Le Réveil dans l’Église Réformée

3.4 La prédestination.

Les calvinistes. — Haldane. — Malan. — Gaussen. — Les wesleyens. — Le juste milieu. — L’Église du Bourg-de-Four. — Pyt. — Ami Bost. — Félix Neff. — Encontre. — Lissignol. — Adolphe Monod. — La prédestination et les faits. — Universalité de l’appel. — Rôle de la volonté dans la conversion. — Election des peuples. — Prédestination économique.

Il n’y a pas de doctrine sur laquelle les hommes du Réveil aient eu des opinions aussi divergentes, voire même opposées. On peut les ranger en trois groupes : les calvinistes stricts, les wesleyens, et enfin les théologiens du juste milieu.

Les calvinistes stricts.

Nous les trouvons dès les débuts du Réveil à Genève. Ce négociant anglais, Richard Wilcox, qui, en 1816, visita la Société des Amis, et dont ceux-ci gardèrent un si reconnaissant souvenira, appartenait à la secte des méthodistes calvinistes. Il partageait les idées de Whitefield qui, on le sait, s’était séparé de Wesley sur la question de la prédestination. « Wilcox, dit Guers, insistait principalement sur l’amour éternel et les infinies compassions du Père, et sur la certitude et l’immuable fermeté du salut opéré par le Fils ; c’était le côté de l’Évangile qui le préoccupait habituellement. Elevant ainsi l’édifice, sans prendre suffisamment souci d’en bien poser le fondement, il ne montrait pas assez clairement, d’après les saints témoignages, que Dieu reçoit et justifie le plus grand des pécheurs, dès que, dans le sentiment de la misère, il recourt à Jésus, et croit en Lui de tout son cœurb. »

a – Voir de Goltz, op. cit., p. 136.

b – Guers, op. cit., p. 68 et 69.

Plus rigoriste encore était Robert Haldane. Dans ses explications sur l’Epître aux Romainsc, il exposait le dogme de la prédestination absolue, et dans sa Lettre à Chenevière où il justifiait son enseignement, il écrivait : « La doctrine de la souveraineté de Dieu est traitée pleinement dans le neuvième chapitre (de l’Epître) ; et l’apôtre y propose et y réduit au silence cette même objection qu’on fait journellement contre elle. « Pourquoi se plaint-il encore ! » Au lieu d’une élection nationale, le grand sujet est une réjection nationale, et l’élection personnelle d’un petit résidu, sans lequel toute la nation aurait été détruite. L’élection de ceux qui sont prédestinés à la conformité à l’image du Fils de Dieu, est entièrement une élection de grâce, sans aucun égard quelconque à leurs œuvres, car c’est pour elles qu’ils sont prédestinés. »

c – Publiées en 2 vol., sons ce titre : Commentaires sur l’Epître aux Romains (trad. de l’anglais. Paris et Genève, 1819).

Mais c’est surtout chez César Malan que nous trouvons l’exposition systématique de la théorie prédestinatienned. Le point central de sa théologie fut la certitude de la libre souveraineté de la grâce divine. « Même avant sa conversion, la foi, sinon à la grâce, du moins à la présence vivante de Dieu, la crainte d’un Dieu personnel et vivant, était réellement le sentiment le plus profond de son être. » Plus tard, lorsqu’il fut amené à l’expérience du salut, il considéra ce salut comme un acte de la pure liberté de ce Dieu qui n’avait été pour lui jusque-là qu’un objet de crainte, et cette libre élection devint la préoccupation suprême, constante, exclusive de son âme. « Toujours nouvelle pour sa contemplation, toujours plus vivante pour son sentiment, cette expérience d’un Dieu libre et souverain dans son amour, d’un Dieu qui aime, parce qu’il veut aimer, — d’un Dieu qui n’aime pas parce que l’objet dont Il s’approche est déjà aimable à ses yeux, mais qui l’aime avant cela, et dont l’amour arrive à rendre aimable cet objet, — cette expérience suffit toujours plus abondamment à réveiller et à diriger l’activité brûlante de sa piétée. »

d – Il se donnait le titre de « Ministre de l’élection de grâce.

eLa vie et les travaux de C. Malan, p. 273-274.

Si l’on ajoute à cette expérience personnelle la réaction contre le salut par les œuvres prêché alors dans les chaires nationales de Genève, on comprendra que Malan ait vivement insisté sur la corruption radicale de l’homme et sur le salut par la libre grâce de Dieu.

Mais, au lieu de s’arrêter à cette doctrine qui est éminemment biblique, il en tira des conséquences qui, si elles paraissent conformes sur certains points à l’enseignement scripturaire, le dépassent sur d’autres et vont jusqu’à le contredire.

Ainsi, Malan admettait que lorsque tel ou tel homme a reçu la connaissance du salut qui est en Jésus-Christ, cet homme a le droit et surtout le devoir de considérer ce fait comme le résultat d’une intention expresse de Celui dans le royaume duquel il n’est pas de hasard. Si nous recevons par la foi la révélation du salut de Dieu en Jésus-Christ, ce n’est pas seulement pour nous le commencement d’une responsabilité nouvelle, mais avant tout, c’est la réalisation effective d’un décret positif de Dieu ; et, grâce à cette réalisation, le salut est, non pas remis entre nos mains, mais simplement annoncé comme un fait déjà accompli, comme un fait dont nous n’avons plus, par conséquent, qu’à nous réjouir avec adoration et actions de grâces. La foi n’est pas un acte du croyant, mais avant tout un don de Dieu à ce croyant, don par lequel il reçoit la révélation d’un salut déjà opéré par Dieu lui-même. Dieu ne sauve donc pas actuellement l’âme élue dans le moment où cette âme vient à lui. Il ne fait, dans ce moment-là qu’annoncer à cette âme, par la foi qu’il met en elle, qu’elle est une de ces âmes qui ont été dès longtemps sauvées.

Il y a donc dans le fait du salut deux éléments, objectifs l’un et l’autre : le premier, c’est la rédemption accomplie par la mort de Christ pour un nombre d’âmes limité ; le second, c’est la déclaration de ce salut faite à chacune de ces âmes par le Seigneur au moyen d’une foi qu’il donne lui-même.

De là, la place très large faite à la connaissance dans une pareille conception des choses, et la place très restreinte accordée à la vie. L’essentiel est de se savoir élu, participant de cette grâce dont il est aussi impossible de déchoir qu’il serait impossible de la posséder sans l’assentiment et la volonté du Père céleste : elle est, en effet, un décret éternel.

Que devient alors la prédication avec une telle théologie ? Comment appeler les âmes ! Comment s’écrier avec Jésus et les apôtres : « Convertissez-vous ! Soyez réconciliés avec Dieu ! » Assurément Malan fait retentir ces appels ; mais sa prédication est le plus souvent un tableau de la corruption, de la mort qui est naturelle à l’homme et de la miséricorde de Dieu envers ses élus. Le but de l’évangélisation devient la déclaration à faire aux élus de leur élection, pour ainsi dire la notification du décret de Dieu à leur égard. Il faut cependant donner à cette œuvre tous ses soins, afin que tous ceux qui sont prédestinés parviennent à une connaissance prompte et certaine de leur privilège.

Comme on peut le penser, un pareil système provoqua des objections innombrables ; Malan ne s’en laissait pas déconcerter. Lorsqu’on lui objectait que, par sa doctrine, il admettait de l’injustice en Dieu qui choisit ses élus sans aucune espèce de mérite en eux ou de raisons déterminantes, il répondait que miséricorde signifie miséricorde, et que d’ailleurs, dès qu’il s’agit d’une pure miséricorde, il ne peut être question de droits à l’égard de ceux qui n’en ont pas été les objets.

