Le Réveil dans l’Église Réformée

1.1.3 Les débuts du Réveil.

Relations de quelques étudiants en théologie avec les pasteurs orthodoxes du commencement du siècle : Demellayer, Moulinié, Cellerier, Peschier, Diodati, Duby. — La Loge des francs-maçons. — La Société des Amis. — Commencements du Réveil. — Mme de Krüdener. — L’attitude de la Compagnie. — Arrivée à Genève de chrétiens étrangers. — Wilcox. — Robert Haldane ; son influence sur les étudiants.

Ami Bost, dans ses Mémoires, s’exprime ainsi, au sujet des origines du Réveil : « Le Réveil se préparait à l’insu des instruments mêmes que Dieu y employait. On a fait quelque part cette observation saisissante, et qui s’applique aux petites choses comme aux grandes : « Notre horloge sonne à chaque nouvelle heure qui finit et qui commence ; mais le temps n’a pas d’horloge pour annoncer à l’univers la fin d’une ère et le commencement d’une autre. » Il en est ainsi pour le Réveil de Genèveg, » et quelques pages plus loin : « Nous ne nous lassons pas de remarquer à quel point le Réveil était déjà avancé avant que parussent dans nos murs ou dans ses rangs aucune des personnes auxquelles on l’a quelquefois attribué. Les faits sont évidentsh. »

gMémoires pouvant servir à l’Histoire du Réveil religieux, 3 vol. Paris, 1854, t. I, p. 18.

hIbidem t. I, p. 45.

Ce fut chez quelques étudiants en théologie, parmi lesquels était Bost lui-même, que le Réveil se manifesta tout d’abord.

Ces jeunes gens avaient subi l’influence de ces pasteurs pieux et fidèles que nous avons déjà nommés, entre autres Demellayer, qui professait hautement les doctrines orthodoxes : « C’est à ses instructions religieuses que deux hommes du Réveil, Empaytaz et Lhuillier, rapportent les impressions sérieuses qui préparèrent leur conversion et décidèrent peut-être leur vocation au ministère évangéliquei. »

i – Guers, Le premier Réveil, p. 20.

A côté de Demellayer était son ami Moulinié, qui réunissait chez lui plusieurs étudiants en théologie et s’efforçait de combler les vides de l’enseignement académique. Cet enseignement était en effet dans un triste état ; la Bible était inconnue dans les auditoires : on n’y ouvrait l’Ancien Testament que pour apprendre un peu d’hébreu ; et le Nouveau Testament n’y paraissait jamais, car les étudiants savaient ou étaient censés savoir le grecj.

j – Voy. Bost, Mémoires, I, p. 25.

Moulinié tâchait donc de faire connaître et aimer la Bible aux étudiants et leur lisait des leçons sur la Parole de Dieu qu’il publia plus tard. A côté de cette fidélité à l’Écriture, il avait un système théosophique et mystique qu’il apportait parfois en chaire, et il parlait souvent dans ses prédications de la hiérarchie des anges, du rétablissement final de toutes choses, ou de telle autre théorie spéculative. Au fond c’était un homme d’un esprit simple, d’un abord facile, d’une véritable amabilité chrétienne qui lui gagnait tous les cœurs. Il se distinguait par une grande humilité. A la fin de sa vie, il disait quelquefois : « Il y a trois choses en ma personne : un homme vieux, un vieil homme, et un petit enfant (le nouvel homme)k. »

k – Guers, op. cit., p. 23.

Il publia un volume intitulé : Promenades philosophiques aux environs du Mont-Blanc, augmentées de celles au Jura et à l’hospice du Grand Saint-Bernard. Quelques lignes nous donneront une idée de la simplicité de cette âme, en même temps que de sa préoccupation constante des choses invisibles qu’il retrouvait toujours à travers les choses visibles. « Je ne puis avancer d’un pas sans voir la main de la Providence qui nous donne, dans ses soins pour la guérison de nos corps, des témoignages sensibles de ce qu’elle fait pour nos âmes, pour assainir tout notre être et pour nous rendre capables de supporter l’air des cieux. Que de plantes salutaires bordent mon chemin ! Que d’aromates l’embaument ! Quel champ de vulnéraires ! Dieu ferait-il donc plus pour les plaies de ce corps périssable que pour celles de cette âme divine qu’il destine à l’immortalité ! » Et ailleurs : « Depuis le sommet de la plus haute montagne jusqu’au fond du vallon le plus bas qui coupe les plaines les plus reculées, la vie se communique de proche en proche. Quelle gradation de propriétés, de pouvoirs, de vertus, de richesses ! Quelle image de cette hiérarchie céleste qui, distribuant les trônes, les dominations, les puissances entre toutes les intelligences émanées du créateur, unit, par un ordre universel, toute la famille de ses enfants ! et, comme c’est le soleil qui anime ce monde terrestre et fait circuler la vie dans la plaine et sur la montagne, il y a pour cet ordre universel un soleil divin, d’où jaillit la vie des esprits, un soleil qui n’est pas moindre que la splendeur de la gloire de Dieu, Jésus-Christ par qui et pour qui tout a été créé et continue d’exister ! » Une autre fois, il gravit une montagne : « A peine, dit-il, suis-je arrivé sur le bord du dernier plateau que des brebis frappent mes regards ; elles paissent tranquillement ; auprès d’elles leur berger prend aussi son repas ; le soleil en son midi les réchauffe et les éclaire. Tel, et bien plus heureux encore, est le chrétien, qui, parvenu au séjour de la véritable vie, y trouve son fidèle et charitable Berger, et contemple avec ravissement ce troupeau d’âmes sanctifiées qui se reposent auprès de lui de leurs travaux ; il les voit se nourrir des biens de Dieu, respirer l’air pur et doux de l’éternité, s’épanouir aux rayons du soleil divin, savourer dans une éternelle paix le bonheur ineffable d’être avec leur Sauveur, qui jouit lui-même du fruit des souffrances qu’il a endurées pour leur salut. C’est le Berger Agneau qui paît lui-même ses brebis bienheureuses ; il est aussi leur flambeau et leur gardien pour jamais. »

