Le Réveil dans l’Église Réformée

3.
La théologie du Réveil

3.1 Ses caractères généraux.

Y a-t-il une théologie du Réveil ? — les doctrines et la vie selon le Réveil. — Importance des doctrines. — L’orthodoxie du Réveil. — Diversité des opinions professées par les hommes du Réveil sur les différents points de cette orthodoxie — La forme des doctrines. — L’intellectualisme, le dogmatisme, l’apologétique externe — Christ, objet suprême de la foi et centre de la prédication du Réveil. — Protestations contre l’accusation d’intellectualisme.

Au moment de commencer l’étude de la théologie du Réveil, un scrupule nous arrête. Parler de la théologie du Réveil, c’est employer un bien grand mot. Des hommes du Réveil ont avoué eux-mêmes, qu’ils n’étaient pas théologiens. Félix Neff disait à un pasteur de Neufchâtel « que sa confession de foi était très simple, qu’il s’abstenait soigneusement de traiter aucun des sujets contestés parmi les chrétiens mêmes, qu’il n’était point théologien, et que son christianisme était celui du cœur, vivant et actifa. » César Malan faisait la même déclarationb.

aLettres et biographie, I, p. 101-102.

bLa vie et les travaux de C. Malan, p. 245.

« Le mot lui-même de théologie, dit un des historiens du Réveil, n’est-il pas un bien trop grand mot et un mot bien trop scientifique pour indiquer les doctrines que le Réveil a relevées et prêchées de nouveau ? Il nous le semble ; nous sommes même tenté d’attribuer au choix malheureux de cette expression une partie des attaques qui ont été dirigées contre le Réveil lui-même, surtout depuis quelques années. Qui dit théologie dit élaboration scientifique du contenu de la religion, exposition bien déduite et nettement formulée des doctrines et de la morale de cette religion. Le mot de théologie réveille l’idée de méthode et de formule. Or, dans le Réveil, on ne trouve rien de semblable. On sait où prendre une théologie qui se présente comme telle. Où prendra-t-on celle du Réveil ? En vérité, nous ne le savons ! … Le Réveil n’a point rédigé de corps de doctrines ; il n’a pas fait connaître ex professo, et dans un livre qui fasse loi, sa manière d’envisager les différents dogmes chrétiens en eux-mêmes, et dans leurs relations entre eux, pas plus que ses vues sur la morale dans ses diverses applications à la vie. Le Réveil n’a exposé aucune méthode nouvelle et il n’a pas de formules à lui. En un mot, il n’a pas de théologie, et ce n’est que par accommodation et en suite d’une entente préalable que l’on doit se servir de cette expressionc. »

c – Cart, op. cit., t. II, p. 334-335.

Mais alors se pose une question qui a son importance : le Réveil a-t-il été un relèvement des doctrines évangéliques ou un renouveau de la vie chrétienne ? En d’autres termes, dans quel rapport se trouvent la doctrine et la vie, d’après le Réveil ?

Le Réveil a été dès l’abord un retour aux dogmes positifs du christianisme : telle est l’opinion de l’historien que nous venons de citer : après avoir remarqué que le Réveil n’a pas eu de théologie originale et nouvelle, il ajoute : « Mais si le Réveil n’a pas eu de théologie proprement dite, il s’est appuyé cependant sur une théologie antérieure et il a repris des doctrines que le latitudinarisme du siècle dernier et des premières années de celui-ci avait rejetées dans une ombre de plus en plus épaisse, des doctrines qui, dans le canton de Vaud (dont parle particulièrement notre auteur), sans être niées positivement, étaient oubliées et demeuraient, par conséquent, sans action et sans efficacitéd. »

d – Cart, op. cit., t. II, p. 335.

C’est aussi l’opinion de M. Godet : il jette un coup d’œil sur le Réveil et ses résultats, puis continue : « Quelle était, à l’époque de ce Réveil religieux que je viens de rappeler, la force interne qui imprimait à la société chrétienne ce remarquable mouvement ? C’était une foi vivante aux faits divins révélés dans l’Évangile, au décret éternel du salut, au don du Fils unique fait au monde par l’amour du Père, à sa mort librement subie pour la rémission de nos péchés, à la justification gratuite accordée à la foi, à la sanctification des fidèles par le Saint-Esprit, au retour futur de Christ pour les associer à sa gloire par une résurrection semblable à la siennee. »

eCe que le ministère doit à l’Église dans le moment actuel. Discours lu à la séance d’ouverture des cours de la Faculté de théologie indépendante de Neuchâtel, le 5 octobre 1891, par F. Godet. Neuchâtel et Paris, 1891, p. 4 et 5.

