Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 17
Le duc à la tête de son armée entoure Genève

(Mars et avril 1519.)

1.17

Incartade de quinze gentilshommes ducaux – Réponse ferme du Conseil – Alarmes à Genève – Le roi d’armes ducal devant le conseil – Son discours, réponse du premier syndic – Le héraut déclare la guerre – Genève prépare la résistance – Les mamelouks se rendent vers le duc – Leur conférence dans le verger du Faucon – Le duc se transporte à Gaillard – Marti arrive de Fribourg – Entrevue du duc et de Marti – Essai de surprise à minuit – Elle échoue – Ruse et promesse du duc – Fuite de Bonivard

Le duc était à bout de ses intrigues et l’affaire du chapitre avait porté à son comble son irritation. On avait assez de comédie, il fallait en venir à la tragédie. Tout se prépara pour écraser Genève et la liberté.

En effet le duc leva une armée, « deçà les monts (c’est-à-dire en Savoie), le plus secrètement qu’il put. » Puis craignant que les Fribourgeois, s’ils en étaient avertis, ne vinssent au secours de la ville, et voulant « prendre le poisson sans se mouiller la patte, » il envoya M. de Lambert en Suisse, pour amuser les cantons avec de belles paroles. Tandis que l’ambassadeur occupait ainsi l’attention de Messieurs de Fribourg, les seigneurs savoyards, faisant hâte, appelaient partout aux armes leurs vassaux. Le duc plaça son armée sous le commandement du sire de Montrotier, cousin de Bonivard, excellent capitaine. Celui-ci fit marcher ses troupes pendant la nuit, et les assembla en silence autour de Genève ; en sorte que le duc se trouva à Saint-Julien, à une lieue de la ville, avec sept mille soldats, avant que que personne sût rien de son entreprise ; jamais les Savoyards n’avaient si bien mené leur affaire. Bientôt les gens des environs, accourant en foule sous les drapeaux, portèrent à dix mille hommes l’armée ducalea.

a – Bonivard, Chroniq., II, p. 343, 346. — Savyon, Annales, p. 82. — Spon, Hist. de Genève, I, p. 311. — Manuscrit de Gautier.

Alors le duc ne cacha plus son dessein. Il tenait cour à Saint-Julien, et l’on voyait se presser autour de ce prince un nombre toujours croissant de seigneurs, richement vêtus, magnifiquement armés ; surtout beaucoup de jeunes gentilshommes pleins d’orgueil, qui brûlaient de faire une campagne contre de bruyants boutiquiers. Jamais cette petite ville de Saint-Julien n’avait vu tant de faste, entendu tant de brocards. « C’est la cravache à la main, qu’il faut les soumettre » s’écriaient quelques-uns. Aussitôt dit, aussitôt fait. Le 15 mars (1519), quinze de ces chevaliers partent de Saint-Julien pour exécuter ce plan de campagne ; ils arrivent à Genève, montent droit à l’hôtel de ville, laissent dans la rue leurs chevaux à leurs valets, et la tête haute, ils entrent dans la salle du conseil, éperonnés, crottés et houssés (bottés). Là, sans attendre qu’on leur présente des fauteuils, ils s’asseyent arrogamment, et se passant de tout prologue : « Monseigneur voulant venir en cette ville, dirent-ils, ordonne qu’on pose les armes et qu’on lui ouvre les portes. » Les sénateurs genevois, assis dans leurs chaises curules, regardaient avec étonnement cette singulière ambassade ; ils se continrent pourtant, et à la fois fermes et modérés, ils répondirent que le duc serait le bienvenu dans Genève, pourvu qu’il vînt avec son simple train et seulement pour y faire bonne chère, comme il l’avait fait souvent. « Dans ce cas, ajoutèrent les syndics, les armes que nous portons ne seront que pour le garder. » Ceci semblait indiquer que l’on pourrait en faire un autre usage ; aussi les gentilshommes répliquèrent avec hauteur : « Monseigneur entrera dans votre ville avec qui bon lui semblera, et il y fera tout ce qui lui plaira. — Alors, répondirent tout court les syndics, nous ne le laisserons pas entrer ! » A ces mots, les quinze chevaliers se levèrent comme un seul homme : « Nous entrerons malgré vos dents, dirent-ils, et nous ferons chez vous tout ce que nous voudrons, » Puis frappant les dalles de leurs bottes éperonnées, ils sortirent, remontèrent à cheval, et se lancèrent au galop sur la route de Saint-Julienb.

b – Bonivard, Chroniq., II, p. 348, 349.