[Magasin évangélique, t. II, janvier-juillet 1820, p. 349 et suiv. Voir aussi : Moulinié, prédicateur et théologien genevois (1757-1836), par Gustave Roullet. Genève, 1890. Notice sur la vie et les écrits de M. le pasteur Moulinié, par Alfred Gautier (Chrétien évangélique, 1866, p. 535 et 648). De Montet, Dictionnaire des Genevois et des Vaudois, 2 vol. Lausanne, 1878.]

Cette onction si profondément biblique, ce mysticisme de bon aloi, qui, chose étonnante, étaient malheureusement souvent absents des prédications de Moulinié, se trouvaient, au contraire, à un haut degré chez Cellérier père. Pasteur à Satigny, dans l’église que desservira plus tard Gaussen, il avait une piété simple et profonde et un véritable talent de prédicateur. Voici le témoignage que lui rend Gaussen : « M. Cellérier, sans avoir dans sa prédication cette précision et cette autorité de doctrine qu’on admire à si juste titre dans les Pères de l’Église réformée, mais qu’on n’eût alors point comprise, avait été suscité de Dieu, dans cette époque désastreuse, pour préparer une sainte transition entre les plus mauvais jours de Genève et des temps plus heureux. Son ministère, jeté à travers l’abîme où nous étions descendus, était comme un pont entre l’ancienne Église de Genève, fondée sur le roc des doctrines réformées, et l’Église de Genève, qui devait se relever de l’autre côté de l’abîme sur ce même rocher. Souvent il le disait lui-même avec la plus attendrissante humilité. Ses sermons, incomparables par le style, toujours pleins d’onction, toujours pénétrés de l’esprit de l’Évangile, ont eu l’inappréciable avantage de faire entièrement tomber dans nos familles l’usage des sermonnaires ariens qui l’avaient précédé depuis cinquante années. La prédication de M. Cellérier a donc été un immense bienfait dans cette Genève qu’il aimait tant. Elle y est venue au jour convenable, suscitée de Celui qui tient nos temps dans sa puissante main. Elle y a réveillé le goût de la piété et le respect des Écritures ; elle y a redressé les âmes vers les choses d’En Haut ; elle y a fait désirer l’ancienne foil. »

lArchives du Christianisme, 22 juin et 13 juillet 1844.

Voici encore ce que Diodati dit de lui : « L’accord d’une considération unanime se ralliait autour de celui qui, pendant les jours de l’occupation française, fut dans le pays le représentant le plus éminent de l’Évangile. Il devint le centre de tout le mouvement religieux de cette époque. Les esprits furent ramenés à la pensée évangélique par la prédication de sa vie non moins que par celle de sa parole. Les préventions tombèrent : on aima l’Évangile dans celui qui savait, dans ses discours, le rendre si aimable ; on le crut sur l’exemple de celui dont les vertus rendaient un aussi éclatant témoignage à la puissance de la foi. Ce ministère fut comme une transition ménagée par une vue providentielle entre un état de tiédeur générale et un état religieux plus prononcé, dont il avait préparé l’accueil et réalisé déjà les prémicesm. »

m – Diodati, Notice biographique sur Cellérier. Paris, 1845.

Guers raconte que. au commencement du Réveil, comme lui-même fréquentait le troupeau morave, son père, inquiet de ces relations, en avait écrit à Cellérier pour lui demander son avis à ce sujet. Le pasteur de Satigny lui répondit que les Moraves étaient d’excellents chrétiens et que les rapports du jeune étudiant avec eux ne pouvaient avoir sur lui qu’une bonne influence. Guers ajoute que, plus tard, rien ne fut plus touchant comme de voir chaque dimanche le vénérable vieillard venir s’asseoir, au milieu des petits, dans la chapelle de l’Oratoire et écouter avec recueillement les leçons de Gaussenn.

n – Guers, op. cit., p. 21 et 22.

Voici enfin le témoignage d’un catholique, parlant d’un volume de sermons de Cellérier : « Nous nous plaisons à rendre justice à l’auteur, quoiqu’il ne soit pas de notre communion. Son style est simple, mais il a su l’élever à proportion de la grandeur et de l’importance de la matière qu’il avait à traiter. Sa morale est pure : il a écrit avec beaucoup de méthode et une grande clarté ; il se fait lire sans dégoût et même avec plaisir. Nulle trace de l’esprit de parti : il parle selon ses principes, il les appuie du mieux qu’il peut, sans déclamer contre ceux des autres Sociétés. On trouve répandus dans cet ouvrage des lumières et du sentiment, une onction et un pathétique qui le distinguent essentiellement de la plupart des écrits de ce genre, sortis de la plume de ceux qui professent la même religion que luio. »

oChronique religieuse, t. III, p. 78. Voy. article Cellérier de l’Encyclopédie des sciences religieuses. Cellérier, Revue chrétienne, juin et juillet 1887. de Montet, Dictionnaire des Genevois et des Vaudois.

