Le Réveil dans l’Église Réformée

1.2.3 L’Église Nationale.

Les pasteurs évangéliques. — Coulin. — Diodati. — Duby. — Barde. — Influence religieuse et intellectuelle de Cellérier — Nomination de Chastel. — Luttes avec le catholicisme et le pouvoir civil. — Le Jubilé de 1835. — L’affaire du Jeûne fédéral. — La Constituante de 1842. — La Révolution de 1846. — Réorganisation de l’Église nationale.

Nous avons eu l’occasion de remarquer que le premier Réveil n’avait pas été sans influence sur l’Église nationale de Genève. Elle s’était, pour ainsi dire, réchauffée elle-même, dans l’ardeur de la lutte qu’elle soutenait contre le « méthodisme. » Elle avait secoué décidément sa torpeur et s’occupait, à sa manière, des questions vitales qui étaient en jeu.

La seconde partie de ce grand mouvement, la création et l’activité de la Société évangélique, devait exercer sur l’Église officielle une action analogue, d’autant plus profonde encore que cette seconde période du Réveil était elle-même plus brillante que la première.

Même après la démission de Gaussen, la retraite de Cellérier et de Moulinié, et la mort de Peschier, l’orthodoxie n’était pas sans représentants dans l’Église nationale. Diodati et Coulin étaient franchement évangéliques. La Compagnie, pour manifester sa largeur, donna aussi des places à deux autres pasteurs de cette tendance, Duby et Barde. Ce dernier ne tarda pas à se signaler par son activité : il contribua grandement à l’édification de plusieurs et, tout particulièrement, à l’avancement spirituel de la jeunesse.

La Société des missions fut également un moyen de propager les idées évangéliques : les visites des missionnaires édifiaient puissamment le troupeau, réveillaient l’intérêt pour cette œuvre et atténuaient aussi les préjugés qui pouvaient exister dans la masse de la population contre une doctrine positivement chrétienne.

Aux attaques du Protestant de Genève, les orthodoxes répondirent par la Gazette évangélique.

A la publication du cours de Chenevière, Hævernick et Steiger opposèrent leurs Mélanges de théologie réformée.

Mais les polémiques ne peuvent pas s’éterniser. Au bout de quelques mois, les Mélanges cessèrent de paraître ; la rédaction de la Gazette évangélique fut transportée dans le canton de Vaud. Du reste, la Société évangélique n’avait entendu patronner ni l’une ni l’autre de ces publications.

De son côté, le Protestant commença à modérer ses attaques. Tout en demeurant fidèle à son programme, qui était de s’opposer de toute façon aux progrès du méthodisme, il se plaça à un point de vue plus élevé et s’efforça de donner à ses lecteurs quelque chose de positif en fait de nourriture intellectuelle. Ceux de ses articles qui présentaient le plus de profondeur de pensée étaient dus au professeur Cellérier. Comme le but en était de satisfaire les besoins religieux qui se réveillaient de toutes parts, on y avouait que le dix-huitième siècle avait eu un caractère religieux trop étroit, trop peu vivant, trop objectif : à cette heure, disait-on, il s’agissait de relever ce côté subjectif de la religion qui a son siège dans la conscience individuelle, et de faire voir ce qu’elle est réellement, une communion intime et vivante de l’âme avec Dieu.

A l’Académie, ce mouvement se précisait encore davantage. En 1842, Diodati devenait professeur d’homilétique et d’apologétique, et exerçait sur les étudiants une influence bienfaisante qui entourait son nom d’une profonde et reconnaissante vénération.

Cellérier, à l’entrée de chaque année scolaire, publiait des Adresses à ses élèves, sur les divers devoirs de la vocation ecclésiastique, exposés avec une remarquable élévation de sentiments. Les mots de péché, de grâce, de pardon, regardés, lors du premier Réveil, comme des nouveautés dangereuses, revenaient couramment sous la plume du professeur : « Le pardon des péchés, disait-il en 1831, tel est le fait fondamental de l’œuvre de Christ, le caractère essentiel de sa révélation. Qu’en résulte-t-il pour le serviteur de Jésus-Christ ? Que les idées du péché et du pardon devront faire aussi la base de son christianisme, et tenir la première place dans son enseignement. Sans cela, ses discours resteraient étrangers au premier besoin des hommes et au premier but du Sauveura. »

a – J.-E. Cellérier, Qu’est-ce qu’un serviteur de Jésus-Christ ? etc. Genève, 1832, p. 84 ; cité par de Goltz, p. 419.