On les regardait passer, galoper, et la crainte commençait à saisir une partie de la population. En effet le moment était critique. Genève fut dès lors pendant plus d’un siècle sous les armes, et à plusieurs reprises, en particulier lors de la fameuse escalade de 1602, il repoussa les attaques de la Savoie. Mais la Réforme lui donna plus tard des forces qu’il n’avait pas à cette heure. La diète suisse lui ordonnait de recevoir le duc ; il n’y avait guère que dix à douze mille âmes dans la ville, en comptant les femmes et les enfants ; et le prince de Piémont, le duc de Savoie, était à ses portes avec dix mille soldats. On crut que Charles allait entrer, tout égorger, tout brûler ; et plusieurs familles effrayées sortirent avec leurs plus précieux effets. Fuite inutile… les hommes d’armes de Savoie occupaient les chemins, en sorte que les fuyards les rencontraient partout ; quelques-uns rentrèrent dans la ville : « Tout le pays de Savoie est en armes, dirent-ils ; et plusieurs des nôtres ont été pris et torturés ! » Il était alors trois heures après midic. Les patriotes se réunirent. Berthelier, Hugues, Bonivard, beaucoup d’autres encore accoururent pour s’entendre. Ils décidèrent qu’il fallait envoyer une ambassade à Fribourg pour l’avertir de cette affaire, et demander une garnison, puisque le duc n’oserait tirer un coup d’arquebuse contre des murailles que MM. des Ligues garderaient. Mais qui envoyer ? Plusieurs raisons, la question des frais, par exemple, retenaient les citoyens, car on était pauvre. Bonivard s’indigna. « Vous avez irrité le loup, dit-il ; le voilà à vos portes, prêt à vous dévorer !… et vous préférez lui laisser manger votre lait, votre beurre, votre fromage… que dis-je ? vous manger vous-mêmes, que de donner une partie de votre pitance au mâtin qui peut vous défendre ! » Il y avait dans l’assemblée un homme qui ne calcula jamais, lorsqu’il était question de sauver sa patrie, Besançon Hugues. Il était malade, il était déjà endetté pour la cause de Genève ; n’importe ! « J’irai, » dit-il, et il partitd.

c – Registres du Conseil du 2 avril 1319.

d – Bonivard, Chroniq., II, p. 347. — Galiffe, Notices généalogiques, I, p. 4.

Pendant ce temps, les quinze gentilshommes, de retour à Saint-Julien, y racontaient leur visite au conseil. Charles et ses conseillers ne trouvèrent pas cette démarche très diplomatique, et résolurent d’en faire une plus officielle, mais plus insultante encore. Le lendemain, vendredi 1er avril, le roi d’armes, Provena de Chablais (il avait ce nom de la province dont il était originaire), arriva de leur part à Genève, et fut introduit au conseil avec les formes ordinaires. Une cuirasse le couvrait jusqu’à la ceinture ; il avait sur son bras gauche sa casaque ou cotte d’armes, et tenait en sa main droite une baguette ; une gaule, dit un manuscrit. Il entra la tête haute, sans se découvrir, ni faire révérence au conseil : « Asseyez-vous à côté de moi, lui dit honnêtement le premier syndic, et exposez-nous votre charge. » Chablais resta debout, la lèvre orgueilleuse et sans mot dire, quoique cette invitation lui fût trois fois renouvelée. Cette muette ambassade étonnait fort le sénat genevois. Enfin, le roi d’armes sortit de son immobilité et alla de lui-même s’asseoir, non pas à côté, mais au-dessus des syndics, qui restèrent impassibles. Puis il dit : « Seigneurs syndics et conseils, ne vous émerveillez pas si je ne me suis pas assis quand vous me l’avez commandé, et si je m’assieds maintenant sans que vous m’en priiez ; je vous en dirai la cause. Je suis ici de la part de mon très redouté prince et seigneur, le duc de Savoie, mon maître et le vôtre. Il ne vous appartient pas de lui dire de s’asseoir, c’est à lui de le faire quand et où bon lui semblera ; — non près de vous, mais au-dessus de vous, comme votre souverain prince ; or, représentant sa personne, je l’ai fait moi-même. Maintenant, de mon siège, je vous expose ma charge et la voici : Mon seigneur et le vôtre vous mande et vous commande de lui apprêter son logis en votre maison de ville, avec telle somptuosité et magnificence qu’il appartient à un tel prince. Pareillement il ordonne que vous lui teniez prêts des vivres pour lui et pour sa compagnie, qui sera de dix mille hommes de pied, sans la cavalerie ; car son intention est de loger ici en cet équipage, pour rendre la justice dans Genèvee. »