Après Cellérier, il faut nommer Peschier, pasteur à Cologny et aux Eaux-Vives, savant remarquable et chrétien humble.

[Il était une véritable encyclopédie vivante de toutes les sciences, et enseignait en même temps, et avec une égale facilité, dans les trois facultés : lettres, sciences, théologie ; avec cela un tour incisif de pensée qui ne manquait pas d’ironie ; ayant pris la défense des étudiants qui avaient embrassé la doctrine orthodoxe, comme on les accusait un jour devant lui de proposer une doctrine nouvelle : « Oui, dit-il, nouvelle, comme est nouveau le jeu de l’oie renouvelé des Grecs. »]

Guers allait le voir quelquefois dans sa dernière maladie, et Peschier lui dit un jour : « Cher ami, à mesure que les feuilles des arbres tombent, les nids qu’elles cachaient apparaissent : c’est l’expérience que je fais en ce momentp. » Il parlait de sa misère spirituelle, cachée, voilée par les apparences et les luttes de la vie, et qu’il sentait plus profondément maintenant que ces « feuilles de l’arbre » tombaient. Mais sa confiance en le sacrifice du Sauveur égalait la conviction de son péché, et il attendait la fin avec paix.

p – Guers, op. cit., p. 24.

Diodati, pasteur à Avully et plus tard professeur à Genève, insistait aussi, dès le début de son ministère, sur l’amour de Jésus-Christ et sur la nécessité d’une communion vivante de l’âme avec lui

[Voy. sur Diodati trois notices publiées : l’une par M. le professeur Viguet, dans le Chrétien évangélique (1860, p. 353) ; l’autre par M. le professeur Ern. Naville, dans la Bibliothèque universelle (février 1861) ; la troisième par M. le pasteur Coulin, en tête du volume de Discours de Diodati. Voy. aussi de Montet, Dictionnaire des Genevois et des Vaudois.]

Citons enfin Duby, qui, sans être aussi préoccupé de l’importance de la doctrine que ses collègues que nous avons nommés, exerça cependant une heureuse influence sur plusieurs âmes par son zèle infatigable pour l’instruction religieuse de la jeunesse, par le sérieux avec lequel il présentait la sainteté de Dieu et les obligations de sa loi. Il contribua à amener plusieurs cœurs au sentiment du péché, et par là à la recherche du salut. Ce fut grâce à ses efforts et sous-l’influence de ce qui se passait en Angleterre que l’on fonda, en 1814, à Genève, une Société biblique.

A côté de ces pasteurs, qui représentaient au sein de la Compagnie les idées orthodoxes, il faut mentionner aussi, fait très curieux, une loge de francs-maçons, « qui prêtait alors l’asile de son mystère à la foi et aux doctrines du salut. Ses adeptes tenaient fortement au dogme de la Trinité, et leurs idées et leurs habitudes religieuses avaient une couleur de mysticisme très prononcé. Vers le commencement du siècle, ils se groupaient, paraît-il, autour d’un nommé Bourdillon, qui, après avoir joué un rôle dans les scènes de la Révolution, était arrivé à des convictions sérieuses et s’adonnait à la lecture d’écrits théosophiques. Il exerçait une très grande influence sur ceux qui l’entouraientq, » parmi lesquels il faut nommer Demellayer, Moulinié, etc.

q – De Goltz, op. cit., p. 120.

« Là, dit Guers, on s’exhortait mutuellement à suivre le Seigneur au milieu d’un monde qui le méconnaissait ; on s’édifiait les uns les autres selon la mesure de connaissance et de grâce qu’on avait reçue… ; et ceux que j’ai eu l’avantage de connaître sont, autant que j’ai pu le savoir, morts dans une humble confiance aux mérites de leur Sauveur, laissant à l’Église une nouvelle démonstration de cette vérité : que l’Éternel des armées est admirable en conseil et magnifique en moyens » (Esaïe.28.29)r.

r – Guers, op. cit., p. 26.

Nous arrivons enfin au troupeau morave, dont nous avons déjà parlé, et qui, encouragé et fortifié par Meltetal et par un autre frère, Jacques Mérillat, devait exercer sur quelques étudiants en théologie une influence si décisive.

Vers 1810, sous la direction du chantre Bost, membre de cette communauté, s’était formée la Société des Amis, dont Ami Bost et Henri-Louis Empaytaz, tous deux étudiants en théologie à cette époque, étaient les membres les plus fervents. Peu à peu se joignirent à eux quelques-uns de leurs condisciples : Gonthier, Pyt, Guers. — Mettetal et Mérillat contribuèrent beaucoup à les éclairer : « J’aime encore à me rappeler, dit Guers, de quelle manière le bon Mettetal s’y prit pour m’annoncer le salut gratuit : sans entrer dans beaucoup de raisonnements, sans user de beaucoup de paroles, il ouvrit le saint Livre et me lut, dans l’Évangile de saint Jean, ces nombreuses déclarations où Jésus atteste solennellement que celui qui croit en lui ne périra pas, mais qu’il aura la vie éternelle ; puis il me demanda, sans autre préambule, si je recevais la parole du Seigneur avec une entière soumission de foi ; ayant répondu que oui : « alors, ajouta-t-il, pourquoi douteriez-vous encore de votre salut, et n’en jouiriez-vous pas dès cette heure ? » Déjà auparavant une parole d’Ami Bost ou plutôt de l’Écriture, citée par lui, avait fait sur moi une vive impression ; fatigué de m’entendre toujours répéter les mêmes plaintes sur mon état spirituel, il m’avait dit un jour avec une brusquerie tout amicale : « Ah ! tu es sous la Loi, tu n’es pas sous la Grâce ! » C’était, comme il le remarque lui-même dans ses Mémoires, « un abrégé un peu rude de l’Epître aux Galates. » Mais cet abrégé n’en fut pas moins béni pour mon âmes. »

s – Guers, op. cit., p. 41.

