Le Réveil dans l’Église Réformée

2.2.4 Félix Neff.

Premières impressions religieuses. — Conversion. — Evangélisation en Suisse. — Grenoble. — Mens. — Réveil. — Consécration à Londres. — Ministère dans les Hautes-Alpes. — Œuvre civilisatrice de Neff. — Sa maladie. — Cure à Plombières. — Sa mort.

La vie de Félix Neff présente avec celle de Bost le plus parfait des contrastes : autant l’un est fiévreux, remuant, autant l’autre est paisible, sans exaltation, sans que cela veuille dire inactif ; l’un est continuellement en voyage, l’autre, sauf quelques missions au début de sa carrière, se fixe dans trois ou quatre localités. Bost s’endort dans le repos éternel rassasié d’années, Félix Neff est enlevé à la fleur de l’âge ; et, pourtant, tous deux ont bien désiré et accompli l’œuvre excellente dont parle saint Paul à Timothée, et la différence de leur ministère fait ressortir la diversité des dons en même temps que l’unité de l’Esprit.

Neff naquit à Genève le 8 octobre 1798. Elevé par sa mère dans un village voisin de la ville, il y commença son éducation, reçut quelques leçons de latin du pasteur de la paroisse, étudia seul l’histoire, la botanique et la géographie, puis fut placé comme apprenti chez un jardinier. A seize ans, il rédigea un petit traité sur les arbres et la culture qui leur est propre, où se révélaient des qualités de précision et d’esprit observateur. Des épreuves l’obligèrent à s’engager, à dix-sept ans, dans la garnison de Genève ; à dix-neuf, il était sergent d’artillerie.

Ici se place le petit fait que nous avons déjà raconté et qui le mit en rapports avec l’Église du Bourg-de-Four.

Il n’était, en effet, pas hostile à la piété ; sa prière, souvent répétée, demandait seulement de nouvelles lumières : « O Dieu ! s’écriait-il, qui que tu sois, fais-moi connaître ta vérité, daigne te manifester à mon cœur ! » Mais il était déjà exaucé, comme cette âme à laquelle le grand penseur fait adresser par le Seigneur cette parole d’infinie miséricorde : « Tu ne me chercherais pas ainsi, si tu ne m’avais pas déjà trouvé ! »

Une lettre inédite de Félix Neff nous montre, d’ailleurs, combien il désirait connaître réellement l’Évangile :

[Genève, 30 novembre 1818.

Mon cher cousin,

Je prends la liberté de vous adresser la demande ci-après, parce qu’ayant vu votre nom sur le catalogue des fondateurs de la louable Société biblique du canton de Vaud, je pense que vous ne serez pas fâché du désir que j’ai de posséder une Bible à moi. Si vous aviez la bonté de me faire livrer celle qui se trouve dans la bibliothèque de mon père, vous me rendriez un grand service. Je ne demande rien d’autre de sa bibliothèque parce que j’estime mieux une ligne de la Parole vivante du Dieu de vérité que tous les ouvrages des hommes faits ou à faire.

Si vous avez cette bonté, je puis vous promettre que vous n’aurez pas lieu de vous en repentir, et que je n’en ferai point un usage que l’on puisse désapprouver.

Je termine en vous saluant de cœur, et en vous assurant du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, mon cher cousin, votre dévoué

Félix Næff

    A M. Næff-Develey, Lausanne.]

On remarquera l’orthographe primitive du nom de Félix Neff. Ce zélé serviteur de Dieu était d’origine zurichoise. Son nom a été francisé plus tard, sans aucune nécessité ni raison. La lettre ci-dessus est curieuse à plus d’un titre. La netteté du style et l’énergie de la pensée reproduisent déjà les traits essentiels du caractère de Neff. (Cart, Histoire du mouvement religieux et ecclésiastique dans le canton de Vaud, t. I, p. 162-163, note.)

Félix Neff se mit à lire la Bible ; elle lui révéla la sainteté de Dieu et le remplit de terreur à la pensée de ses jugements ; mais un petit livre, Le Miel découlant du rochera, fort lu à cette époque par les chrétiens, vint lui montrer les côtés consolants de l’Évangile. Jusqu’à son lit de mort, il lut et relut ces pages dont le mysticisme vraiment biblique avait calmé ses angoisses.

a – Par Thomas Wilcock, traduit de l’anglais. Strasbourg, 1762.

