien d’Antioche, Basile de Cilicie (première moitié du vie siècle), qui écrivit, en trois livres, une histoire commençant avec le règne de Marcien (450) et se poursuivant jusqu’à la fin du règne de Justin (527) et, en seize livres, un ouvrage d’invectives et de controverse contre Jean de Scythopolisa : le tout est perdu. D’autre part, les premiers adversaires des images ne paraissent pas avoir écrit. Nous n’aurons donc à parler ici que des écrivains grecs monophysites et monothélites.

a – Photius soupçonne (cod. 93) qu’il était aussi l’auteur d’un ouvrage Contre Nestorius, réfuté par Jean de Scythopolis ; mais cela paraît bien invraisemblable, puisque cet ouvrage soutenait le monophysisme.

Parmi les monophysites eux-mêmes, il faut distinguer avec soin le parti eutychien, qui admettait une sorte de fusion en une seule nature des deux éléments, divin et humain, qui composaient la personne de Jésus-Christ, et le parti proprement monophysite qui, tout en confessant la distinction réelle de ces éléments même après l’union, se refusait à dire « deux natures » et repoussait la terminologie et les décisions du concile de Chalcédoine.

L’eutychianisme avait sa source dans l’enseignement personnel d’Eutychès, lequel avait déclaré, au concile de Constantinople de 448, qu’il ne regardait pas l’humanité de Jésus-Christ comme consubstantielle à la nôtre. Il ne semble pas qu’Eutychès ait écrit autre chose que quelques lettres. Plus tard, vers 515-519, un de ses partisans, Sergius le Grammairien, eut, avec Sévère d’Antioche, une discussion par correspondance dont les pièces existent encore, et à la fin de laquelle Sergius s’avoua vaincub. Par contre, Sévère rencontra une absolue résistance dans un autre monophysite à tendance eutychienne, l’évêque d’Halicarnasse, Julien, chef des aphthartodocètes ou incorrupticoles, qui regardaient le corps de Jésus-Christ, même pendant sa vie mortelle, comme incorruptible et immuable dans ses éléments. La controverse commença avant 528. C’est dans des traductions syriaques surtout que se sont conservées les œuvres de Julien. Elles comprennent des lettres, un tome de discussions patristiques, des Additions, une Apologie, des traités notamment contre les eutychianistes et les manichéens, etc. Un commentaire sur Job, conservé en grec, n’a été édité complètement que dans une traduction latine.

b – Voir J. Lebon, Le monophysisme sévérien, Louvain, 1909, p. 163 et suiv. ; 538 et suiv.

Cependant le parti eutychien ne comptait en somme que le plus petit nombre des adversaires du concile de Chalcédoine. Le gros de l’opposition était formé par le parti proprement monophysite. C’est là aussi que se trouvaient les meilleures têtes. Entre les écrivains qui l’ont illustré, il faut nommer le patriarche Dioscore, successeur de saint Cyrille à Alexandrie, déposé en 451 et mort en exil en 454 : on connaît de lui des lettres et fragments de lettres et peut-être six anathématismes contre le concile de Chalcédoine ; puis son successeur monophysite, Timothée Ælure († vers 477), auteur de deux écrits contre le même concile et le tome de saint Léon, de lettres et d’un Livre de récits sur les controverses du temps ; puis un moine nommé Cyrus, signalé par Gennadius (Vir. ill., 81), auteur d’un ouvrage contre Nestorius ; — et enfin et surtout le patriarche d’Antioche, Sévère.

Sévère, né à Sozopolis en Pisidie, de parents païens, avait étudié à Alexandrie et à Beyrouth avant d’être baptisé à Tripoli en 488. Devenu moine à Maïouma près de Gaza et ordonné prêtre, il fait à Constantinople un premier séjour en 508-511, et est élevé par les monophysites sur le siège d’Antioche en 512. Mais il doit se retirer en Egypte en 518, à la suite du triomphe de l’orthodoxie sous l’empereur Justin. Justinien cependant le rappelle à Constantinople en 534-535 : il y reste un an ou deux. Obligé de quitter la ville impériale par une nouvelle réaction chalcédonienne, il va mourir à Xoïs, au sud d’Alexandrie, le 8 février 538.