La piété profonde des Moraves, leur communion fraternelle, leur foi si vraie, exposée dans leur Psalmodie, leurs assemblées intimes, tout cela était fait pour produire sur ces jeunes gens une impression toute différente de celle qu’ils ressentaient aux cultes froids et aux prédications la plupart du temps purement morales de l’Église nationale.

Bost raconte, par exemple, dans ses Mémoires, une touchante coutume des Frères : « Le vendredi saint, dans l’assemblée du soir, au moment où se lisent ces paroles : « Et ayant baissé la tête, Jésus rendit l’esprit, » le lecteur ne manque jamais de s’arrêter : toute l’église tombe à genoux, il n’y a plus de paroles, il n’y a que des larmes… Et la scène est tellement émouvante qu’en écrivant ces lignes je suis repris par cet attendrissement. » Evidemment Bost ajoute avec raison : « Ce dernier fait lui-même montre que si cette émotion peut avoir son côté vraiment religieux, elle a aussi son côté simplement contagieux, simplement physique : je réfléchissais qu’il était assez singulier qu’on pût ainsi pleurer à jour fixe ; je m’aperçus que ma conduite n’était pas toujours sainte à proportion de l’attendrissement que j’avais éprouvé, et je compris bientôt qu’il ne faut pas prendre des émotions de ce genre pour mesure de sa piétét. »

tMémoires, I, p. 21.

Mais, à ce moment-là, ces émotions extérieures n’étaient pas pour déplaire à ces âmes tourmentées. Il est difficile de se représenter l’état du cœur de ces étudiants : la foi de quelques-uns était si confuse et si hésitante qu’ils penchaient vers le catholicisme. « Le socinianisme, dit Bost, est un système si bâtard, si terre à terre, si faux, si ennemi de tout sentiment élevé, et d’un autre côté la religion de Rome offre un système si complexe et si élastique, à côté de son idolâtrie elle admet si bien la foi à un Sauveur, et elle proclame tellement la doctrine de la croix, que faute de mieux, et en présence de l’incrédulité générale, nous nous sentions portés vers elle. Nous allions très souvent à Saint-Germain, seule église romaine qu’il y eût dans Genève ; nous aimions le parfum de l’encens, qui me rappelait à moi Neuwied (où Bost avait passé quatre ans), parce que les frères moraves, sans avoir d’autel, ni même de chaire dans leurs salles d’assemblées, y brûlent de l’encens en certains jours de fête ; bref, toute la poésie de cette communion, d’ailleurs couverte du sang des chrétiens protestants, nous éblouissait, et nous passâmes plusieurs années combattus entre l’attrait que cette église exerçait sur nous par son élément chrétien et la juste aversion qu’elle nous inspirait par son élément idolâtreu. » C’étaient surtout Bost et Empaytaz qui étaient ainsi ballottés à tout vent de doctrine. Bost finit par n’y plus penser, mais Empaytaz, qui ne semble pas avoir été une nature très équilibrée, y revenait souvent dans sa conversation, même plusieurs années après sa conversion. Un jour, Bost, impatienté de ses gémissements continuels, lui dit : « Eh bien, fais-toi catholique, et que ce soit fini ! » Il lui répondit qu’il l’effrayait en lui donnant cette liberté, et dès lors ils n’en parlèrent plusv.

uMémoires, I, p. 34.

vMémoires, I, p. 34.

Plus sain était pour eux le milieu de la Société des Amis. Cette société avait été plutôt le résultat d’un besoin confus que d’un désir bien défini : « Le motif qui nous rassemble, disait le règlement des jeunes gens qui l’avaient fondée, est celui de nous encourager mutuellement à persister et à croître dans l’amour de Dieu et du Sauveur, à vivre comme nous voudrions l’avoir fait à l’heure de la mort, etc… » Plus loin il est dit que « comme les plaisirs mondains sont contraires à l’esprit du christianisme, la Société ne reçoit au nombre de ses membres que ceux qui renoncent à la danse, aux spectacles, etc. »

Guers et Empaytaz fondèrent une Ecole du dimanche et se rapprochèrent de plus en plus des Moraves. Ils entretenaient avec Mettetal une correspondance suivie, et une de ces lettres nous donne des détails sur une fête de Noël qu’ils avaient célébrée joyeusement en commun, avec des prières et des cantiques, et tout à fait suivant les coutumes moravesw.

w – De Goltz, op. cit., p. 126-127.

Au point de vue de leur activité extérieure, ces jeunes gens commençaient à porter le fruit des impressions reçues. C’est ainsi qu’en 1812, à l’occasion d’un sermon de Moulinié, quelques-uns d’entre eux se sentirent poussés à « secourir les pauvres et les affligés par tous les moyens que le Seigneur mettrait à leur dispositionx. »

x – Guers, op. cit., p. 43.