Mais alors cette paix, cette bonne nouvelle du salut, il veut la faire connaître à d’autres : il annonce l’Évangile dans la caserne, à l’hôpital, dans les prisons. Lorsqu’il a quelques moments de loisir, il se joint à ses amis de la nouvelle Église, tient des réunions religieuses à Carouge, parcourt des villages protestants où il avait des relations, et prêche la bonne nouvelle avec une simplicité qui le met à la portée de tous.

Du reste, il n’était pas sans instruction : il n’avait étudié, disait-il, que dans trois livres : la Bible, son cœur et la natureb ; d’abord il les connaissait bien tous trois, et puis il avait aussi, pendant ses années de service militaire, perfectionné ses connaissances en histoire naturelle et cultivé les sciences mathématiques. Il avait une grande facilité de travail, une mémoire excellente (il pouvait réciter des livres entiers de la Bible), une élocution brève et pleine de justesse, toutes qualités naturelles qui lui furent très précieuses dans son œuvre, et auxquelles il faut ajouter l’endurcissement à la fatigue que lui valurent son travail à la campagne et son métier de soldat. En un mot, Félix Neff était prêt à faire un excellent évangéliste, et lorsqu’en 1819 il quitta le service militaire, ses amis chrétiens l’accueillirent avec joie dans leurs rangs.

bEncyclopédie des sciences religieuses, art. Neff.

Mais aussi fut-il très encouragé lui-même lorsque, dans une de ses premières tentatives missionnaires, il vit un meurtrier, qu’il visitait dans sa prison, se repentir et croire en Jésus-Christ. Il semblait que Dieu voulût, par ce premier succès accordé à l’entrée de la carrière, sanctionner la vocation intérieure de Félix Neff et lui donner l’avant-goût de plus grandes bénédictions.

Après un voyage dans divers cantons de la Suisse, Neff accepta un appel adressé par le pasteur Bonifas, de Grenoble, qui demandait un évangéliste pour le remplacer pendant une absence qui devait durer quelques mois. Quoique Neff fût membre de l’Église du Bourg-de-Four, il n’avait aucun scrupule, hors de Genève, à prêcher l’Évangile dans l’Église nationale et il partit pour Grenoble. Il avait vingt-quatre ans, et le temps, pour lui qui l’employait si bien, passait avec rapidité. « Le prophète, écrivait-il à sa mère, a bien dit que nos jours sont emportés comme par une ravine d’eau ; grâce à Dieu, nous savons où va se jeter ce fleuve qui nous entraîne et nous nous en réjouissons. » Dans une autre lettre, il se plaint du peu de fruit de sa prédication et de l’indifférence qui règne à Grenoble ; il compare cette ville à un cimetière, tant y est faible le mouvement religieux, et il sent plus que jamais l’insuffisance de la voix de l’homme et la nécessité de la prière pour obtenir le souffle de vie du Saint-Esprit.

En mai 1821, pendant que Guers et Gonthier allaient en Angleterre pour recevoir l’imposition des mains, Neff les remplace et dirige l’Église du Bourg-de-Four durant leur absence. Mais il lui tarde de revenir dans la vie militante de l’évangélisation, et, Bonifas étant de retour à Grenoble, Neff accepte d’aller à Mens remplir encore les fonctions de suffragant.

Il s’y rend avec joie, espérant que la simplicité de mœurs des habitants, leur attachement traditionnel à la foi chrétienne et protestante, facilitera sa tâche et lui fera trouver plus d’encouragements qu’à Grenoble. Il se met aussitôt à l’œuvre avec l’excellent pasteur André Blanc, et l’un des premiers obstacles qu’il rencontre sur son chemin, c’est la controverse : « Tout le monde, dit-il, en est passionnéc. » Cependant, il croit bientôt discerner quelques symptômes de réveil ; au bout de peu de temps des signes non équivoques lui montrent que l’œuvre de Dieu s’accomplit dans les cœurs : les temples se remplissent pour ses prédications ; on l’écoute avec un silence et une attention remarquables ; plusieurs personnes viennent de loin pour l’entendre ; on l’entoure ; on a recours à ses conseils ; on lui demande des livres pour remplacer la lecture des romans qu’on délaisse. Les catéchumènes d’un hameau voisin se réunissent pour lire la Bible ; le goût pour les chants religieux se réveille, et les vieillards, se rappelant le temps où ils bravaient tout pour aller aux assemblées du désert, s’écrient : « A présent, nous sommes des lâches ! »

cVie de Félix Neff. Toulouse, 1860, p. 17.