Une seconde pensée, sur laquelle Cellérier insistait avec force, était celle de la nécessité d’un renouvellement religieux qui devait commencer par le clergé lui-même. Il ne se cachait pas que c’était là une des principales forces du « méthodisme. » « Ces frères aveugles, disait-il, ont du dévouement, parce que leur foi est inébranlable et que leur position leur en fait une loi. Or, ne vous y trompez pas : là principalement est leur puissance. Sachez la leur emprunter. Quand vous aurez des Églises à conduire, sachez comme eux vous multiplier, être prêts à tout, et ne reculer jamais devant une fonction ou un devoir… A l’œuvre donc ! On fait de la mauvaise théologie ? Faites-en de la meilleure. On répand la Bible sans discernement ? Faites-la bien lire. On la tord ? Expliquez-la. On l’oppose à la raison ? Montrez leur accord ! …b. »

bld., ibid., p. 70 (de Goltz, p. 420).

A côté de cet élan religieux que Cellérier s’efforçait d’imprimer à la Faculté, il faut remarquer aussi qu’il donnait un nouvel essor à la vie scientifique. Il faisait connaître la critique moderne allemande. Il publiait une introduction à l’Ancien Testament et une au Nouveau ; l’une et l’autre étaient inspirées par les travaux d’Eichhorn, d’Hengstenberg, de Sack, de de Wette, de Bleek. Leur tendance était celle de Hengstenberg et de Sack, avec quelques concessions à la critique négative, mais insignifiantes et ne portant que sur des points de détail. En 1837, il faisait paraître un ouvrage sur l’Esprit de la législation mosaïque, tiré du livre de Michaëlis sur le droit mosaïquec.

c – Voy. : J.-E. Cellérier, Revue chrétienne, mai et juin 1888 ; Chrétien évangélique, 1862 ; de Montet, Dictionnaire des Genevois et des Vaudois.

Tout’autre allait être l’enseignement de Chastel, nommé en 1840 à la chaire d’histoire ecclésiastique, de préférence à Diodati, qui s’était aussi présenté. Le nouveau professeur abandonnait entièrement le supranaturalisme auquel on était jusque-là demeuré strictement attaché. Il apportait à Genève l’influence des idées radicales de la théologie allemande sur l’inspiration des Écritures, le miracle, etc. Ce fut pour s’opposer à ce nouveau courant d’idées libérales que Gaussen publia la Théopneustie.

En même temps que la Compagnie donnait tous ses soins à son propre développement, elle avait à lutter extérieurement contre deux ennemis qui menaçaient sa prépondérance et son autorité séculaire dans Genève, nous voulons dire le catholicisme et le pouvoir civil.

En 1834, on lui avait enlevé la direction supérieure de l’instruction publique pour la remettre aux mains d’un sénat académique : on ne lui avait laissé que la direction de la Faculté de théologie et celle de l’instruction religieuse dans le Collège.

De son côté, le catholicisme avait fait, pendant les dernières années, des progrès inquiétants. La proportion des catholiques à l’égard des protestants était dans le canton, par suite de nombreuses immigrations, comme 11 est à 16 ; dans la ville on en comptait six mille, et ils formaient presque un quart des citoyens. Le chef du parti était l’énergique curé Vuarin.

La Compagnie résolut alors de donner une importance toute spéciale au Jubilé de la Réformation, en 1835. Cette démonstration protestante devait être dirigée de trois côtés : contre les empiétements du gouvernement civil, contre l’étroitesse dogmatique des dissidents, contre les progrès du catholicisme.