e – Voir pour ce discours, Bonivard, Chroniq., II, p. 349, manuscrit des Mamelouks de Genève. — Spon, Hist. de Genève, I, p. 314-320.

Le roi d’armes fut invité à se retirer, le conseil voulant délibérer sur la réponse à faire. Les débats ne furent pas longs : tous demandèrent qu’on maintînt avec fermeté les libertés de Genève. Le héraut fut rappelé et le premier syndic lui dit : « Seigneur Chablais, nous sommes également surpris de ce que vous faites — et de ce que vous dites. De ce que vous faites. Quand nous vous offrons un siège, vous le refusez ; quand vous l’avez refusé, vous le prenez… De ce que vous dites : Vous dites que Monsieur de Savoie est votre prince et le nôtre… chose inouïe jusqu’à cette heure ! Qu’il soit votre prince, nous le croyons ; mais le nôtre… non ! Nous sommes ses très humbles serviteurs ; mais nous ne sommes ni ses sujets, ni ses vassaux… Il n’appartient donc ni à vous ni à lui de vous asseoir à la place où vous êtes… Quant à ce que vous dites de notre hôtel de ville, nous ne savons ce que cela signifie ; le duc peut choisir tel logis qui lui plaira, excepté notre maison de ville dont nous ne pouvons nous passer. On le traitera comme autrefois, mieux si l’on peut. Il veut faire justice, dit-il ; c’est à l’évêque, c’est à ce conseil à la rendre, selon les franchises que lui-même a jurées. Si quelqu’un parmi nous l’a offensé, qu’il nous le fasse savoir. Enfin, quant à la grande escorte dont il veut se faire accompagner, singulière compagnie pour faire justice ! Qu’il lui plaise de venir avec son ordinaire, voire cinq cents hommes. Mais dix mille fantassins et de plus la cavalerie… Nous n’avons pas mis cuire pourtant de gensf. »

f – Voir les citations de la note précédente.

Chablais écoutait froidement, dédaigneusement. « Voulez-vous ou non obéir au commandement de Monseigneur ? » dit-il. Le premier syndic répondit nettement : « Non ! » Alors le roi d’armes se leva, revêtit sa casaque, et, haussant la voix, dit : « Donc, de sa part, je vous prononce rebelles à votre prince, — et je vous déclare la guerre à feu et à sang. » Puis jetant sa baguette au milieu de la salle : « Je vous défie de la part de Monseigneur ; en signe de quoi, je vous jette cette gaule. Qui la voudra lever, qu’il la lève. » Et il sortitg.

g – Bonivard, Chroniq., II, p. 349. — Spon, Hist. de Genève, I, p. 314-320. — Les Mamelouks de Genève, msc.

