Le Réveil dans l’Église Réformée

4.
Le Réveil et l’Église

4.1 Les théories ecclésiastiques.

4.1.1 Les moraves. — Haldane. — l’Église du Bourg-de-Four.

Idées ecclésiastiques des Moraves, d’Haldane. — Le principe d’imitation des Églises apostoliques. — Bénédict Pictet et la séparation. — La séparation des fidèles d’avec le monde. — Le recrutement des membres de l’Église — La discipline.

Dès les débuts du Réveil à Genève, nous assistons à l’apparition de formes ecclésiastiques nouvelles. Il n’y a à cela rien de bien surprenant. Les hommes du Réveil avaient prêché la conversion, la nécessité d’une régénération individuelle ; à la confusion entre le temporel et le spirituel, laquelle faisait de tout citoyen un membre de l’Église, ils avaient opposé la séparation absolue entre les deux domaines et déclaré qu’on ne naît pas chrétien, qu’on le devient.

Lorsque ces appels eurent porté des fruits et que la puissance de l’Évangile se fût manifestée, une question nouvelle se posa : quel allait être le sort des âmes converties ? Fallait-il les laisser dans l’Église telle qu’elle était alors constituée ? Deux obstacles s’y opposaient : d’une part, cette Église n’avait pas conservé les doctrines évangéliques au nom desquelles les néophytes étaient passés de la mort à la vie ; de l’autre, elle reposait sur un principe absolument erroné, à leurs yeux, l’idée du christianisme d’État. Il fallait donc séparer les fidèles d’avec le monde et les grouper dans des associations qui eussent pour fondement la profession d’une foi individuelle commune. Mais il y eut plus encore : l’Église nationale ayant perdu la foi et la vie, les amis du Réveil pensèrent que tout, dans cette Église, le fond et la forme, était également mauvais ; il fallait trouver autre chose. L’Église du Bourg-de-Four se fonda, par conséquent, sur des bases ecclésiastiques absolument nouvelles.

Mais, avant de jeter un coup d’œil sur cette constitution, il convient de dire quelques mots des théories ecclésiastiques des Moraves et de Robert Haldane, lesquels ont exercé sur les débuts du Réveil une influence si considérable.

Les Moraves avaient pour formule ecclésiastique l’ecclesiola dans l’ecclesia, la petite église dans la grande : cela revient à dire qu’ils groupaient les âmes réveillées, les faisaient profiter des avantages de la communion fraternelle, mais ne les séparaient pas de l’ensemble de l’Église ; c’étaient des noyaux fidèles dont l’influence s’exerçait d’autant mieux sur le milieu où ils étaient placés qu’aucune barrière ne les en séparait. C’est là ce que connurent les hommes du Réveil jusqu’en 1816. La Société des Amis, les réunions de prières entre étudiants se rapprochaient beaucoup plus de ce système que de la dissidence : « Nous ne savions alors, dit Bost, ce que c’était que dissidence : nous ne connaissions en ce genre que le système morave, et celui de Spener et des wesleyens : ecclesiolae in ecclesia, de petites associations dans la grandea. » — « Et, ajoute Guers, nous n’en voulions pas d’autreb. »

aMémoires, t. I, p. 24.

bLe premier Réveil, p. 64.

L’influence d’Haldane allait pousser le Réveil dans une autre voie. Il convient cependant de faire une restriction ; Haldane ne parlait pas ouvertement à Genève de ses principes ecclésiastiques. Il n’a pas engagé directement les étudiants en théologie à se séparer et à fonder une Église. Frédéric Monod s’exprime ainsi à ce sujet : « Quoiqu’il fût baptiste, si je ne me trompe, il n’y avait que ceux qui le lui avaient demandé en particulier qui le sachent. Jamais il ne nous a dit : Baptisez les enfants ou ne baptisez que les adultes ; mais il disait et répétait constamment, et sous une grande variété de formes et d’applications : Crois au Seigneur Jésus-Christ et tu seras sauvéc. »

cR. et J. Haldane, t. II, p. 53.

Haldane avait fait, il faut le dire, de douloureuses expériences sur ce point : il avait eu l’occasion de voir combien ces discussions ecclésiastiques deviennent aisément une entrave pour l’avancement du règne de Dieu. Dans le réveil qui eut lieu au sein de l’Église presbytérienne d’Écosse et dont Robert et James Haldane furent deux instruments bénis, ils ne voulurent pas tout d’abord former de communauté dissidente. James Haldane s’était fait une règle de ne jamais s’attaquer à l’état de choses existant, de ne jamais parler contre la personne ou même contre les erreurs des ministres, mais de se borner strictement au simple exposé de l’Évangile. « Notre but, disait-il, est d’exciter nos frères à fuir la colère à venir et à ne pas se reposer sur une profession de religion sans réalité. » De son côté, Robert Haldane écrivait dans le premier manifeste d’une société qu’il fondait pour la propagation de l’Évangile à l’intérieur : « Notre but n’est ni de former une secte, ni d’étendre l’influence d’aucune association sectaire. Notre seule intention est de faire connaître l’Évangile de grâce de notre Seigneur Jésus-Christ. En employant des prédicateurs ambulants, des maîtres d’écoles et d’autres catégories d’ouvriers, nous n’avons point la prétention de leur conférer l’ordination, ou de leur confier une charge pastorale quelconque Nous nous proposons seulement de remplir, par ces divers moyens de grâce, les lacunes que nous pourrons apercevoird. » :

dR. et J. Haldane, t. I, p. 116, 142.

Mais les circonstances et surtout l’opposition que faisait l’Église établie aux entreprises d’Haldane, le forcèrent, lui et à peu près douze de ses amis, à se séparer entièrement de cette Église et à poser les fondements d’une communauté congrégationaliste. Les membres de cette Église devaient être de vrais chrétiens et une discipline sévère leur était imposée. Mais, vis-à-vis de ceux du dehors, la charité s’alliait à la fidélité : c’est ainsi que le pasteur et plusieurs membres du troupeau prenaient la Cène dans l’Église nationale et la prédication était presque exclusivement adressée aux gens du monde.