D’autre part, M. Astié, qui a consacré deux articles dans la Revue chrétienne au développement de la théologie du Réveil, semble admettre que le réveil de la vie a précédé le retour à la doctrine évangélique : « Le cœur est avant tout consulté, et non pas la tête : c’est la satisfaction de besoins religieux et moraux qu’on demandera aux nouveaux prédicateurs. De là la place décidément prééminente que la pratique et la vie chrétienne occupent dans les préoccupations de ces premiers réveillés. « Le souffle d’En haut les pousse à secourir les pauvres et les affligés par tous les moyens que le Seigneur mettrait à leur disposition » (Guers, Vie de Pyt, p. 9). Tel est bien le caractère que conservèrent en général tous les hommes qui appartiennent à cette première phase du Réveil : les Bost, les Gonthier, les Pyt, les Empaytaz, les Guers. M. de Goltz constate le fait quand il explique le nom de méthodiste donné aux premiers adeptes du Réveil : « Il ressort évidemment, dit-il, que le fond de ce mouvement n’était pas, purement et simplement, le rétablissement de la doctrine orthodoxe, mais que c’était avant tout le réveil de la foi individuelle, par le moyen d’un retour à la vérité biblique » (de Goltz, Genève religieuse, p. 177, 220)f. »

fRevue Chrétienne, 1863, p. 110.

En réalité, l’opinion de M. Astié ne s’éloigne pas sensiblement de celle de M. Godet ; la foi individuelle est, en somme, le moyen par lequel sont affirmées et saisies les grandes vérités doctrinales. Seulement, il faut franchement reconnaître que ce sont ces vérités et leur prédication qu’ont recherchées avant tout les hommes du Réveil. Nous avons, à cet égard, des témoignages de première main qui sont indiscutablesg.

g – Il faut remarquer que le livre de Guers n’avait pas paru lors de la publication des articles de M. Astié.

Guers, parlant de l’état religieux de Genève au commencement du dix-neuvième siècle, écrit : « Au commencement du dix-neuvième siècle et durant l’occupation française, la religion que professait la majorité de la Compagnie ne dépassait guère le programme de ce qu’on appelle ordinairement la religion naturelle. L’Église qu’elle dirigeait était tout imbue des idées de Jean-Jacques Rousseau ; elle n’avait en général d’autre profession de foi que celle du vicaire Savoyard. Le clergé, si l’on veut, parlait bien de Jésus-Christ, mais comme docteur, jamais comme caution ; comme martyr, jamais comme victime expiatoire ; Jésus était mort pour sceller sa doctrine et non pour ôter nos péchés. Ce qu’on nous prêchait alors, — nous n’en avons pas perdu le souvenir, — c’était toujours le salut par les œuvresh… »

h – Guers, Le premier Réveil, p. 17-18.

Quand le même auteur parle des pasteurs pieux et fidèles qui résistaient à ce courant, il fait toujours allusion à leurs doctrines. « Déjà, vers le milieu du dix-huitième siècle, le professeur Antoine Maurice s’était montré le digne et ferme représentant de l’ancienne orthodoxie… Jacob Francillon, allié par sa famille à des membres de la communauté morave, s’était lui-même rapproché de leurs tendances… Un peu plus tard, le pasteur Demellayer professa hautement les doctrines orthodoxes ; c’est à ses instructions religieuses que deux serviteurs de Christ, dont il sera question plus bas, Empaytaz et Lhuilier, rapportent les impressions sérieuses qui préparèrent leur conversion et décidèrent peut-être leur vocation au ministère évangélique… » Cellérier, Moulinié, Peschier, sont appréciés de la même manièrei.

i – Guers, Le premier Réveil, p. 18-20.

Quelques pages plus loin, parlant des commencements du Réveil, il écrit : « Le Réveil de Genève ne ressemble pas en tous points aux autres réveils de la Suisse romande. Dans le canton de Vaud, par exemple, ou dans celui de Neuchâtel, la doctrine était, en général, pure quand le Réveil y éclata ; si l’on n’était pas vivant, on était du moins orthodoxe ; mais, chez nous, il n’en était pas ainsi : tout avait été perdu, la doctrine et la vie ; il fallait les reconquérir l’une et l’autre ; la doctrine avant tout, puis la vie par la doctrine annoncée dans sa puretéj. »

jIbid., p. 39.

En effet, ce que les étudiants en théologie allaient chercher dans les assemblées moraves, c’était une doctrine, une prédication différente de ce que Guers appelle « les froids et maigres enseignements d’une morale tout humaine, » lesquels faisaient le fonds de la prédication officielle. Puis, « vivifiés par l’esprit de Dieu, la foi naissante des jeunes gens qu’il venait de réveiller ne demeurait pas entièrement stérile, » et c’est alors que nous trouvons dans le journal de l’un d’eux cette résolution, prise après un sermon de Moulinié : « de secourir les pauvres et les affligés par tous les moyens que le Seigneur mettrait à notre dispositionk. »

k – Guers, Le premier Réveil, p. 40-41.