Quand on lui faisait remarquer qu’en certains passages l’Écriture étend le salut à l’humanité entière, il répondait que ces textes signifiaient simplement l’abolition du « mur mitoyen » entre les Juifs et les Gentils, et indiquaient, en fait, que les élus allaient être pris, non plus dans le sein d’une seule nation, mais parmi tous les peuples de la terre.

Il écrivit un petit traité, dirigé non contre les pélagiens, mais contre des amis chrétiens, qui porte ce titre significatif : Le libre arbitre d’un mort. Toute l’argumentation de ces pages repose sur cette proposition : que si Dieu offrait le salut à tous et qu’il fût au pouvoir de l’homme de l’accepter ou de le refuser, la grâce ne serait plus une grâce.

En 1841 parut à Valence une traduction du sermon de Wesley sur la Libre grâce de Dieu. Malan prit aussitôt la plume et publia une brochure intitulée : La souveraine et sainte grâce de Dieu (Bordeaux, 1841). C’est une sorte de dialogue entre un élève de Wesley et un adorateur de la souveraineté de Dieu. Comme il faut s’y attendre, c’est le second interlocuteur qui renverse victorieusement toutes les objections. Malan écrivit un autre traité dans ce sens intitulé : Erreurs et subtilités de la doctrine des wesleyensf.

f – Genève, 1842. C’est la traduction libre, mais fidèle, de la Lettre de Whitefield à Wesley.

Le pasteur du Témoignage faisait de cette doctrine le pivot non seulement de sa théologie, mais de sa discipline. C’est à cause de l’élection qu’il eut avec le Bourg-de-Four de nombreux démêlés, qu’il vit la majorité de son Église l’abandonner lors du vote de confiance qu’il lui demanda en 1830, et qu’il ne put s’entendre avec les autres Églises dissidentes au moment de la fondation de l’Église libre, en 1840. Il est incontestable que cette étroitesse a en quelque mesure paralysé son activité et a empêché une nature, aussi richement douée que la sienne, d’accomplir toute l’œuvre qui lui était dévolue.

Les Archives du Christianisme prirent part à la polémique entre Cook et Malan, en publiant des articles passablement violents sur le méthodisme et sur le sermon de Wesley, La libre grâce, et un compte rendu très élogieux, sauf quelques réserves de peu d’importance, du traité de Malan. Tout, dans le wesleyanisme, paraît condamnable aux Archives ; la doctrine, la discipline, le fond et la forme sont également déplorables : on ne comprend guère ces attaques générales, quand il s’agissait d’un point aussi spécialg.

g – Voir 1841, 27 mars, 10 avril, 24 avril, 12 juin.

A Genève, Gaussen partageait l’opinion de Malan ; il enseignait, dans son cours de dogmatique, que notre élection, et par conséquent notre salut, n’a pour seule raison que la grâce souveraine de Dieu, et que si l’Évangile, d’après la volonté expresse du Seigneur, est annoncé à tous indistinctement, cette vocation des non-élus leur est simplement adressée pour les convaincre de leur méchanceté, les rendre inexcusables, montrer que le châtiment de Dieu est juste envers ceux qui auront connu sa volonté et qui n’auront pas voulu la faire (Luc 12.47). « Ainsi donc, si dans l’état où sont les choses morales de ce monde, Dieu fait appeler tous les hommes indifféremment, il ne faut pas trouver cette dispensation plus étrange que celle par laquelle il fait tomber ses pluies sur les rochers et dans les déserts, aussi bien que sur les champs et dans les prairies. »

Mais quand Gaussen veut expliquer cette mystérieuse dispensation, il tombe dans des subtilités qui compromettent le caractère de Dieu lui-même. Ainsi il dit : « Bien que Dieu ne se propose pas de sauver les réprouvés, en les appelant par la prédication de l’Évangile, il agit cependant très sérieusement et très sincèrement, soit par rapport à Lui, soit par rapport à eux, quand il les appelle ainsi :

a) Par rapport à lui, parce qu’il leur montre l’unique voie du salut, les exhortant sérieusement à la suivre, et promettant sincèrement à tous ceux qui viendront à lui et qui croiront le repos de leurs âmes et la vie éternelle.

b) Par rapport à eux, parce que l’offre du salut n’est pas faite à l’homme d’une manière absolue, mais sous une condition qui ne manque que par la faute de l’homme. »

Mais on peut se demander ce qu’est cette sincérité de Dieu, s’il appelle sincèrement ceux qu’il n’a pas prédestinés au salut, ou ce qu’est cette condition manquant uniquement par la faute de l’homme, si l’homme n’est sauvé que par un décret de Dieu ?

Gaussen répond bien que l’homme, étant irrémédiablement pécheur, refuse lui-même le salut, et que ceux qui l’acceptent ne le font que par une grâce spéciale, extraordinaire de Dieu (c’est là l’élection) ; mais comment les non-élus sont-ils inexcusables, s’ils ne peuvent faire autrement que refuser ce salut ; et, de plus, si Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, s’il fait prêcher sincèrement à tous les hommes : « Convertissez-vous, » c’est que tous les hommes peuvent répondre à cet appel, ou bien Dieu se renie lui-même.

Les wesleyensh.

h – Voir Lelièvre, Wesley. Cart, Le mouvement religieux et ecclésiastique dans le pays de Vaud, t. V, p. 282 et suiv. La Réformation, 1847, articles sur Wesley et le wesleyanisme.

Ce fut, comme nous avons eu l’occasion de le dire, dès les premières années du méthodisme que la question de la prédestination causa un schisme dans la société. Whitefield était calviniste ; Wesley était, au contraire, arminien. Le sermon, La libre grâce, provoqua, de la part de Whitefield, une réponse très vive qui amena la rupture. Voici quelques lignes du sermon de Wesley (sur Romains 8.32) qui donnent une idée de la vigueur avec laquelle il combattait les prédestinatiens. « Vous pouvez employer les termes les plus doux, la signification est la même, et le décret de Dieu concernant l’élection de grâce, tel que vous le représentez, n’est ni plus ni moins que ce que d’autres nomment le décret de réprobation. Donnez-lui le nom que vous voudrez, « élection, prétérition, prédestination ou réprobation, » cela revient absolument au même. Le sens est simplement celui-ci. En vertu d’un décret éternel, immuable, irrésistible, une partie du genre humain est infailliblement sauvée, et, le reste, infailliblement damné ; il est impossible qu’aucun des élus soit damné et qu’aucun des réprouvés soit sauvé… La prédestination est diamétralement opposée, soit au caractère de Dieu, soit à l’opération du Saint-Esprit, qui est la sainteté et la consolation, soit à la véracité du Seigneur qui ne trompe personne, lorsqu’il invite à lui tout le genre humain, soit à l’expérience de tous les fidèles qui confessent, à récidive, que leur salut dépend de leur persévérance. Et c’est pour cela que je repousse, oui, que j’abhorre la doctrine de la prédestination, et que je plains sincèrement ceux qu’elle a déçus. » Il déclare la doctrine de la prédestination contraire à l’Écriture, opposée à toute moralité, et, par-dessus tout, blasphématoire.

L’élection et la réprobation consistent, selon Wesley, dans le décret éternel de Dieu, de sauver ceux qui croiraient, de condamner ceux qui ne croiraient pas, dans la prescience de Dieu qui arrête de sauver les uns et de condamner les autres, selon la prévision qu’il a de leurs œuvres.

Les disciples de Wesley enseignent, comme le chef lui-même du méthodisme, qu’un homme n’est sauvé qu’au moment où il croit que Jésus est son Sauveur, et que sa foi est la condition de son salut. Ils pensent que l’élection dont il est question dans l’Epître aux Ephésiens et la réprobation enseignée dans Romains 9, sont une élection collective de certains peuples à posséder certains avantages, et une réprobation collective de certains autres peuples de ces avantages. Ainsi, directement, l’élection personnelle ne serait point enseignée dans ces passages.

