Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 24
Indignation contre les mamelouks ; le duc s’approche avec une armée ; exode de l’élite des citoyens

(1524, 1525)

1.24

Infidélité du trésorier Boulet – Le syndic Richardet le frappe – Boulet exploite cette aventure – Vengeance du conseil de Savoie – Boulet et l’évêque à Genève – Genève représente à l’évêque les violences du duc – Un nouveau chef, Besançon Hugues – Élection de quatre syndics huguenots – Hugues refuse son élection – Appel de Genève à Rome – Menaces du conseil de Savoie – L’évêque ne se soucie pas de Genève – Violences faites aux Genevois – Le duc demande le retrait de l’appel à Rome – Quarante-deux opposants – Les listes de proscription – L’orage éclate – Terreur dans Genève – L’exode – Vuillet vient coucher chez Hugues – Fuite par le pays de Vaud – Fuite par la Franche-Comté – Hugues quitte de nuit Châtelaine – Les archers poursuivent les fugitifs

A peine le duc était-il parti que l’indignation éclata contre lui et contre les mamelouks qui livraient aux coups de son épée les plus grands citoyens. Le trésorier de la ville, Bernard Boulet, était l’un des plus orgueilleux de ces partisans ducaux. Il avait bâti une belle maison ; il y donnait des fêtes splendides à son parti, il y faisait bonne chère, et il eut bientôt ainsi dissipé tout son bien. Alors ne voulant pas renoncer à sa joyeuse vie, il entama clandestinement le bien de l’État, et continua à se traiter magnifiquement. « Boulet, disaient les huguenots, ne pense qu’à se déborder avec ses amis en toutes délices, ivrogneries et voluptés. Mignard en ses vêtements, friand quant à la table, il ne se soucie ni de la faim, ni de la nudité des pauvres. La dissipation, la mauvaise administration, les fraudes, les rapines, voilà sa vie… » Boulet, qui ne rendait point de comptes, devait à la ville au moins 6 400 florinsa, » ce qui était une forte somme pour ce temps-là. Mais on craignait son influence, sa malice, et chacun se refusait à « attacher le grelot. » Le syndic Richardet, bon patriote, courageux, mais emporté, arriva un jour en conseil, résolu à mettre fin à ces concussions manifestes. « Je demande au trésorier, dit-il, de déposer les comptes de son administration. » Boulet, embarrassé, prit des détours pour éluder la question. Mais décidé à lui faire rendre compte de sa conduite, le syndic insista ; le mamelouk poussé à bout s’écria : « Faudra-t-il que nous soyons gouvernés par ces huguenots ? » — Il parlait ainsi par méprisance, dit Bonivard. L’impétueux Richardet ne put se contenir ; indigné de ce que le trésorier l’insultait, au moment où il remplissait les fonctions de sa charge, il agit à la façon des héros d’Homère, et haussant son bâton de syndic sur l’infidèle mamelouk, il lui en donna un coup tel que le bâton vola en pièces. Au moyen âge, il faut s’en souvenir, des actes de violence étaient quelquefois réputés légitimes. Une charte disait par exemple que si un homme ou une femme honnêtes étaient insultés, il était permis à tout prud’homme qui surviendrait de réprimer cette importunité par un, deux ou trois soufflets ; seulement le prud’homme devait ensuite jurer qu’il avait donné les soufflets par amour de la paixb. Aussitôt une grande rumeur éclate dans la salle ; les conseillers mamelouks poussent des cris de colère ; les huguenots protestent que Richardet a agi sans leur consentement, et le syndic, au fond sincère et bon, reconnaît naïvement son tort. Seul, au milieu de ce tumulte, Boulet ne disait mot ; il calculait en secret l’avantage qu’il pouvait tirer de ce coup de bâton, et se réjouissait de l’avoir reçu. « Il le buvait doux comme lait, » dit Bonivardc. Le sort, pensait-il, lui était favorable et venait le tirer tout à point d’une position désespérée. Que d’utilités dans cet acte violent du syndic ! Le cupide et infidèle trésorier se donnera les allures d’un martyr ; sa fidélité au duc, dirait-il, lui a seule attiré ce sanglant outrage… Il excitera Charles III contre Genève ; il lui fera prendre la ville d’assaut, et au milieu de toutes ces agitations… on oubliera ses comptes, ce qui est pour lui l’essentiel.

a – Registres du Conseil du 5 février.

b – Guizot, Histoire de la Civilisation.

c – Bonivard, Chroniq., II, p. 414. — Manuscrit de Gautier. — Spon, Hist. de Genève. Bonivard, Chroniq., II, p. 414.

Boulet n’était pas seul à se réjouir. Les mamelouks, ses amis, s’étant assemblés, convinrent d’exploiter le coup de bâton de manière à faire oublier le coup d’épée qui avait abattu la tête de Lévrier. — « Bon, disaient-ils, nous avons ainsi l’occasion de recommencer la vieille dansed ; c’est-à-dire de livrer Genève à la Savoie. Allez à Chambéry, continuaient-ils, faites votre plaintif ; dites que vous n’êtes pas en sûreté dans cette ville huguenote, et suppliez le conseil de Son Altesse de citer les syndics qui vous ont offensé à comparaître devant lui, à Chambéry même. »

d – Bonivard, Chroniq., II, p. 414.