L’activité la plus grande fut déployée pour parvenir à ce triple résultat : des comités se formèrent pour l’organisation matérielle de la fête ; on étudia des chants spéciaux ; on fit frapper une médaille commémorative sur laquelle se voyait la Bible, éclairée par la foi et la raison, etc.

La fête fut très brillante : elle dura quatre à cinq jours, et l’Église la célébra par des discours solennels et par de nombreux sermons, tandis que dans la société toutes les classes s’y associèrent à l’envi. La Compagnie parut avoir pleinement atteint son but et ressaisi sa puissance.

En réalité, quels furent les résultats du Jubilé ?

Au point de vue des relations entre catholiques et protestants, des polémiques ardentes furent engagées, auxquelles les orthodoxes eux-mêmes se mêlèrent, Malan entre autres, et qui ouvrirent une ère de luttes de vingt années.

En 1843, fut fondée l’Union protestante, société secrète destinée à défendre le protestantisme, que l’on considérait comme formant le caractère national de Genève, contre les attaques et les empiétements des catholiques.

Ceux-ci répondirent à cette création par une démonstration qui surexcita les sentiments protestants de la population genevoise. A l’occasion des funérailles du curé Vuarin, une multitude de prêtres accourus de France, de Suisse et de Savoie, vint faire honneur à son convoi.

Au point de vue de la guerre au « méthodisme, » le Jubilé de 1835 revêtit une signification directement hostile au Réveil. Diodati prêcha bien dans un sens évangélique ; mais le libre examen n’en fut pas moins proclamé, avec une pompe extraordinaire, comme le grand principe de la Réforme et comme l’essence du protestantisme lui-même.

On publia la nouvelle version de la Bible, dans laquelle, par exemple, le texte Jean 1.1 : « Et la Parole était Dieu, » était accompagné de ce renvoi « être divin. »

On mit au concours ce fameux sujet du « Méthodisme » dont nous avons parlé à l’occasion de Malan.

Quant aux dissidents eux-mêmes, ils s’associèrent de cœur à la fête : dans leurs chapelles on fit monter vers Dieu, avec des chants simples, de ferventes prières pour la conversion du peuple de Genève et l’avancement du règne du Sauveur.

Le Jubilé porta d’ailleurs quelques fruits dignes de ce nom. Dans plusieurs familles l’attention se fixa de nouveau sur les choses religieuses ; on remarqua une plus grande assiduité dans la fréquentation du culte public, et le réveil du sentiment confessionnel amena le clergé à redoubler d’activité dans l’accomplissement des devoirs de sa charge.

Mais toute cette surexcitation devait provoquer et entretenir un sourd mécontentement contre le gouvernement. Le pouvoir civil, en effet, était obligé, dans l’intérieur du canton, de tenir la balance égale entre les deux partis, mais, dans sa politique fédérale, il se vit amené, dans l’intérêt de la défense des principes conservateurs, à se mettre en avant pour le maintien des institutions catholiques.

Le conflit éclata en 1837, à l’occasion du jeûne fédéral. La diète avait fixé en 1832 ce jeûne à un dimanche du mois de septembre pour toute la Suisse. Le jeûne genevois se célébrait, au contraire, un jeudi. C’était, d’ailleurs, une sorte de fête nationale : l’après-midi de ce jour était d’ordinaire employé à des parties de campagne.

Le gouvernement refusa de laisser coexister les deux solennités et le jeûne fédéral du dimanche fut imposé aux Genevois.

Une grande agitation se produisit alors, et en automne 1837, la veille du jour anniversaire, des affiches apposées aux coins des rues annoncèrent la fête genevoise pour le lendemain. Le jeudi, à l’heure du culte, toutes les boutiques se fermèrent, les églises se remplirent d’une foule plus nombreuse qu’on ne l’avait vu depuis longtemps, et des députations se rendirent auprès des pasteurs pour les presser de monter en chaire. Six d’entre eux accédèrent à cette demande, et prêchèrent devant des auditoires où l’on se disputait les places. Chenevière consentit même à répéter son discours qui était sur « la puissance des souvenirs. »