De ces notions sur l’élection, aussi bien que sur le mode d’appropriation du salut, découle naturellement la doctrine de l’universalité de la rédemption : Jésus-Christ est mort pour tous les hommes, c’est-à-dire pour que les péchés de tous soient rémissibles, et pour que, aux conditions de l’alliance évangélique, tous les hommes soient sauvés. Il ne faut pas confondre l’universalité de la rédemption avec l’universalisme : « Lorsque nous disons, déclarent les wesleyens, que Christ est mort pour tous, nous ne voulons pas dire qu’il ait, par son sacrifice, obtenu la rémission actuelle des péchés de tous ; ce serait maintenir qu’il a rétabli dans la vie et l’amour de Dieu les incrédules aussi bien que les croyants, les impurs aussi bien que les saints ; nous entendons, et cela est convenu, que par sa mort il a placé tous les hommes dans la possibilité d’être justifiés, aux conditions de l’alliance évangélique, son sacrifice ayant rendu conciliable avec les perfections de Dieu le pardon du pécheur croyanti. »

i – Ph. Boucher, Cours de méthodisme, Paris, 1836, p. 179.

Il y a donc en l’homme une certaine liberté : tout homme a, en venant au monde, une grâce suffisante, une force pour croire en Christ, pour accepter ou refuser le salut.

Il y a, en tout homme, d’où qu’elle lui vienne, peu importe, capacité de croire, car il sera absous ou condamné parce qu’il aura ou parce qu’il n’aura pas cru ; tout homme est donc capable de croire, puisque devant le juste juge on ne saurait être puni pour n’avoir pas fait ce qu’on était incapable de faire, ou récompensé pour avoir fait ce qu’il était impossible de ne pas faire. »

Mais alors n’est-ce pas le pélagianisme ? Non, car « par sa nature l’homme ne peut que pécher ; c’est pourquoi par sa nature, il n’est pas libre. Mais parce que l’homme n’est pas libre par nature, ce n’est pas une raison pour qu’il ne le soit pas autrement. Il y a plusieurs choses que nul n’a par nature, et que tous possèdent par grâce… Il en est de même de la liberté ; au jour où Adam a mangé du fruit défendu, « elle est morte, » et aucun descendant d’Adam ne la tient plus de son père ; mais par la grâce de l’Agneau immolé dès avant la fondation des siècles, elle est de nouveau rendue à tous les hommes. Ainsi le libre arbitre ne se trouve plus en l’homme naturel, mais il se trouve en l’homme racheté, et comme Christ a racheté tous les hommes, même ceux qui le renient (2 Pierre 2.1), tous possèdent la liberté, tous sont libres de se déterminer pour Mammon ou pour Dieu, pour l’enfer ou pour le cielj. »

j – Boucher, Court de méthodisme, p. 128, 257, 258.

Il est donc au pouvoir de chacun de s’approprier le salut. La grâce de Dieu est doublement libre, libre et gratuite dans le Père céleste qui la donne, libre dans l’homme qui l’accepte. Elle est infinie et sans limites ; la restreindre, en priver, ne fût-ce qu’un seul homme, c’est certainement diminuer la nature de Dieu, et surtout son amour ; c’est blasphémer.

Evidemment, avec une pareille doctrine, on comprend tout le sérieux des appels à la conversion qui ont caractérisé à un haut degré la prédication méthodiste. La conversion est l’œuvre par excellence de notre volonté. Il faut vouloir « aller à Christ pour avoir la vie, » et notre responsabilité est singulièrement grave si nous résistons à la grâce qui nous est présentée.

Comme la possession de cette grâce est éminemment le résultat de notre liberté, elle n’est pas inamissible. Ou peut, selon Wesley, déchoir de la grâce et perdre les privilèges dont on a joui un moment.

L’assurance du salut individuel n’étant pas le fait d’une élection et d’un décret éternel peut, par manque de vigilance et par des chutes nouvelles, être compromise et même être entièrement perdue.

La controverse calviniste a agité à maintes reprises l’Église méthodiste, notamment de 1770 à 1777k. En France, Charles Cook publia, en 1841, comme nous l’avons déjà dit, le sermon de Wesley, La libre grâce. L’occasion de cette publication fut, dit le pasteur wesleyen, une série de calomnies, d’accusations colportées sous le sceau du secret et publiées en partie par une feuille publique (les Archives du christianisme), on suspectait la bonne foi des méthodistes, leur intégrité chrétienne, et comme Cook était persuadé que ces attaques étaient provoquées essentiellement par le témoignage que les wesleyens rendaient à l’amour de Dieu pour tous les hommes, il estima que la meilleure réponse serait la traduction d’un sermon qui exposait avec clarté les principes fondamentaux qui distinguent les méthodistes d’avec leurs frères d’autres dénominations.

k – Voir Lelièvre, Wesley, 2e édit., p. 331-353.

Les attaques des Archives, au lieu d’être arrêtées, reprirent de plus belle, et Malan écrivit La souveraine et sainte grâce de Dieu.

Cook reprit la plume et publia une nouvelle brochure : L’Amour de Dieu pour tous les hommes (Valence, 1842) ; c’est, comme l’écrit de Malan, un dialogue entre un docteur en théologie et un fidèle ; le docteur en théologie représente les idées calvinistes, le fidèle, les idées wesleyennes. Dans ces pages, le reproche d’arminianisme, que les Archives et Malan avaient fait au méthodisme, n’est pas repoussé, et, d’autre part, Cook accuse le Réveil d’antinomianismel.

l – Voir aussi Cook, Wesley et le wesleyanisme justifiés.

Il est de fait qu’il serait difficile de trouver deux doctrines plus opposées que celles de Malan et de Cook sur la, prédestination, pour comprendre le wesleyanisme, comme pour s’expliquer l’ultra calvinisme de Malan, il faut les replacer dans leur milieu. L’un et l’autre ont été des réactions contre l’enseignement officiel de leur Église et la mort spirituelle qui y régnait. Seulement, Wesley vivait au dix-huitième siècle, Malan au dix-neuvième ; de là la différence.

Au moment où le Réveil méthodiste éclata, le dogmatisme orthodoxe le plus strict restait la foi de l’Église, mais il était la plupart du temps sans action sur les âmes. Nous en avons vu des exemples dans l’histoire parallèle de Genève au dix-septième et au dix-huitième siècle. Le wesleyanisme se trouva donc poussé, par la force des choses, à relever le côté subjectif et moral du christianisme ; mais, comme il arrive souvent dans les réactions, Wesley alla trop loin.

Il alla si loin que, dans le cercle même de ses partisans, on comprit l’excès de sa doctrine ; Whitefield l’abandonna et les controverses calvinistes déchirèrent souvent son Église.

Il est évident qu’au point de vue pratique de l’évangélisation du monde, le wesleyanisme est une théologie plus conséquente avec elle-même. Tandis que les prédestinations évangélisent uniquement pour se conformer au commandement du Sauveur, mais que, dans leur pensée, leurs appels ne convertiront jamais que ceux qui doivent être convertis, qu’il ne s’agit, par conséquent, que de leur déclarer plus promptement leur privilège, pour le wesleyen, au contraire, la question de l’évangélisation devient extraordinairement solennelle : c’est de la prédication fidèle, fréquente du salut, que dépend la rédemption d’un grand nombre. La responsabilité qui pèse sur l’évangéliste est alors singulièrement redoutable, et cette pensée est susceptible de faire naître dans beaucoup de cœurs l’amour des âmes et le « zèle dévorant pour la maison de l’Éternel. »

Mais à côté de ce point de vue pratique, il en est un autre dont Wesley n’a pas suffisamment tenu compte ; il y a dans l’Écriture nombre de passages qui enseignent l’élection, la prédestination et qu’on ne peut supprimer. Il est vrai que Wesley les explique à sa manière, mais il est permis de se demander si son exégèse n’est pas aussi sujette à caution que celle de César Malanm.

m – Ajoutons que les Moraves avaient les idées de Wesley ; il serait peut-être plus exact de dire que Wesley a adopté les idées des Moraves sur ce point.