Le pasteur se multiplie ; les visites de malades auxquelles assistent des voisins, les enterrements, lui sont tout autant d’occasions d’annoncer l’Évangile ; secondé par André Blanc, il s’occupe particulièrement de ses catéchumènes, et bientôt il a la joie de voir un sérieux réveil se manifester dans les rangs de cette jeunesse naguère légère et dissipée. La plus intelligente de ses catéchumènes, Emilie Bonnet, qui était de tous les bals, de toutes les fêtes, se convertit ; après avoir passé par toutes les angoisses du sentiment du péché, après avoir eu à lutter contre son orgueil, elle peut s’écrier ; « Oh ! que je suis heureuse ! Mais quelles angoisses ! Combien le Seigneur a dû souffrir, lui qui a bu jusqu’à la lie ce calice d’amertume ! je comprends à présent ce qu’il voulait dire : Mon âme est saisie de tristesse jusqu’à la mort ! » Cette conversion produit une profonde impression sur toutes les catéchumènes : plusieurs se donnent à Dieu ; elles se réunissent régulièrement le dimanche pour s’occuper de leurs intérêts religieux, et bientôt on les surnomme les Maries, car, semblables à la sœur de Lazare, elles avaient choisi la bonne part qui ne leur serait point ôtée. « Cela s’est fait, écrivait Neff, sans que je m’en sois mêlé ; même je n’ai pas l’air d’en être touché, de peur d’en souiller le principe par l’orgueild. »

dVie de Félix Neff. Toulouse, 1860, p. 27.

Parmi ces jeunes chrétiennes se trouvait Alexandrine Bonnet, qui devait épouser le pasteur Duvoisin et être la mère du missionnaire français, mort il y a peu de temps.

Neff put aussi préparer quelques jeunes gens intelligents et pieux et les envoyer à la Faculté de Montauban, où il leur écrivait des lettres pleines de touchants conseils et témoignant un affectueux intérêt.

Mais ce n’était pas seulement au milieu de ses jeunes paroissiens que Neff voyait s’opérer le réveil de la conscience : des villages entiers secouaient leur torpeur spirituelle ; tel de ses cultes réunit tous les habitants d’une localité : il n’en resta pas un seul dans les maisons : on apporta jusqu’aux petits enfants.

Il faut ajouter que Neff et André Blanc savaient se mettre à la portée des plus simples : dans les réunions du dimanche soir qui, à la grande joie des pasteurs, avaient remplacé les soirées mondaines, on chantait beaucoup pour apprendre les vieux psaumes à peu près inconnus ou oubliés ; on lisait quelque portion de la Bible ; un des pasteurs faisait quelques réflexions et l’on se séparait. Un soir, voyant son auditoire un peu somnolent, Blanc lui dit : « Comme je vois que tout ce qui est sérieux et vrai vous fatigue, je vais vous conter une fable, » et tout le monde surpris se réveille pour écouter. Il récite alors la Cigale et la Fourmi, et puis montre que ce n’est autre chose que la parabole des dix vierges, traduite en langue profane. Les auditeurs ne dormaient plus.

Neff établit à Mens une petite société de traités religieux, dont les frais furent couverts par des souscriptions qui dépassèrent toute espérance. De petites réunions s’organisaient, en dehors même de l’initiative des pasteurs ; le culte domestique reprenait sa place, et le Réveil s’établissait sur une base solide et avec des formes durables.

Cependant, Félix Neff pensa qu’il serait bon que sa situation ecclésiastique fût régularisée : il n’avait pas été consacré. Il se rendit donc en Angleterre, où il reçut l’imposition des mains, le 19 mai 1823, à Londres, dans Poultry-Chapel, comme Guers, Gonthier et Pyt.