Le gouvernement vit dans ces faits une attaque directe contre son autorité et chargea le consistoire d’appliquer aux six prédicateurs des mesures disciplinaires. Le consistoire se contenta de leur adresser une réprimande, quoique la majorité de ses membres fût mécontente de l’attitude et des actes de ces pasteurs. Le Conseil d’État, trouvant que la réprimande ne suffisait pas, décréta lui-même, de sa propre autorité, à l’égard de Chenevière la suspension des fonctions pastorales pour six mois. La Compagnie protesta contre ce qu’elle regardait comme un nouvel empiétement ; des négociations eurent lieu entre elle et le Conseil d’État au sujet des limites de leur compétence respective. Le gouvernement ayant maintenu sa décision, la Compagnie dut la faire exécuter ; mais on agita encore longtemps entre les deux corps la question de leurs pouvoirs à l’égard de la discipline du clergé. Un règlement, tenu secret, trancha définitivement la chose en août 1838 : le Conseil d’État se réservait la discipline suprême ; par contre, il accordait, dans le cas en litige, la célébration du jour de jeûne national.

A partir de ce moment, les passions politiques agitèrent la Compagnie et la divisèrent : ces divisions provoquèrent même la disparition du Protestant de Genève, en 1838.

Dès l’abord, le mouvement protestant s’était uni avec les tendances radicales et opposé aux conservateurs. Mais, dans la Compagnie, cette attitude allait se modifier.

En 1841, à l’occasion de la demande d’un conseil municipal pour la ville de Genève, demande dont le gouvernement renvoyait toujours l’examen, on exigea la révision de la Constitution. L’Assemblée Constituante fut convoquée en 1842.

Cette crise de 1842 marque un moment décisif dans l’évolution des idées sur l’Église et sépare, dans ce domaine, l’époque nouvelle des temps anciens.

Aussitôt que la convocation d’une Assemblée Constituante eut été décidée, les amis de l’Église se demandèrent ce qu’il allait en résulter pour l’héritage de leurs pères. Le pasteur Burnier, un ami de Vinet, publia, sous le nom d’ « un Américain, » des Lettres à un professeur de l’Académie de Genève. Il y exposait, dans leurs derniers détails, les abus et les embarras résultant des liens qui subsistaient encore, en dépit de l’esprit du temps, entre l’Église et l’État, et il concluait, en s’appuyant surtout sur l’exemple de l’Amérique du Nord, à l’adoption du « système volontaire. » Ces lettres soulevèrent, à Genève, plus d’opposition qu’elles n’éveillèrent de sympathies et la cause de la séparation n’en retira pas de sérieux profits.

Sur ces entrefaites, Merle d’Aubigné présenta à l’Assemblée Constituante une pétition longuement motivée, parue sous le titre de Liberté des cultes, qu’il appuya auprès du public par plusieurs brochures écrites dans le même sens : Du salut du protestantisme dans Genève. — Une Soirée du 13 Février. — Liberté et vérité.

La pétition contenait deux demandes importantes : 1° la libre constitution de la république religieuse au sein de la république politique ; 2° la restauration des droits des laïques en opposition à l’influence exclusive du clergé.

La première de ces demandes paraît, au premier abord, formulée au nom du principe théorique et abstrait de la séparation de l’Église et de l’État. Il n’en était rien. Elle était provoquée par le fait de la nouvelle Constitution et de la loi électorale, qui allait donner aux catholiques une influence réelle sur la vie de l’État. Dans ces conditions, il paraissait impossible à Merle d’Aubigné que la législation ecclésiastique protestante pût continuer à être dépendante du pouvoir civil : la constitution actuelle de l’Église de Genève supposait, en effet, dans toutes ses parties, que l’État était aussi bien protestant que l’Église qu’il protégeait. D’autre part, comme un règlement définitif de l’ordonnance ecclésiastique était devenu chose indispensable, devait-on en abandonner la délibération à une assemblée composée de catholiques et de protestants ? Merle demandait une assemblée spéciale de citoyens protestants, qui fût chargée de donner une constitution ecclésiastique par le moyen d’un synode choisi par elle.