Les théologiens du juste milieu.

Plus sages étaient ceux des hommes du Réveil qui prenaient position entre ces deux extrêmes.

Ils sont peut-être plus nombreux qu’on ne le croirait au premier abord.

Comme c’était un Anglais, Wilcox, qui avait le premier prêché à la Société des Amis la prédestination, ce fut un autre négociant de Londres, Anderson, probablement wesleyen, qui le premier mitigea le calvinisme des dissidents. Il leur conseilla fortement « de ne pas interposer la doctrine de l’élection divine comme une barrière entre les pécheurs et la croix de Jésus-Christ, et de ne prendre, pour leur prédication, d’autre modèle que le Docteur céleste lui-même, dans la largeur avec laquelle il annonce la bonne nouvelle à Nicodème : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, afin que quiconque croit en Lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. » Guers dit, de ce conseil d’Anderson, que ce fut là peut-être le plus utile qui leur ait jamais été donnén.

nVie de Pyt, p. 28.

En effet, la majorité de l’Église du Bourg-de-Four retenait fermement la doctrine de l’élection de grâce, mais elle y joignait celle de la responsabilité de l’individu quant à son propre salut. C’était une contradiction au point de vue logique, mais on ne se mettait pas en peine de la résoudre ; on ne voulait pas isoler certains textes de l’Écriture ; on se confiait à l’Écriture entière ; d’une part, on voyait le salut dans la Bible, même là où il est question de sa réalisation dans l’individu, attribué tout entier à Dieu comme à son auteur ; de l’autre, la Bible semblait affirmer constamment l’indépendance de l’homme, en l’exhortant à faire des efforts pour atteindre à la sanctification, et en lui imputant comme une faute personnelle le fait de demeurer en dehors du royaume de la grâceo.

o – Guers, Le premier Réveil, p. 153.

C’est ainsi que Pyt s’était fait une règle de ne pas mettre en avant ce dogme dans son travail d’évangélisation : « Je ne veux pas, écrit-il une fois, ménager les préjugés de ceux qui nient l’élection, mais je veux, autant que je le pourrai, me conformer à l’exemple des apôtres, qui ne prêchaient aux pécheurs inconvertis que Christ et Christ crucifié, réservant le dogme de l’élection pour ceux qui avaient reçu celui de la justification par la foip. »

pVie de Pyt, p. 65 et 66.

L’élection n’est alors, pour Pyt, autre chose qu’une source de consolation et de force dans les moments de défaillance et de découragement spirituel. « Hé quoi ! disait-il à une chrétienne dont l’âme était travaillée, vous avez la foi des élus de Dieu, et vous craignez ! — la foi des saints, et vous ne vous réjouissez pas de l’héritage des saints I Vous demandez avec anxiété des preuves que Dieu vous ait aimée ! Vous êtes privée de la paix dans un état qui porte tous les caractères d’une véritable servitude ! Ah ! chère sœur, prenez-y garde ; vous vous tourmentez sans raison, et en pure perte vous vous laissez cribler par Satan ! … La cause de votre erreur, la voici dans vos propres expressions : je ne puis sentir ; je crois. Mais, chère sœur, croire n’est pas sentir. Je ne sens pas que Dieu a créé le monde de rien, et cependant je le crois fermement et sincèrement. Je ne sens pas que mon âme est immortelle, et cependant je le crois sincèrement. Je ne sens pas que, il y a dix-huit cents ans, le Fils de Dieu est venu dans une chair semblable à la chair de péché pour expier le péché, et cependant je le crois fermement. De même je ne sens pas que Jésus m’a sauvé, qu’il m’a aimé de toute éternité, et cependant je le crois fermement… Le salut est un fait indépendant de ce que nous sentons ou ne sentons pas, un fait accompli ; oui, accompli pour et dans tous ceux qui croient, quoiqu’ils ne le sentent pas, etc.q »

qVie de Pyt, p. 270.

En 1830, l’Église du Bourg-de-Four adressa une lettre fraternelle au troupeau qui avait été rassemblé à Nomain par son œuvre d’évangélisation. Voici le résumé de cet écrit : « En dépit du péché qui demeure encore attaché à eux, les élus sont assurés de leur salut en Jésus Christ. Tous les chrétiens qui sont arrivés à reconnaître dans l’Écriture la doctrine de l’élection, n’ont jamais douté que ceux que Dieu a élus n’arrivent finalement à la béatitude. Il n’y en a pas moins toujours encore des âmes sincères qui demeurent dans la crainte, bien qu’elles soient l’objet de l’élection de Dieu. Si elles vivent sous le sentiment exclusif de leur péché, elles n’en appartiennent pas moins au Seigneur. La foi vivante au Seigneur Jésus est le seul signe auquel on peut reconnaître si l’on est ou si l’on n’est pas un enfant de Dieu. Lorsque l’Écriture parle de foi, elle ne veut pas parler de sentiment. Il faut distinguer avec soin entre la foi et la joie de la foi. Des doutes sur le salut sont des tentations de Satan, etc.r »

r – De Goltz, op. cit., p. 329

Bost allait encore plus loin : parlant du pasteur Kraft, de Cologne, il dit que c’est le premier calviniste qu’il ait vu admettre, comme il le faisait lui-même depuis quelque temps, le côté vrai de l’arminianisme. « Par côté vrai, je n’entends pas la doctrine de la prétendue liberté de l’homme d’accepter le salut avant que Dieu lui ait fait grâce : je ne crois pas à cette liberté, je le dis nettement : c’est Dieu qui donne la foi, c’est Dieu qui donne la repentance ; c’est Dieu qui donne le vouloir ; dans l’œuvre de la conversion, c’est Dieu qui donne tout, absolument tout, sans restriction ni bavure ; voilà ma conviction. Mais j’entends par le côté vrai de l’arminianisme la doctrine aussi positivement enseignée dans les Écritures que celle de l’élection, savoir que « Dieu veut (j’ignore de quel genre de volonté, mais enfin veut) que tous les hommes soient sauvés, » — qu’il « ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se repente, » — et mille autres déclarations de ce genre. Si l’on allègue que ces passages détruisent la doctrine qui attribue à Dieu l’œuvre tout entière de la conversion du pécheur, je le nie, puisque les déclarations qui établissent l’élection sont aussi claires, aussi positives et aussi nombreuses que les autres. Mais je crois que nous devons nous en tenir, avec un nombre croissant de théologiens calvinistes, et avec le docteur Chalmers en particulier, à admettre les deux doctrines en question, en apparence inconciliables pour notre esprit, mais toutes deux établies par l’Écritures. » Et ailleurs : « Je crois à la chute de l’homme et à son incapacité totale de recouvrer l’image de Dieu et d’accepter même la grâce nécessaire à cet effet, sans une autre grâce qui vient tout entière de Dieu.

sMémoires, I, p. 200-201.

Je crois, il est vrai, que Jésus ne rejette pas le pécheur quelconque qui vient à lui ; — que celui qui a soif de grâce peut se présenter à Dieu sans crainte ; — et que quiconque veut de l’eau vive est invité à en prendre sans qu’elle lui coûte rien : le plus grand pécheur est appelé.

Mais je crois aussi que, dans tout ce qui regarde le retour à Dieu et le salut éternel, la volonté de l’homme est dépravée, faussée, détruite. Bien loin de croire à la prétendue liberté de l’homme dans ces choses, je crois que personne ne vient à Jésus si le Père ne le tire, et que c’est Dieu qui, à cet égard, donne le vouloir aussi bien que l’exécution.