La vie venait ainsi après la doctrine et en était un résultat immédiat.

Quand Empaytaz donna le signal de la lutte en publiant sa célèbre brochure contre la Compagnie, il mettait celle-ci en demeure de déclarer si elle croyait à la divinité de Jésus-Christ, et, dans la cinquième partie, il cherchait à faire voir les dangers qu’entraînait la fausse doctrine, soit pour la religion et pour la morale, soit pour l’avenir de l’Église et même pour la prospérité de la République. Il terminait par l’apologie de l’orthodoxie, qu’il avait empruntée, sans prévenir le lecteur, à Massillon.

Lorsque la Compagnie publia le Règlement du 3 mai 1817, elle posait précisément elle-même la question sur le terrain dogmatique, tout en considérant sans doute la situation à un point de vue purement administratif, et, par leur résistance, les hommes du Réveil montrèrent bien de quelle importance étaient pour eux la conservation et la prédication des doctrines orthodoxes.

Le Réveil a donc été avant tout une affaire de doctrine.

Mais il est juste de reconnaître qu’à cette doctrine se joignait la vie. A côté des cultes moraves était la Société des Amis, fondée dans un but d’édification, de recherche de la piété, d’encouragement mutuel à fuir les plaisirs mondains : « Renoncer au monde et à ses convoitises, disait l’un de ses rapports, veiller les uns sur les autres, nous reprendre mutuellement dans l’amour et n’avoir d’antre maître que Celui dont le sang nous a lavés, tel est le but spécial de la Société que nous avons forméel. »

l – Guers, Le premier Réveil, p. 45.

Au reste, le Réveil a toujours considéré que la doctrine et la vie étaient indissolublement unies. Quand Guers dépeint la décadence spirituelle qui avait précédé le Réveil, il remarque un affaiblissement de la vie, conséquence de l’affaiblissement de la doctrine : « La décadence toujours plus marquée de la doctrine dans l’Église de notre pays y eut pour inévitable résultat une décadence proportionnée de la vraie piétém. »

mIbid., p. 13.

On sait que telle était aussi la thèse soutenue par Adolphe Monod. Dans son sermon, intitulé : la sanctification par la vérité, il déclare que nul ne peut être sanctifié que par une saine doctrine religieuse : « Comme il n’est pour produire un certain arbre qu’une certaine semence, aussi n’est-il pour obtenir une certaine disposition, par exemple, la sanctification, qu’une certaine doctrine. Car telle doctrine, telle disposition ; telle croyance, tel caractère ; tels principes dans l’esprit, tels sentiments dans le cœur… Un homme n’est pas deux hommes ; il est toujours, au fond, conséquent avec lui-même ; il y a une harmonie nécessaire et éternelle entre son entendement et sa volonté. Ses penchants, son caractère, sa morale, naissent de ses opinions, de ses principes, de sa doctrine, comme un arbre naît de sa semence ; et comme la semence d’un arbre est tout cet arbre, tronc, branches, feuilles, fleurs, fruits, dans ce sens qu’elle contient le germe dont tout cela est le développement, ainsi la doctrine d’un homme est tout cet homme, sentiments, penchants, discours, actions, dans ce sens qu’elle contient le principe dont tout cela est l’application… » L’orateur va même plus loin, et affirme que peu importe la manière dont la vérité a été connue, ou dont l’erreur a été subie : « La manière dont une semence est venue n’en change pas la nature ; elle ne peut produire après tout que la plante qu’elle contient en germe… Il en va de même pour une doctrine ; la manière dont elle est venue n’en change pas la nature. Une doctrine ne peut enfanter après tout que la disposition qu’elle contient en germe. La vérité, quelque mérite ou quelque peu de mérite qu’il y ait à l’avoir acquise, portera toujours son heureux fruit, la sanctification ; l’erreur aussi, qu’elle soit volontaire ou involontaire, portera toujours son triste fruit, l’empêchement de la sanctification ; en sorte que, pour apprécier l’état moral d’une âme, il faut demander, non par quel chemin la vérité ou l’erreur y a pénétré, mais laquelle des deux s’y est établie. »

Félix Neff, dans ses déclarations lors de sa consécration, s’exprimait ainsi : « Je crois que nous ne sommes point sauvés, parce que nous aimons Dieu, mais afin que nous l’aimions ; mais que si nous sommes sauvés par la foi sans les œuvres de la loi, nous sommes aussi créés par Jésus-Christ pour accomplir les bonnes œuvres que Dieu nous a préparées.

Je crois encore que, pour répondre à ce but du Seigneur, il est absolument nécessaire qu’il écrive lui-même sa loi dans notre esprit, qu’il change nos cœurs et nous fasse devenir de nouvelles créaturesn. »

nLettres et biographie, I, p. 275.