Mais l’heure des difficultés ne devait pas tarder à sonner. Bien que les Amis eussent mis le plus grand soin à éviter tout ce qui aurait pu donner à leur société les allures d’une secte, la Compagnie des pasteurs n’en considérait pas moins ce mouvement du plus mauvais œil. Déjà, le 13 décembre 1810, le Consistoire avait nommé une commission qui fut spécialement chargée de faire des assemblées des Amis, et tout particulièrement des étudiants en théologie, l’objet de son attention la plus vigilante. Les réunions bibliques chez Moulinié excitèrent aussi le déplaisir de la Compagnie qui y vit, non sans quelque raison, une accusation tacite contre son enseignement académique. Enfin, la participation de quelques étudiants aux assemblées moraves provoqua un blâme des pasteurs ; en vain Bost leur demanda-t-il de venir eux-mêmes dans ces assemblées et de se convaincre qu’elles n’avaient aucune tendance sectaire : quelques-uns d’entre eux, s’y étant hasardés, furent si effrayés des doctrines qu’ils y entendirent professer sur l’état de péché de l’homme, sur la divinité de Jésus-Christ, sur la souveraineté de la grâce et sur la justification par la foi, qu’ils ne voulurent plus y retourner.

Alors, voyant que Guers et Empaytaz fréquentaient plus que jamais les cultes moraves, la Compagnie leur déclara qu’ils ne sauraient être admis au ministère s’ils ne renonçaient pas à ces réunions, et la menace fut si positive que Moulinié lui-même conseilla à Empaytaz de s’abstenir, jusqu’à sa consécration, d’y prendre part.

C’est à peu près à cette époque qu’arriva à Genève la baronne de Krüdener, femme très exaltée, qui eut plus tard des visions, qui, pour le moment, avait à racheter une vie plus brillante que rangée, et s’était jetée, avec une véritable fièvre, dans la dévotion la plus surexcitée. Elle se mit en rapports avec la communauté morave, fit une impression profonde sur Empaytaz, qui commença, sans se mettre en peine des menaces de la Compagnie, à présider chez lui des assemblées dont sa protectrice était l’âme et le centre. Mme de Krüdener ne resta que deux mois à Genève : elle fortifia peut-être chez les Amis les sentiments et les désirs pieux qu’ils éprouvaient déjà. Hors de cette société spéciale, le public la considéra comme décidément folle, et sa présence dans le cercle des Amis ne fit que renforcer les préjugés que ceux-ci avaient déjà vus s’éveiller contre eux.

[Voy. Vie de Mme de Krüdener, par Ch. Eynard. Paris, 1849,
2 vol. Sternberg, Leben der Frau von Krüdener. Leipzig, 1856.
Sainte-Beuve, Portraits de femmes et Derniers portraits. P. Lacroix,
Mme de Krüdener, ses lettres et ses ouvrages inédits, dans la Revue contemporaine du 15 septembre 1859. Grégoire, Histoire des sectes religieuses. Paris, 1828, t. II, p. 64-72.]

Empaytaz continua, après le départ de la baronne, à diriger les assemblées qui étaient régulièrement suivies par quelques jeunes théologiens. Le Consistoire se décida alors à intervenir. Le 19 octobre, un membre de la Compagnie se transporta chez Empaytaz pour l’interroger, soit sur sa doctrine, soit à l’égard des assemblées. Empaytaz fut invité à se présenter devant la Compagnie ; il comparut le 29 octobre, et comme on lui demandait des explications sur sa doctrine, il répondit par des passages de la Bible ; on lui reprocha de lire des écrits mystiques, il répliqua que Paul avait ordonné d’éprouver toutes choses et de retenir ce qui est bon. Demellayer et Moulinié prirent sa défense, mais la Compagnie lui donna simplement quinze jours pour se décider, soit à renoncer aux assemblées, soit à laisser là les études théologiques. Empaytaz se soumit et n’abandonna pas ses études. D’ailleurs, sa soumission ne fut pas de longue durée.

Le 24 décembre, le Consistoire publia un règlement portant que tout étudiant en théologie qui, contre la volonté de la Compagnie, continuerait à fréquenter des assemblées particulières, ne pourrait être admis à la consécration. En même temps on ajouta, au serment d’office des candidats au saint ministère, la clause suivante : « Vous promettez de vous abstenir de tout esprit de secte, d’éviter tout ce qui pourrait faire naître quelque schisme et rompre l’union de l’Églisey. »

y – De Goltz, op. cit., p. 138.

Malgré ces décisions de la Compagnie, et contre ses propres engagements, Empaytaz, toujours inquiet, remuant, recommença à présider des assemblées ; la Compagnie le cita donc à comparaître le 3 juin 1814 et lui déclara que, par sa désobéissance au règlement du Consistoire, il s’était lui-même fermé l’entrée à tout office ecclésiastique ; qu’en conséquence, il lui était interdit de monter dorénavant dans les chaires.

Il quitta alors Genève, et alla se réfugier auprès de Mme de Krüdener. Ils visitèrent ensemble Oberlin, se rendirent en Suisse, dans le sud de l’Allemagne ; à l’occasion d’une visite à Paris, ils eurent avec l’empereur de Russie un entretien qui fut ensuite l’origine de la Sainte-Alliance. Le fanatisme et l’exaltation de Mme de Krüdener augmentèrent ; l’autorité fut obligée d’agir ; Empaytaz se sépara de la baronne et revint à Genève. Pendant son absence, les assemblées qu’il avait dirigées tombèrent en de mauvaises mains et dégénérèrent tout à fait.