Boulet faisait tout ce qu’il pouvait pour exagérer son mal. Il se bandait la tête, il tenait son bras en écharpe. En vain le chirurgien assurait-il qu’il n’était que légèrement meurtri au bras gauche, que du reste il était sans blessure ; n’importe ! « Je porterai ma plainte à l’évêque, disait-il, je la porterai au duce ! » Il eût été jusqu’à l’Empereur. La colère d’Achille, après l’enlèvement de Briséis, avait à peine égalé celle de ce misérable, et Genève selon lui méritait de recevoir des châtiments aussi rudes que ceux sous lesquels succomba Ilion. Il s’était retiré au delà du torrent de l’Arve, comme le fils de Pélée dans sa tente. Quelques-uns de ses amis, son beau-père et le juge de Gex, en particulier, se rendirent vers lui et cherchèrent à l’apaiser ; mais il rappelait l’affront qui lui avait été fait et se montrait implacable. « Genève le payera cher, » répétait-il à ses amis. En effet, il partit pour Chambéry, demanda à être admis devant le conseil ducal, et raconta la violence du syndic. On était à Genève dans de grandes inquiétudes : « Ces Savoyards, disait le prieur de Saint-Victor, ne demandent pas mieux que de pelauder (tourmenter) les huguenots. » On vit bientôt paraître les huissiers de Savoie ; ils plantaient des poteaux, au pont d’Arve, aux Grottes, et à la Monnaie, tout autour de la ville, et y affichaient des lettres de citation. Le conseil de Genève était cité à comparaître devant le conseil de Savoie… Ce ne fut pas tout ; les massiers (masserii) du conseil savoyard déclarèrent confisqués les biens des Genevois en Savoie, et défendirent en conséquence aux fermiers et aux vignerons de cultiver les terres et de moudre au moulin. Prés, champs, vignes, tout devait rester sans culture. Jusqu’alors il n’avait appartenu qu’à Dieu d’envoyer des années de famine ; maintenant Messieurs de Chambéry prétendaient avoir la même puissance ; et quelques fermiers genevois s’étant mis à labourer la terre, avec la permission du magistrat local, furent mis en prison par l’autorité supérieure. Presque en même temps, d’autres citoyens étaient appréhendés sous d’ignobles prétextes, et jetés dans les souterrains du château de Gaillard. Ces pauvres gens montaient tour à tour jusqu’au soupirail, au moyen d’une poutre appliquée contre la muraille, afin de respirer l’air frais et de parler à leurs femmes et à leurs enfants ; un jour que l’un d’eux se donnait cette consolation, on enleva la poutre par ordre ducal, et ces malheureux durent croupir au fond du cachot fétide.

e – Registres du Conseil du 28 octobre 1524.

Cependant Boulet voulait jouir de son triomphe ; il voulait narguer les magistrats et leur demander si un coup de bâton ne pouvait pas coûter cher. L’huissier de Chambéry arriva à Genève, comme si cette ville eût été de sa juridiction, et afficha une « sauve-garde » sur la porte de la maison de Boulet. C’était une audacieuse usurpation, une injure ; mais si le trésorier recevait le moindre mal, le duc le regarderait comme fait à lui-même. Boulet reparut et eut l’audace de se montrer dans un conseil général. C’était un peu trop fort ; le misérable qui avait suscité tant de calamités contre les citoyens, osait paraître au milieu d’eux. Espérait-il recevoir quelque soufflet ? Je l’ignore. Les Genevois se continrent ; nul ne porta la main sur lui ; mais il en entendit quelques-uns qui parlaient de ses basses dilapidations : « Je rendrai compte de mes livres ! » s’écria-t-il. Il rencontra quelques regards qui l’épouvantèrent. Si on allait le mettre en prison… On en avait le droit, car il était accusé de malversation envers l’État. Craignant mésaventure, il s’éclipsa de nouveau, et alla conjurer le conseil ducal d’angarier (de tourmenter) les Genevois. Tout cela était menaçant. Les syndics donnèrent ordre de faire des prières et de dire des messes pour le salut de la villef.

f – Registres du Conseil des 2 et 28 décembre 1524 ; 8, 15, 18, 27, 29 janvier et 5 février 1525. — Journal du syndic Balard (Mém. d’Archéologie, V, p. 2.) — Besançon Hugues, par M. Galiffe fils, p. 268.

Pendant ce temps, l’évêque commençait une de ses fréquentes évolutions ; ayant pour règle d’aller selon le vent, il se mit à porter le cap un peu plus au sud, c’est-à-dire à la Savoie. Il craignait que les Genevois n’offensassent le duc, et leur écrivait du Piémont : « Conduisez-vous de manière que Dieu et le monde aient cause de se contenterg. » Il revint à Genève ; mais il n’y resta pas. Il eût dû intervenir entre le duc et ses propres sujets, exposer les torts graves du trésorier infidèle, engager le conseil de Chambéry à retirer ses violentes mesures ; mais quoiqu’il fût à la fois prince et évêque des Genevois, il se gardait bien de leur faire rendre justice. Il se sauva à Saint-Claude, plus sensible aux charmes d’une vie mondaine et du vin d’Arbois qu’aux infortunes de la ville. Le sommaire de la sagesse était bien à ses yeux de contenter Dieu et le monde, mais les allèchements du monde le séduisaient tellement qu’il oubliait d’être l’ami de Dieu. Quelques Genevois prétendaient même qu’il « ne se souciait pas plus de la vie immortelle qu’une bête brute. » Pierre de la Baume s’apercevait que depuis l’avènement de Clément VII, la maison de Savoie était mieux que jamais en cour de Rome ; il tenait à la ménager, à la flatter, afin d’obtenir par elle le chapeau de cardinal, qu’il reçut en effet plus tard. Le chapeau rouge valait bien la peine d’abandonner ses brebis aux loups.

g – Archives de Genève, lettre de Turin, 1er avril 1525.