Quelques années après, l’attention se porta sur les institutions de la primitive Église. On rendit plus sévère encore le principe d’un examen pour l’admission dans la communauté : on y joignit une protestation toujours plus accentuée contre toute union de l’Église et de l’État, et on arriva bientôt à professer hautement le principe d’imitation, c’est-à-dire la doctrine qui soutient que les institutions du culte des chrétiens doivent être calquées sur celles des temps apostoliques. Ce fut dans ce sens que l’on introduisit la célébration de la Cène tous les dimanches et que l’on institua des assemblées fraternelles pour l’édification mutuelle et pour la discipline réciproque des membres de l’Église. Enfin, l’on accorda à tous les fidèles la faculté de prendre la parole dans les assemblées pour l’exhortation ou pour la prière, soit à la demande des pasteurs, soit même sans qu’ils y eussent été invités. On croyait que cette institution de cultes mutuels pourrait servir à développer les dons spirituels de chacun. Avec cela on eut soin, cependant, de conserver la principale place dans le culte à la prédication de l’Évangile.

L’individualisme est au fond de cette conception ecclésiastique : le principe fondamental en est l’appel à une conversion individuelle. Dès lors, l’Église ne sera plus l’assemblée des chrétiens baptisés, mais celle des âmes converties ; de là, la tendance à séparer toujours davantage les âmes réveillées du monde des inconvertis ; de là, l’institution d’Églises reposant sur le fait d’une foi vivante dans leurs membres et imposant à ceux-ci, non seulement la profession de la foi, mais aussi la pratique des vertus évangéliques ; de là, la séparation de l’Église et de l’État, de la société civile et de la société religieuse, l’institution d’une discipline sévère dans l’Église, l’effacement de la distinction entre les ministres et le troupeau.

Avec un pareil état de choses, il faut s’attendre à ce que la question du baptême se pose un moment ou l’autre : en effet, le baptême étant l’admission dans l’Église des chrétiens, l’individualisme rigoureux ne saurait le conférer qu’à ceux qui sont à même de faire profession d’une foi personnelle ; le baptême des petits enfants est inévitablement rejeté. C’est là qu’en arrivèrent James et Robert Haldane, sans cependant entraîner avec eux tous les membres de leur Église ; deux partis se formèrent, et tandis que les deux frères Haldane faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher un schisme, en envisageant la question avec une véritable largeur, les baptistes sévères refusaient de demeurer unis aux pédobaptistes, et quelques-uns de ces derniers étaient, de leur côté, tout aussi absolus. En 1808 de tristes dissentiments déchirèrent à cette occasion l’Église du Tabernacle.

Après de semblables expériences, on comprend qu’Haldane se soit imposé à Genève la plus grande réserve dans l’exposition de ses idées ecclésiastiques ; il ne poussa pas ses amis à se séparer ; il leur expliqua toutefois l’idée de l’Église, et leur montra dans l’Écriture la preuve du droit que possèdent tous les croyants, dès qu’ils y sont appelés par les circonstances, de se constituer en Église indépendante. Au moment de son départ, la crise était en train de se produire : le Règlement du 3 mai 1817 avait été publié ; Guers et ses amis avaient jeté les premières bases de la dissidence le 18 mai ; tout cela s’était fait sans la participation d’Haldane ; il se contenta, lors de son départ de Genève, le 20 juin, d’exhorter ses amis à prendre la parole de Dieu pour règle de toutes leurs actions, à ne rien décider à la légère et sans avoir imploré les lumières d’En-Haut, enfin à éviter tout ce qui pourrait faire de l’éclat. Plus tard, quand l’Église indépendante fut constituée, il donna à ses membres quelques conseils en réponse à leurs lettres.

Que cette influence se soit exercée d’une manière directe ou indirecte, il semble difficile de la contester. Nous allons retrouver en effet dans la constitution et dans l’histoire de l’Église du Bourg-de-Four les idées d’Haldane et les discussions qui troublèrent son Église. Il faut rendre toutefois cette justice à Haldane que le point important pour lui fut toujours le salut des âmes, et qu’il ne considéra et fit considérer autour de lui la question ecclésiastique que comme tout à fait secondaire.

Henri Drummond poussa au contraire les partisans du Réveil à se constituer en Église séparée ; on se souvient que c’est chez lui que fut célébrée pour la première fois la sainte Cène en dehors de l’Église nationale. Ces encouragements, l’attitude toujours plus hostile de la Compagnie amenèrent Guers, Gonthier, Pyt, etc., à se séparer définitivement. Quelles furent les bases de leur séparation ?

Le principe fondamental, pour l’Église du Bourg-de-Four, comme pour Haldane, était l’individualisme ; les fondateurs éprouvaient le besoin de réagir contre cette conception de l’Église nationale qui faisait coïncider l’Église avec l’État et admettait dans son sein tout citoyen. Ce que voulaient avant tout ces chrétiens, c’était la foi personnelle, individuelle, la conversion de chacun des membres de l’Église.

Cette divergence de vues leur parut suffisante pour fonder une nouvelle Église ; ils se croyaient parfaitement libres de le faire, autorisés qu’ils étaient, ainsi que le dit l’Apologie, par des textes de l’Écriture, par l’exemple des premiers chrétiens et par celui des Réformateurs.

En outre, un des théologiens de l’Église de Genève, Bénédict Pictet, avait justifié, pour ainsi dire, la séparation quand elle est nécessaire et commandée par les circonstances. Voici son opinion, que les hommes du Réveil ont souvent citée pour s’appuyer sur son autorité : « Toute séparation n’est pas un schisme, quoique tout schisme soit une séparation. Lorsqu’un grand nombre de personnes, tant ecclésiastiques que laïques, se séparèrent des Ariens qui s’étaient rendus les maîtres des Synodes et des Églises, il ne firent point un schisme. On a loué ces peuples qui, après le Synode de Séleucie où l’arianisme fut établi, se trouvant sous la juridiction des Ariens, demeurèrent fermes dans la confession de la vraie foi et s’établirent eux-mêmes d’autres évêques… Il paraît donc qu’il y a des cas où il est permis de se séparer d’une Église… Quoi donc ! si l’Église embrassait les erreurs des sociniens et de Servet, etc., il faudrait s’y tenir ! Quelle proposition !