C’est dire que je crois à l’élection, non la simple prévision de Dieu (ce qui mettrait la conversion sur le compte de l’homme), mais « selon le bon plaisir de sa volonté, » Dieu faisant miséricorde à qui il fait miséricorde, et endurcissant qui il veut. L’Écriture le dit : je le crois. Je vois très bien aussi qu’il est écrit en plus d’une manière que « Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion. » Cela aussi, je le crois, puisque l’Écriture le dit ; et s’il y avait contradiction entre ces deux thèses, la contradiction serait le fait de l’Écriture et non le mien. Mais je crois qu’on peut trouver à cette difficulté plus d’une solution ; et, dans tous les cas, si je ne comprends pas, je crois.

A l’occasion de ces derniers mots, je repousse, comme une des erreurs fondamentales du nouveau rationalisme, le principe qu’une doctrine que nous ne comprenons pas, lors même qu’elle est clairement posée, est pour nous sans utilité. Je crois cette idée aussi opposée aux premiers éléments d’une saine philosophie qu’à l’Évangile. Je pense, au contraire, que nous ne comprenons rien, même dans les choses de la nature, et que notre seule connaissance consiste à savoir qu’elles existent parce que nous les voyons. Nous ne comprenons nullement comment un grain de blé donne un épi, comment l’âme est unie au corps, comment l’électricité se propage ; mais nous le savons, et cette connaissance est loin de nous être inutile. Il en est de même des choses surnaturelles. Quand nous savons ce que Dieu nous révèle, cela doit nous suffire ; nous sommes appelés à ce que l’Écriture appelle l’obéissance de la foi. Une notion confuse n’est pas pour cela une notion perdue : il en entre toujours quelque chose dans notre esprit, et surtout dans notre cœur. Un enfant croit une foule de choses qu’il ne comprend past. »

tMémoires, II, p. 457 et 458.

Plus encore que Bost, Félix Neff avait une répulsion décidée et avouée pour l’enseignement de Malan. D’une manière générale, le dogme était pour lui un mystère, une profondeur cachée de Dieu ; il se contentait de l’honorer, et voyait un grand danger dans la forme absolue, analytique et arrêtée sous laquelle le professait Malan.

Pour la prédestination, en particulier, il déplorait de voir cette doctrine prendre une place si prépondérante et était persuadé que l’on devait faire remonter cette influence, ce qui n’est pas douteux, à Haldane lui-mêmeu : « Il est malheureux, dit-il, que le commentaire de Haldane contienne une doctrine si cassante ; je crois que les citations sont tronquées ; mais fussent-elles complètes, Haldane serait encore trop fortv. »

u – Voir aussi Bost, Mémoires, I, p. 81.

vLettres, I, 168.

Aussi se prononça-t-il contre les démarches qui furent faites pour rattacher Malan à l’Église du Bourg-de-Four, et il allait même jusqu’à dire à chacun qu’il regardait la position dogmatique prise par celui-ci comme préjudiciable à la cause de Dieu. Quant à ce qui concerne la doctrine elle-même, voici le jugement qu’il en porte dans une lettre écrite par lui à un pasteur qui l’avait accusé d’arminianisme : « Redoutant les extrêmes… je suis arminien, parce que la plupart d’entre vous sont trop calvinistes. Je serais calviniste, au contraire, si vous étiez arminiens… Il me semble impossible d’encadrer et de systématiser les doctrines évangéliques dont il s’agit, sans s’exposer à mutiler et à tordre les Écritures, vu que l’arminien et le calviniste trouvent également dans les Livres saints de quoi établir, en apparence, victorieusement leur système. Je crois peu sage à l’homme de décider hardiment la question ; et je puis dire avec la même vérité, tantôt que je crois, tantôt que je ne crois pas à la prédestination. Je reconnais qu’elle est enseignée en plusieurs endroits de la Bible ; mais comme je vois les Livres saints s’exprimer dans une multitude d’autres passages comme si cette doctrine n’existait pas, je me crois autorisé à en faire autant toutes les fois que cela me paraît nécessaire, et je ne puis approuver ceux qui en font un article essentiel de notre foi, et qui, insistant là-dessus en temps et hors de temps, en font une pierre d’achoppement pour la très grande majorité des âmes. Ce sont ces excès et leurs fâcheux résultats qui m’ont toujours donné de l’éloignement pour cette doctrine, et m’ont empêché de m’en occuper, soit pour moi-même, soit pour les autres, et surtout d’en prendre la défense en présence de ceux qui en sont scandalisés et ne peuvent l’admettre. On en a fait en quelques endroits, et surtout chez vous, un tel épouvantail, que je me vois forcé de l’écarter absolument, pour un temps du moins, afin d’aborder avec le simple Évangile les esprits qui ont été prévenus par l’imprudence de quelques hommes, trop entiers dans leurs idées. Je le répète pourtant : je suis prêt à reconnaître que c’est une doctrine biblique, mais bien plus expérimentale que dogmatique, qui peut se sentir et non se comprendre, encore moins être enseignée ex professow. »

wLettres et biographie, t. II, p. 156-158.

Une autre lettre, adressée par Félix Neff à un élève de Malan, donnera encore une idée de ces discussions ; quoiqu’elle soit un peu longue, nous la citons presque in extenso, parce qu’elle montre jusqu’à quel point les calvinistes stricts exagéraient parfois la profession et la prédication de la doctrine de l’élection : « Monsieur, j’allai vous entendre dimanche dernier, non seulement sans prévention, mais avec l’intérêt qu’inspire un jeune ministre de Jésus-Christ qui paraît avoir sacrifié ses avantages temporels à sa conscience, et qu’on regarde comme victime de l’intolérance. Je m’attendais à être édifié et nourri ; j’ai été tristement déçu. Votre discours tout entier a produit sur moi une impression telle, que les termes peu mesurés que j’ai employés dans le premier moment qui a suivi, peuvent à peine en donner une juste idée. Cependant, comme l’émotion que je n’ai pu cacher peut être mal interprétée et a pu scandaliser quelques âmes simples, je pense devoir m’expliquer plus clairement ; et, bien que je n’ose me flatter de pouvoir vous ramener à des sentiments plus modérés, je crois utile d’exposer une fois mes principes, déjà tant critiqués et réprouvés par quelques personnes. On aura cru probablement que j’avais été scandalisé de la doctrine même sur laquelle vous avez si fortement insisté, celle de l’élection ; on s’est trompé : je la reçois comme vous, tout autant que vous ; j’en ai, pour mon propre compte, éprouvé l’efficace et connu le prix. Ce qui m’a péniblement affecté, c’est seulement la manière dont vous avez traité ce sujet ; c’est le point de vue sous lequel vous l’avez présenté ; c’est, en un mot, l’exclusivisme de vos principes. Ne vous attendez donc nullement à trouver ici des objections contre l’élection en elle-même : mes observations seront d’une autre nature. Je vous les fais avec une entière franchise : veuillez croire à la droiture de mes intentions.

Je n’aurais peut-être pas été frappé de votre singulière phraséologie, de votre ton, de votre air, si j’avais pu croire que tout cela fût naturel ; mais, dans votre intérêt, je pense devoir vous faire observer qu’avant tout il faut être soi, et qu’en fait de caractère, le moindre original est préférable à la meilleure copie.