Mais si l’évêque tournait à tout vent, le duc ne tournait pas. Le conseil de Savoie redoublait de rigueur envers Genève. Richardet n’avait levé son bâton que sur un seul homme, Charles levait le sien sur tout un peuple. Tout Genève était agité. Les citoyens assaillaient les syndics de leurs plaintes ; les syndics assemblaient le conseil. On racontait les scènes qui se passaient dans les campagnes et toutes les violences de la Savoie. Deux des plus nobles magistrats, le syndic Dumont et Ami Girard, accoururent à Saint-Claude pour apprendre à l’évêque les vexations des Savoyards. Girard avait l’âme élevée, le caractère impétueux ; il décrivit avec tant de vivacité les outrages dont Genève était abreuvée, que P. de la Baume en parut ému, et promit aux Genevois son secours. « S’il le faut, s’écria-t-il, j’irai moi-même au pape…, j’irai à l’Empereur…, je les supplierai de protéger mon bon droit et les franchises de votre ville… » Les députés étaient ravis. Mais l’évêque se hâta de se modérer : le duc, sa puissance, le chapeau rouge lui revinrent à l’esprit. « Ne nous pressons pas…, dit-il plus froidement. Je vais d’abord envoyer vers le duc noble Albalesta. » Un mois s’étant écoulé sans qu’Albalesta eût rien obtenu, les Genevois résolurent de prendre en mains leur propre cause. C’était ce que le prélat voulait à tout prix éviter. Il jura donc qu’il ferait citer les officiers de Savoie devant le pape, sous peine de dix mille ducatsh. Mais Genève, qui se fiait peu à l’évêque, résolut de maintenir son indépendance et de résister à ce Pharaon étranger qui allait jusqu’à frapper de stérilité la terre que Dieu arrose des pluies du ciel.

h – Registres du Conseil des 2 et 3 février 1525. — Journal de Balard, p. 2. — Lettre de La Baume dans les Archives de Genève, sous le n° 930.

Cette nouvelle campagne demandait un nouveau chef. Berthelier, Lévrier, ces hommes généreux n’étaient plus… Mais il y en avait un troisième, et ce troisième était l’homme qu’il fallait. Besançon Hugues n’avait ni l’élan de Berthelier, ni la fermeté de Lévrier ; mais doux et sensible, il portait à sa patrie un amour dont la flamme ne cessa jamais de l’animer. Modéré, bienveillant, de manières insinuantes, il savait gagner ses ennemis même, et exerça souvent sur Pierre de la Baume une grande influence. Possédant une grande force physique, hardi, dévoué, ne se ménageant en aucune manière, il bravait les saisons les plus rigoureuses, et s’élançait, l’épée au poing, au milieu des ennemis les plus acharnés. Doué d’un rare discernement qui lui permettait de voir clairement dans les questions les plus compliquées, fin diplomate, sage politique, patriote ému, il savait, par sa sagesse consommée, écarter les obstacles, par sa puissante parole convaincre les plus obstinés, — même les sénateurs de Berne, et faire sortir des larmes de ces cœurs de fer. Il y avait dans toute sa personne un prestige qui lui assurait une influence irrésistible dans les conseils, et quelques mots, quelques lignes lui suffisaient pour apaiser les flots populaires prêts à s’entre-choquer. On l’a nommé le Nestor, le Sully, le Washington de Genève. C’est trop sans doute. Ce Nestor n’avait que vingt-cinq ans lorsqu’il commença ses luttes avec le duc, trente-quatre ans à l’heure dont nous parlons, et quand il mourut, deux ou trois ans avant la Réformation définitive de Genève, il n’en avait pas quarante. Toutefois Hugues fut en diminutif, sur un petit théâtre, ce que ces grands hommes furent sur un grand.