La vérité doit toujours être préférée à l’unité… L’unité dans la vérité est bonne ; mais l’unité dans le mensonge ne vaut rien. Lors donc qu’une Église détruit essentiellement le vrai culte que Dieu nous a prescrit, qu’elle s’affermit dans des erreurs directement opposées au salut, et que, par une tyrannie insupportable, elle veut contraindre tous ceux qui vivent dans sa communion à faire profession de ces mêmes erreurs, il est juste de s’en séparer, et on le doit absolument… Quand nous nous séparons d’une telle Église, nous ne commettons point de schisme ; au contraire, nous gardons l’unité de l’Église, car ce qui conserve l’essence de l’Église conserve aussi son unité. Or il est constant que la vérité de la foi, la pureté du culte divin, la soumission à Christ comme à son chef unique, constituent l’être de l’Église. Il est donc constant que conserver ces choses, c’est garder l’unité de l’Églisee. »

eThéologie chrétienne, liv. XIV, ch. 5, cité par Guers, Le premier Réveil, p. 117 et suiv.

Pictet réfute aussi les objections, toujours les mêmes, qu’on oppose au principe qu’il établit, celle, en particulier, qu’on tire de la parabole de l’ivraie. Il confirme ensuite ce qu’il a dit par des citations empruntées aux plus anciens docteurs de l’Église.

La dissidence est donc légitime. Quelle forme va-t-elle revêtir ? Ici se placent deux principes qui expliquent toute la constitution ecclésiastique de l’Église du Bourg-de-Four : d’abord la séparation absolue des fidèles d’avec le monde, ensuite l’imitation des Églises apostoliquesf.

f – Voir Guers, Essai sur la nature et l’organisation des Églises de Christ. Genève et Paris, 1833.

Le premier de ces principes, la séparation des fidèles d’avec le monde, trouvait son application dans le recrutement des membres de l’Église et dans la discipline.

Voici ce que, en 1817, on était unanime à déclarer : « Qui sont ceux qui doivent être regardés comme membres de l’Église de Christ ? et, en particulier, qui sont ceux que nous devons recevoir comme membres de la nôtre ? Selon la Parole de Dieu, les membres de l’Église de Christ ne peuvent être que ceux qui, en considération de ses mérites, sont régénérés et sanctifiés par le Saint-Esprit, rachetés, sauvés et justifiés par le sang de Christ. Nous avons trouvé un caractère essentiel à l’Église de Jésus et à chacun de ses membres : c’est qu’ils doivent être séparés du monde (c’est ce que signifie proprement le mot de « sanctifiés ») et consacrés au service de Dieu. Si le Saint-Esprit défendait de « manger avec quelqu’un qui se dit frère et qui est fornicateur ou avare, » à plus forte raison cela doit-il avoir lieu pour la Cène du Seigneur, qui est le repas par excellence, et nous est-il expressément défendu de communier dans une Église qui ne met pas en vigueur cet ordre de l’Apôtre, et dans la quelle presque tous ceux qui mangent le pain et boivent le vin de la Cène ne sont pas des chrétiensg. »

g – Tiré des Archives du Bourg-de-Four, cité par de Goltz, op. cit., p. 275.

Cette règle ne fut cependant pas imposée aux frères comme une loi ; elle leur fut exposée comme une direction de l’Écriture, à laquelle chacun était tenu de se conformer dans la mesure de sa conscience. Au commencement, on y mit néanmoins tant de sévérité, que tous ceux qui, soit par des motifs de sentiment ou par des considérations d’affection, soit par le fait d’une hésitation dans leurs principes, prenaient encore part aux communions de l’Église nationale, étaient par cela même exclus de la Cène des dissidents. Cependant, en 1819, on décida d’accorder l’admission à la communion dans l’Église indépendante à ceux qui se sentaient encore libres de prendre part à la communion dans l’Église nationale. On exigeait seulement que leurs motifs fussent, non pas la crainte du monde ou le désir de plaire aux hommes, mais des motifs de conscience et de conviction.

On introduisit alors une distinction entre les membres de l’Église et les communiants. Voici la résolution prise le 24 novembre 1819 : « Il a été convenu d’admettre à la Cène, non comme membres de l’Église mais simplement comme frères, des personnes : 1° chrétiennes selon l’avis de tous ; 2° retenues dans l’Église nationale, non par crainte du monde mais uniquement par préjugés, scrupules et croyant bien faire d’y rester unies ; 3° soumises comme les membres mêmes à la discipline de l’Église.

Car : 1° Ces personnes ont communion intérieure avec Christ et avec nous par un même esprit. Pouvons-nous donc leur refuser le signe de cette communion ? Si nous le faisions, nous nous déclarerions sectaires ;

2° L’Apôtre ordonne de se séparer des vicieux, des personnes marchant selon la chair, et non des chrétiens qui ont encore quelques préjugés ;

3° Il y a entre nous, membres, des différences dans la croyance bien plus graves que celle qui règne entre ceux qui croient devoir fuir et ceux qui pensent pouvoir conserver liaison avec l’Église nationale ;

4° Des chrétiens prennent la Cène avec le monde : veulent-ils ne faire qu’un corps avec les mondains avec qui ils mangent d’un même pain et boivent d’une même coupe ? Ils en sont bien éloignés. Ils errent dans une pratique, mais sont sains quant à l’intention du cœur. Les excommuniera-t-on ? Non ! Il faut les supporter, les éclairer, prendre patience avec eux.

5° Les chrétiens judaïsants persistaient à offrir, selon la loi, des sacrifices sur l’autel. Les excommunia-t-on, ces chrétiens judaïsants ? Non ! On les toléra, on les éclaira, on prit patience avec eux.

Au reste, nous sommes prêts à revenir de cette détermination dès que nous la reconnaîtrons erronée. Que Dieu nous conserve cette fidélitéh ! »

h – Archives du Bourg-de-Four, cité par de Goltz, op. cit., p. 276.