Mais cette démarche n’eut pas le résultat complet que Neff en attendait ; il espérait désormais être à l’abri des désagréments qu’aurait pu lui susciter sa qualité d’évangéliste non consacré. Mais ceux qui voyaient avec déplaisir son œuvre, entre autres un pasteur de Mens, prirent alors prétexte de sa nationalité suisse ; du reste, on intrigua avec succès auprès du ministre contre tous les évangélistes étrangers : on les représenta comme chargés de missions politiques de la part des Anglais, et prêchant des doctrines nouvelles. Un nouveau règlement vint donc exiger la qualité de Français et la consécration reçue en France pour l’exercice du ministère. Neff, arrivant de Londres, tombait sous le coup de cette loi, et était doublement suspect. Malgré des explications qu’il fournit au préfet, de la courtoisie duquel il n’eut d’ailleurs qu’à se louer, la liberté de son ministère fut entravée ; on le pria de ne plus présider les réunions du soir et on l’invita à modérer son activité.

Neff se décida alors à quitter Mens. Sa résolution attrista profondément André Blanc et tous les membres de l’Église. Ceux-ci lui avaient déjà témoigné leur affection en demandant au consistoire, cinq mois après son arrivée, et lorsque le pasteur qu’il remplaçait fut de retour, qu’on voulût bien le retenir comme pasteur-catéchiste, et ils offrirent de le payer de leurs deniers. Le consistoire accueillit leur demande, et ce fut à ce titre que Neff continua son ministère jusqu’au moment où les circonstances que nous venons d’indiquer provoquèrent son départ.

Le pasteur Blanc, peu de temps après la mort de Neff, écrivit à ses amis de Genève une lettre dans laquelle il rendait à l’œuvre de son collègue à Mens le plus beau témoignage, rappelant son dévouement, sa constante fidélité, en même temps que les qualités de tact et de prudence qui étaient un des traits caractéristiques de son activité.

Aussi les appels ne lui manquèrent-ils pas, quand il fut sur le point de quitter Mens. Reprenant un ancien projet auquel il avait souvent pensé, il accepta un poste dans les Hautes-Alpes, dans ce pays tristement célèbre par l’atroce persécution des Vaudois ; et alors commença la dernière partie de son ministère, celle qui a popularisé son nom et dans laquelle il allait déployer tous les dons précieux qui lui avaient été départis.

Ici, tout était à faire. Félix Neff avait plusieurs Églises à desservir, à évangéliser, à civiliser.

« Son champ de travail était considérable et s’étendait sur trois arrondissements, Embrun, Briançon et Gap, et dans un pays de montagnes. De Saint-Laurent-du-Cros à Saint-Véran, il avait près de cent kilomètres à faire ; de Saint-Laurent à Dormilhouse, quatre-vingts ; de Dormilhouse à Saint-Véran plus de quarante.

Les protestants du Queyras, disséminés dans un grand nombre de villages et de hameaux, avaient quatre temples : Saint-Véran, Pierre-Grosse, Fongillarde et la Chalpe d’Arvieux. Ceux de Freyssinières s’assemblaient à Dormilhouse ; c’est l’endroit le plus élevé, et aux Violens dans un profond étranglement du col. Ceux du Champsaur n’avaient qu’un temple, à Saint-Laurent-du-Cros. Il y avait encore Guillestre, sur le Guil, qui lui a donné son nom, Vars, dans un pli de terrain, sur la montagne, à droite de Guillestre, enfin la Grave, sur la route de Briançon à Grenoblee. »

e – Martin Dupont, Mes impressions, p. 53-54.

La misère des habitants de ces villages est restée proverbiale : beaucoup de maisons n’avaient pas de cheminée, et souvent pas de fenêtres ; toute la famille, pendant les sept mois d’hiver, croupissait dans le fumier d’une étable, nettoyée une fois par an. La nourriture et les habits étaient aussi grossiers et malpropres que le logement : on ne cuisait le pain qu’une fois dans l’année, puis on le ramollissait dans l’eau pour pouvoir le manger. Même demi-barbarie quand survenait une maladie : on n’appelait point de médecin, et on soignait les malades au hasard des inspirations personnelles de l’entourage : par exemple, à une personne brûlée par la fièvre on donnait du vin et de l’eau-de-vie. Au point de vue moral, l’état de ces populations était aussi misérable : sur ce sol arrosé du sang des martyrs, le jeu, la danse, les querelles, les rixes, la débauche, le mépris de la femme poussé jusqu’à des duretés inouïes avaient remplacé la piété des ancêtres et la pureté des jours d’autrefois. Un climat extrêmement rigoureux ajoutait à l’horreur de cette contrée : dans une des vallées, l’horizon était si borné qu’on n’y voyait pas le soleil pendant six mois ; les habitants étaient à ce point sauvages qu’à la vue d’un étranger ils se cachaient dans leurs chaumières.