La seconde demande renfermée dans la pétition traitait des principes qui devaient être à la base de cette constitution. Elle réclamait le rétablissement de la constitution presbytérienne de la Réformation, constitution qui, à Genève, avait dégénéré en une oligarchie cléricale. En particulier, Merle proposait que le pouvoir ecclésiastique fût remis aux mains d’un Consistoire élu par le troupeau, dans lequel, comme à l’origine, un quart des membres fussent des laïques. Il voulait aussi que les pasteurs fussent choisis par les paroisses, et cherchait à prouver que l’une et l’autre de ces mesures étaient dans la constitution primitive et essentielle de l’Église réformée.

La tendance de Merle d’Aubigné se distinguait essentiellement de celle de Vinet, et surtout des idées exprimées par Burnier. Chez le professeur de l’Oratoire, nul a priori : il rejette l’individualisme comme principe ecclésiastique. Mais, s’appuyant sur l’histoire, et voyant tous les abus de l’absolutisme clérical tel qu’il s’est manifesté surtout depuis une trentaine d’années, il veut profiter des changements apportés à la constitution civile pour faire de l’Église de l’État une Église du peuple. En somme, ce qu’il attaque avant tout, ce sont les prérogatives que s’est attribuées la Compagnie et par lesquelles elle a voulu étouffer le mouvement religieux du Réveil.

Comme on pouvait s’y attendre, la Compagnie ne demeura pas inactive en face de cette levée de boucliers.

Les écrits de Burnier et de Merle d’Aubigné avaient paru vers la fin de décembre 1841d. Le 7 janvier 1842, Munier prononça, devant le Conseil d’État, et au nom de la Compagnie, un discours qui fut aussitôt publié par ordre de la Compagnie elle-même. A côté du témoignage d’une entière confiance pour le gouvernement qui avait régi jusqu’alors les affaires, ce discours exposait la nécessité de conserver, sans aucun changement, et cela en vue du bien de l’État, les institutions ecclésiastiques subsistantes.

d – Notons aussi deux publications périodiques : Le Chrétien et L’Ancien genevois, que Bost fit paraître pour défendre également la cause de la séparation.

Ce fut dans de telles circonstances que s’ouvrirent les délibérations de l’Assemblée constituante sur la question de l’Église, délibérations qui furent accompagnées d’une foule innombrable de brochures et d’articles de journaux. Les opinions les plus diverses se manifestèrent au sein de l’assemblée. Mais, à côté de la question de principes, il y avait un autre facteur qui, quoique extérieur et étranger aux questions débattues, allait peser sur l’assemblée et faire maintenir le statu quo : c’était la question politique. Si la séparation de l’Église et de l’État était votée, le traité de Turin donnait immanquablement aux catholiques la haute main dans Genève. Des pétitions, revêtues de milliers de signatures, demandaient même que la nouvelle constitution garantît expressément au protestantisme son caractère de religion dominante, et qu’elle accordât aux protestants, dans l’ancien territoire, les mêmes privilèges que ceux dont les catholiques, en vertu du traité de Turin, jouissaient dans les nouvelles communes. Ces pétitions n’eurent point de suite.

Ce fut en vain que Malan, dans deux brochures, rappela que la sûreté du protestantisme dans Genève ne devait pas être cherchée dans des institutions et des moyens légaux, mais dans la puissance de la vérité et de la pure parole de Dieu. La séparation de l’Église et de l’État ne fut pas votée.

Quant à la réunion d’un synode constituant, cette idée rencontra de nombreux partisans dans l’assemblée ; néanmoins, elle fut repoussée, uniquement parce que l’on craignit que la réunion d’un synode n’amenât une victoire pour le « méthodisme. » La crainte de voir aussi se rouvrir les discussions dogmatiques, celle de provoquer le triomphe de l’élément démocratique dans l’Église firent écarter cette proposition, dont théoriquement on ne pouvait pas démontrer l’inopportunité.