Les relations entre les frères qui vivaient dans l’Église nationale et ceux de l’Église indépendante étaient fort délicates. Quelques personnes poussaient le principe de la séparation jusqu’à l’extrême. A un certain moment, ces discussions devinrent très vives. L’étroitesse avait malheureusement plus de partisans que la largeur. Félix Neff, alors à Mens, écrivit à ce sujet, à l’un de ses amis de Genève, une lettre dans laquelle il défendait les Églises nationales : « J’ai dit que ces Églises peuvent être regardées comme une institution utile : sans elles, comment se serait conservée la connaissance du nom de Dieu et de Jésus-Christ dans une multitude de pays où il n’y a pas eu de vrais chrétiens pendant plusieurs siècles, et où, par conséquent, selon le principe séparatiste, il ne pouvait y avoir aucune Église ? Où seraient, en France, les protestants ? Où serait cette multitude de familles, plus ou moins éparses dans le pays, et qui ont conservé la Bible, un culte de famille, surtout l’habitude de se réunir toutes les semaines pour entendre la Parole de Dieu ? A qui s’adresseraient à présent, en Europe, les missionnaires et les pasteurs évangéliques ? Où seraient les temples ? Où serait le dimanche ? Où serait le souvenir de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ ? Où serait cette Bible, sur laquelle nous appuyons tous nos enseignements, parce qu’elle est connue ? Où seraient, en un mot, tous ces éléments propres à former ou à relever maintenant une Église spirituelle et vivante, si les Églises nationales n’étaient pas demeurées debout par l’ordination des ministres et par la célébration des sacrements ? Et encore maintenant, si elles n’existaient pas, toutes ces Églises, que deviendraient tous ces chrétiens de nom, que l’on ne peut admettre dans les Églises vraiment chrétiennes ? Quelle instruction recevraient leurs enfants ? Quel souvenir garderaient-ils de l’Évangile ? Où serait la Société biblique ? Enfin, où seraient tant de moyens d’édification qui sont susceptibles de vie et qui, quoique morts le plus souvent, ne laissent pas que d’entretenir quelque piété et de préparer la voie au véritable Évangile ? … Si tout ce qu’il y a de chrétiens dans les Églises extérieures les abandonnait absolument, que deviendraient-elles ? Qui est-ce qui lutterait contre l’incrédulité dans les académies et les consistoires ? Qui est-ce qui ferait entendre l’Évangile dans les temples, où l’habitude réunit une foule d’individus qui n’iraient pas l’entendre ailleurs ? Ces Églises ne retomberaient-elles pas dans le paganisme et ne perdraient-elles pas tout reste de vie et de vérité ? On doit donc, tout en reconnaissant que le chrétien a le droit de se séparer et que, souvent, il peut le faire très utilement, reconnaître aussi qu’il existe de fortes raisons pour un grand nombre d’enfants de Dieu de rester, sous le rapport des formes, unis à une Église nationale qui ne les oblige pas à professer ou à enseigner le mensonge et qui ne les rejette pas de son sein pour cela seul qu’ils s’unissent à un troupeau vivant. »

Félix Neff ajoute : « Je désire qu’on fasse connaître mes principes à l’Église, tout en l’assurant que je regarderai toujours comme le devoir des chrétiens de se réunir en véritable Église, séparée ou non, pour vivre dans la discipline évangélique. Je n’insisterai pas sur la forme et le mot, mais beaucoup sur la chose ; et, alors, non seulement je la dis essentielle et ordonnée par le Seigneur, mais je regarde comme une grâce inappréciable d’être joint à un tel troupeau ; je crois que c’est là seulement que peuvent et que doivent s’observer les principes de discipline sévère sur lesquels on fonde la séparation en générali. »

iLettres et biographie de F. Neff, t. I, p. 176 et suiv.

Evidemment, peu de membres de l’Église séparée avaient une telle largeur de vues : cependant, peu à peu, une application modérée remplaça dans la pratique la première sévérité.

En 1824, on décida d’abolir la distinction entre les membres de l’Église et les communiants, et on posa les règles suivantes :

« 1° Dès ce jour, les distinctions de membres et de communiants sont abolies parmi nous, comme n’existant pas dans la Parole ;

2° Nous ne reconnaissons plus que des frères et des sœurs, selon la Parole de notre bon Dieu ;

3° Tous les frères et toutes les sœurs, soit de Genève, soit de passage, qui prennent la Cène avec nous, nous les traitons sur le même pied, sans vouloir gêner la conscience de personne ;

4° Ils ont tous part aux délibérations de l’Église. Ils sont tous exhortés à contribuer à son entretien et au soulagement de ses pauvres. Ils ont tous également part à ses collectes, si leur position le réclame. Toutes ses assemblées, sans exception, leur sont ouvertes ;

5° En un mot, ils ont tous de droit les mêmes privilèges et ils peuvent en jouir s’ils le veulent ; et quant à ceux qui ne le feraient pas, ils ne pourraient en être blâmés, si, du reste, ils demeurent soumis à la Parole et à la discipline du Seigneur

Jésus ;

6° Ils sont tous également sous la discipline de la Parole de Dieu, à laquelle ils doivent se soumettre avec joie et reconnaissance, comme enfants de Dieu.

7° Ceux d’entre les frères et celles d’entre les sœurs actuellement dans l’Église, qui prennent encore la Cène dans l’Église nationale, s’il y en a qui soient dans ce cas, seront instruits de leur devoir à cet égard, selon la Parole, en toute patience et douceur, par les frères pasteurs, qui s’assureront des motifs qui les engagent encore à communier avec

le monde, afin qu’on leur refuse la Cène, si ces motifs sont selon la chair.

8° Pour tout le reste, l’ordre qui a été établi parmi nous dès le commencement, selon la Parole, demeure le même.

9° Le présent avis sera lu publiquement trois dimanches à la Cènej. »

jGuers, Le premier Réveil, p. 208, 209.

L’Église du Bourg-de-Four était ainsi non seulement dissidente, mais séparatiste : c’est-à-dire qu’elle ne se séparait pas seulement du christianisme de l’État et des masses, mais aussi de toute communauté religieuse dont la doctrine et la discipline n’étaient pas conformes à la Parole de Dieu.

D’autre part, le principe d’après lequel elle regardait l’Écriture comme pleinement suffisante pour le fondement de l’Église lui interdisait de faire une déclaration qui eût été comme une bannière la distinguant des autres Églises. Cependant, en 1825, désirant faire connaître aux autres Églises quels étaient les principes auxquels elle entendait demeurer fidèle, elle rédigea une « déclaration, » qui fut remplacée par une autre, rédigée en 1828, et qui resta la déclaration officielle de cette Église. Elle était ainsi conçue :

« D’après les saintes Écritures, nous estimons que toutes les églises de Christ doivent se tenir prêtes pour ces beaux jours qu’on voit approcher, où le Seigneur Jésus, selon sa promesse, rassemblera ses brebis en un seul Bercail et sous un seul Berger.