Enfin cette alliance de la doctrine et de la vie, au point de vue de l’œuvre spéciale du réveil, a été décrite par Vinet avec une admirable puissance : « On dépouille le christianisme de ses rudesses, de ses mythes, comme on se plaît à les nommer ; on le rend presque raisonnable ; mais, chose singulière ! quand il est raisonnable, il n’a plus de force ; et semblable en ceci à l’une des plus merveilleuses créatures du monde animé, s’il perd son aiguillon, il est mort. Le zèle, la ferveur, la sainteté, l’amour, disparaissent avec ses dogmes étranges ; le sel de la terre a perdu sa saveur, et l’on ne sait avec quoi la lui rendre. Au contraire, apprenez-vous d’une manière générale que quelque part il y a un réveil, que le christianisme se ranime, que la foi devient vivante, que le zèle abonde ? Ne demandez pas sur quel terrain, ne demandez pas dans quel système croissent ces précieuses plantes. Vous pouvez répondre d’avance que c’est dans le sol rude et raboteux de l’orthodoxie, à l’ombre de ces mystères qui confondent la raison humaine, et qu’elle aimerait tant à écarter d’elle. »

[Discours sur quelques sujets religieux, 1836, 3e édition. Un caractère du christianisme, p. 63. Rapprocher de cette citation ce que dit M. le professeur Doumergue dans son livre sur l’Autorité en matière de foi, p. 138-139. Lausanne et Paris, 1892.]

Il y a donc une orthodoxie du Réveil. Quelle est cette orthodoxie ?

Quoique nous ayons déjà remarqué que les hommes du Réveil, d’après leur propre aveu, n’étaient pas des théologiens, et que, ainsi que cela a été dit, d’autres devoirs plus pressants que celui d’organiser la science leur étaient imposéso, il n’en est pas moins vrai que lorsqu’on parle de la théologie du Réveil, on fait allusion à certaines doctrines ultraorthodoxes ; il est vrai aussi, comme nous venons de le voir, que le réveil s’est appuyé et comme étayé sur des affirmations dogmatiques.

o – Pronier, Archives du Christianisme, mars 1866.

La dogmatique du Réveil est-elle cette théologie ultra-orthodoxe ? Là est toute la question.

Remarquons d’abord que le Réveil n’a eu aucune prétention à l’originalité. Ce qu’il a prêché, ce sont les vieilles doctrines oubliées, dédaignées, parfois niées par l’Église du commencement du siècle.

Mais où a-t-il pris ces doctrines ? On a dit que c’était dans le dogmatisme du dix-septième siècle. Or Guers, que nous aimons à citer parce qu’il représente toute une fraction du Réveil à Genève, l’Église du Bourg-de-Four et aussi la Société continentale dont il fut quelque temps l’agent central, Guers déplore ce dogmatisme qui envahit l’Église au dix-septième siècle. Il y voit une des causes de l’affaiblissement de la foi ; il ne peut assez en blâmer les subtilités théologiques et l’intellectualisme « qui inaugura le règne des formules scolastiquesp. » Ce n’est donc pas à ce dogmatisme qu’il ira demander l’expression de sa foi.

p – Guers, Le premier Réveil, p. 5.

En réalité, il y a, dans toute cette théologie du Réveil, deux aspects à considérer et à bien distinguer, si l’on veut éviter les malentendus. M. Astié, dans les articles dont nous avons parlé, y voit deux périodes successives. Il y aurait plutôt, à notre sens, simultanéité que succession. Au reste, peu importe ; l’essentiel, c’est de reconnaître qu’il y a des nuances et de ne pas condamner en bloc toute la théologie du Réveil.

Le Réveil a eu à sa base les vérités dogmatiques qui sont, depuis la Réformation, les fondements de la théologie évangélique : l’autorité des Écritures, la divinité de Jésus-Christ, l’expiation, la grâce, la régénération par le Saint-Esprit, la sanctification.

Mais, à côté de ces dogmes clairement conçus et annoncés, qui ont été le patrimoine commun de tous les hommes du Réveil, il y a eu parmi ceux-ci certains esprits, plus spéculatifs, qui ont exagéré la donnée primitive et l’ont poussée jusqu’à des limites extrêmes. Ainsi, à côté du dogme de l’autorité des Écritures est venue la théorie de Gaussen sur l’inspiration littérale ; à côté du dogme de l’expiation est venue la théorie de l’équivalence ; à côté du dogme de la sanctification est venue la théorie de la sanctification parfaite professée par les wesleyens ; à côté du dogme de la grâce est venue la théorie de la prédestination absolue.

Mais il ne faut pas oublier que ces théories exagérées étaient personnelles, ou qu’elles étaient acceptées tout au plus par quelques-uns. Seulement il est arrivé qu’ayant été bruyamment soutenues par leurs partisans, elles ont par là attiré l’attention, et ont paru être la vraie, l’authentique théologie du Réveil.