Restait enfin la question de savoir si la nouvelle constitution apporterait quelque changement à l’ordonnance ecclésiastique, et, dans ce cas, quels seraient les points spéciaux qui seraient modifiés. Ici encore des opinions très différentes se firent jour ; mais sous la pression du consistoire, soumis lui-même à l’influence de la Compagnie et de Munier, chef de la majorité des pasteurs, la commission décida que l’autorité exercée jusqu’alors sur l’Église par l’État devait être remise aux mains d’un consistoire, composé en majorité de laïques, et dont l’élection serait dévolue au troupeau. Dans tout le reste, on devait conserver à la Compagnie sa position et son influence séculaires. Pendant le cours des débats, ce premier projet fut modifié dans ce sens, que le nombre des laïques appelés à siéger dans le consistoire fut diminué, et que leur élection fut attribuée aux conseils municipaux ; par contre, c’était la Compagnie et le consistoire réunis qui devaient élire les pasteurs. L’élection directe par les paroisses, demandée par un parti très nombreux, fut rejetée, au milieu des luttes les plus violentes.

La majorité de la Compagnie se montra dès lors strictement conservatrice : elle déplorait cette révision de la Constitution, et crut que l’Église avait pour tâche d’opposer une digue aux conséquences de ce qui était, en fait, une véritable révolution pour Genève. Elle manœuvra si bien, que la majorité du consistoire fut acquise à ses tendances, et que les quinze membres de ce corps, élus par le Conseil municipal radical, furent toujours mis en minorité par les quinze membres élus par la Compagnie, auxquels s’ajoutèrent les neuf membres envoyés par les paroisses rurales. Le résultat de cet état de choses fut que l’opinion publique arriva à identifier toujours plus la cause de la Compagnie avec les tendances aristocratiques, et qu’elle se renforça dans la pensée qu’il était nécessaire d’enlever toute sa puissance à ce dernier représentant de l’ancienne République.

La révolution de 1842 n’avait été que le prélude d’un bouleversement plus profond qui s’accomplit, quelques années plus tard, dans la Constitution de Genève, la révolution du 7 octobre 1846. Cette date marque le triomphe du radicalisme et du parti d’un homme qui, au dire de Gaullieur, a exercé sur les destinées de Genève une influence qui n’est comparable qu’à celle de Calvin, James Fazye.

e – De Goltz, op. cit., p. 505-506.

Sans nous arrêter au côté politique de cette révolution, considérons seulement son résultat pour l’Église.

Dès qu’elle fut amenée à s’occuper de la question religieuse, l’Assemblée constituante retrouva les mêmes embarras que cette question avait suscités en 1842.

Tout d’abord, la Constituante comprenait des députés catholiques, qui eurent, il est vrai, le tact et la prudence de ne prendre aucune part directe aux affaires intérieures de l’Église protestante ; d’un autre côté, les radicaux n’attachaient aux questions religieuses aucun intérêt sérieux.

Il fallut, en premier lieu, trancher la question préjudicielle de l’union de l’Église et de l’État. Evidemment, le nouvel état de choses semblait exiger la séparation ; on la repoussa cependant, pour des raisons politiques comme en 1842, par crainte des conséquences du traité de Turin, ou pour ne pas courir le risque de briser l’unité de l’Église nationale. On prévoyait, en effet, que la liberté de l’Église l’amènerait à se diviser, se fractionner en partis séparés par des divergences dogmatiques ou ecclésiastiques. Or, on tenait avant tout à l’unité extérieure de l’Église en tant qu’institution nationale : « Je lie, disait un député, je lie, dans le fond de mon âme, la nationalité genevoise avec le protestantisme, qui a porté l’illustration genevoise bien au delà de son mérite intrinsèquef. »

f – De Goltz, op. cit., p. 508.

Si l’Église restait unie à l’État, il fallait lui donner une constitution nouvelle. Or, cette Assemblée mixte était-elle compétente ? On demanda donc la convocation d’un synode : deux propositions dans ce sens furent rejetées : on ne voulait pas qu’il se formât une seconde république dans l’État, et l’on craignait que le synode ne devînt le théâtre de querelles dogmatiques sans fin.