Le moment d’élire les syndics étant arrivé, on résolut de porter à la première magistrature des citoyens propres à soutenir les droits du pays ; le nom d’Hugues était dans toutes les bouches ; il fut nommé, ainsi que Montyon, Pensabin et Balard. Avec Hugues pour chef, Genève ne craignait rien ; mais ce grand citoyen refusa la charge à laquelle on l’appelait. Ses amis l’entourèrent, le conjurèrent d’accepter ; il semblait le seul pilote qui pût conduire la barque de l’État à travers tant d’écueils. « L’évêque est votre ami ; il vous protégera, lui disait-on. — Oui, répondait-il, comme il a protégé Lévrier… — Si vous refusez, dit Balard, nous refusons. — Le duc, répondit Hugues, m’a défendu, à moi personnellement, de me mêler des affaires de la ville ; je le lui ai promis ; la mort de Lévrier nous a appris ce que peut la colère de son altesse. J’aime mieux être confesseur que martyr. » Y eut-il un moment de faiblesse dans Hugues ? Il est permis d’en douter. Il voulait tenir une parole qu’il avait donnée, et avait d’ailleurs d’autres motifs. Il croyait qu’il serait de peu d’utilité dans le conseil, que c’était par d’autres voies que Genève devait être sauvé, et il voulait rester libre dans ses mouvements. Mais plusieurs ne savaient le comprendre, et leur colère ne pouvait se contenir. « Hugues, disaient-ils, manque à ses devoirs les plus sacrés ! » Ces fiers républicains n’épargnaient personne. L’ami, le beau-frère de Hugues, l’ancien syndic Baud, capitaine des artilleries, proposa au conseil général de le priver de la bourgeoisie pendant un an. Destinée étrange ! presque au même moment, cet homme était porté à la tête de la république, et en était rejeté. Mais le peuple paraît avoir eu le sentiment instinctif que Hugues ne lui manquerait pas : « Il cède, disait-on, pour mieux prendre ses avantages. » La proposition de Baud ne passa pasi.

i – Registres du Conseil du 2 janvier, 3 février 1525.— Besançon Hugues, par M. Galiffe fils, p. 219.

Genève commença par une démarche étrange. Le 10 janvier 1525, le conseil général étant assemblé dans Saint-Pierre, il fut résolu d’en appeler au pape des poursuites de la Savoie ; et des délégués partirent pour présenter cet appel au pontife. Les Genevois étaient des hommes de légalité ; ils voulaient avoir recours à un tribunal reconnu depuis des siècles : « Les papes, disaient quelques-uns, sont les défenseurs des libertés des peuples. » Mais certains hommes, bien instruits dans l’histoire, tels que Bonivard, branlaient la tête et prétendaient que si des princes avaient été excommuniés par les papes, ce n’était pas pour avoir opprimé la liberté des peuples, mais pour avoir combattu l’ambition des pontifes. On nommait Philippe-Auguste, Philippe le Bel. L’appel au pape servirait à montrer que le pape se joint seulement aux oppresseurs. N’importe, les députés de Genève partirent. C’était dix ans avant le jour où la Réformation fut proclamée dans ses murs. Cette démarche est un indice remarquable des dispositions pacifiques et légales qui animaient la magistrature.

En même temps, les syndics se rendirent chez l’official de l’évêché ; ils eussent voulu que l’évêque lui-même plaidât leur cause auprès du pape. « Si Monseigneur consent à passer les monts et à nous appuyer à Rome, dirent-ils, nous lui donnerons cent écus d’or, et nous en ajouterons vingt-cinq pour vous. » L’official sourit. « Cent écus ! dit-il, cent écus ne suffiraient pas pour ferrer les chevaux de Monseigneur !… Eh bien, reprirent les syndics, nous en donnerons deux cents. » L’évêque, toujours à court d’argent, mit cette somme dans sa bourse ; puis essaya d’arranger l’affaire sans se déranger, en envoyant simplement un député à Chambéry.

Jamais député ne fut plus mal reçu. Le président du conseil ducal, irrité de ce que cette petite ville osait braver un prince aussi puissant que son maître, regarda le député avec mépris et s’écria : « M. le duc est prince souverain de Genève. Qu’était Genève, il y a cent ans ?… une bicoque… Qui sont ceux qui de ce village ont fait une ville ? Des sujets du duc, qui lui sont obligés à la taille et à la corvéej … Les Genevois demandent qu’on ôte les peines prononcées contre eux… Ah ! ah ! Messieurs de Genève, nous vous les augmenterons. Si d’ici à la fin du mois vous ne faites pas votre soumission, nous vous enverrons tant de gens de guerre, qu’il vous faudra bien prendre la peine d’obéir à Son Altesse. » La ruine des libertés de Genève semblait imminente.

j – Unum villagium… qui tenentur ei ad angaria et porangaria. » (Registres du Conseil des 25 mars et 10 mai 1525.)

Alors les Genevois recoururent de nouveau à l’évêque et le conjurèrent de passer les Alpes. Entre cette seconde demande et la première, il s’était passé beaucoup de choses dans le monde politique. Pierre de la Baume était un agent zélé du parti de l’Empereur, et celui-ci lui avait fait dire qu’il avait besoin de lui pour certaines affaires. Flatté que Charles-Quint le demandât, il avait paru accorder aux Genevois leur demande. « J’irai, » dit-il, et il avait aussitôt quitté Genève. Bonivard, qui connaissait bien La Baume, souriait en voyant les simples Genevois donner à leur évêque et prince deux cents écus pour les défendre. « Il est grand dissipateur, disait-il, et la souveraine vertu d’un prélat est à ses yeux de tenir gros plat et friante table avec bon vin ; il s’en donne quand il y est jusqu’à passer toute mesure. De plus, fort libéral aux femmes et cherchant à montrer la noblesse de sa race par grande pompe et non par vertu… Vous lui avez donné deux cents écus… mais où est-il l’argent ? Il le jouera ou le dépensera d’une autre manièrek. » En effet, à peine arrivé à Turin, l’évêque sans plaider la cause de Genève, sans se rendre à Rome pour la défendre auprès du pape, repartit aussitôt pour Milan, où il devait, comme agent de Charles-Quint, travailler contre François Ier. Du pape et de Genève, pas un mot.

k – Bonivard, Mém. d’Archéologie, V, p. 382.