Il n’en est rien, et M. de Pressensé a pleinement raison lorsque, dans son livre sur Alexandre Vinet, il appelle la Théopneustie de Gaussen le manifeste de l’orthodoxie intransigeanteq. Evidemment, cet ouvrage n’exprimait que les idées d’une fraction du Réveil.

qAlexandre Vinet, d’après sa correspondance inédite avec Henri Lutteroth. Paris, 1891, p. 242.

Que l’on parle alors de la théologie de Gaussen, de Merle d’Aubigné et de M. de Gasparin, ou de la théologie de César Malan, ou de la théologie de Wesley, rien de mieux. Mais que l’on n’attribue pas à tous les hommes du Réveil une théologie que plusieurs d’entre eux ont combattue.

Ce qui a fait le Réveil, c’est la prédication de ces vérités fondamentales du christianisme évangélique que nous avons rappelées tout à l’heure, et, comme le Réveil a été surtout un mouvement d’évangélisation, c’est dans les sermons que nous devons chercher sa théologie. Or, nous n’y trouverons pas, sauf de rares exceptions, la prédication des doctrines de « l’orthodoxie intransigeante. »

« Le thème de la prédication de la période précédente, dit un critique, avait été, nous l’avons vu, la sagesse morale ; celui de la prédication du Réveil fut la Foi, la Rédemption.

La Foi, on l’étudie sous divers aspects ; on en retrace la puissance sanctifiante et bénie.

Le dogme de la Rédemption par le sang de Christ absorbe à lui seul la majeure partie des sermons de cette époque de rénovation. C’est la doctrine fondamentale, l’axe autour duquel tout se meut. Toujours et sans cesse, on y ramène les esprits des points les plus éloignés. C’est par lui qu’on cherche la réconciliation réelle de l’âme avec son Dieu. Arrière les pratiques extérieures, les œuvres pour la rémission des péchés ! C’est la justice de Christ qui doit seule apparaître. Elle seule donne vie et puissance aux cœurs qui la recherchent. D’elle seule l’âme tire son ressort, son énergie. La religion chrétienne a là son pivot, son élément vital, sa réalité puissanter. »

r – Vincent, Histoire de la prédication protestante, p. 22 et 23.

Qu’on y ajoute la conversion, par laquelle l’âme saisit les bienfaits de la rédemption, l’amour de Dieu opposé à l’amour du monde, et enfin l’autorité de la Bible, et l’on aura toute la prédication du Réveil.

« La rédemption qui est en Jésus, écrivait Pyt à Gonthier, est l’unique objet de mes prédications et de mes entretiens ; elle n’en a choqué aucun ; elle en a réjoui plusieurs. La doctrine évangélique ne scandalise pas les mécréants dès le premier abord. Je suis étranger ; tout ce qui sort de ma bouche leur semble beau et bon ; mais quand ils verront plus tard que Jésus crucifié est l’objet unique de mes discours, alors commenceront les murmuress… » « Je ne pouvais me lasser, dit-il ailleurs, de les exhorter à se laisser réconcilier avec Dieu, de leur parler de la puissance de Jésus pour sauver, et de sa bonne volonté pour recevoir ceux qui vont à lui… Dans une autre localité, je leur parlai du Sauveur, de sa miséricorde, du grand salut qu’il a opéré, de sa bienveillance à recevoir tous ceux qui vont à luit. »

sVie de Pyt, p. 43.

tVie de Pyt, p. 80 et 88.

Comme le dit M. Astié, « on reconnaît là cette prédication vivante et pratique, qui avait fait la force de Wesley et de Whitefield, et qui reparaît à chaque époque de renouvellement de l’Église. Sans doute, on croyait alors à l’autorité de l’Écriture, mais on ne parlait ni de l’inspiration plénière ni du canon providentielu. »

u – Art. cité, p. 153.

Telles étaient aussi les idées de Félix Neff ; dans ses déclarations lors de sa consécration, déclarations que nous avons déjà citées, il trace ainsi le programme du ministère évangélique : « Je crois que nous devons, en instruisant les hommes : 1° chercher à les convaincre de péché par tous les moyens scripturaires et de raisonnement ; 2° les conduire à Jésus, l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde, qui ne rejette aucun de ceux qui vont à lui ; 3° les engager tous à lire et à méditer la Parole de Dieu, et surtout prier pour ceux qui ne connaissent pas la vérité, afin que le Seigneur éclaire leur esprit, leur fasse sentir leurs péchés, et leur donne le pardon et la paix en Jésus ; prier aussi pour ceux qui le connaissent, afin que Dieu les garde de tout péché et les conduise à la perfection dans la charité et l’humilité.