Je n’ai pas non plus trouvé fort à leur place les louanges peu délicates que vous avez prodiguées à diverses reprises au pasteur de ce troupeau, lequel troupeau, à vous entendre, serait de toutes les Églises la mieux enseignée, infiniment heureuse d’être abondamment nourrie de cette doctrine que vous appelez par excellence la vérité. Et j’ai été surtout profondément peiné de la hauteur, et je dirai, du mépris avec lequel un homme assez jeune et encore ignoré s’est permis de traiter sans distinction tous les prédicateurs qui, en suivant la marche de la Bible et l’exemple de Jésus-Christ, des apôtres et des serviteurs les plus fidèles et les plus bénis de tous les temps, croient que prêcher toute la vérité, qu’annoncer tout le conseil de Dieu, c’est prêcher, en effet, tout ce qui est révélé dans la Bible, c’est annoncer tout l’Évangile, et non pas s’attacher à un point de vue unique des plus contestés, des plus propres à choquer les faibles, et sans la connaissance duquel, bien certainement, des milliers d’âmes sont parvenues et parviendront encore au royaume de Dieu. Ce qui m’a aussi profondément ému, c’est la témérité, j’ai presque dit l’audace, avec laquelle vous avez attaqué, réprouvé toute prédication, toute doctrine, quelque biblique qu’elle soit, qui ne se réduit pas précisément à ce point préféré, en rejetant ainsi et en foulant à vos pieds tout le reste de la sainte Parole de Dieu… Je ne pourrais, en aucun temps, entendre un discours tout entier sur les doctrines de l’élection ; mais j’ai bien entendu plus que cela ; j’ai entendu un très long discours dont, non pas certes la tendance, mais le sujet, le but, l’objet unique était d’établir que ces doctrines sont : les seules qui doivent être portées en chaire, les seules sur lesquelles les prédicateurs doivent insister en temps et hors de temps. Et comme Paul ne voulait savoir que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié, vous ne voulez savoir que prédestination et prédestination absolue ! Vous ne voyez, et vous voulez qu’on ne voie dans toute la Bible que cette doctrine, qu’il vous plaît d’appeler par excellence le conseil de Dieu ; tandis que ce ne peut être qu’une partie, et encore la partie la plus mystérieuse de ce conseil, le fond de cet abîme que les anges mêmes désirent de sonder ! Et, selon vous, les fonctions de prédicateur doivent se borner à faire ressortir ce conseil de Dieu de toutes les parties de la sainte Écriture où il se trouve, le sondant et le développant, depuis l’élection des élus jusqu’à la persévérance finale des saints. C’est là, vous l’avez dit et répété nombre de fois avec affectation, prêcher la vérité, rien que la vérité et toute la vérité. Vous avez fait plus encore, et dans votre comparaison, d’ailleurs heureuse et vraie, de la maison de refuge dont il importe d’éprouver la solidité, vous avez, au milieu de beaucoup d’ornements oratoires, poussé la hardiesse et l’abus du raisonnement jusqu’à établir positivement que la connaissance et l’assurance de cette élection immuable rendaient le chrétien inaccessible aux troubles et aux angoisses de sa conscience, quelles que puissent être ses infidélités. Vous l’avez dit et j’ai frémi de l’entendre ! … Le bouclier de la foi ne servira donc plus à repousser seulement les dards enflammés du malin, mais à repousser aussi les aiguillons de la conscience, les avertissements et les menaces de la Parole de Dieu ! Vous l’avez dit et je vous ai involontairement appliqué ces paroles sérieuses : Ils ne cessent de dire à ceux qui me méprisent : « vous aurez la paix, » et à ceux qui marchent dans la dureté de leur cœur : « il ne vous arrivera point de mal ! » Et l’on peut dire en vérité d’un chrétien tel que vous le supposez : Il a endurci sa face comme un caillou ; il s’est fait un front d’airain ; il ne sait pas ce que c’est que de rougir ! … En conséquence de ce principe, vous avez durement apostrophé ces auditeurs à petite foi, qui demandent sans cesse qu’on leur prêche la sanctification ; vous avez parlé de cette prédication avec un air et un ton de dédain qui m’a percé le cœur ; vous avez soutenu que la sanctification était nécessairement et suffisamment renfermée dans la doctrine de l’élection, et vous avez cru le prouver par ce passage de Jean 17.17 : Sanctifie-les par ta vérité ; ta parole est la vérité ; oubliant, dans votre grande préoccupation, que vous portiez en preuve précisément ce qui était en question, car qui vous a dit que cette vérité, cette parole dont parle Jésus soient justement, ou du moins exclusivement l’élection de grâce ? Reprochant ensuite à vos auditeurs leur peu de docilité (ce n’est pourtant pas ce qui leur manque, en général !) à recevoir et leur peu de soin à approfondir les doctrines dont, depuis tant d’années, ils sont si abondamment nourris, vous avez attribué uniquement au manque de connaissance de ces doctrines leur peu de progrès dans la sanctification. Ici les reproches que vous avez adressés à votre auditoire étaient si vifs, vous l’avez censuré avec tant de sévérité que j’aime à croire qu’il eût mérité plus d’égards, et qu’il ne faut pas tout à fait juger de l’état du troupeau par le tableau que vous en avez fait. Mais, dans tous les cas, n’est-il pas bien étrange qu’un auditoire à qui on prêche si constamment et si exclusivement cette doctrine, selon vous si nécessairement sanctifiante, soit cependant, d’après vos propres paroles, si peu sanctifié ! qu’il ne se distingue du monde que par une vaine profession de foi ! qu’il soit entaché des mêmes vices ! et qu’il soit cause que l’Évangile est blasphémé ! Et n’est-il pas encore plus surprenant de voir un prédicateur se laisser prévenir, au point d’attribuer ce triste état de choses avant tout au manque d’intelligence de cette même doctrine, tandis qu’à moins de fermer les yeux à toute évidence, il trouverait parmi ces chrétiens faibles, ces prédicateurs timides et infidèles, ces auditeurs de petite foi, qui aiment à entendre prêcher la sanctification, un grand nombre d’âmes, et peut-être des troupeaux entiers auxquels il ne serait nullement en droit d’adresser de tels reproches ? Je m’épargne la peine de citer les exemples, parce qu’ils sont trop communs, et je pense qu’à moins d’avoir perdu le sens, personne ne niera qu’il y ait eu, de tout temps, et qu’on ne trouve encore de nos jours quantité de chrétiens remarquables par leur fidélité et la sainteté de leur vie, parmi ceux qui n’entendent prêcher qu’avec peine pour objet principal la prédestination, je dis plus, parmi ceux-là même qui, bien à tort sans doute, la repoussent comme une erreur. A votre place un conducteur moins prévenu examinerait, ce me semble, si ce mauvais état du troupeau ne vient point au contraire de ce qu’on lui prêche trop exclusivement ces doctrines de l’élection ; s’il n’est pas dû au fait que, pour être conséquent avec vous-même, comme vous vous piquez de l’être, vous êtes forcé de négliger la plupart des stimulants (accessoires peut-être, mais bien souvent nécessaires) que nous fournit l’Évangile ; ou du moins de ce que l’effet de ces stimulants est constamment neutralisé par la surabondance du principe dont vos auditeurs sont saturés. Vous me feriez l’effet d’un de ces empiriques qui, entichés d’un remède quelconque, l’ordonnent à tous les malades sans distinction et qui, si au lieu de guérir vous vous en trouvez plus mal, loin de suspendre le traitement, vous reprochent d’user du remède trop modérément, vous font doubler et redoubler la dose, et plutôt que d’ouvrir les yeux sur le danger de leur système, lui sacrifient la santé et la vie d’une foule d’individus.

Vous voyez donc, Monsieur, que ce n’est nullement à la doctrine que j’en veux. Je le répète : je la crois comme vous ; je la vois dans la Bible ; mais vous auriez bien de la peine à nous prouver qu’elle y est présentée à votre manière. C’est une bonne chose que le sel ; il va bien dans la plupart de nos aliments ; en concluez-vous que nous devons vivre de sel ? Et si quelqu’un ne pouvait pas supporter ce régime, serait-il juste de prétendre qu’il rejette le sel comme un poison ? Les divers gaz qui, combinés dans une juste proportion, composent l’air atmosphérique, ne sont point respirables purs ; ou pour user d’une autre image, les doctrines de l’élection seront, si vous le voulez, la charpente osseuse du système évangélique ; mais un squelette est-il un homme, et devez-vous être surpris si l’on trouve le vôtre hideuxx ? »

xLettres et biographie de F. Neff, II, 256.