La nouvelle de cet étrange défi fut aussitôt portée au peuple, qui en fut consterné. Les huguenots voyant qu’il fallait mourir ou servir, disent les annales, préféraient le premier et s’y préparaient ; mais résolus à vendre leurs vies et non à les donner. Se sentant les plus forts en la ville, ils assemblèrent tout le peuple. « Que chacun prenne les armes ! » dirent-ils. « Voire on y contraignit les mamelouks. » Les portes furent fermées, les chaînes furent tendues, l’artillerie fut « équipée, » le guet fut posé ; « on fit tous les apprêts de guerre selon l’art et expérience qu’on avait du métier d’icelleh ! »

h – Bonivard, Chroniq., II, p. 350. — Savyon, Annales.

Alors le duc sentant que le droit lui manquait, résolut de tirer l’épée. Conseillé par Montrotier, capitaine hardi, il eut un accès de courage. Il fit fermer tous les passages, il lança ses troupes dans toutes les directions. C’était le 2 avril, samedi, jour de marché à Genève. Le marché se tint « sans mot dire ; » on laissait entrer dans la ville et sortir tous ceux qui voulaienti ; mais vers midi le bruit de la manœuvre ducale étant parvenu dans la ville, les citoyens prirent les armes. Quelques paysans, revenant du marché, racontèrent aux Savoyards, en les exagérant peut-être, les préparatifs de guerre faits par les Genevois. Aussitôt succéda chez le duc à un accès de courage, un accès de crainte. Bonivard s’y attendait ; en voyant ce prince à la tête d’une armée, il avait levé les épaules. « Le duc, disait-il, en sait de la guerre, autant qu’un moine nourri dans un cloître depuis l’âge de sept ans. » Cet appareil de dix mille hommes, réunis à une lieue de Genève, ces troupes envoyées dans toutes les directions aboutirent à une reculade honteuse. M. de Lucinge se présentant au conseil dit : « Son Altesse m’a ordonné de vous informer, très honorés Seigneurs, qu’il veut venir souper amicalement chez vous. S’il ne peut loger dans la maison de ville, veuillez lui préparer ailleurs des logis pour lui, pour son grand trainj et deux ou trois cents hommes de pied seulement… Il ne veut faire violence à personne. » Les mamelouks demandèrent que l’on ouvrît aussitôt les portes au duc ; mais les syndics répondirent que l’on consulterait le conseil général le lendemain. Les conseillers ducaux, qui trouvaient que le duc, en venant à Genève, lui faisait certes un grand honneur, se regardaient étonnés de la réponse ; leur plus grand bonheur était de s’approcher d’un prince, de faire la cour à Son Altesse, et les inflexibles huguenots semblaient lui tourner le dos. « Eh bien, dirent-ils, si l’on ne veut pas que le duc vienne à nous, nous irons à lui. » Aussitôt Montyon et plusieurs autres de son parti sortirent du conseil. La cour de l’hôtel de ville était pleine de bourgeois qui attendaient le résultat de la séance ; ils virent passer les mamelouks avec étonnement. Les assistants se dirent les uns aux autres à l’oreille : « Ils vont re joindre les Savoyards !… » Bientôt on le cria tout haut ; plusieurs huguenots saisirent des lances qui se trouvaient contre les murs, et coururent après les ducaux pour les saisir ; déjà ils les avaient presque atteints, quand quelques citoyens, envoyés par les syndics, les supplièrent au nom du salut de la ville d’éviter une rixe entre les citoyens. Ces patriotes irrités retournèrent à l’hôtel de ville. Tous ceux qui s’y trouvaient étaient dans la tristesse, en voyant qu’il y avait parmi eux des hommes capables d’abandonner Genève pour le duc de Savoiek.

iLes Mamelouks de Genève, msc.

jMagnus status, sa cour. » (Registres du Conseil du 2 avril.)

k – Obviaverunt ne irent alicubi. » (Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève. Interrogatoire de De Joye. II, p. 218.)