En 1815, se place un petit fait qui dénote où en étaient les intentions de la Compagnie vis-à-vis des étudiants qui manifestaient des sentiments de piété. Bost, Gaussen et quelques autres avaient été consacrés le 10 mars 1814 ; en 1815 ils furent chargés, selon l’usage, des prières publiques qui, depuis 1703, avaient pris la place des sermons de la semaine. Gaussen, dans son zèle, se mit à ajouter, après la lecture de la Bible et à la place des Réflexions d’Ostervald qui étaient lues depuis 1743, des méditations qu’il préparait d’avance avec soin. Le talent du jeune prédicateur réunit bientôt jusqu’à deux cents personnes pour ces services qui, lorsqu’ils lui avaient été confiés, étaient presque entièrement délaissés. Aussitôt la Compagnie, effrayée de cette « nouveauté, » lui enjoignit de se borner strictement à la lecture des Réflexions d’Ostervald. — Rien ne peut prouver plus clairement jusqu’à quel point le formalisme ecclésiastique était alors décidé à s’opposer aux tentatives les plus simples des orthodoxes, et à étouffer dans son germe toute cette jeune vie évangélique.

Mais, si à Genève même les encouragements Leur manquaient, ils recevaient de l’étranger de précieux témoignages et d’affectueux conseils. Tandis que Guers et Gonthier croissaient dans la piété, ils comprenaient toujours davantage la solennelle importance du ministère ; Gonthier surtout, qui était presque à la fin de ses études, hésitait à en accepter la redoutable responsabilité. Ils écrivirent alors à Lissignol, pasteur à Montpellier, qui était originaire de Genève, et qui, deux ans auparavant, avait visité sa ville natale et y avait annoncé fidèlement l’Évangile.

Voici quelques passages de la lettre que Lissignol leur adressa : « Les raisons mêmes qui vous font hésiter dans le parti que vous devez prendre me paraissent un puissant motif de vous abandonner avec une entière confiance à ce grand pasteur des brebis qui a déjà commencé son œuvre en vous, et qui l’achèvera indubitablement, si vous consentez à recevoir la continuation de ses grâces. Le premier pas à faire pour aller à Jésus est celui que vous avez fait, je veux dire la conviction de votre indignité, conviction qui se fortifie de tout ce que vous m’exposez, de votre sécheresse, de votre insensibilité de cœur, du sentiment de votre insuffisance pour l’œuvre importante du ministère, etc., etc. Mais vous savez qu’une pareille conviction ne vient pas de l’homme ; elle froisse trop son orgueil, elle est trop opposée à l’opinion avantageuse qu’il se plaît à conserver de lui-même, pour qu’elle trouve un facile accès dans son âme ; il faut qu’une lumière, qui ne dépend pas de lui, soit introduite dans cette âme obscurcie de ténèbres pour lui découvrir ses nombreuses défectuosités ; et l’Écriture déclare que c’est l’Esprit de Dieu qui nous la donne ; plus cette lumière augmente, plus elle nous inspire de défiance de nous-mêmes, plus elle nous découvre ce que nous devrions être et ce que nous ne sommes pas.

Et c’est ici que le disciple de Jésus-Christ a besoin plus que jamais de se jeter dans les bras de son Sauveur, pour qu’il le soutienne ; car Satan s’évertue alors à faire naître en nous mille doutes, mille scrupules pour nous séparer du Maître qui nous appelle : vous offrez vous-mêmes un exemple de l’état d’incertitude et d’angoisse où il peut nous réduire par ses fallaces insignes, comme s’exprime Calvin : il veut vous faire méconnaître ce que vous avez déjà reçu du Seigneur ; il se sert de vos progrès même pour vous ébranler ; il vous insinue que vous ne sauriez jamais, pauvres et misérables que vous êtes, servir utilement un Maître qui exige tant de qualités dans les ouvriers qu’il envoie pour travailler à sa vigne ; il vous inspire des doutes injurieux sur les promesses que notre Père céleste nous a faites en Jésus-Christ ; il grossit les difficultés qui accompagnent le sacerdoce évangélique et ne néglige rien pour vous en détourner. A Dieu ne plaise que me laissant surprendre par une ruse non moins dangereuse de cet ennemi de notre salut, je veuille ouvrir le sanctuaire à quiconque se présente pour y porter l’encensoir d’or, de peur qu’il ne tombe en des mains sacrilèges ! mais quand je vois de jeunes candidats au saint ministère craindre de s’y engager, par cela seul que la connaissance de leur misère leur persuade que le Seigneur ne les y a peut-être pas appelés, je leur crie de toute ma force : « Entrez, chers frères, entrez, etc., etc.z »

z – Guers, op. cit., p. 66 et 67.

Ces chrétiennes et chaleureuses exhortations fortifièrent Guers, mais ne purent vaincre les scrupules de Gonthier qui se décida finalement à quitter J’auditoire de théologie. Nous aurons l’occasion de le retrouver plus tard et de le voir se consacrer à un ministère dont il saura désormais où trouver la force et la joie.

A cette influence extérieure du pasteur Lissignol, il faut joindre aussi celle d’un instituteur, Nicolas Coulin, qui avait été amené à la foi par le pasteur Gachon, de Saint-Hippolyte (Gard), et qui, revenu à Genève, s’était joint aux Moraves. Bost et Guers parlent à maintes reprises de sa piété et de son amour des âmesa.

a – Bost, Mémoires, I, p. 22. Guers, op. cit., p. 71, p. 249 et ailleurs.