Je crois aussi que nous devons annoncer Christ, et Christ crucifié, sans entrer dans des discussions peu édifiantes sur des points de doctrine contestés entre les chrétiens ; laissant à Dieu les choses cachées, et nous attachant avec simplicité aux choses directement salutaires pour nos âmes, propres à nous rapprocher de Dieu, et à nous unir à nos frères par le lien de la charitév. »

vLettres et biographie, I, p. 274 et suiv.

Plus tard, quand les discussions sur la prédestination étaient de plus en plus vives, il écrivait : « Je ne puis approuver ceux qui en font un article essentiel de notre foi, et qui, insistant là-dessus en temps et hors de temps, en font une pierre d’achoppement pour la très grande majorité des âmes. Je ne puis que gémir en voyant avec quelle témérité on s’est enfoncé dans cet abîme, sans redouter les conséquences terribles et souvent blasphématoires qu’on est presque forcé d’en tirer ; — de gémir plus encore, en considérant quelle théologie aride, scolastique et pointilleuse en est résultée, et a remplacé chez plusieurs la piété simple et onctueuse du petit enfantw ! »

wIbid., II, p. 157-158.

De son côté, Bost publiait, en 1827, une brochure intitulée : Christianisme et Théologie, qu’il appelait « son manifeste contre la théologie scolastique du réveil et son antinomianismex. Il y développait l’idée que l’orthodoxie à elle seule est loin d’être la foi. On crut qu’il visait spécialement Malan ; en réalité « sa pensée allait plus loin. » Gaussen le lut, et se l’appliqua : « Je l’ai lu pour moi-même, » dit-ily.

xMémoires, II, p. 33.

yMémoires, II, p. 34.

La prédication méthodiste portait aussi sur les points essentiels du christianisme. On se souvient que les conditions requises pour l’admission dans une clause se résumaient dans le simple désir « de fuir la colère à venir et d’être sauvé de ses péchés. »

De même, les pasteurs pieux de l’Église réformée n’attachaient pas d’importance aux subtilités théologiques. Il suffit de rappeler l’entretien qui eut lieu entre Cook et Lissignol.

Plus tard, quand la Société Evangélique de France se fonda, en 1833, voici quelles étaient les doctrines qu’elle se proposait de répandre : « La chute de l’homme et son état de condamnation, la rédemption par le sacrifice expiatoire de Jésus-Christ, la justification par la foi, la régénération, la nécessité de la sanctification, en un mot, le salut comme œuvre de la grâce et de la miséricorde d’un seul Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; vérités que l’Esprit saint a réunies avec une admirable plénitude d’expression dans les paroles suivantes : « Elus suivant la prescience de Dieu le Père, pour être sanctifiés par l’Esprit, pour obéir à Jésus-Christ, et pour avoir part à l’aspersion de son sangz. »

z – Article 2 des Principes constitutifs de la Société évangélique de France.

C’est là la véritable prédication, la véritable théologie du Réveil : c’est ce qui a fait le Réveil, ce qui a produit ses résultats, ce qui a donné l’élan à sa vie.

Il serait donc injuste de rendre cette théologie solidaire des exagérations que l’on combat aujourd’hui et que l’on désigne précisément par ce terme commode, la théologie du Réveil. Le Réveil lui-même a repoussé cette solidarité.

Enfin, il y a une série de griefs qu’on élève contre la forme même de la théologie du Réveil : on l’accuse d’avoir été trop intellectualiste, trop attachée aux formules, trop asservie aux preuves externes, trop préoccupée de la Parole écrite, pas assez de la Parole vivante.

Déjà Adolphe Monod, dans son discours sur la Parole vivante, critiquant lui-même ses anciennes opinions et son ancienne méthode, avait exposé ces lacunes et ces imperfections du Réveila.

a – Voir aussi : Pourquoi je demeure dans l’Église établie, p. 34 et suiv.

Après lui, MM. Astiéb, de Pressenséc, Frommeld, et bien d’autres, ont renchéri sur ces accusations et sur ces reproches.

b – Art. cité. Voir aussi Les deux théologies nouvelles. Paris, 1862, p. 1-39.

cEtudes contemporaines. Voir les études sur Adolphe Monod, Verny et Vinet, passim.

dRevue chrétienne, 1er juillet 1891. Edmond Scherer, p. 503 et suiv.

Ces griefs sont d’ailleurs fondés. Le Réveil a, la plupart du temps, donné à l’expression de sa foi une forme trop syllogistique ; trop souvent il en a appelé aux témoignages extérieurs, aux preuves rationnelles de la révélation, et a recherché l’adhésion de l’intelligence et de la raison à la vérité.