Les déloyaux (comme on les appelait) se précipitèrent sur la route de Saint-Julien. Il y avait, outre Montyon, Cartelier, Déléamont, Nergaz, Rey, les deux De Fernex et d’autres, en tout trente à quarante. « Il faut que notre entrevue avec le duc soit secrète, » dit le rusé Cartelier, qui sentait ce que leur démarche avait de coupable. Le duc leur fit dire de se trouver à une certaine heure de la nuit, sous un certain arbre, dans le verger du Faucon. Ils y arrivèrent les uns après les autres, et bientôt ils furent tous réunis autour de l’arbre, mais sans pouvoir se reconnaître autrement que par la voix. L’intrigant Cartelier prit la parole. C’étaient des vues politiques qui faisaient agir Montyon, de Versonex et d’autres ; mais chez lui c’était la haine qu’il portait aux huguenots et le désir de se venger. Il assura le duc que la majorité du peuple était prête à le reconnaître comme son souverain. « Mais, continua-t-il, les mauvais ont fermé les portes, tendu les chaînes, placé des gardes… Entrez à Genève, Monseigneur, et l’épée à la main. » Puis passant à de coupables machinations, on convint, à voix basse, de ce que feraient les mamelouks pour faciliter l’entrée des Savoyards dans la ville. « Les traîtres, dit Bonivard, menèrent des pratiques avec le ducl. »

l – Bonivard, Chroniq., II, p. 346. — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève. Interrogatoire de Cartelier. II, p. 234, 246, 262, 264.

Le dimanche, de grand matin, le duc prenant une meilleure position, se rendit dans son château fort de Gaillard, sur l’Arve, à trois quarts de lieue de Genève. Le bruit de ses desseins s’était répandu dans toute la vallée du Léman ; aussi les gentilshommes et les bandes du pays de Vaud, du Chablais et du Faucigny arrivaient-ils de tous côtés. Il y eut plus : les chanoines et les prêtres de la ville, oubliant bien vite la leçon qu’ils avaient reçue, coururent à Gaillard. Bonivard, resté presque seul clerc dans Genève, voyait se confirmer toutes ses théories. Il avait pour maxime que gens nourris aux cours des princes ont toujours souvenance de leur première nourriture. — « Et maintenant, disait-il, de tous les chanoines et gens de robe longue, il ne reste à Genève que de la Biolée, Navis et moi. Tous s’en vont trouver le duc à Gaillard, voire M. de Bonmont, que l’on estimait le principal amateur de la chose publiquem. » Le château fut bientôt, plus encore que Saint-Julien, rempli d’une foule nombreuse et imposante.

m – Bonivard, Chroniq., II, p. 351.— Les Mamelouks de Genève, msc.

L’orage approchait ; le danger croissait d’heure en heure ; la petite troupe des patriotes était encore pleine de courage ; mais, hélas ! c’était une fourmilière qu’un rocher des Alpes allait écraser. On avait suivi d’un œil inquiet les prêtres, mais sans vouloir les arrêter. « Ces oiseaux, avait-on dit, ont le flairement si naïf, qu’ils courent où il y a quelque pâture. » Si Fribourg envoyait quelques vaillants guerriers pour prêter main-forte à ceux de Genève, cette armée savoyarde serait bientôt dissipée ; mais Fribourg restait muet. L’inquiétude gagnait de proche en proche ; on rencontrait çà et là dans les rues des regards assombris Tout à coup, on aperçoit deux hommes sur la route de Suisse… O bonheur ! ils portent les couleurs de Fribourg !… En effet, à onze heures du matin, le dimanche 3 avril 1519, l’ami de Berthelier, le conseiller Marti, accompagné d’un héraut, entra dans Genève. Et vos hommes d’armes ! lui dit-on. On apprit que, pour le moment du moins, il n’y en avait pas. Le conseil général s’était alors assemblé pour répondre à M. de Lucinge ; Marti s’y rendit aussitôt ; mais il y fut moins bien reçu qu’il ne l’avait imaginé. « Ce sont des ambassadeurs en pourpoint qu’il nous faut, lui dirent les huguenots, et non des ambassadeurs en robe ; pas des diplomates, mais des soldats. » Marti partit pour Gaillard ; mais les Genevois le voyaient aller sans espérance ; il n’y avait, selon eux, que des arquebuses pour répondre aux Savoyardsn.

n – Savyon, Annales, p. 87. — Bonivard, Chroniq., II, p. 351, etc.