Une commission spéciale présenta alors un projet de loi, dont le but était d’enlever définitivement à la Compagnie des pasteurs l’influence prépondérante que lui assurait encore sa position. On voulait d’ailleurs anéantir en elle un des plus forts soutiens des anciens intérêts conservateurs. Aussi le projet de la commission fut-il voté, sauf quelques changements de peu d’importance.

Ses dispositions principales concernaient surtout l’administration de l’Église et l’élection des pasteurs.

La direction de l’Église fut remise entre les mains d’un consistoire élu par tous les citoyens protestants réunis en assemblée unique. Il comprenait trente et un membres (six pasteurs et vingt-cinq laïques). Il était chargé de l’administration des biens ecclésiastiques, de la direction supérieure de l’instruction religieuse, de la nomination des officiers inférieurs de l’Église, de la discipline, des visites d’inspection dans les paroisses et de tout ce qui concernait les catéchismes, les liturgies et la version officielle des Écritures. Chaque année, la Compagnie était tenue de lui présenter un rapport sur son activité.

La Compagnie conservait l’inspection des détails de l’enseignement religieux, la nomination des professeurs de théologie, l’examen et la consécration des candidats au saint ministère, un certain pouvoir disciplinaire à l’endroit de ses propres membres, enfin le droit d’émettre un préavis qu’elle présentait au consistoire, soit sur la demande de celui-ci, soit même sans en avoir été priée. De plus, elle ne pouvait être composée que des pasteurs en exercice et des professeurs de théologie. Les pasteurs en inactivité n’avaient plus le droit d’en faire partie.

Quant à la nomination des pasteurs, elle fut dévolue aux paroisses qui devaient les élire directement.

En somme, le suffrage universel était mis ainsi à la base du droit ecclésiastique. L’élection du consistoire et le choix des pasteurs étaient entièrement réservés au peuple.

Enfin, quant aux limites de l’Église, la législation de 1847 les voulait aussi reculées que possible : « L’Église nationale protestante se compose, disait-elle, de tous les Genevois qui acceptent les formes organiques de cette Église, telles qu’elles sont instituées ci-aprèsg. » Ainsi, nulle confession de foi ; on n’exprimait même pas l’idée que l’Église nationale était une Église chrétienne.

g – Article 109 de la Constitution de 1847.

Toute liberté était donc laissée à l’Église pour s’organiser ensuite elle-même comme elle l’entendrait. On n’avait changé que la base ; on avait, pour ainsi dire, déplacé le centre de gravité ; d’une Église cléricale, on avait fait une Église populaire. Une fois ce fondement posé, c’était à l’Église elle-même à construire tel édifice qu’elle jugerait bon. Ce fut la pensée que Fazy exprima dans le discours qu’il prononça à Saint-Pierre, en introduisant dans leur office les nouveaux élus.

Bien que le synode protestant eût été refusé, le premier consistoire prenait, par le fait, l’importance d’un synode constituant. Les anciennes Ordonnances étaient abrogées, les coutumes traditionnelles avaient perdu force de loi. Tout était donc à faire.

En face d’une telle responsabilité, on ne put que se féliciter du résultat des élections pour le consistoire. Elles avaient mis la direction suprême des affaires ecclésiastiques entre les mains d’hommes éloignés des tendances extrêmes des partis, et qui non seulement comprirent la position nouvelle de l’Église, mais encore cherchèrent à rattacher l’institution qu’ils avaient à diriger à celle qui avait été l’héritage des ancêtres de la nation.

Ils s’adressèrent à Diodati pour rédiger le Règlement organique pour l’Église nationale protestante de la République du canton de Genève. Le Règlement fut érigé en loi le 7 juin 1849 ; il avait été précédé d’un Rapport sur le Règlement organique, présenté au consistoire le 16 novembre 1848.

Au commencement se lit une déclaration de principes dont voici la teneur :

Article premier. — L’Église nationale protestante de Genève reçoit, comme la Parole de Dieu et comme divinement inspirées, les saintes Écritures de l’Ancien et du Nouveau Testament. Elle en fait la base et la règle unique, infaillible et entièrement suffisante de la foi et de la vie.

