Le Jour du Seigneur, étude sur le Sabbat

3.2 — Epître d’Ignace aux Magnésiens.

La date du martyre d’Ignace, évêque d’Antioche en Syrie, est aussi très contestée. Semisch croyait d’après une tradition qu’il qualifiait d’unanime dans l’ancienne église, qu’Ignace était mort en 107, et cette opinion a été encore soutenue par de Champagny, Wieseler, Funky, etc. Selon Uhlhorn (Real. Encykl. VI, p. 624), la date la plus vraisemblable est 107 ou 108. Selon Zahn, qui a si profondément étudié les épîtres d’Ignace, c’est 104. Charteris hésite entre 107 et 116 et inclinerait pour 116. Selon Backhouse et de la Berge, 115 mériterait la préférence. Harnack a émis en 1878 une nouvelle hypothèse : Ignace serait mort vers la fin du règne d’Adrien ou même au commencement du règne d’Antonin, c’est-à-dire autour de 138. Pour Jean Réville, malgré cette hypothèse, les épîtres d’Ignace n’en datent pas moins « de la 2e moitié du règne de Trajan, comprise entre l’an 107 et l’an 118, » sans qu’il puisse préciser davantage (Revue de l’hist. des religions, 1890, t. II, p. 160).

Si les récits détaillés qui nous sont parvenus sur le martyre d’Ignace sont reconnus comme étant d’une époque postérieure et comme méritant en général peu de créance, il n’en est pas de même de certaines lettres attribuées au vénérable confesseur. Mais il importe de distinguer. Parmi les 15 lettres qui lui ont été attribuées, 3 écrites seulement en latin, n’ont évidemment aucune importance. Pour d’autres, nous possédons deux recensions grecques, dites l’une longue, l’autre courte. Celle-ci ne renferme que 7 épîtres déjà mentionnées par Eusèbe (Hist. ecclés. 3.36) : aux Ephésiens, aux Magnésiens, aux Tralliens, aux Romains, aux Philadelphiens, aux Smyrniens, à leur évêque Polycarpe. Ces mêmes épîtres se retrouvent dans la longue Recension, mais avec un texte plus étendu, manifestement interpolé, et, en outre, 5 autres épîtres, certainement apocryphes. Jusqu’en 1845 la discussion de l’authenticité des épîtres d’Ignace ne portait que sur les deux recensions, mais elle se compliqua lorsque Cureton publia la version syriaque ne contenant que les épîtres aux Ephésiens, aux Smyrniens, à Polycarpe, et prétendit qu’elles seules étaient authentiques. Cette opinion trouva beaucoup d’écho, et elle fut adoptée en particulier par de Pressensé. Mais elle a été ensuite très fortement combattue, surtout par Zahn dans son Ignatius von Antiochien. Le texte des trois épîtres fut reconnu abrégé et des fragments de la traduction syriaque d’autres épîtres furent retrouvés. « Cette démonstration, dit Uhlhorn, peut maintenant être considérée comme épuisée. Non seulement il n’y a plus de nouveaux défenseurs de l’opinion de Cureton, mais encore plusieurs de ses partisans, tels que Lipsius et Lightfoot, l’ont abandonnée. La seule alternative qui demeure, est celle de l’authenticité ou de la non-authenticité des sept lettres de la courte Recension, » et cette authenticité semble maintenant bien établie. Elle a été reconnue en particulier par Semisch, Uhlhorn, Zahn, Harnack, etc.

Après ces préliminaires obligés, arrivons au seul passage qui dans ces lettres intéresse sérieusement notre étude : le ch. 9 de l’Ep. aux Magnésiens, d’après la courte Recension :

« Si donc ceux qui se mouvaient dans les vieilles choses, sont arrivés à la nouveauté de l’espérance (c’est-à-dire, en fait, à la foi chrétienne), n’observant plus le sabbat, mais vivant selon le dimanche, dans lequel pour nous aussi la vie a surgi par Lui (le Seigneur) et par sa mort, bien que quelques-uns le nient, et c’est par ce mystère qu’il nous a été donné de croire, c’est pour cela que nous prenons patience, afin d’être trouvés disciples de Jésus-Christ, notre seul docteur, comment nous, pourrions-nous vivre sans Lui ? Lui que les prophètes, ses disciples en esprit, attendaient comme leur docteur. Aussi Celui qu’ils attendaient justement les a-t-il ressuscités des morts lorsqu’il est apparu » (ressuscité). Ces derniers mots semblent faire allusion à Matth.27.52.

La phrase n’est pas simple : elle est embarrassée soit par une parenthèse intermédiaire, qui se rattache elle-même à une incidente, soit par une incidente finale, qui est encore un peu compliquée. Mais le fil du raisonnement n’est pas difficile à suivre. Ignace veut exhorter les chrétiens de Magnésie à persévérer dans la communion avec Christ, sans céder aux tentations du Judaïsme (voir les ch. 8 et 10). Dans ce but, il se compare lui et eux, également d’origine païenne, aux chrétiens d’origine juive. Si ceux-ci, dit-il, ont à cause de leur foi renoncé à leur ancienne vie, à leur ancienne observation de la Loi et en particulier du sabbat, pour vivre en pratiquant la dimanche, le Jour du Seigneur, et en harmonie avec le souvenir de ce saint jour, dans lequel a commencé aussi pour nous, chrétiens d’origine païenne, la véritable vie, grâce à la résurrection de Jésus et à la mort qui l’avait précédée, comment nous, chrétiens d’origine païenne, pourrions-nous vivre sans Lui, qu’attendaient déjà les prophètes de l’Ancienne Alliance ?