Remarquons que jusqu’à présent et pendant ces premières années du Réveil, de 1810 à 1816, aucune influence étrangère n’a agi sur ce mouvement : Lissignol et Coulin étaient eux-mêmes genevois ; d’autre part nous voyons qu’en 1816 ce développement spirituel était déjà passablement avancé ; les doctrines constitutives de salut avaient été remises en lumière ; le travail intérieur devait s’achever de lui-même. C’est donc une erreur de soutenir, comme on le fait souvent, que le Réveil est dû à une influence écossaise ou anglaise. C’est chez les moraves qu’il faut chercher sa vraie source ; les prédications fidèles, la Société des Amis, les réunions des frères, les relations avec Mettetal et Mérillat ont peu à peu amené les étudiants des ténèbres à la lumière. Quand les chrétiens étrangers arrivèrent à Genève, non seulement le terrain était ensemencé, mais la moisson commençait à germer.

Au commencement de 1816, un industriel anglais, Wilcox, appartenant à l’école méthodiste de Whitefield vint s’établir à Genève où il passa toute cette année. Gonthier, Pyt, Guers, Bost firent sa connaissance et se groupèrent autour de lui : « Wilcox leur expliquait les Écritures, insistant principalement sur l’amour éternel et les compassions infinies de Dieu et sur la certitude et l’immuable fermeté du salut opéré par Jésus-Christ : c’était ce côté de l’Évangile qui le préoccupait habituellement. Il mettait moins de soins à faire l’application individuelle de ces vérités en montrant que la grâce de Dieu s’exerce envers les plus grands pécheurs dès que ceux-ci ont recours à lui par Jésus-Christ. Aussi les Amis, bien qu’ils retirassent un profit réel de ses conversations, ne furent pas encore conduits par là à la paix parfaite du cœur, ni à une clarté absolue dans les convictionsb. »

b – De Goltz, op. cit., p. 136.

Tout autre fut l’influence de Robert Haldane. C’était un ancien officier de la marine anglaise, qui avait abandonné sa carrière pour se vouer avec son frère James à l’évangélisation.

Il faisait, en 1816, un voyage de mission dans les pays de langue française, et après un premier séjour à Genève et une courte excursion en Suisse, il traversait encore la ville de Calvin, ne croyant pas qu’il y eût là une œuvre réelle à accomplir et se préparant à la quitter définitivement. Un incident purement fortuit amena un changement dans ses projets. Le jour même du départ, il devait, sur l’offre du pasteur Moulinié, aller avec sa femme voir, à une petite distance de la ville, une carte en relief des montagnes. « Le matin, dit-il, nous recevons de M. Moulinié un billet pour nous dire qu’ayant souffert d’un violent mal de tête pendant la nuit, il ne pouvait venir lui-même, mais qu’il nous envoyait à sa place un jeune étudiant en théologie. La continuation de mon séjour à Genève dépendit de cette circonstance. Chemin faisant, j’entre en conversation avec l’étudiant ; je le trouve très ignorant, mais dans une disposition d’esprit qui annonçait le désir d’être instruit. Il retourne avec moi à l’hôtel et ne se retire que très tard. Le lendemain, il revient avec un de ses condisciples, plongé dans les mêmes ténèbres ; je leur demandai raison de leur espérance et du fondement de leur foi. S’ils avaient été instruits dans les écoles de Socrate ou de Platon, sans avoir jamais reçu d’autres leçons que les leurs, ils auraient pu difficilement manifester une plus grande ignorance des doctrines de l’Évangile. De fait, ils connaissaient beaucoup mieux les opinions des philosophes païens que les doctrines du Sauveur et de ses apôtres. Jamais leurs études n’avaient eu pour but la Bible et son contenu. Après que nous eûmes conversé ensemble un certain temps, ils demeurèrent convaincus qu’ils ne comprenaient rien aux Écritures ni à la voie du salut, et se montrèrent désireux de recevoir instruction et d’être éclairés. Mon départ de Genève fut donc ajournéc. »

cRobert et James Haldane, traduit de l’anglais par Ed. Petit-pierre. Lausanne, 1859, 2 vol., t. II, p. 10.

Haldane croyait n’y avoir rien à faire ; l’œuvre, au contraire, était immense. Nous le voyons par le récit d’un étudiant, Frédéric Monod : « Lorsque cet homme béni, dit-il, que j’appelle, après Dieu, avec un cœur plein d’amour et de reconnaissance, mon père spirituel, parce qu’il m’a engendré en Christ par l’Évangile ; lorsque, dis-je, cet homme béni vint à Genève, toutes les circonstances semblaient opposées à sa mission de foi et d’amour. Le champ religieux dans lequel il entrait était couvert d’épines et de chardons… Quant à nous, jeunes étudiants, nous, étions pour la plupart légers, remplis de pensées mondaines et plongés dans les jouissances terrestres. Quoique étudiants en théologie, la vraie théologie était une des choses que nous connaissions le moins ; la sainte Parole de Dieu était pour nous une terre inconnue, terra ignotad. »

d – De Goltz, op. cit., p. 144.

Le 6 février 1817, Haldane commença l’exposition de l’Epître aux Romains, et comme il n’était pas assez maître de la langue française, un des étudiants lui servait d’interprète. Ce furent d’abord huit étudiants qui prirent part à ces réunions ; mais ce que ceux-ci en racontèrent éveilla chez leurs amis un désir si vif d’y participer aussi, que l’on pressa Haldane de recommencer ses leçons. Il le fit, et, dès lors, il continua à parler régulièrement devant vingt ou trente étudiants, c’est-à-dire devant presque tout l’auditoire de théologie. Il avait environ cinquante ans : il portait encore la perruque et les cheveux poudrés. Frédéric Monod croit que, sans ce qu’il y avait de frappant et de vénérable dans sa première apparition et dans son langage étranger, il n’aurait peut-être pas excité à un si haut degré l’attention et l’intérêt d’une jeunesse légèree. Il borne cependant cette remarque à l’impression du premier moment, car c’était par d’autres moyens qu’Haldane agissait sur ses auditeurs.

e – De Goltz, op. cit., p. 144.