Telle était la tendresse épiscopale de Pierre de la Baume. Délivrer d’une oppression étrangère et tyrannique le pays dont il était à la fois le prince et l’évêque, cela ne valait pas à ses yeux la peine de faire le moindre pas ; mais s’il fallait aller intriguer en Lombardie pour le potentat qu’il regardait comme l’arbitre du monde, il suffisait d’un signe pour l’y faire accourir.

Quant aux délégués genevois, Rome ne les vit pas plus que leur évêque ; la cour de Turin avait trouvé moyen de les arrêter en route. Au reste, s’ils étaient arrivés sur les bords du Tibre, il n’y avait aucun danger que Clément VII prît leur défense ; on y eût ri de ces étranges ambassadeurs. Tout allait au mieux pour le duc ; il était parvenu à isoler entièrement cette faible et fière citél.

l – Lettres de La Baume, Archives de Genève, n° 930.—Journal du syndic Balard, p. 3.

Ce prince résolut donc d’en finir avec cette remuante population qui lui donnait plus d’ennui qu’un grand empire. Il quitta Turin, repassa les monts « et se parqua à Annecy, » dit Bonivard. Il voulait, pour vaincre, employer les sourires de sa bouche et les coups de sa main ; l’emploi de moyens si contraires était naturel chez lui non moins que politique ; Charles clochait toujours des deux côtés. Si Genève lui envoyait des députés : « Foi de gentil homme, s’écriait-il je veux que les lettres que j’ai concédées en votre faveur aient lieu ! » Mais un autre jour, ce bon duc qui avait paru doux comme un agneau devenait féroce comme un loup ; il faisait enlever et jeter dans ses donjons les députés qu’on lui envoyait et les Genevois qui osaient s’aventurer sur ses terres. On fourrageait les maisons de campagne qui entouraient Genève, on en emportait les meubles, on en buvait le vin, on coupait les vivres à la ville, ce qui était une violation criante des traités les plus positifsm.

m – Registres du Conseil des 4, 25 mai ; 29 juin ; 10 juillet ; 7, 16, 17 et 20 septembre 1525. — Manuscrit de Roset, livre II, ch. 3.

Toutefois l’appel à Rome inquiétait le duc. Le prince de Rome était un prêtre, le prince de Genève l’était aussi ; Charles craignait que les deux prêtres ne lui jouassent par derrière quelque mauvais tour. Il se décida à employer l’intrigue plutôt que la force, à induire le peuple à lui donner la haute justice, ce qui le mettrait à même d’accaparer les autres droits de la souveraineté ; il résolut de la demander, tout en ayant l’air de faire aux Genevois une grande faveur. Le vidame se présenta donc en conseil le 8 septembre, comme venant faire de la part de Son Altesse la plus généreuse proposition. « D’un côté, dit-il, vous retirerez l’appel à Rome ; de l’autre le duc fera cesser toutes les vexations dont vous vous plaignez. » Puis il demanda pour le duc, comme par-dessus, la haute justice dans Genève. Charles croyait atteindre cette fois-ci son but. En effet, ses partisans, nombreux dans la ville, comprenant que le moment décisif était arrivé, donnèrent de toutes parts tête baissée. « Acceptons ! dit le mamelouk Nergaz. Si nous refusons ces propositions généreuses, nos biens, nos concitoyens ne nous seront jamais rendus, et nul de nous ne pourra sortir de notre étroit territoire, sans être enfermé dans les châteaux de Son Altesse. » — Acceptons ! » répétaient tous les ducaux. Genève allait devenir savoyard ; et le rôle humble sans doute, mais réel, qui lui était réservé dans l’histoire n’eût jamais existé. Alors les patriotes les plus courageux, Besançon Hugues, Jean Philippe, les deux Baud, Michel Sept, le syndic Bouvier qui avait été nommé à la place de Hugues, Ami Bandière, les deux Rosset, Jean Pécolat, Jean Lullin, s’écrièrent : « Si nous aimons tant les biens de la vie, nous ne gagnerons autre chose que de les perdre, et avec eux la liberté. Le duc ne nous allèche aujourd’hui que pour nous asservir demain. Ne craignons ni l’exil, ni la prison, ni la hache. Achetons l’indépendance de Genève, au prix même de notre sang. » Bouvier lui-même, caractère faible et chancelant, fut électrisé par ces nobles paroles, et ajouta : « Plutôt que de con sentir à cette demande, je quitterai la ville, et je m’en irai en Turquie ! — Point de compromis avec le duc ! » répétaient tous les hommes indépendants. Les mamelouks insistèrent ; ils montrèrent les champs en friche, les Genevois en prison… et sans s’arrêter à la question de la haute justice (elle était inadmissible), ils demandèrent qu’on retirât l’appel de Genève contre le duc. Il y eut onze voix de majorité pour cette proposition ; quarante-deux voix avaient voté contre ; cinquante-trois pour. Chose étrange, c’étaient les huguenots qui avaient maintenu l’appel au pape. Le pape (il en était, il faut le dire, fort innocent), le pape semblait être du côté de la liberté… Le parti de l’indépendance était vaincun.

n – Registres du Conseil des 7 et 8 septembre. — Savyon, Annales, p. 122.