Mais cela n’est-il pas explicable par le milieu dans lequel il s’est produit ? Aux négations ou à l’oubli, à la négligence des doctrines chrétiennes, ne fallait-il pas qu’il opposât une affirmation catégorique de ces doctrines ? Il ne faut pas isoler le Réveil, le séparer de son temps, des circonstances extérieures qui ont accompagné son développement et lui ont parfois imprimé une direction qu’il n’aurait peut-être pas choisie. Si le Règlement du 3 mai 1817 interdisait dans les chaires nationales de Genève la prédication des doctrines essentielles du christianisme, ne fallait-il pas prêcher ces doctrines dans les Églises indépendantes, celle du Bourg-de-Four et celle du Témoignage, et les prêcher en tant que doctrines ? Ne fallait-il pas du même coup les justifier, établir leur autorité, et par conséquent raisonner, discuter, en un mot faire de l’intellectualisme ?

Que cet intellectualisme ait été ensuite exagéré, nous n’en disconvenons pas ; mais il nous semble qu’il est explicable, sinon excusable, par les circonstances et le temps qui le virent naître, ou plutôt renaître.

Et, d’autre part, il ne faudrait pas croire que toute la prédication du Réveil tombât dans cet extrême, que l’appel à la conscience et au cœur fût absolument négligé, que la preuve interne ne trouvât aucune place dans cette dogmatique : « Il était nécessaire, dit l’historien que nous avons déjà cité, de déchirer le voile qui couvrait les consciences et de balayer ces idées étriquées (celles du commencement du siècle) qui ôtaient à l’Évangile sa saveur et sa vertu. Il fallait secouer le sommeil moral de cette génération assoupie et la faire trembler sur son état réel. Il fallait relever l’idée de la sainteté, tant celle de Dieu que celle de l’homme, et les présenter, dans leur auguste pureté, aux yeux prévenus qui les réduisaient l’une et l’autre à un étrange minimum. C’est là ce que fit la prédication du Réveil… Quelles secousses données aux consciences ! Quels cris accusateurs ! Il y a comme de la tempête dans cette prédication, comme un bruit d’armée lancée en avant, courant sus à l’adversaire, faisant sa trouée avec audace. Les choses vieilles sont passées (on le sent), toutes choses sont devenues nouvellese. »

e – Vincent, op. cit., p. 21-24.

M. Astié lui-même reconnaît, avec M. de Goltz, que le début du Réveil fut le retour à la foi individuelle, et l’on sait que la forme constante de cette prédication fut l’appel à la conversion, c’est-à-dire à l’acte moral, personnel par excellence.

Dans la seconde période elle-même du Réveil, celle qu’on accuse de plus d’intellectualisme, et dans cette École de l’Oratoire que l’on regarde comme la citadelle du dogmatisme, l’un des professeurs, Steiger, déclarait, dans ses Mélanges de théologie réforméef, « que les chrétiens possèdent une certitude de jugement beaucoup plus grande que celle que peuvent leur donner tous les développements de la critique, la foi qui est produite de Dieu même dans le cœur de l’homme, qui est le don du Saint-Esprit, qui est fondée sur les effets immédiats de la Parole divine en nous, qui a reçu de cette source un témoignage plus grand que tous les témoignages d’hommes, qui est plus ferme que toutes les opinions humaines, et qui surmonte toutes les attaques de l’incrédulité. C’est ce que l’Église a appelé le témoignage du Saint-Esprit, la foi divine, et qui doit être toujours posé en principe dans toute discussion critique pour qu’elle soit vraiment une critique pieuse. »

f – 1833, 1er cahier, p. 97.

Voilà pour l’autorité ; quant à la personne de Jésus-Christ, la Parole vivante, voici ce qu’en disait Merle d’Aubigné, dans la conclusion de ses discours sur l’Écriture sainte :

« Comprenez-le bien ; si nous voulons conserver les Écritures, c’est pour conserver la vie, la doctrine, Jésus-Christ lui-même… Christ notre sagesse, Christ notre justice, Christ notre sanctification, Christ notre vie, Christ notre espérance, Christ notre rédemption, voilà celui qu’il nous faut garder. L’ennemi cherche sans cesse à l’enlever, dût-il même se présenter comme un ange de lumière. Résistons à l’ennemi et il s’enfuira de nous. L’Écriture sainte maintient seule Jésus-Christ, et l’Esprit seul nous le donne par l’Écriture. Ah ! gardons Jésus-Christ, et pour cela gardons l’Écriture par le Saint-Espritg. » L’Écriture comprise, justifiée, gardée par le Saint-Esprit, elle-même servant seulement de moyen pour conduire à Jésus-Christ, Jésus-Christ enfin étant le centre de notre foi et de notre vie, telle était la théologie d’un des hommes les plus avancés du Réveil.

g – Merle d’Aubigné, L’Autorité des Écritures inspirées de Dieu, 2e édit. Toulouse, 1865, p. 180-181.