Les Églises de Christ ne doivent peut-être pas s’attendre à ce que cette unité, qui leur est tout à la fois recommandée et promise, puisse jamais s’étendre ici-bas à toute question secondaire ou de discipline ou de doctrine. Cependant nous croyons qu’en se tenant sur le fondement qui est Christ et en s’attachant toutes également à la grâce de Dieu en Jésus-Christ, son Fils bien-aimé, elles doivent, unies comme elles le sont déjà dans la charité par le Saint-Esprit, chercher entre elles et avec tous les enfants du même Père, un lien plus sensible encore, et se mettre dès aujourd’hui dans l’attitude où Jésus doit les trouver, quand, selon notre glorieuse espérance, il viendra dans la puissance de son règne, et que tout genou se courbera devant lui.

Voici les principes qui nous ont semblé propres à fixer les rapports des diverses Églises de Jésus-Christ entre elles, et généralement avec tous ceux qui invoquent son Nom d’un cœur pur.

I. Nous croyons qu’il n’y a maintenant, qu’il n’y a jamais eu, et qu’il n’y aura jamais devant Dieu qu’un seul Bercail qui renferme toutes les brebis que le Père a données à son Fils. Nous ne reconnaissons donc qu’un seul Troupeau, qu’une seule Église, qui comprend tous les rachetés « élus selon la prescience de Dieu le Père, par l’Esprit sanctifiant, pour obéir à Jésus-Christ, et pour obtenir l’aspersion de son sang » (1 Pierre 1.2).

II. Nous croyons qu’il n’y a non plus qu’un seul pasteur, qu’un seul berger, Jésus-Christ, le Fils du Dieu vivant, maintenant assis à la droite du Père, et auquel soit la gloire aux siècles des siècles ! Amen.

III. Nous croyons qu’un évêque, un ancien, un pasteur fidèle, pour être à sa véritable place, doit se considérer comme le serviteur du Berger. Le berger est Jésus-Christ. C’est lui qui est « le grand Pasteur et l’Évêque de nos âmes » (1 Pierre 2.25).

IV. Nous croyons que les Églises particulières et fidèles ne doivent se considérer non plus que comme des compartiments du grand Bercail de Jésus-Christ ; et nous ne pouvons voir les ministres qui les conduisent que comme de communs serviteurs d’un même Maître, qui les a placés à son gré dans les diverses parties de sa Bergerie…

VI. Nous croyons qu’aucun des serviteurs du grand Pasteur ne peut dire, dans un esprit de propriété, sans manquer à Celui « qui ne donne point sa gloire à un autre » : ma brebis, mon Église, mon troupeau, ma table, ma Cène ; puisque c’est : la brebis du Seigneur, le troupeau du Seigneur, l’Église du Seigneur, la table du Seigneur, la Cène du Seigneur, comme parle le Saint-Esprit.

VII. Nous voyons dans la sainte Écriture que les brebis doivent déférer à leurs conducteurs spirituels, et céder à leur avis, car « ils veillent pour les âmes comme devant en rendre compte » (Hébreux 13.17). Nous croyons que tous les frères doivent « reconnaître ceux qui travaillent parmi eux, qui président sur eux en notre Seigneur et qui les exhortent, et qu’ils doivent avoir un amour singulier pour eux à cause de l’œuvre qu’ils font » (1 Thessaloniciens 5.12-13). Mais cette déférence qu’ils leur doivent, toujours selon le Seigneur et sa Parole, ne sera jamais une obéissance implicite et aveugle qui mettrait l’autorité de l’homme à la place de celle de Dieu…

X. Nous croyons que si une Église particulière du Seigneur ne doit pas s’isoler des autres Églises, de manière à faire secte au milieu d’elles, elle ne doit pas non plus se confondre avec elles, au point de n’être plus elle-même, et de perdre son indépendance et son individualité. Nous croyons qu’en étant intimement unie à toutes les autres portions du grand Bercail, elle doit servir Dieu selon les lumières qu’elle a reçues ; qu’elle doit ainsi suivre sa destination spéciale, et remplir, comme Église particulière, les intentions du Seigneur à son égard. — Dieu n’est point un Dieu de confusion (1 Corinthiens 14.33).

XII. Enfin nous croyons qu’on ne peut regarder comme membres d’une logo du Bercail, c’est-à-dire d’une Église particulière, que celles des brebis qui, par obéissance à l’Évangile, ayant adopté les principes fondamentaux de cette Église, en approuvent l’ordre, en suivent assidûment les assemblées (Hébreux 10.25), prennent un intérêt réel à tout ce qui la concerne et manifestent ainsi qu’elles se rangent elles-mêmes dans la classe de ses membres.

En conséquence de ces principes, l’Église de Christ qui s’assemble au Bourg-de-Four, à Genève, croit devoir faire à ses bien-aimés frères la déclaration suivante :

1° Elle admet à la Cène toute personne qui tient à un des compartiments du Bercail, c’est-à-dire à une Église formée et dirigée selon la Parole de Dieu.

En général, elle admet à la Cène toute personne qu’elle estime être fidèle ou qui lui est recommandée comme telle par un ministre de Christ, lors même que cette personne ne se serait pas encore conformée à la Parole du Seigneur, en se rangeant dans un des compartiments de son Bercail ; pourvu’que ce qui l’arrête ne soit qu’un manque de lumière ou de conviction (Actes 18.27 ; Romains 16.1-2 ; Actes 9.27 ; 2 Corinthiens 3.1-2).

La Cène est la table du Seigneur et non la nôtre.

Il n’y a, et il ne peut y avoir entre les brebis, comme entre les divers compartiments du grand Bercail, d’autre lien sensible, d’autre moyen de communication que celui-là ; et, si nous obéissions à d’autres principes, nous craindrions de former une Église isolée de toutes les autres Églises chrétiennes, c’est-à-dire une véritable secte et d’encourir justement le reproche que l’apôtre Jean faisait à celui qui, « non seulement ne recevait pas les frères, mais qui empêchait même ceux qui les roulaient recevoir et qui les chassait de l’Église » (3 Jean 1.10).