Art. 2. — Fondée sur cette base, elle reconnaît à chacun de ses membres le droit de libre examen.

Art. 3. — Cette Église, instituée pour l’avancement du règne de Dieu par la foi en Jésus-Christ, a pour mission spéciale de pourvoir aux intérêts religieux et moraux des membres qui la composent.

Art. 4. — Elle admet, pour règle unique d’enseignement, l’enseignement de Dieu, tel qu’il est contenu dans les livres révélés.

Art. 5. — Elle s’unit dans une communion spirituelle, par les liens de la fraternité chrétienne, aux Églises évangéliques fondées sur l’autorité de la Parole de Dieuh.

h – Règlement organique, titre Ier : De l’Église, cité par de Goltz, p. 515-516.

Il y avait, par le fait de cette déclaration, une contradiction flagrante entre la constitution accordée à l’Église par l’État et celle que lui donna le consistoire. La constitution, en effet, n’avait fixé aucune limite religieuse ; le consistoire en établissait une. Si large que fût cette déclaration de principes, elle n’en était pas moins une véritable confession de foi. Or, l’Assemblée constituante, dans ses décisions sur les cultes, n’avait pas prévu l’existence d’une confession de foi, et par suite, n’avait pas donné force de loi à celle qui serait promulguée.

Quant au reste du Règlement, il confirme les droits que la constitution avait déjà reconnus au consistoire, et tend à limiter toujours plus les prérogatives des pasteurs.

Toutefois, le consistoire ne cessa pas d’avoir égard aux conseils de la Compagnie et voulut agir autant que possible d’accord avec elle. C’est ainsi que, du moins par son influence morale, la Compagnie demeura un élément important dans la conduite de l’Église.

Du reste, on peut reconnaître que depuis 1847, l’Église nationale de Genève est entrée dans une période de vie réelle. Plusieurs des pasteurs élus depuis appartenaient au parti évangélique, et en peu d’années un cachet tout nouveau a été imprimé à la Compagnie.

L’enseignement religieux a pris une extension nouvelle ; on a organisé un diaconat ; on s’est occupé avec zèle du chant. Bref, l’Église nationale n’a plus eu à encourir les reproches qui lui avaient été si souvent adressés. La Constitution de 1847 marque certainement pour elle une date heureusei.

i – Voir, pour le développement de l’Église nationale de Genève après 1847 : Revue chrétienne, 1855, p. 252 et suiv.

Et maintenant, si nous essayons de dégager le principe qui est à la base de son organisation, nous trouverons celui qui est énoncé dans le Règlement lui-même : « Le ministère de l’Église a pour but d’étendre le règne de Dieu, en répandant la connaissance de l’Évangile et en développant la piété. »

L’Église est une institution missionnaire. L’État fournit les moyens nécessaires à cette institution qu’il regarde comme utile, et même comme indispensable pour l’éducation morale et religieuse de la population.

Evidemment, c’est une belle et féconde pensée que celle qui considère l’Église de Jésus-Christ comme l’éducatrice des peuples, comme la lumière qui éclaire toute la maison, comme le sel qui assainit la substance où il est déposé. Malgré toutes les lacunes et les imperfections des Églises nationales et du système multitudiniste, leur point de départ, leur principe fondamental est d’une incontestable grandeur.

Cela ne veut point dire que les chrétiens ne pourront pas entre eux établir, dans les limites mêmes de l’institution missionnaire, des réunions d’édification et de prières ; ce fut d’ailleurs ce qui eut lieu à Genève.

Mais, d’autre part, les hommes qui considéraient le christianisme intime et intérieur comme ce qu’il y a d’essentiel dans l’Église trouvaient que l’on avait fait à cet élément une place bien petite dans la nouvelle Église.

Au multitudinisme vint s’opposer l’individualisme, et à la réorganisation de l’Église nationale répondit la fondation de l’Église évangélique libre.

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