Charles, pourtant, ne fut point satisfait. Il détestait ces majorités, ces minorités, et tous ces votes républicains ; il lui fallait une obéissance passive et universelle ; il ne fit attention qu’aux voix de la minorité, et songea à mettre tout en œuvre pour se débarrasser de ces quarante-deux huguenots, qui faisaient obstacle à ses desseins. Autour de lui on était ravi de cette votation ; on se moquait de ces quarante-deux indépendants qui avaient eu la simplicité de donner leur nom et de se signaler ainsi à la cour de Turin comme ceux dont elle devait avant tout se défaire. On lisait et relisait la liste ; on l’épiloguait. Tel sarcasme contre celui-ci, telle injure à celui-là. On prenait toutes les mesures nécessaires au grand acte de purification qu’il s’agissait d’accomplir. Le duc donna ordre de faire avancer l’armée qui devait entrer dans la ville et le délivrer des désobéissants.

Les ennemis de Genève n’étaient pas moins actifs au dedans qu’au dehors. Le vidame, agent servile de Charles, réunissait dans sa maison les chefs des mamelouks. Tous les citoyens dont ils voulaient la mort, ne se trouvaient pas dans les quarante-deux ; aussi dans ces conciliabules s’occupait-on à dresser les listes complètes de proscription. Vidame, mamelouks, Savoyards se réjouissaient ensemble de « faire trancher les têtes à leurs adverses parties, » et inscrivaient les noms d’un grand nombre des meilleurs citoyenso. Le mal, selon ces conjurés, étant excessivement répandu, il fallait se défaire des amis de l’indépendance en gros et non en détail. On se prépara donc à saisir les patriotes dans la ville et à leur couper le cou hors de la ville ; on se distribua les rôles ; tel arrêtera, tel jugera, et tel exécutera. En même temps pour empêcher les Genevois libres de fuir, le duc mit des soldats sur tous les chemins. Genève sera bien habile s’il échappe cette fois-ci au complot, et s’il ne voit pas s’abîmer sous les coups de la Savoie, et ses antiques libertés, et ses nouvelles espérances d’Evangile et de réformation.

o – Bonivard, Police de Genève (Mém. d’Archéologie, V, p. 384).

Charles III, préludant à Charles IX, commença la chasse aux huguenots. Il la fit d’abord sur ses terres, ce qui lui était facile ; Pierre de Malbuisson fut saisi à Seyssel ; Beffant, à Annecy ; Bullon, fut arrêté (sacrilège affreux aux yeux des catholiques), le dimanche, dans l’église de Notre-Dame de Grâce, au moment où l’on y célébrait la grand’messe… « N’importe, disaient les ducaux, il est des cas où les sanctuaires de l’Église doivent céder le pas aux intérêts de l’État. » Pendant ce temps, les patriotes restés à Genève allaient et venaient dans la ville, se montraient courageux jusqu’à l’imprudence, et demandaient hardiment la convocation d’un conseil général du peuple pour annuler la votation qui par onze voix de majorité avait donné satisfaction au duc. Ceci porta au plus haut degré la colère de Charles ; il jura de se venger d’un tel outrage, et tout se prépara pour écraser ces audacieux citoyens. Le ciel s’obscurcit ; un bruit sourd se fit entendre dans la cité ; on éprouvait un malaise général ; chacun se demandait ce qui allait arriver… l’alarme était partout.

Enfin l’orage éclate. C’était le 15 septembre ; un deux, trois, plusieurs personnages, inconnus à Genève, paysans, ou gens de profession et de pauvre fortune se présentent aux portes ; ce sont des messagers qu’envoient aux patriotes leurs amis et parents établis en Savoie. Un message succède à l’autre. L’armée ducale s’ébranle, leur fait-on dire, elle s’apprête à quitter les villages où elle était stationnée. Chefs et soldats disent hautement qu’ils s’en vont à Genève mettre à mort les ennemis du duc. Ils ne font entendre que menaces, fanfaronnades et cris de joie… Quelques moments après des gens des environs accourent et annoncent que l’armée n’est plus qu’à un quart de lieue. On se porte sur quelques parties élevées de la ville ; on voit les arquebusiers, les piquiers, les hallebardiers, les drapeaux ; on entend les fifres, les tambourins, le bruit de la marche et les hourras des soldats. L’ennemi est dans les champs et dans les rues. Il n’est pas même possible aux citoyens de se faire tuer sur les remparts ; les ducaux ne les y laisseraient pas arriver. « Sauvez-vous, dit-on de toutes parts aux chefs huguenots ; si vous tardez un seul instant, vous êtes perdus. » Les mamelouks lèvent la tête et s’écrient : « Voici le jour de la ven geance !… »

Les nobles citoyens que menace l’épée de Charles ou plutôt la hache de ses bourreaux, voudraient s’entendre, mais ils n’ont pas le temps de se parler. Ils comprennent le sort qui les attend, et la terreur des femmes, des vieillards, de ceux qui n’ont rien à redouter, les chasse comme un vent de tempête. Quelques-uns voudraient vendre chèrement leur vie ; d’autres disent que leur tâche n’est point achevée, que si le duc perfidement les attaque, si l’évêque lâchement les abandonne, ils doivent aller quelque part, appeler l’heure de la justice et gagner à Genève de puissants défenseurs. Leur résolution est à peine formée que les sergents de bataille s’approchent des portes. Les huguenots que poursuit le fer de la Savoie ne peuvent ni emporter ce qui leur sera nécessaire pendant l’exil, ni prendre congé de leurs amis ; à peine celui qui est dans la rue a-t-il le temps de rentrer dans sa maison. Tous partent au milieu des larmes de leurs femmes et des cris de leurs enfants.