2° Tout frère, tant qu’il prend la Cène avec nous, possède au milieu de nous les privilèges généraux appartenant à tout membre de l’Église de Christ. Quant aux privilèges particuliers tenant à l’individualité de notre Église, ce frère n’y a droit qu’autant qu’elle jugera convenable de lui en accorder la jouissance.

3° Ce même frère, tant qu’il rompt avec nous le pain du Seigneur, doit se souvenir de ces préceptes du Saint-Esprit : Galates 6.6 ; Hébreux 13.17 ; 1 Thessaloniciens 5.12-13 ; Hébreux 10.24-25 ; Matthieu 18.15-18, etc.

4° Et de notre côté, tant que nous verrons ce frère au milieu de nous, nous nous rappellerons à son égard ce commandement de Jésus, pour l’accomplir dans un esprit d’amour : Matthieu 18.15-18 ; 5.23-24 ; aussi bien que les déclarations suivantes de ses apôtres : Hébreux 10.24 ; Philippiens 3.15-16 ; Jacques 5.19-20 ; Romains 12.3, etc., etc.k »

k – Guers, Le premier Réveil, p. 210 et suiv.

Après la question de la sainte Cène devait venir la question du baptême. Elle occupa pendant plusieurs années l’attention de l’Église, dans le sein de laquelle elle fut sur le point d’occasionner un schisme. Elle se posa comme elle se pose partout : le baptême n’étant qu’une sorte de profession de foi individuelle, ne peut être administré qu’à celui qui est capable de faire cette profession.

Dès 1819, les discussions commencèrent : en 1823, il y eut plusieurs baptêmes d’adultes. En septembre et octobre 1824, des partisans du pédobaptisme furent tellement troubles par le retour de faits semblables qu’ils se séparèrent de l’Église. On eut peur alors de voir éclater un schisme véritable et, après quelques conférences entre les chefs de l’Église, on communiqua, en décembre 1824, la déclaration suivante aux membres du troupeau :

« 1° Les frères baptistes se font tout à la fois un devoir et une sainte joie de reconnaître ici, devant tous, comme ils le confesseront hautement dans toutes les occasions publiques et particulières, qu’on ne doit aucunement confondre les petits enfants des croyants avec ceux des païens, car leur avantage est grand. Mais ils ne croient pas, non plus que leurs frères pédobaptistes, que l’Église de Christ, le peuple de Dieu, renferme trois classes d’hommes : les rebelles, les traîtres et les fidèles ; — les uns et les autres sont au contraire persuadés que cette vue, qui sert de base à tout le système des Églises nationales, est aussi dangereuse qu’elle est contraire à la Parole de Dieu.

C’est donc ici leur croyance unanime à ce sujet : que ce qu’on appelle improprement la chrétienté renferme deux choses bien distinctes : 1° l’Église ou le peuple de Dieu, qui comprend tous ceux qui reçoivent la promesse et qui la croient ; 2° les peuples privilégiés qui ont seulement la promesse et tous les avantages qui s’y lient, avantages qu’on ne peut ni méconnaître ni mépriser. Il y a cette seule différence entre les baptistes et les pédobaptistes : que les pédobaptistes disent qu’il faut sceller par le baptême ceux qui ont la promesse, et les baptistes seulement ceux qui la reçoivent. Si avec cette seule différence nous ne pouvions pas vivre ensemble, nous ne mériterions pas d’être appelés enfants de Dieu.

2° De leur côté, les frères pédobaptistes, sur la réclamation des frères baptistes, suppriment avec plaisir la dénomination d’anabaptistes, qui rappelle des souvenirs odieux, et qui désignent une société religieuse avec laquelle les baptistes modernes n’ont point de rapport.

3°Tous les frères pédobaptistes et autres jugent à peine nécessaire de dire qu’ils improuvent hautement les expressions de rebelles, sectaires, hérétiques et autres que quelques-uns appliquent si injustement aux baptistes depuis quelques mois ; car ce qui est tout au plus une erreur involontaire et non capitale, n’a ni ne peut avoir le caractère odieux de secte, de schisme, de mépris de l’alliance, d’hérésie, de rébellion ; et que, s’il en était autrement, tous les pédobaptistes ne pourraient, sans péché et sans infidélité, conserver leur communion avec les baptistes. L’hérésie suppose toujours, à côté d’une erreur grave et sur un point fondamental, une conscience mauvaise et pervertie.

4° Les frères baptistes n’amoindrissent ni ne veulent amoindrir la grâce par leur sentiment sur le baptême. Ils laissent intacte toute la vérité du salut par grâce, la justification par la foi seule, etc. Ils ne font point du baptême une propre justice, ni une œuvre légale, ni une chose essentielle au salut, comme on les en a accusésl… »

l – Guers, Le premier Réveil, p. 202 et suiv.

C’est ainsi que se termina la discussion sur le baptême, en laissant à chacun le droit d’agir selon sa conscience.

Telles avaient été les applications diverses du principe de la séparation de l’Église et du monde pour ce qui touche le recrutement des membres de l’Église.

Mais une fois ces âmes incorporées à l’Église, comment allait-on les diriger, autrement dit, quelle serait la discipline ?

Ici encore il fallait séparer, par la pratique et dans la vie, les réveillés des mondains.

La tâche était difficile. Si certaines tentations étaient écartées de la voie des membres de l’Église par le fait même de leur profession chrétienne, ils en rencontraient d’autres non moins dangereuses, et contre lesquelles les apôtres eux-mêmes avaient mis en garde les Églises primitives : c’étaient l’esprit personnel, l’esprit de jugement et de condamnation à l’égard des frères, les propos médisants dans le secret et l’amertume qui en résultait. Les pasteurs durent plusieurs fois s’élever vivement contre ces péchés.

Mais leur rôle n’était pas toujours facile. Bien des membres de l’Église éprouvaient beaucoup de difficulté à se soumettre à des conducteurs, à des supérieurs, soit mondains, soit religieux. De plus, le souci des choses invisibles favorisait l’indolence de plusieurs à l’égard des choses visibles ; les pauvres ne voulaient plus travailler ; ils se laissaient aller à la paresse et tombaient à la charge des autres. Quelques-uns, sous le prétexte de travailler à l’avancement du règne de Dieu, négligeaient leurs devoirs de ce monde, couraient ici et là, et oubliaient bientôt que « nous devons manger notre pain à la sueur de notre front. » D’autres faisaient des dettes, en négligeant leur travail journalier, et puis demandaient à l’Église de les payer. On entendit même certaines personnes prétendre qu’elles n’avaient pas « le don du travail ; » on leur répliqua que l’Église n’avait pas non plus celui de les assister.