En France, il ne faudrait pas croire que les Archives du christianisme fussent l’interprète des sentiments de tous quand elles attaquaient si violemment le méthodisme.

Déjà Daniel Encontre, dans un Discours sur la prescience de Dieu, avait déclaré que cette question était des plus difficiles : « S’il la traite, c’est parce qu’on a répandu dans la ville et dans la Faculté une brochure contre la liberté, tirée de la fameuse lettre de Luther à Erasme : de servo arbitrio. Encontre trouve qu’on a exagéré la pensée de Luther. Nous sommes libres d’accepter cette grâce que Jésus-Christ nous offre le premier ; mais il n’y a de notre part aucun mérite à accepter la grâce ; seulement Dieu donne une plus ample mesure de grâces à ceux qui se montrent plus empressés à les recevoir. Si l’homme n’était que passif dans l’œuvre de la grâce, la prédication chrétienne serait pure mômerie : en supprimant la liberté, on va plus loin que les philosophes qui rabaissent l’homme au rang des animaux : on en fait une simple machiney. »

y – D. Bourchenin, Daniel Encontre, p. 232.

On se souvient que Lissignol se montra très large, lorsque Cook lui proposa un missionnaire wesleyen en le prévenant des idées particulières du méthodisme sur l’élection. Il n’attacha aucune importance à ces théories et demanda simplement un prédicateur qui annonçât la doctrine de la justification par la foi.

Plus tard, Adolphe Monod admit les deux termes de la contradiction, sans affaiblir ni l’un ni l’autre : « Ecoutez-moi dans un esprit de simplicité. Ne me demandez pas de vous expliquer comment il est vrai, tout à la fois, que nul ne vient à la conversion sans la grâce et l’élection de Dieu, et que vous êtes tous obligés, sous votre propre responsabilité, de vous convertir, Dieu ayant fait pour chacun de vous tout ce qui est nécessaire pour qu’il se convertisse en effet. Ces deux vérités sont également attestées par les Écritures : c’est assez pour que je les prêche l’une et l’autre, et ce doit être assez pour que vous les receviez l’une et l’autre… On vous montre le péril où vous êtes ; on vous montre une voie pour en sortir ; croyez, sortez, hâtez-vous, fuyez la colère à venir, sans vous tourmenter de savoir si vous êtes élus ou si vous ne l’êtes pas. Fuyez seulement, et vous serez un élu. Quoi qu’il en soit, rien du côté de Dieu, absolument rien ne met obstacle à votre conversion ; au contraire, tout l’appelle, tout la favorise, tout la garantit : Dieu veut votre conversion… Convertissez-vous, convertissez-vous ; et pourquoi mourriez-vous ? » Dieu vous parlerait-il de la sorte s’il ne voulait pas votre conversion, et s’il ne vous restait aucun moyen d’échapper à votre misère ! Quoi ! supposer qu’un homme riche qui encourage un pauvre à se tourner vers lui pour être soulagé, lui prépare, s’il vient en effet, un refus, ce serait faire à cet homme une cruelle injure, — et ne serait-ce pas faire injure à Dieu, ne serait-ce pas blasphémer que de penser qu’il vous invite si spécialement, si expressément, si tendrement à vous convertir, et qu’il vous en refusât les moyens ? qu’il tous demande pourquoi vous voulez périr, et qu’il tous laissât dans l’impossibilité d’éviter votre perte ? Dieu se moquerait-il ainsi de l’homme, et lui adresserait-il une invitation illusoire, ironique, et qui, plus elle est pressante, plus elle serait odieuse ? Non, non, ce n’est pas là sa pensée : s’il vous invite à vous convertir, c’est qu’il veut votre conversion et qu’il fera tout ce qui est nécessaire pour que vous puissiez vous convertirz. »

z – Second sermon sur La compassion de Dieu pour le chrétien inconverti.

C’est l’objection que nous avons déjà signalée en exposant la théorie de Gaussen, et que les explications de celui-ci étaient loin de dissiper.

Adolphe Monod revient sur ce sujet dans une de ses lettres :

« Je vois l’élection de grâce, écrit-il, dans l’Écriture, et je la reçois avec d’autant moins d’hésitation qu’au point de vue religieux elle me paraît nécessaire à la parfaite gratuité de la grâce, et qu’au point de vue philosophique elle me paraît répondre à un état de choses incontestable, bien que mystérieux, que je vois dans la nature, dans l’histoire, partout enfin. Le salut est par la foi ; la foi est par la grâce (Romains 4.16 ; Éphésiens 2.8) ; et la grâce est… par elle-même : de lui, par lui, pour lui — sont toutes choses ! ou plutôt (car nos prépositions par et pour rendent imparfaitement l’original), ex illo, per illum et in illum sunt omnia (Rom. ch. 11, fin). Ces dernières paroles sont l’expression la plus ferme et la plus complète qu’on puisse désirer de l’élection.

Mais j’ai deux remarques à faire sur cette doctrine. La première se rapporte à ceux qui croient : c’est à eux proprement que cette doctrine est annoncée. Déjà entrés, la Parole leur dit : « Savez-vous comment vous êtes entrés ? Cela est venu de Dieu depuis le commencement, et depuis le commencement du commencement. » Elle leur dit cela afin qu’ils soient humiliés en même temps qu’assurés, et par là doublement excités à la sanctification. Si l’élection ne produit pas cet effet sur eux, ils l’entendent mal. Je crois qu’il est arrivé plus d’une fois qu’on l’a mal entendue, qu’on en a même abusé. Mais quand vous contemplerez cette doctrine pour vous humilier et pour donner toute gloire à Dieu, sachez certainement qu’à ce point de vue-là vous ne sauriez aller trop loin ; jamais vous ne vous abaisserez trop, jamais vous n’élèverez trop Dieu (Éphésiens 2.9). Que personne ne se glorifie. Que toute la gloire soit à Dieu, et à nous la confusion de face (Daniel 9.8) ; voilà l’esprit de l’élection, voilà l’élection vue par le côté pratique qui est l’essentiel. Tenez-vous à cela, et laissez à Dieu ces profondeurs, ou les anges eux-mêmes souhaitent de voir jusqu’au fond.

L’autre remarque se rapporte à ceux du dehors. Il faut leur annoncer le salut à tous sans exception et leur déclarer que Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive (Ézéchiel 33.11). Il ne faut pas que l’élection gêne en aucune manière la liberté de la prédication. Il faut dire à tout homme qu’il doit et peut se convertir sous sa responsabilité. Si on ne fait pas cela, on n’entend pas bien l’élection. Je prévois bien ici la question qu’on peut me faire, et j’avoue que je n’y ai pas de réponse satisfaisante selon la philosophie. Mais selon la vérité (car autre chose est la vérité, autre chose la science de la vérité), j’en ai une excellente : c’est que la Bible enseigne l’un et l’autre point. Quelqu’un a dit avec raison, je crois, qu’au jour du jugement, tous les damnés reconnaîtront qu’ils ne peuvent s’en prendre de leur perte qu’à eux-mêmes, et tous les élus qu’ils ne peuvent attribuer leur salut qu’à Dieu. Faites donc ces deux choses : donnez toute gloire à Dieu pour la grâce toute gratuite qu’il vous a faite ; et exhortez tous les hommes à fuir la colère à venir par la foi en Jésus-Christ. En général, la pratique chrétienne est en toutes choses le meilleur commentaire de la doctrine chrétiennea. »

aLettres d’Ad. Monod, p. 240-242.