Certes, il fallait le courage de Félix Neff pour ne pas reculer devant une pareille perspective, mais rien ne l’arrêta. Il voulut être l’Oberlin de ce malheureux pays, et son pieux désir s’est réalisé au point même qu’en parlant du patriarche du Ban de la Roche, on pense en même temps à l’apôtre des Hautes-Alpes. Leurs noms sont devenus inséparables, et tous deux, entourés d’une même admiration, occupent une place à part dans l’histoire du Réveil.

C’était, en effet, le Réveil que voulait avant tout Félix Neff, et bientôt il vit que ses travaux étaient bénis et ses prières exaucées. Comme la distance des différentes Églises qu’il desservait ne lui permettait de les visiter que rarement, il désira qu’elles fussent pourvues de bons sermons pour les assemblées du dimanche. Il fit donc venir de Paris sept exemplaires, en quatre volumes chacun, des sermons de Nardin : il ne savait trop comment il pourrait les placer chez ses paroissiens à cause de l’élévation du prix, quinze francs. D’abord accueillis avec quelque froideur, ils sont bientôt très demandés ; le premier envoi ne suffit plus, il faut en faire venir d’autres, et alors se produisent de touchants incidents : telle famille renonce à acheter un porc, tel jeune garçon décide de travailler aux carrières, tel autre d’aller au printemps en Provence aider aux bergers à faire monter leurs troupeaux, pour gagner de l’argent, et se procurer les sermons.

Des maisons d’école sont bâties, des progrès dans les mœurs se manifestent ; enfin, dans la semaine sainte de l’année 1825, éclate un vrai réveil. Freyssinières, Dormilhouse, le Minsas, la Combe, le Queyras, le Champsaur se lèvent sous l’influence du Saint-Esprit, comme, dans la vision du prophète, les ossements desséchés ressuscitent sous le souffle des quatre vents. « Pendant ces huit jours, écrit Félix Neff, je n’ai pas eu trente heures de repos. On ne connaissait ni jour ni nuit : avant, après et entre les services publics, on voyait tous les jeunes gens réunis en divers groupes, auprès des blocs de granit dont le pays est couvert, s’édifier les uns les autres. Ici on lisait Le miel découlant du rocher ; là, Le voyage du chrétien ; plus loin, S. B., entourée de jeunes filles, leur parlait de l’amour du Sauveur, tandis que le sévère B. représentait aux hommes toute l’horreur du péché et la nécessité de la repentance… Frappé, étonné de ce réveil subit, j’avais peine à me reconnaître ; les rochers, les glaciers même, tout me semblait animé et m’offrait un aspect riant. Ce pays sauvage me devenait agréable et cher, dès qu’il était habité par des frères(f. »

fVie de Neff, p. 84-85.

Une Société biblique fut créée à Freyssinières et toutes les familles purent se procurer la Parole de Dieu.

Mais Neff voulut apporter aussi un peu de bien-être à ces pauvres populations : il se fit tour à tour médecin, pionnier, ingénieur, jardinier, architecte ; il engagea les habitants de Dormilhouse à canaliser leur rivière pour arroser les prairies et mit lui-même la main à l’œuvre ; il leur montra la manière de cultiver la pomme de terre d’une façon vraiment avantageuse ; il parvint à leur faire assainir leurs maisons et leurs étables.

[M. Ladoucette, ancien préfet des Hautes-Alpes, rend justice à ce zèle et à ce dévouement : « Neff, dit-il, voulut propager la culture de la pomme de terre, et, pour joindre l’exemple au précepte, il en avait lui-même dans son jardin. Il allait dans les champs montrer sa méthode que plusieurs ont adoptée, et qui s’étend chaque jour. En 1823, il n’était plus d’usage d’arroser les prairies à Dormilhouse dont les anciens canaux étaient comblés par les avalanches. Neff convoque les habitants, et se met, au point du jour, à leur tête. Il est doux de parler des succès de cet homme, dont le nom doit vivre à jamais dans la vallée reconnaissante. » (Félix Neff, par Aimé Marchand (Thèse de Montauban). Toulouse, 1868).]

L’instruction fut aussi une de ses préoccupations principales : il réunit à Dormilhouse les jeunes gens les plus intelligents et les mieux disposés des diverses communes et il leur donna lui-même des leçons. Il ne négligea pas non plus l’évangélisation des catholiques et recueillit encore des encouragements dans cette partie de son activité.