Tout cela créait beaucoup d’ennuis aux pasteurs : il leur fallut parfois aller jusqu’à l’exclusion de tel ou tel membre de l’Église.

Malheureusement, pour demeurer fidèles aux exemples que l’on croyait imposés par l’Écriture, on pensait être obligé d’exercer la discipline en public, en pleine assemblée. De là des scènes souvent fort peu édifiantes, car des passions personnelles s’y faisaient jour. Aussi les pasteurs s’efforcèrent-ils bientôt de recourir le moins possible à ce tribunal des frères. L’un d’eux fit imprimer le texte Matthieu 18.15-17, avec cette inscription en grands caractères : « Loi du Royaume, » et le distribua à tous les membres de l’Église. Un des soins constants des pasteurs fut de rendre de plus en plus rares les jugements disciplinaires par l’assemblée de l’Église.

Un autre résultat du principe de la séparation d’avec le monde fut la proscription de tout luxe d’habillement : on interdit aux sœurs toute frisure artificielle des cheveux : on défendit toute espèce de plaisirs et de jeux. Ce fut un but assez facilement atteint, parce qu’on ne faisait que revenir en cela aux traditions et aux coutumes de l’Église des pères. Mais on alla si loin dans cette voie que, pendant plus d’une année, Neff parla très vivement contre le mariage des chrétiens.

C’est ainsi que l’exagération suivait de près l’établissement des meilleures institutions et allait provoquer des réactions regrettables. Peu à peu le langage lui-même, connu sous le nom de « patois de Canaan, » envahit l’Église, et ce ton d’onction, habilement imité par des hypocrites, cacha, sous l’apparence et les dehors de la piété, bien des misères et des convoitises, bien des recherches qui n’avaient d’autre source que l’intérêt personnel.

D’autre part l’application de la discipline devenait de plus en plus étroite à l’égard de la doctrine. L’Église n’ayant pas voulu admettre de confession de foi, parce que l’Écriture paraissait suffisamment claire pour tous les points fondamentaux, il arrivait que tel ou tel caractère identifiait ses vues propres avec la vérité absolue, et on aboutissait au dogmatisme le plus intolérant.

L’Église du Bourg-de-Four eut à ce sujet de sérieux démêlés avec Malan ; dans son propre sein cet esprit exclusif se manifesta aussi. Bost et Neff, qui défendaient la cause de la liberté évangélique, se virent une fois sur le point d’être eux-mêmes excommuniés. Dans une autre occasion une personne, connue pour sa piété, fut menacée d’être exclue de l’Église parce qu’elle inclinait, dans ses convictions, vers le mysticisme, et qu’elle croyait au rétablissement final de toutes choses. Cela alla si loin que, lors des discussions avec Malan, l’Église du Bourg-de-Four se laissa aller à déclarer que, comme dans la même ville il ne pouvait y avoir qu’une seule Église chrétienne, elle ne reconnaissait pas ce caractère à la congrégation de Malan. Il faut ajouter cependant qu’elle revint bientôt sur cette déclaration.

Ce fut alors que Bost se sépara de l’Église du Bourg-de-Four et en fonda une autre à Carouge. Il y rejetait toute application de la discipline par le troupeau lui-même. Il donnait aussi la Cène dans leur domicile à des personnes qui avaient été excommuniées par l’Église du Bourg-de-Four. Voici ce qu’il disait lui-même à cet égard : « On n’admettait que des enfants de Dieu, et, sauf un très petit nombre de cas douteux dont on était forcé de reconnaître l’existence, on aspirait pourtant bien à reconnaître nom par nom tous les enfants de Dieu d’un endroit donné. Après avoir apporté ces principes dans le canton de Vaud, on les vit même revenir de là avec un redoublement de rigueur, et, pendant quelques années, avec une étroitesse, une raideur et un défaut d’intelligence désolants. Le plus ignorant des ignorants, y compris les femmes, était docteu pour parler leur langage : en un mot, je le répète, on fut pendant quelques années dissident bigotm. »

mMémoires, t. I, p. 379.

Les âmes larges et vraiment chrétiennes souffraient profondément de cet état de choses. Neff en écrivait en 1827 des lettres désolées. Pyt en 1832 écrivait aussi à une Église séparée du Béarn : « Gardez-vous de cet esprit étroit et d’exclusisme vers lequel le fait de votre séparation va vous pousser à votre insu. La tactique de Satan, vous le savez, est de nous pousser dans les extrêmes… Je doute qu’il nous soit permis d’exiger de ceux qui se présentent comme candidats à l’admission autre chose que : 1° La profession de foi en Jésus-Dieu-Sauveur, en l’amour du Père, en la communication du Saint-Esprit. 2° Une vie qui ne démente pas une telle profession. 3° La détermination exprimée de marcher avec l’Église, selon le Seigneur… Une Église, cher frère, n’est qu’un Béthesda, un hôpital d’où l’on ne doit exclure que les morts, mais où l’on doit recevoir celui en qui on ne verrait même qu’un souffle de vie… Qu’étaient les Églises apostoliques ? à peu d’exceptions près, des hôpitaux ; témoins les épîtres aux Corinthiens, aux Galates, celle de Jacques. Sans doute, il serait agréable de ne vivre qu’au milieu de frères sains, bien portants, etc. Mais nous ne sommes pas appelés à cela pour le présent. Le lien de l’Église, c’est le support, et il y aura, comme autrefois, à en exercer beaucoup dans chaque Églisen. »

n – Guers, Vie de Pyt, p. 284.

Plus tard, il écrivait encore à la même adresse : « Je suis plein de joie de ce que vous en êtes venus à ce principe : sauf les cas d’hérésie ou de fruits de la chair, nous ne pouvons prononcer l’exclusion de la table du Seigneur. Tenez-vous-y fermes. J’en sens et j’en vois la vérité. »

Evidemment, on a abandonné aujourd’hui le principe des églises de convertis ; il ne s’agit maintenant que d’églises de professants, ce qui n’est pas la même chose. Les membres de l’Église du Bourg-de-Four arrivèrent à cette conclusion après bien des tristesses et des expériences douloureuses. On ne voudrait pas parler d’illusions, quand il s’agit de désirs aussi chrétiens que les leurs ; mais pourtant qu’étaient leurs premiers projets, sinon des rêves, généreux sans doute, mais des rêves ?