Nous empruntons encore à Monod le tableau des soirées qu’ils passaient auprès de lui : « Ce qui me frappa beaucoup, dit-il, et nous frappa tous, ce fut sa manière solennelle de procéder. Il était évident qu’il s’occupait sérieusement de nos âmes et des âmes de ceux qui pourraient être placés sous nos soins pastoraux. De tels sentiments nous paraissaient à tous bien nouveaux, ainsi que la débonnaireté, la patience à toute épreuve avec laquelle il prêtait l’oreille à nos sophismes, à nos ignorantes objections, aux essais que nous faisions de l’embarrasser par des difficultés de notre invention, et ses réponses à tout et à nous tous. Mais ce qui m’étonna et me fit réfléchir plus que toute autre chose, ce fut sa connaissance pratique de l’Écriture, sa foi implicite à la divine autorité de cette parole, dont nos professeurs étaient presque aussi ignorants que nous, et qu’ils citaient bien moins pour en référer à la source unique et infaillible de la vérité religieuse, que pour relever leurs propres enseignements. Nous n’avions jamais rien vu de semblable. Maintenant encore, après un si grand nombre d’années, je me représente cet homme de haute taille, plein de dignité, environné d’étudiants, sa Bible anglaise à la main, maniant la seule arme de la Parole, qui est l’épée de l’esprit, réfutant chaque objection, écartant chaque difficulté, répondant promptement à toutes les questions par des citations variées, au moyen desquelles il abordait et éclaircissait convenablement ces objections, ces difficultés et ces questions, et concluait bientôt d’une manière pleinement satisfaisante. Il ne perdait jamais son temps à argumenter contre nos prétendus raisonnements : il montrait immédiatement la Bible avec son doigt, ajoutant ces simples paroles : « Regarde ici ; comment lis-tu ? Cela est écrit ici avec le doigt de Dieu. » Il était, dans le sens parfait de ce mot, une concordance vivante.

Les premières réunions nous préparèrent à écouter, avec une plus grande confiance, les enseignements plus didactiques qu’il commença bientôt, en nous expliquant l’Epître aux Romains, que plusieurs d’entre nous n’avaient probablement jamais lue, et qu’aucun ne connaissait. En suivant régulièrement cette épître, il eut l’occasion de nous mettre sous les yeux un corps complet de théologie et de morale chrétienne. Cet enseignement, par la bénédiction de Dieu qui s’y fit puissamment sentir, atteignit la conscience et le cœur de plusieurs de ses auditeurs qui, comme moi, font remonter à ce vénérable et fidèle serviteur de Dieu leur première connaissance de la voie du salut et de l’Évangile de véritéf. J’envisage comme l’un des plus grands privilèges de ma vie, maintenant avancée, d’avoir été son interprète presque durant tout le temps qu’il expliqua cette épître, étant presque le seul qui connût assez bien l’anglais pour être honoré de cet emploi… Le nom de Robert Haldane est inséparablement lié à l’aurore du réveil de l’Évangile en France et en Suisseg.

f – Cette remarque de Frédéric Monod n’infirme pas ce que nous avons dit, pages 39 et 40, sur l’influence étrangère dans l’œuvre du Réveil : Monod et ceux auxquels il fait allusion auraient probablement été amenés à la vérité sans l’intervention de Haldane, comme Guers, Pyt, Gonthier, Bost, etc.

g – De Goltz, op. cit., p. 145 et 146.

Ces relations avec Haldane achevèrent l’œuvre commencée chez Gaussen, Malan, Pyt, Guers, et leurs amis, parmi lesquels César Bonifas, qui devait être pasteur à Grenoble, puis professeur à Montauban : leur conscience trouva la paix et leur pensée, introduite enfin dans le point central de l’Évangile, vit de là tous ses détails lui apparaître sous un jour entièrement nouveau.

Les séances d’études bibliques durèrent pendant tout l’hiver de 1817 et jusqu’aux grandes vacances de l’été. Seuls, les étudiants y prenaient part. Malan et Gaussen, déjà consacrés, se contentaient de faire à Haldane des visites particulières et ils reçurent de lui, dans de longs entretiens, les mêmes impressions qui avaient été produites chez les étudiants dans leurs séances régulières. Bien qu’ils fussent arrivés auparavant à des convictions orthodoxes, c’est de cette époque que l’un et l’autre datent leur véritable conversion. Il faut citer également Gonthier qui trouva, dans les explications d’Haldane et sous son influence, la paix définitive de son âme et l’assurance complète de son salut.

Haldane et sa femme eurent aussi, pendant leur séjour à Genève, des rapports fréquents avec plusieurs personnes de la ville, et ils cherchèrent là encore à répandre la bonne semence de la Parole divine.

Les assemblées des Amis, un peu affaiblies par le départ de Wilcox, reçurent un nouvel élan, elles furent plus visitées ; elles devinrent même si nombreuses, que les membres commencèrent à s’en effrayer. Quelques visionnaires s’y étant alors introduits, on décida que l’on soumettrait à un examen préalable tous ceux qui voudraient y prendre part, et on s’engagea en même temps à taire ce qui s’y diraith.

h – De Goltz, op. cit., p. 149. Guers, op. cit., p. 87 et 88.

En 1819, l’opposition de la Compagnie amena la dissolution de la Société.

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