Du reste, ici encore, il y a eu des protestations contre l’accusation d’intellectualisme et d’abus de la dogmatique. « La Bible n’était pas pour nous, au Bourg-de-Four, dit Guers, l’objet d’une étude purement spéculative ; c’était à la lumière de l’Esprit qui l’a donnée que nous la lisions, et c’était avant tout par la conscience et par le cœur que nous en saisissions les enseignements ; nous les recevions avec une pleine soumission d’esprit et nous chantions de toute notre âme avec la psalmodie morave :

Je m’en tiens à la doctrine
Contenue aux saints écrits ;
Je sens sa force divine ;
Tout mon cœur en est épris.

O que mon âme est ravie
Des paroles du Seigneur
Et de l’aimable harmonie
De la Bible avec mon cœur.

Ce parfait accord de la sainte Écriture avec les besoins les plus profonds de notre nature morale, nous le connaissions par une expérience intime, nous le sentions, et, sans prétendre négliger les autres preuves de la divinité de la Bible, c’est à celle-là pourtant que nous tenions le plus ; instruits par la même Parole, interprétée et appliquée à nos cœurs par le même Esprit, nous n’avions qu’une seule et même pensée sur tout ce qui est fondamental et essentiel au salut.

On a mal représenté notre doctrine : on a dit, par exemple, qu’elle manquait de pondération ; que, trop préoccupés de ce que Jésus a fait hors de nous pour nous acquérir le salut, nous perdions presque habituellement de vue ce qu’il veut faire maintenant en nous pour nous préparer à en jouir. Le fait est cependant que nous nous efforcions de retenir également ces deux éléments d’une seule et même vérité. La régénération et la justification par la foi sont les deux pôles de la vie chrétienne ; nous le savions et nous insistions bien autant sur la première que sur la seconde…

On nous a reproché d’avoir voulu ramener la théologie du dix-septième siècle avec ses vaines discussions. Erreur plus étrange encore ! Nous ne songions pas plus à la théologie du dix-septième siècle que si elle n’eût jamais existé ; et si quelque chose a le droit de nous surprendre, c’est, comme l’a dit le professeur Merle d’Aubigné, « qu’on ait pu assimiler la théologie du Réveil du dix-neuvième siècle, par laquelle la vie est rentrée dans l’Église de la Réforme, à la théologie du dix-septième siècle, par laquelle la mort y a pénétré. » Les doctrines que nous annoncions étaient pour nous de saintes réalités et n’avaient rien de commun avec les vaines spéculations d’un autre âge ; elles faisaient vibrer les cordes les plus intimes de notre cœur.

Notre théologie, comme notre conduite, sera toujours un problème tant qu’on n’admettra pas la solution que nous en avons nous-mêmes donnée : « Christ, ce Dieu ignoré du monde, disait notre Apologie de 1818, a ouvert nos yeux à la vérité ; Christ, ce tendre Ami des pécheurs, est venu parler de grâce à notre âme alarmée et l’a enveloppée de son ineffable paix ; Christ a vécu et est mort pour nous ; nous voulons vivre et mourir pour lui ; nous voulons conjurer les pécheurs d’aller chercher auprès de sa croix ce salut, ce repos, que nous y avons trouvé nous-mêmes. » L’appel à Jésus, la conversion des âmes était tout pour nous ; les formules théologiques n’étaient rien. Nous ne disions pas aux gens : Faites-vous une théologie nouvelle, mais faites-vous un cœur nouveauh. » Et ailleurs : « Si le premier Réveil admettait pleinement avec Luther la justice qui nous est gratuitement imputée par la foi, avec saint Augustin il admettait de même et poursuivait celle qui est opérée en nous (mais non sans nous) par le Saint-Esprit. Il appuyait bien autant sur la responsabilité de l’homme que sur la grâce de Dieu(Phil.2.12-13). Il insistait habituellement, je puis le dire, sur la nécessité de recevoir non la doctrine du salut seulement, ce qui fait l’orthodoxe, mais Christ lui-même, objet de cette doctrine. (Jean.1.12), ce qui fait le chrétien vivant. »

h – Guers, Le premier Réveil, p. 152 et suiv.

On le voit, tout n’était pas intellectualisme dans le Réveil. On sent combien est précieux ce témoignage que nous venons de citer, et qui jette un jour, nouveau peut-être, sur la théologie vraie, sur la prédication habituelle (le mot est de Guers) des hommes du Réveil.

En résumé, il faut distinguer, quand on parle de la théologie du Réveil, entre les idées générales, le fonds même de la prédication et la forme personnelle que chacun lui a donnée, les théories exagérées auxquelles quelques-uns ont attaché leur nom. On ne peut pas rendre le Réveil responsable de ces dernières, pas plus qu’on ne peut rendre, par exemple, Luther responsable des exagérations de Carlstadt.

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