Le second principe du Bourg-de-Four était l’organisation des Églises sur le modèle des institutions des apôtres.

Cette théorie fut appliquée avec tant de rigueur qu’on en vint à admettre que non seulement l’exemple des apôtres était, en général, le meilleur guide pour la pratique, mais encore que chaque fait spécial qui nous est rapporté dans les Actes ou dans les Epîtres contient un ordre auquel tout chrétien doit se conformer.

L’autorité suprême résidait entre les mains de l’Église. Par réaction contre la domination du clergé dans l’Église nationale, par suite aussi de la manière dont l’Église indépendante s’était formée, on s’efforçait d’éviter tout ce qui aurait pu amener au cléricalisme. Tandis que, d’un côté, les pasteurs faisaient des efforts pour s’emparer de l’autorité qui leur était indispensable, de l’autre, la communauté montrait une tendance marquée à faire valoir les droits de sa souveraineté. Ce fut là l’occasion de nombreux conflits. Plus d’une décision prise par l’assemblée trahit la pensée d’affaiblir la considération due à ses conducteurs. Dès 1820, Gonthier s’était vu appelé à exhorter sérieusement les frères à ce respect dont l’Écriture veut que soient entourés les conducteurs des Églises. En 1826, à l’occasion de dissentiments de diverse nature, de nouvelles représentations durent être faites à l’Église. Il ne fallait pas, disait-on, que chacun voulût y jouer le rôle de pasteur ; celui qui n’avait ni don ni vocation pour cela, ne devait pas s’occuper de la conduite du troupeau. Il arriva aussi que quelques jeunes sœurs, s’étant mises, à l’égard des pasteurs, sur un pied d’intimité toute de confiance, on leur fit parvenir le conseil d’être plus réservées.

Tout cela venait des exagérations du principe de l’imitation. Ce principe était appliqué aussi dans le culte, pour lequel on ne se servait d’aucune espèce de liturgie : l’oraison dominicale elle-même n’était plus envisagée, non seulement comme formule de prière, mais comme modèle ; n’en considérant que le contenu, on le regardait comme se rapportant simplement à ce qu’était alors le point de vue des disciples et l’on estimait que le régénéré, qui est en possession de l’Esprit d’adoption et de liberté, a le droit d’employer un tout autre langage en parlant à son Père céleste. On ne voyait pas que c’était précisément les formes de l’Église apostolique qui étaient appropriées à l’époque, aux points de vue, aux milieux d’alors et qui, par conséquent, devaient passer, tandis que les paroles du Sauveur lui-même devaient rester aux siècles des siècles. On pourrait demander aussi aux membres de l’Église du Bourg-de-Four de quel droit ils ont jugé que ce n’est pas à nous tous que le Sauveur s’adresse quand il dit : « Vous, quand vous priez, dites : Notre Père ! » Mais l’esprit de parti les poussait, ainsi que le disait Pyt, dans les extrêmes, et ne leur laissait pas apercevoir leurs propres contradictions.

A côté du culte était l’école du dimanche : par une conséquence de l’individualisme, on concevait l’instruction religieuse comme une instruction donnée en vue de l’Église, et non dans et par l’Église.

Des réunions de prières furent instituées. Copiant jusque dans ses plus petits détails l’organisation des Églises apostoliques, on traita le jeûne en commun comme étant une affaire de l’Église elle-même. On alla même si loin dans ce sens que l’on pratiqua l’onction d’huile pour les malades par la main des Anciens, selon la parole de Jacques. Cela ne devint jamais une coutume générale dans l’Église : ce fut cependant un pasteur qui l’introduisit, et plus d’une fois on vit, dans des cas de maladies graves chez des membres de l’Église, des Anciens aller porter la Cène aux malades et les oindre d’huile en priant auprès d’eux.

De leur côté, les baptistes se demandaient avec anxiété si l’on devait plonger le néophyte ou si on pouvait se contenter de l’asperger d’eau ; cette question fut l’objet de graves et continuelles délibérations.

En réalité, on revenait exactement au point d’où l’on était parti : voulant éviter la religion extérieure, vaine et superficielle de l’Église nationale, on en arrivait à un formalisme tout aussi réel, quoique d’une autre nature : on s’exposait à se contenter à bon marché de l’application littérale de tel ou tel précepte de l’Écriture, sans savoir si on en pénétrait l’esprit et si on l’accomplissait dans le sens où le Seigneur ou les apôtres l’avaient donné.

Bost s’éleva avec force contre cette théorie de l’imitation des Églises apostoliques : dans ses Recherches sur la constitution et les formes de l’Église chrétienne, parues en 1834, il soutint que Jésus-Christ n’a établi aucune forme d’église ; qu aucune, par conséquent, n’est nécessaire à la piété, et que la seule chose que nous ayons à rechercher avec ardeur, en fait de religion, c’est une piété personnelle, vraie, profonde et pratiqueo. Au reste, Guers lui-même devait convenir plus tard que si nous devons en quelque mesure nous conformer aux préceptes du Maître et des Apôtres en matière ecclésiastique, nous devons nous garder de l’imitation servile, du décalque. « Il est évident, dit-il, que plus d’un trait de l’ordre primitif avait un caractère transitoire et que bien des cas se présentent aujourd’hui qu’on n’avait pu régler d’avance, parce qu’ils n’existaient pas encore. Sous peine de tomber dans l’exagération et de compromettre ainsi dans la pratique un principe bon et bienfaisant, il faut nécessairement tenir compte ici des circonstances actuelles ; au reste, qu’on le veuille ou non, elles influeront toujours plus ou moins sur son application. »

o – Voir Mémoires, t. II, p. 153 et suiv.

Guers, Le premier Réveil, p. 366-367. Voir aussi ci-dessus, dans les dernières années de l’Église du Bourg-de-Four, l’histoire des difficultés ecclésiastiques qui la troublèrent et démontrèrent l’erreur du principe sur lequel elle avait été fondée.

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