Nous empruntons à l’un de ses paroissiens et élèves le portrait suivant qu’il trace de Félix Neff : « Neff était de taille moyenne, svelte et d’une attitude digne, même imposante par son regard scrutateur. Il avait les cheveux noir d’ébène, un peu crépus et ondoyants, le front droit, de beaux yeux noirs et intelligents, le nez bien fait, la bouche moyenne, le visage ovale et étroit ; il avait la barbe très noire et peu fournie. Il n’était pas laid, il était même bien, quoiqu’il eût la lèvre supérieure un peu défectueuse : on y était vite accoutumé.

Félix Neff avait un caractère franc, loyal, ami de la vérité et plein d’équité ; il ne cachait jamais ce qu’il savait être vrai ; s’il ne pouvait mieux faire, il gardait le silence. Il était rond, un peu brusque, fort tenace, absolu même, aimant très médiocrement la contradiction : c’étaient là les défauts de ses qualités. En ce qui concerne les principes, il était ferme comme une colonne. Au reste, généreux, charitable, il ne gardait rien pour lui ; souvent, il ne lui restait pour s’habiller que des vêtements usés ou entamés, et cependant il était fort soigneux, de sa personne, ayant d’habitude comme un air de fête.

Convaincu et tolérant, il était absolu sur les vérités fondamentales de la foi et large au sujet des points accessoires controversés. Il aurait été baptiste en Angleterre, il était pédobaptiste dans les Hautes-Alpes ; il aurait fait partie d’une congrégation séparée à Genève, il était multitudiniste en France. Il était aussi peu calviniste rigide qu’il était peu arminien. Il évitait, par tempérament et à force de bon sens, les extrêmes, se trouvant bien partout où le fondement des fondements était sauvegardé… A ses yeux, toute considération pâlissait devant un intérêt chrétien : celui-ci dominait tout et il fallait tout faire et tout souffrir pour le défendre et l’honorer. Un tel homme n’était pas fait pour se ménager ; il tomba bientôt malade : il avait abusé de ses forcesg. »

g – Martin-Dupont, Mes impressions, p. 90-101.

Dans l’été de 1826, il était allé faire un voyage dans les vallées vaudoises du Piémont ; à peu près vers cette époque, il ressentit les premières atteintes d’une maladie d’estomac, qui ne devait pas lui pardonner. Il voulut cependant continuer encore son œuvre, et ce ne fut qu’à la fin d’avril 1827 qu’il s’éloigna des Hautes-Alpes. Il va à Mens, y annonce à plusieurs reprises l’Évangile, revoit ses anciens paroissiens et travaille au milieu d’eux jusqu’à ce que la maladie triomphe de sa volonté et l’oblige à partir pour Genève. Là encore, il ne peut rester oisif : il préside les réunions de prières du Bourg-de-Four, fait quelques courses aux environs et espère un moment pouvoir revenir dans ses chères montagnes.

Mais bientôt il voit qu’il faut y renoncer, et alors, ne pouvant plus prêcher, il écrit des méditations, les adressant tantôt à une personne, tantôt à une autre. Quelques-unes ont été imprimées, notamment dans la Feuille religieuse du canton de Vaud.

Quant à ses paroissiens, il leur écrivait d’admirables lettres, qui ont été publiées sous le titre de Lettres d’un prédicateur malade à tous ses frères et sœurs en Christ des Églises qu’il a desservies. Il fit paraître aussi quelques traités.

On lui conseilla l’usage des eaux de Plombières : il s’y rendit à petites journées, prêchant partout où il s’arrêtait, et à Plombières même il ne put s’empêcher d’annoncer l’Évangile ; sa prédication fut, d’ailleurs, accueillie avec sympathie et ses efforts furent secondés par la femme du préfet des Vosges, qui était protestante.

Mais son état ne s’améliorait pas ; il resta même quelque temps couché et reçut dans sa chambre la visite de plusieurs prêtres qui, loin de vouloir discuter avec lui, écoutèrent volontiers les quelques paroles qu’il put leur adresser.