Que conclure de la revue de toutes ces doctrines, et de quel côté se ranger ?

Pour la prédestination, nous avons au moins l’avantage de pouvoir nous placer sur le terrain des faits, et de transformer une question abstraite en une considération de réalités pratiques. Que se passe-t-il dans le monde pour la prédication de l’Évangile ? En quelle mesure l’histoire justifie-t-elle la théorie de l’élection ou celle de l’universalité de la rédemption ?

Pour l’individu, il est indéniable que les conditions de milieu, d’éducation, ce qu’on appellerait les circonstances concomitantes, influent profondément sur la manière dont il se comporte vis-à-vis de l’Évangile. Or c’est Dieu seul qui place telle âme dans tel milieu, qui prépare par son éducation, par les exemples qui lui sont mis sous les yeux, la décision de sa volonté. Il la prépare, disons-nous ; il ne la supprime pas. Un enfant, élevé dans une famille chrétienne, sera assurément plus prédisposé à accepter l’Évangile que tel autre qui n’aura eu autour de lui que des exemples d’incrédulité ; mais pour le premier comme pour le second, la libre décision trouvera sa place dans la vie spirituelle ; il y aura toujours un choix, une conversion, une nouvelle naissance. La preuve en est, que souvent toutes les prévisions sont déroutées par les faits.

Pour les peuples, cette inégalité dans les dispensations divines est encore plus évidente. Les chapitres de l’Epître aux Romains, où Paul établit la doctrine de la prédestination, développent précisément l’idée que Dieu choisit les uns et laisse les autres par un effet de sa pure volonté, mais pour accomplir ses desseins d’amour : il les renferme tous sous la désobéissance pour faire miséricorde à tousb.

b – Voir Ménégoz, La prédestination dans la théologie paulinienne. Paris, 1885.

En effet, des déclarations formelles de l’Écriture attestent que Dieu veut le salut du monde entier (Jean 3.16 ; 12.32 ; Colossiens 1.20 ; 1 Timothée 2.4 ; Tite 2.11 ; 1 Jean 2.2, etc.).

D’autre part, dans tout le cours de son ministère, nous voyons le Sauveur s’adresser à ses auditeurs comme à des créatures libres, pouvant accepter ou repousser le salut, responsables de leur égarement et des châtiments qui en seront la conséquence. Vis-à-vis du peuple juif, de Jérusalem, il considère même que ses appels n’ont été vains que par la faute de ceux qu’il appelait, et qu’il pourrait leur dire ce que saint Paul dira plus tard aux Anciens d’Ephèse : « Je suis net du sang de vous tous (Actes 20.26) ! » « Jérusalem, Jérusalem, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes ; mais vous ne l’avez point voulu (Luc 13.34) ! »

Comment concilier ces déclarations avec celles qui établissent la prédestination ? Il nous semble qu’on pourrait le faire en considérant attentivement l’admirable conclusion du chapitre 11 des Romains et de toute la théorie paulinienne : « Les dons et la vocation de Dieu sont irrévocables. De même que vous avez autrefois désobéi à Dieu et que par leur désobéissance vous avez maintenant obtenu miséricorde, de même ils ont maintenant désobéi à cause de la miséricorde qui vous a été faite, afin qu’ils obtiennent aussi miséricorde. Car Dieu a renfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire miséricorde à tous (Romains 11.29-32). »

La prédestination nous apparaît donc comme ayant un rôle économique, Dieu choisissant ou rejetant pour un temps les peuples ou les races, mais non avec le dessein de priver définitivement du salut une portion de l’humanité.

Et, pour l’individu, n’en serait-il pas ainsi ? Nous croyons que l’Évangile sera clairement présenté à toute âme d’homme, soit dans cette économie, soit dans une économie à venir, afin que chacun puisse, en toute liberté et en toute connaissance de cause, se décider pour ou contre Jésus-Christc.

c – Voir Bonifas, Histoire des dogmes, Paris, 1886. 2 vol., t.1. p. 351-360.

La prédestination réside alors dans ce fait que Dieu, pour l’accomplissement de desseins dont nous ignorons les détails, mais dont nous connaissons le but, la rédemption, hâte pour les uns, retarde pour d’autres le moment où la prédication de la croix arrivera avec une parfaite clarté jusqu’à leur cœur. Le Seigneur ne repousse, suivant sa propre parole, aucun de ceux qui vont à lui (Jean 6.37) ; mais ceux qui se tiennent éloignés se divisent en deux catégories : d’abord ceux qui ne veulent pas aller à Christ (Jean 5.40) et pour lesquels le choix est déjà fait, — et ceux que le Père n’a pas encore jugé bon d’attirer, car « personne ne va à Christ, si le Père ne l’attire (Jean 6.44). » Mais attirer n’est pas contraindre, et si le Père exerce l’attrait de la grâce sur les pécheurs, il ne fait pas violence à leur volonté, et ne les sauve pas malgré eux.

Dans une telle conception, la prédication de l’Évangile a une véritable utilité, car le ministre de Jésus-Christ sait tout d’abord que la volonté de Dieu est que l’Évangile soit prêché à toute créature, et ensuite il peut légitimement penser que sa prédication est un des moyens que Dieu a choisis pour appeler ceux auxquels il s’adresse et leur faire connaître clairement la vérité. Il devient donc véritablement « ouvrier avec Dieu (1 Corinthiens 3.9), » et sa mission revêt ce caractère de solennité dont Dieu a toujours entouré le ministère de ses envoyés.

Est-ce à dire que le salut dépendant ainsi de la liberté devienne une œuvre humaine ? C’est là la crainte qui a causé chez Haldane, chez Malan, chez Gaussen, l’exagération de leur théorie. Pour nous, nous répondons que le fait objectif du salut, la rédemption accomplie par Jésus-Christ, reste un pur effet de la grâce toute-puissante de Dieu ; nous n’y sommes pour rien et la justice que nous recevrons en partage n’est que la justice imputée de Jésus-Christ ; la prédication qui nous est faite de ce salut est encore un don de Dieu ; la compréhension claire (correcte, dirait Rothe) de cet Évangile est elle-même une grâce, c’est le don du Saint-Esprit. Mais là se place un fait, un moment dans notre vie spirituelle, parfois ce n’est qu’un éclair, parfois c’est au contraire une longue lutte, où la volonté acquiesce ou se rebelle, se décide pour la vie ou pour la mort.

Le texte Romains 8.29-30 indiquerait alors, ainsi que le dit M. Godet, que la prédestination contient :

  1. Le décret (προορισμός) par lequel Dieu a décidé de conduire à la ressemblance parfaite de son Fils quiconque croira.
  2. La prévision (πρόγνωσις) de tous les individus qui adhèrent librement à l’invitation divine de participer au salut.
  3. L’arrangement de toutes les lois et de toutes les circonstances de l’histoire en vue de la réalisation du plan glorieux conçu en faveur des préconnus.

Evidemment toute difficulté est loin de disparaître avec cette théorie ; il faudrait aborder à présent le problème de la prescience et de la liberté.

Mais on pourrait répondre que sa solution n’a qu’un intérêt théorique et spéculatif ; elle importe donc moins à notre foi que la solution du problème de l’élection. L’essentiel, c’est de maintenir le sérieux de l’épreuve à laquelle Dieu nous soumet ici-bas, de ne diminuer du côté du Père céleste ni son amour, ni sa justice dont la mort de Christ nous montre la suprême conciliation, et, sans vouloir faire de l’anthropomorphisme, de ne pas attribuera Dieu des pensées et des actes que notre morale humaine jugerait au-dessous d’elle.

Il est regrettable que certains théologiens du Réveil, dans des intentions sans doute fort louables, se soient [laissés aller à de telles exagérations et aient formellement méconnu l’un des deux aspects de la vérité.

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