Plusieurs données semblent ressortir de cette exhortation : 1° Le sabbat ne devait pas être pratiqué par les chrétiens ; il ne devait pas l’être par ceux d’origine païenne, et il ne l’était pas par ceux d’origine juive, par ceux du moins qu’Ignace pouvait proposer comme modèles à ses lecteurs. « Déjà la ressemblance de Magn. 9 avec Gal.1.13, dit Zahn, montre clairement qu’Ignace pensait ici à des Juifs de naissance tels que les apôtres et tous ceux qui pouvaient être allégués comme prouvant que le Judaïsme avait cru au Christianisme. » 2° Les chrétiens d’origine païenne et ceux d’origine juive qu’Ignace pouvait proposer comme modèles, célébraient également le dimanche comme jour de la résurrection de Christ. 3° L’observation spirituelle du dimanche pouvait être envisagée comme le résumé de toute la vie chrétienne, et l’observation du sabbat, comme résumant toute la vie judaïque. 4° Le sabbat et le dimanche étaient ainsi de nature à être opposés l’un à l’autre, mais non sans être profondément liés, ne fût-ce que comme solennisant tous les deux un des jours de la semaine. 5° Sous ce rapport, le dimanche apparaissait déjà comme étant dans l’Église chrétienne la continuation et la transformation du sabbat mosaïque. 6° Le dimanche était alors désigné, ainsi qu’il l’est dans l’Apocalypse, comme le Jour du Seigneur, c’est-à-dire le Jour du Seigneur Jésus, le jour dominical, le dimanche, et même il pouvait l’être tout simplement comme : le dominical, le mot : jour étant supprimé sans inconvénient, tellement l’institution était déjà connue et familière (voir Gesch. d. Sonnt. p. 58, note 14).

Il est fort instructif de connaître le texte correspondant de la longue Recension, dont les interpolations manifestes remontent au ive siècle. « Si donc ceux qui se mouvaient dans les vieilles Écritures sont arrivés à la nouveauté de l’espérance en recevant Christ (comme le Seigneur l’a enseigné, disant : « Si vous croyiez à Moïse, vous croiriez aussi en moi… »), comment pourrions-nous vivre sans Lui ? Lui, dont les prophètes étaient les serviteurs, le voyant d’avance en esprit, l’attendaient comme leur docteur, espéraient en lui comme en leur Seigneur et Sauveur, disant : « Il viendra lui-même et nous sauvera. » Nous ne devons donc pas observer le sabbat judaïquement et en jouissant d’être oisifs (car les Écritures disent : « Celui qui ne travaille pas ne doit pas manger, » et aussi : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage »). Mais que chacun de vous observe le sabbat spirituellement, jouissant de la méditation de la Loi, non du repos corporel. Qu’il admire l’œuvre de Dieu sans manger des aliments de la veille, boire tiède, marcher à pas comptés, trouver du plaisir à la danse et à des claquements de mains dépourvus de sens ! Et après avoir observé le sabbat, que tout ami de Christ célèbre le dimanche, le jour de la Résurrection, le jour royal supérieur à tous les autres jours, celui dont le prophète disait, en l’attendant : « A la fin, pour le 8e jour, » celui dans lequel notre vie a surgi et la mort a été vaincue par Jésus-Christ… ! »

[Ἐις τό τέλος ὑπέρ τῆς ὁγδόης. L’interpolateur suit les Septante, qui traduisent ainsi l’inscription du Ps.  6 : Ἐις τό τέλος ἐν ὕμνοις ὑπέρ τῆς ὁγδόης, ψαλμός τῷ Δαυιδ. Segond : Au chef des chantres. Avec instruments à cordes. Sur la harpe à 8 cordes. Psaume de David. Lausanne : Au chef de musique. Avec instruments à cordes, sur le Scheminith… « L’inscription des Ps. 6 et 12 : al-haschemînîth, dit Moll (p. 26), ne peut pas signifier, comme le voudrait l’opinion générale, que le chant doive être accompagné par un instrument à 8 cordes. Philologiquement, il ne peut s’agir que du 8e élément d’une série, aussi est-on plutôt porté à voir ici une allusion à une tonalité. En tenant compte de 1Chron.15.21, il semble qu’il faut penser, avec Gesenius, Delitzsch et d’autres, à l’octave de basse. Cette interprétation est confirmée par l’accent des deux Psaumes et par l’expression opposée : al-alamoth, qui dans Psa.46.1. désigne, d’après 1Chron.15.20, le soprano, la voix de femme. Evidemment il ne saurait être question du dimanche dans cette inscription du Ps. 6, mais nous verrons bientôt que dans l’Église chrétienne ce jour fut de bonne heure appelé le 8e.]

Il y a donc une véritable contradiction entre le texte authentique d’Ignace et le texte interpolé. Tandis qu’Ignace dit simplement : nous n’observons pas le sabbat, l’interpolateur prétend qu’il faut l’observer, outre le dimanche, mais spirituellement et non judaïquement. Nous savons en effet que plus tard une certaine célébration du sabbat devait s’associer dans l’Église à la solennisation du Jour du Seigneur.

[Voir dans l’édition de Zahn, p. 202 note. Il est dit dans l’épître interpolée aux Philippiens, ch. 13, que si quelqu’un jeûne le dimanche ou le sabbat, sauf le seul sabbat de la Pâque, c’est un meurtrier de Christ, et dans celle aux Tralliens, ch. 9, que le vendredi se rapporte à la passion du Seigneur ; le sabbat, à sa sépulture ; le dimanche, à sa résurrection.]

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