Bientôt il quitta Plombières pour revenir à Genève. Le mal fit de rapides progrès ; les souffrances augmentaient de jour en jour, mais la sérénité du mourant ne se démentait pas. Ses amis le visitaient souvent, lui chantaient les beaux cantiques qu’il aimait, par exemple :

Rien, ô Jésus, que ta grâce !

ou encore :

Ne te désole point, Sion !

qu’il avait lui-même composé.

Un jour, il désira ouvrir son cœur à un frère et lui confesser ses fautes ; ce fut Guers, à défaut de Gaussen, qui écouta ces aveux suprêmes ; certes, cette confession ne contenait rien que n’eût pu dire en un pareil moment tout autre serviteur de Christ ; et, cependant, aussitôt après l’avoir terminée, Neff s’écria : « O sacrificateur infidèle ! O enfant de colère ! » Après quelques moments de silence, Guers reprit : « Oui, enfant de colère, et pourtant enfant de Dieu ! » Alors, frappant avec force l’une contre l’autre ses mains décharnées, il répéta d’une voix vibrante : « O mystère ! enfant de colère, et pourtant enfant de Dieuh ! »

h – Guers. Le premier Réveil, p. 376.

Une autre fois, il dit à Guers : « Je n’ai pas la joie ! » Celui-ci répondit : « On n’est pas sauvé par le sentiment de la joie ! — Mais je ne sais même pas si j’ai la paix. — On n’est pas non plus sauvé par le sentiment de la paixi. — Oui, c’est vrai, répondit-il, on n’est sauvé que par la foi ; c’est la seule chose qui me reste… J’ai tout gratté jusqu’au mur ; j’en ai enlevé tout le sable, tout le mortier, jusqu’à la pierre vive ; mais la pierre est restéej. »

i – « Je savais à qui je disais cela, » ajoute Guers.

jIbid., p. 377.

« L’Évangile est vrai, vrai, vrai ! » s’écriait-il un autre jourk.

kVie de Félix Neff, p. 147.

Quand il sentit la fin approcher, il écrivit une lettre d’adieux à ses amis de Mens ; elle ne contient que quelques noms suivis de ces mots : « Adieu, je monte vers notre Père en pleine paix ! Victoire ! victoire, victoire, par Jésus-Christ ! »

Il adressait ainsi ses dernières lettres : Félix Neff mourant à… Son affection pour son troupeau était d’ailleurs payée de retour ; on lui écrivit de touchantes lettres collectives dans lesquelles les témoignages de sympathie sont aussi naïfs que profonds, et le pasteur mourant pria alors son ami Helfenbein d’aller visiter de sa part ses paroissiens de Mens et des Hautes-Alpes et de les fortifier dans la foi.

Sa pauvre mère, âgée et faible, suivait avec douleur les progrès de sa maladie ; c’était là le seul sujet d’inquiétude de Félix Neff : il ne pleurait pas sur lui, mais sur elle qui allait rester seule au monde et il en ressentait une amère tristesse.

Ses souffrances physiques devenaient plus intenses chaque jour, mais pas une plainte ne sortait de sa bouche. Ce fut le dimanche 12 avril 1829 qu’il entra dans le repos de son Dieu, à l’âge de trente et un ans.

Quelles que soient les réserves que nous ayons eu l’occasion de faire sur l’intervention des chrétiens étrangers dans le Réveil de notre pays, nous ne pouvons, en présence des travaux que nous avons rapidement esquissés, et de ministères comme celui d’Henri Pyt, d’Ami Bost ou de Félix Neff, nous ne pouvons qu’exprimer un sentiment de reconnaissance pour le temps, les ressources, le dévouement employés en vue du relèvement de notre Église. Gaussen, dans le premier rapport qu’il présenta à la Société Evangélique au sujet de l’évangélisation de la France, disait que ce n’était pas seulement pour Genève un devoir « chrétien, mais aussi une dette d’honneur ; il rappelait tout ce que la France avait fait pour la Suisse en lui envoyant les Farel, les Froment, les Calvin, les Théodore de Bèze. Cette dette, Genève a commencé à la payer en procurant à son tour à l’Église réformée française, dès son origine, des pasteurs formés à son école et élevés dans ses murs ; elle a voulu reprendre cette œuvre dès que le Réveil s’est manifesté chez ellel.

lAssemblée générale de la Société évangélique de Genève, 1834, p. 42 et suiv.

Ce serait donc une véritable ingratitude que de ne pas remercier la vieille cité de Calvin de cette constante et chrétienne affection.

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