Au point de vue moral, Sévère est impérieux et dur : c’est un sectaire intrigant et hardi : au point de vue intellectuel, c’est un esprit puissant et souple, le meilleur théologien, le mieux équilibré et le plus fécond de son parti. Prétendant n’être que le fidèle disciple de saint Cyrille d’Alexandrie, s’il combat de toutes ses forces contre l’orthodoxie chalcédonienne, il ne bataille pas avec moins d’ardeur contre l’eutychianisme proprement dit, et contre ce qui lui paraît y conduire, l’erreur de Julien d’Halicarnasse. Ses œuvres, traduites de bonne heure en syriaque, sont encore en grande partie inédites. On connaît de lui des lettres, des homélies, des hymnes, des écrits de polémique et de controverse ; deux traités contre Nephalius, un Cyrille ou Philalète, qui est de 509-511 ; une défense du Philalète, qui est de 510-512 ; un ouvrage — le plus important de tous — contre Jean le Grammairien (vers 519) ; une réfutation de deux ouvrages de Julien d’Halicarnasse (avant 528), etc. Sa plume infatigable renouvelle sans cesse ses arguments ; quand ses adversaires croient l’avoir saisi, il est encore assez subtil pour leur échapper.

Du monophysisme sortit la secte des Agnoètes dont le fondateur ou du moins le principal défenseur fut un diacre sévérien d’Alexandrie nommé Themistius (vers 540). Photius (cod. 108) a connu de lui une Apologie dans laquelle il soutenait son erreur et cod. 23) un écrit contre Jean Philopon.

Ce Jean Philopon, grammairien alexandrin du milieu du vie siècle, est le principal représentant de ces monophysites qui, par suite d’un abus de terminologie, encoururent le reproche de trithéisme. On a de lui un ouvrage trinitaire et christologique intitulé l’Arbitre, conservé en partie en grec et entièrement en syriaque, des traités Sur l’éternité du monde contre Proclus, un commentaire Sur la création du monde, et un livre Sur la Pâque : un traité Sur la résurrection est perdu. A ce parti trithéiste appartenait aussi Etienne Gobaros (vers 600) dont Photius (cod. 232) a analysé une compilation singulière, suite de témoignages contradictoires sur le même sujet, qui rappelle le Sic et non d’Abailard.

Les auteurs mentionnés jusqu’ici sont tous des théologiens ; mais les monophysites grecs se sont aussi servis de l’histoire pour combattre leurs adversaires orthodoxes.

Le premier en date de leurs historiens et l’un des plus importants est Zacharie, évêque de Mitylène, surnommé le Rhéteur. Peu après 491 et étant encore laïque, il écrivit une Histoire fort précieuse des événements qui vont de 450 jusqu’en 491. L’original grec de cette histoire a péri, mais elle s’est retrouvée traduite ou remaniée en syriaque et engagée dans une compilation historique du vie siècle en douze livres, dont elle forme les livres iii-vi. On possède encore de Zacharie, en grec un dialogue Sur la création du monde et un fragment d’ouvrage contre les manichéens et, dans des traductions syriaques, une Vie du moine Isaïe († 488) et une Vie de Sévère d’Antioche. Ses Vies de Pierre l’Ibérien et de Théodore d’Antinoë sont perdues.

C’est peu après Zacharie (vers 515) que l’évêque de Maïouma, Jean Rufus, composa ses Plérophories, conservées encore dans une traduction syriaque. Elles ne méritent guère le nom d’histoire, car elles ne font que rapporter une suite de visions, de prédictions et de prodiges, tous dirigés contre le concile de Chalcédoine : c’est une œuvre de basse polémique.

Enfin, vers l’an 700, l’évêque Jean de Nikiou écrivit, au point de vue monophysite, une chronique qui commence avec l’origine du monde, et qui est importante pour ce qu’elle rapporte du viie siècle de notre ère. Elle s’est conservée dans une traduction éthiopienne. On se demande seulement si la langue originale en était le grec ou le copte.

La littérature monothélite est infiniment moins riche que la littérature monophysite en œuvres et en écrivains. Ses principaux chefs, Sergius de Constantinople (610-638), Cyrus de Phasis et ensuite d’Alexandrie (631-641), Pyrrhus (638-641) et Paul (641-654) de Constantinople n’ont guère écrit que des lettres, dont quelques-unes sont restées célèbres, celle de Sergius au pape Honorius par exemple. On les trouve dans les collections des conciles. Le plus fécond écrivain de la secte paraît avoir été l’évêque de Pharan, Théodore, condamné au concile de Latran de 649. Le concile fit lire, dans la troisième session, divers extraits de ses œuvres, notamment d’un traité Des opérations du Christ, adressé à Sergius d’Arsinoë, d’un commentaire sur divers passages des saints Pères et d’une Lettre à Paul. Le patriarche d’Antioche, Macaire, condamné au concile de Constantinople de 681, est également l’auteur d’une Profession de foi présentée au concile.

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