L’exode commence, l’exode non du peuple tout entier, mais de l’élite des citoyens. On en voit plusieurs franchir les portes de la ville. Voilà Jean Baud « capitaine des artilleries » et son frère Claude, zélé épiscopal mais ami de l’indépendance, Girard qui avait remplacé Boulet comme trésorier de la ville, Jean Philippe, plus tard premier syndic, l’intrépide Jean Lullin, Hudriot Du Molard, et Ami Bandière qui furent syndics dans l’année de la Réformation, Jean d’Arloz plus tard du conseil des Deux-Cents, Michel Sept souvent député en Suisse, G. Peter, Claude Roset, père du célèbre syndic et chroniqueur, J.-L. Ramel, Pierre de la Thoy, Chabod, Pécolat. D’autres encore quittent mystérieusement Genève ; quelques-uns de jour, quelques-uns de nuit, déguisés, les uns à pied, les autres à cheval, « à grande hâte, et par divers chemins, sans savoir l’un de l’autre. » Les uns côtoient le lac, les autres courent vers la montagne… O misérable dispersion, calamité extrêmep ! Et pourtant en se retirant, ces hommes généreux, entretiennent l’espoir de voir la liberté victorieuse. Dans ce moment d’une crise terrible, ils portent leurs regards sur les murs de leur vieille cité, et jurent que s’ils la quittent, ce n’est pas pour se dérober à la mort, mais pour la dérober à l’oppression. Ils vont lui chercher du secours, — non pas vers les collines asservies du Tibre, comme ils l’ont fait naguère dans leur folie ; mais vers ces nobles montagnes de la Suisse, qui se sont elles-mêmes affranchies du joug des tyrans étrangers. L’épée de la Savoie les poursuit ; mais, ô providence de Dieu ! elle les chasse vers ces contrées, où une nouvelle lumière s’est levée, et où ils rencontreront presque à chaque pas les amis de Zwingle et de la Réformation. C’est un prince ami du pape qui les envoie à l’école de l’Evangile.

p – Registres du Conseil du 23 février 1526. — Bonivard, Chroniq., II, p. 416. — Savyon, Annales, p. 123.

Le plus menacé de tous était Besançon Hugues ; s’il eût été pris, sa tête fût la première tombée. Il se trouvait alors dans une terre qu’il possédait à Châtelaine, à quelques minutes de Genève, du côté de Gex. Il était sérieux, mais calme, car il comprenait la gravité du moment et se préparait tranquillement à faire ses vendanges ; c’était la saison. Le 15 septembre, au soir, il a la visite d’un ami ; c’est Messire Vuillet, châtelain de Gex, son compère, qui arrive chez lui à cheval, et lui demande, avec un air de bonhomie, de l’héberger pendant la nuit. Hugues était sans soupçon ; le cheval fut mis à l’écurie ; une bonne chambre fut donnée à Vuillet, et les deux compères se mettant à table, devisèrent longtemps pendant le repas du soir ; on avait alors tant de choses à dire. Le châtelain de Gex, chargé par le duc de l’arrestation de Hugues, avait ordonné à ses sergents de se trouver le 16 de grand matin à Châtelaine ; et pour être plus sûr de ne pas manquer son homme, il avait jugé que le plus habile était de venir souper amicalement avec celui qu’on allait livrer à la mort des Berthelier et des Lévrier, de coucher sous son toit, de l’arrêter le lendemain et de le remettre aux bourreaux. Hugues ne savait encore rien de ce qui se passait.

Cependant la fuite était déjà générale : les huguenots détalaient et se dirigeaient, les uns sur Fribourg, par Lausanne ; les autres sur Saint-Claude, par le Jura. L’évêque, nous l’avons dit, était passé en Italie, probablement au mois de mars, six mois auparavant, mais il avait à Saint-Claude des partisans dévoués ; aussi, ceux d’entre les fugitifs qui espéraient encore quelque chose du pouvoir épiscopal, prenaient-ils cette dernière route. Suivons d’abord la première de ces deux bandes.

En tête de ceux qui avaient pris le chemin de la Suisse étaient De la Thoy et Chabod. Ils poussaient leurs chevaux à toute bride, sur la route de Lausanne ; arrivés à Versoix, ils tombèrent sans s’en douter au milieu des soldats postés en ce lieu, avec la consigne d’arrêter les Genevois dans leur fuite. De la Thoy, bien monté, pique des deux et s’échappe ; mais Chabod est pris et conduit à Gex. La nouvelle de cette arrestation se répand aussitôt et jette le trouble parmi les fugitifs qui les suivent. Ils se précipitent dans des chemins écartés, ils longent le pied de la montagne ; et en vain les gens d’armes de Charles se mettent-ils à les traquer, plusieurs d’entre eux arrivent à Lausanne. Toutefois c’était Fribourg qu’ils voulaient atteindre, et ils avaient à traverser pour y arriver des passages difficiles, où Charles avait des soldats qui devaient les saisir. Le sieur d’Englisberg, avoyer de Fribourg, avait des vignes sur les bords du lac de Genève et faisait ses vendanges à La Vaux. Au milieu de ses pressoirs et de ses tonneaux, il apprend ce qui se passe, et plein de compassion pour ces malheureux, il dépêche un courrier à ses collègues. Le conseil fribourgeois envoya aussitôt un capitaine avec trente cavaliers, chargés de protéger les huguenots fugitifs.