Le Fribourgeois, en s’approchant de Gaillard, fut frappé du nombre considérable de troupes qui entouraient le château. Le duc donnait en ce moment audience aux chanoines, qui lui faisaient toutes les révérences et les compliments appris jadis à la cour ; le duc espérait pouvoir mener avec eux quelques pratiques ; aussi fut-il fort ennuyé de voir arriver ce médiateur, et se tournant impatienté vers ses capitaines, il lança à demi-voix contre lui quelques mots de mépris. Pourtant, après quelques minutes et quand il l’eut envisagé de plus près, Charles prit confiance, ne doutant pas que sa haute habileté politique ne vînt à bout de ce pâtre des Alpes. « Il me semble, dit-il, un bon hommeau, aisé à tromper ; » puis voulant commencer ses menées : « Asseyez-vous, Monsieur l’ambassadeur, » lui dit-il ; et là-dessus il lui fit grande chère et lui donna toute sorte de bonnes paroles. Mais le bon hommeau, qui était au fond un fin et hardi Fribourgeois, lui répondit en son simple langage romand : « Monseigneur, vous avez déjà dit à Messieurs tant de mensonges, que je ne sais s’ils voudront plus vous croireo. » Le duc, offensé de ces rudes paroles, parla plus vertement : « J’entrerai dans Genève comme ami, dit-il, ou, s’ils ne le veulent pas, comme ennemi. Mon artillerie est toute prête pour savonner la ville en cas de refus. » Marti épouvanté demanda trêve au moins pour la nuit, afin qu’il pût parler à ceux de Genève et pacifier l’affaire ; le duc le lui accordap.

o – « Monseigneur, vos avi ja dict à Messieurs tant de iangles, que je ne say si vo vudront pie crerre. » (Bonivard, Chroniq., II, p. 351.)

pIbid., p. 352.

Tous les citoyens étaient sur pied. Les gardes étaient aux portes, les canons sur les murailles, le guet jour et nuit dans les rues. A dix heures du soir, Marti arriva et se rendit au conseil, qui était en permanence. « Messieurs, dit-il aux syndics, je crois que vous devez vous fier au duc et le laisser entrer dans la ville. — Et l’aide de Fribourg ? » lui dit-on. Sur quoi Marti répliqua : « Messieurs sont bien loinq. » Il semblait avoir perdu toute espérance ; toutefois il ajouta : « Il y a trêve jusqu’à demain matin. » On convint de réunir le grand conseil le lendemain, avant jour, afin de délibérer sur le parti à prendre en cette terrible crise, et comme les citoyens étaient sur pied depuis trois nuits, on leur permit, vu la trêve, d’aller prendre quelque repos. C’était alors onze heures du soir.

q – Bonivard, Chroniq., II, p. 352.

Minuit sonna. On n’entendait plus d’autre bruit que le pas des sentinelles ; une nuit profonde couvrait la ville de ses voiles, et tous dormaient. Tout à coup la lueur d’un flambeau parut sur le haut de l’une des trois tours de Saint-Pierre ; c’était le signal dont Cartelier était convenu avec le duc dans la conférence nocturne qu’ils avaient eue sous l’arbre du Faucon ; cette lumière annonçait que les troupes de Savoie pourraient entrer sans résistance. Un bruit de chevaux se fit entendre presque aussitôt hors de la ville, du côté de Saint-Antoine, et l’on frappa un grand coup contre la porte. C’était Philippe, comte de Genevois, frère du duc, à la tête de ses cavaliers ; ayant frappé, il attendit que les mamelouks lui ouvrissent selon leur promesse. Mais la sentinelle de la porte Saint-Antoine, qui avait vu le flambeau et entendu le coup, soupçonnant une trahison, tira au hasard son coup d’arquebuse et donna ainsi l’alarme. Aussitôt on sonne le tocsin ; les citoyens se réveillent, s’arment et se précipitent du côté de l’attaque : « Tout le monde fut moult effrayé et indigné, et gros tumulte fut fait en la cité. » Chacun courait, criait, commandait. Le comte, qui prêtait l’oreille, commençait à craindre que son affaire ne fût manquée. Au milieu du tumulte, un coup de tonnerre se fit entendre et jeta des deux côtés la terreur. Le comte et les siens n’hésitèrent plus ; ils se retirèrent ; les Genevois firent de même, et quelques patriotes irrités qui, en retournant chez eux, passaient devant la maison de Marti, y entrèrent et lui dirent en gros courroux : « Sont-ce là les belles trêves que vous nous avez apportéesr ?… »