Pendant ce temps, ceux qui avaient pris la route de la Franche-Comté (les partisans de l’évêque), traversaient le mont Jura et faisaient, dit Bonivard, mille virevoultes (détours) pour échapper. » Ils marchaient peu le jour, beaucoup la nuit ; ils se jetaient dans les bois, et escaladaient les rochers. Ces bons épiscopaux s’imaginaient qu’il leur suffirait de voir la face de leur pasteur pour être sauvés. Et si même il n’était pas de retour à Saint-Claude, cette ville leur offrirait un asile assuré. Mais, ô désappointement cruel, non seulement point d’évêque, mais encore ses officiers repoussent ses sujets persécutés. Nul dans cette ville ne veut donner aucun asile, même aux plus catholiques des fugitifs.

Les Genevois trompés dans leur attente, déconcertés dans leurs projets, se décidèrent à continuer leur fuite. Il était plus que temps ; au moment où ils sortaient de la ville par une porte, les gens d’armes savoyards y entraient par l’autre. Effrayés, ils précipitent leurs pas ; ils se sauvent, la pluie sur la tête, les archers au dos, près de tomber à tout moment dans les mains de leurs adversaires, et les dangers de leur patrie augmentent encore les désolations de la route. Enfin, ils arrivent à Besançon ; puis à Neuchâtel, puis à Fribourg, où ils trouvent leurs amis, venus par Lausanne. On se serre la main, on s’embrasse. — Mais Besançon Hugues… on le cherche partout ; il n’est pas là… L’inquiétude est générale. On sait l’ardeur que les archers ducaux ont dû mettre à saisir ce grand citoyen ; il était d’ailleurs si aisé de le surprendre dans sa tranquille maison de Châtelaine. Hélas ! les assassins de la tour de César et du château de Bonne ont peut-être déjà répandu le sang d’un troisième martyr !…

Hugues et le châtelain de Gex avaient passé la soirée en tête à tête ; et comme le Genevois avait, dit un manuscrit « le vent plus fin que son déloyal ami, » il avait fait parler Vuillet sur les circonstances du temps et avait deviné le but de la visite de son compère. Il avait compris que le seul moyen de sauver Genève était de réclamer le secours des Suisses. Le moment de se retirer étant venu, Hugues, d’une mine débonnaire, conduisit le châtelain dans la chambre qu’il lui avait fait préparer, lui souhaita une bien bonne nuit ; et à peine celui-ci s’était-il endormi que, faisant seller l’excellent cheval de son hôte, il partit au grand galop, avec un ou deux compagnons ; il se dirigeait sur Saint-Claude, pour aller de là sur Fribourg. Au point du jour, Hugues se trouvait sur les hauteurs de la montagne de Gex, et dit adieu, du col de la Faucille, à la magnifique vallée du Léman, que les rayons du soleil levant commençaient à animer.

Dans ce moment Messire Vuillet, resté à Châtelaine, se réveillait, se levait sans bruit, et voyant de la fenêtre que ses soldats entouraient déjà la maison, s’avançait à pas de loup, pour saisir son homme… O trahison ! le lit est vide ; l’oiseau s’est échappé ! Aussitôt le châtelain de Gex se fait ouvrir la porte, appelle le prévôt des maréchaux et lui ordonne de se mettre avec les gens d’armes de Son Altesse à la poursuite du fugitif. L’escouade part au grand galop. Mais déjà, depuis quelques heures, des archers de Gex s’étaient mis à courir après les Genevois, se croyant sûrs de les atteindre. Le chemin de la montagne faisait de nombreux tours et détours, à cause des précipices et des vallées ; en sorte que les poursuivis et les poursuivants, se trouvant quelquefois sur deux versants contraires, pouvaient se voir, s’entendre même, quoiqu’il y eût entre eux un abîme. Quand on connut la fuite de Hugues, le zèle des gens d’armes redoubla. Celui-ci, connaissant le danger, se jetait, pour échapper à ses ennemis, dans des chemins impraticables. « Ah ! dit-il plus tard, ce n’était pas joie ; car les archers et les commis de Monsieur de Savoie, nous suivirent jusqu’à Saint-Claude, puis de Saint-Claude à Besançon et au delà… Il nous fallait cheminer jour et nuit, par les bois, en temps de pluie, ne sachant où aller pour être sûrement. » Enfin il arriva à Fribourg, six jours après ceux de ses amis qui avaient passé par Lausanne, et tous, Fribourgeois et Genevois, l’accueillirent avec transportq.

q – Nous avons, dans les Registres de l’État, ce récit fait par Hugues lui-même. La narration faite par l’auteur des Promenades historiques dans le canton de Genève est embellie à la manière de Walter Scott. — Bonivard, Chroniq., II, p. 416. — Spon, Hist. de Genève, II, p. 374. — Manuscrit de Gautier. — Savyon, Annales, p. 123.

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