r – Bonivard, Chroniq., II, p. 352. — Les Mamelouks de Genève, msc. — Savyon, Annales, p. 88.

Le grand conseil s’assembla avant jour (c’était le lundi 4 avril). Les mamelouks excusaient l’affaire de la nuit ; ce n’était sans doute qu’une patrouille de cavalerie qui s’était trop avancée. Mais Marti ne cacha pas le danger : « Le duc est à vos portes avec toute son armée, dit-il ; si vous faites droit à ses demandes, nous a-t-il dit, vous serez contents de lui ; sinon il entrera de force cette après-midi même. Faites de nécessité vertu ; tout au moins, envoyez-lui une députation. » Les syndics partirent en effet pour Gaillard. Le duc les reçut de l’air le plus débonnaire, le plus affectueux. « Je n’entrerai dans Genève qu’avec mon simple train, leur dit-il ; je ne prendrai que cinq cents hommes de pied pour ma garde, je renverrai tout le reste de mon armée, je ne ferai aucun mal ni à la communauté ni à aucun particulier, et mon séjour ne sera pas long. » Son Altesse fit tant de promesses et de serments, dit Bonivard, que l’entrée lui fut enfin accordée.

Quand cette résolution du conseil fut connue, les patriotes indignés jetèrent leurs arquebuses ; tout le monde posa les armes et un grand abattement saisit les esprits. Il y avait des cris de dépit, il y avait des cris de douleur, mais il restait pourtant çà et là quelque espérance que Dieu finalement délivrerait la cités.

s – Voir les citations de la note précédente.

Le mardi 5 avril, au matin, le duc ordonna à toute son armée de se mettre en marche. Toute ! … en l’apprenant, les Genevois coururent lui faire des remontrances. « Mes gens ne feront que traverser Genève, répondit-il ; ne craignez rien, ouvrez seulement toutes les portes. — Sans doute, ajoutaient quelques mamelouks, soyez tranquilles ; ils entreront par une porte et sortiront par l’autre. » Le triomphe de la violence et de la ruse allait s’accomplir. Un peuple trop simple, trop confiant allait être écrasé sous les pas d’un prince puissant et de ses nombreux satellites. Toutes les portes furent donc ouvertes, et celles qu’on avait murées furent même démolies. Les huguenots, qui avaient voté inflexiblement contre l’admission de Charles dans la ville, regardaient avec indignation ce triste spectacle ; mais ils étaient décidés à assister jusqu’à la fin à l’humiliation de Genève. Bonivard fut le plus prévoyant ; il prit peur dans son prieuré ; il n’avait plus de couleuvrines, et il n’eût pu résister à l’armée savoyarde avec ses dix moines. « Consentir à l’entrée du duc… quelle folie ! disait-il. Certes, ceux qui connaissent sa loyauté, desquels je suis un, savent ce qui va arriver. » Ce qui allait arriver, selon Bonivard, c’est qu’il serait la première victime immolée par le duc et qu’il y en aurait bien d’autres. « Voulant être, nous dit-il, plus sage et plus fin que tous, » il se sauva en hâte dans le pays de Vaud. Berthelier, plus exposé que son ami, et qui voyait clairement venir sa fin, ne s’en effraya pas. Il croyait que les défenseurs de la loi et de la liberté servent leur cause par leur mort aussi bien que par leur vie, et résolut d’attendre les coups de Charles et du bâtardt

t – Bonivard, Chroniq., II, p. 353. — Savyon, Annales, p. 88.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant