Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 4
La mort des martyrs et le retour du roi

(1526)

2.4

Un martyr sur la place Maubert – Un jeune chrétien de Meaux se dédit – Comment on allait en Vauderie – Un jeune Picard brûlé en Grève – Toussaint livré à l’abbé Saint-Antoine – Angoisses de Toussaint dans le cachot – François Ier est rendu à la France – Le roi sollicité en faveur des évangéliques – François s’oppose à ce que Haute-Flamme vienne – Les otages du roi – Aspiration de l’âme de Marguerite – La complainte du prisonnier – Pensées du roi sur le mariage de sa sœur – Nouvel état des choses en Europe

Au moment où la duchesse, le comte de Haute-Flamme et d’autres se flattaient des plus douces espérances, le plus sombre avenir se présenta à leurs yeux. Marguerite avait rêvé un nouveau jour, éclairé du plus beau soleil, mais tout à coup les nuages se formèrent, la lumière s’éclipsa, les vents soufflèrent et la tempête éclata.

Il y avait à Paris, un jeune fils, d’environ vingt-huit ans, licencié ès lois, nommé Guillaume Joubert, que son père, avocat du roi à la Rochelle, avait envoyé dans la métropole, pour apprendre la pratique. Malgré la défense du parlement, Guillaume, doué d’un esprit sérieux, examina la foi catholique, conçut des doutes à son égard, et un jour, dans l’étude où il travaillait, il dit en présence des clercs, ses amis, que « ni Geneviève, ni Marie même ne pouvaient le sauver, mais le Fils de Dieu seul. » Peu après que le son de trompe se fût fait entendre, le licencié fut jeté en prison. Le père alarmé accourut aussitôt à Paris : Son fils, son espérance… un hérétique ! et sur le point d’être brûlé !… Il ne se donnait pas de repos ; il allait d’un juge à l’autre : « Demandez ce que vous voulez, disait le malheureux père ; je suis prêt à bailler gros argent pour lui sauver la viea. » Mais en vain renouvelait-il chaque jour ses instances ; le samedi 17 février 1526, le bourreau vint prendre Guillaume ; il l’aida à monter sur un tombereau, puis le conduisit devant Notre-Dame. « Criez merci à Notre-Dame, » lui dit-il. Alors il le mena encore devant Sainte-Geneviève : « Criez merci à Madame Geneviève. » Le Rochellois était ferme dans sa foi et ne voulait crier merci qu’à Dieu. Il fut conduit à la place Maubert. Le peuple, à la vue de sa jeunesse et de sa belle apparence, s’apitoyait grandement sur son sort ; mais les gardes rudoyaient ces bonnes âmes : « Ne le plaignez pas, disaient-ils ; il a médit de Notre Dame, des saints et des saintes du Paradis, et il tient la doctrine de Luther. » Le bourreau prit alors ses instruments, s’approcha de Guillaume, lui fit ouvrir la bouche et lui perça la langue. Ensuite il l’étrangla et enfin le brûla. Le pauvre père retourna seul à la Rochelle. Mais le parlement ne se contenta pas d’une victime ; il frappa bientôt sur quelques habitants d’une ville, que les ennemis de l’Évangile détestaient tout particulièrement.

aJournal d'un Bourgeois de Paris sous François Ier, p. 251.

Un jeune homme de Meaux, bien instruit, était venu à Paris ; il avait traduit du latin en français certains livres ; « il tenait le parti de Luther » et parlait avec hardiesse : « Il ne faut pas prendre de l’eau bénite pour effacer les péchés, disait-il, le sang de Jésus-Christ nous en lave seul. Il ne faut pas prier pour les trépassés, car incontinent après le trépas, ils sont en paradis ou en enfer ; il n’y a nul purgatoire ; je n’y crois pasb. » — Ah ! disaient les moines indignés, nous le voyons, Meaux est tout infecté de fausse doctrine ; un nommé Falryc, prêtre, avec autres, est cause desdits embrouillements ! » Le jeune homme fut dénoncé au parlement. « Si vous ne vous dédisez, vous serez brûlé, » lui dit-on. Le pauvre garçon s’effraya ; il eut peur de la mort, il se laissa conduire devant la grande église de Notre-Dame de Paris ; là, il monta l’échelle, la tête nue, tenant une torche de cire ardente à la main, et il cria : « Merci à Dieu et à Notre-Dame ! » Alors les prêtres lui ayant présenté les livres qu’il avait translatés, « il les lut de mot à mot » (les titres sans doute) ; puis déclara qu’ils étaient faux et damnables. On brûla les livres en sa présence ; mais quant à lui, on le mena « ès prison des Célestins, où il fut mis au pain et à l’eau. »

bJournal d'un Bourgeois de Paris sous François Ier, p. 277.

c – C’est sans doute Farel ou Lefèvre (Fabry.)

Il ne fut pas le seul de sa ville natale à expier le zèle avec lequel on y avait reçu la Réforme. Un foulon de draps, originaire aussi de Meaux, et qui suivait comme lui « la secte de Luther » subit presque en même temps la même peined. « Ce luthérien, disaient les bourgeois de Paris, ose dire partout que la Vierge et les saints n’ont aucune puissance, et plusieurs autres folies… »

dIbid., p. 281

Ce fut la Picardie qui fournit ensuite son tribut. La Picardie dans le Nord, le Dauphiné dans le Midi étaient les deux provinces de France les mieux préparées à recevoir l’Évangile. Pendant le quinzième siècle, beaucoup de Picards allaient, racontait-on, en Vauderie. De simples catholiques se répétaient les uns aux autres, au coin du feu, pendant les longues veillées, que ces Vaudois avaient des assemblées horribles, en des lieux solitaires, où se trouvaient dressées des tables chargées de viandes délicates et nombreuses. Ces pauvres chrétiens en effet aimaient à se réunir, de cantons souvent fort éloignés. Ils allaient au rendez-vous de nuit, par des chemins détournés ; l’un d’eux, le plus savant, récitait quelques passages des Écritures ; puis ils s’entretenaient ensemble et priaient. Mais ces modestes conventicules étaient ridiculement travestis. « Savez vous, disait-on, comment ils font pour s’y rendre, sans que la justice puisse les arrêter ? Le diable leur a donné un certain onguent, et quand ils veulent aller en Vauderie, ils en frottent une petite verge ; et à peine se sont-ils mis dessus à cheval, qu’aussitôt elle les emporte, ils volent dans les airs et arrivent, sans rencontrer personne, à leur sabbat. Au milieu est un bouc, avec une queue de singe ; c’est Satan qui reçoit leurs hommages !… » Ces stupides propos n’étaient pas seulement ceux du peuple ; c’étaient avant tout ceux des prêtres. Ainsi parlait en 1460, sur la grande place d’Arras, du haut d’une chaire qu’on y avait élevée, l’inquisiteur Jean de Broussart. Une multitude immense l’entourait ; un échafaud se dressait en face de la chaire, et un grand nombre d’hommes et de femmes, à genoux, coiffés d’une mitre où se trouvait une figure du diable, attendaient leur supplice. La foi de ces pauvres gens n’était-elle pas mêlée de quelques erreurs ? peut-être. Quoi qu’il en soit, après le discours de maître Broussart, on les brûlae.

eHistoire des Protestants de Picardie, par L. Rossier, p. 2.

Un étudiant, qui possédait déjà des bénéfices, quoiqu’il n’eût pas encore les ordres de la prêtrise, avait cru à l’Évangile, et avait dit hautement qu’il n’y avait pas d’autre Sauveur que Jésus-Christ, et que la vierge Marie n’avait pas plus de puissance que d’autresf. Ce jeune clerc, de Thérouanne en Picardie, avait été saisi déjà en 1525, et effrayé par le supplice ; il avait, une torche ardente au poing, nu, en chemise, « crié pardon à Dieu et à Marie, devant l’église de Notre-Dame ; » c’était la veille de Noël. En considération de sa très grande repentance, » on se contenta de l’enfermer pour sept ans au pain et à l’eau, dans les prisons de Saint-Martin des Champs. Se trouvant seul dans son cachot, l’écolier entendit la voix de Dieu dans le fond de son cœur ; il se mit à pleurer à chaudes larmes, et « aussitôt, dit le chroniqueur, il se remit en sa folie. » Si quelque moine entrait dans sa prison, le jeune clerc lui annonçait l’Évangile ; les moines s’étonnaient d’une telle démence ; tout le couvent était en fermentation et en trouble. Alors le grand pénitencier, le docteur Merlin, se rendit en personne vers le prisonnier, le prêcha, le conseilla, le conjura : tout fut inutile. Le jeune évangéliste fut, par arrêt de la cour, « brûlé en Grève à Paris », et d’autres subirent la même peine. Telle était, en ce siècle cruel, la méthode employée pour faire entrer la doctrine de l’Eglise dans les cœurs de ceux qui la rejetaient ; on employait des verges pour les battre, et des cordes pour les étrangler.

fJournal d'un Bourgeois de Paris sous François Ier, p. 291.

Ce n’était pas seulement à Paris que l’on sévissait contre les luthériens, on en faisait autant dans la province. Le jeune Pierre Toussaint, prébendier de Metz, qui s’était réfugié à Bâle, après la mort de Leclercg, ayant repris courage, était rentré en France et y annonçait l’Évangile. Ses ennemis le saisirent et le livrèrent à l’abbé de Saint-Antoine. Cet abbé, fort connu alors, était un homme violent, cruel, impitoyableh. Ni la jeunesse de Toussaint, ni sa candeur, ni sa faible santé ne le touchèrent ; il le jeta dans un affreux cachot, plein d’eaux stagnantes et d’orduresi, où le pieux évangéliste avait peine à se tenir. Le dos appliqué contre la muraille, les pieds sur la seule place du cachot que l’eau n’atteignît pas, suffoqué par des vapeurs empestées qui s’exhalaient autour de lui, le pauvre jeune homme se rappelait la brillante maison de son oncle, le doyen de Metz, et le magnifique palais du cardinal de Lorraine, où il était reçu avec tant de grâce, quand il tenait encore au pape. Maintenant quel contraste ! La santé de Toussaint se détériorait, ses joues pâlissaient et ses jambes tremblantes avaient peine à le supporter. Hélas ! où étaient-ils ces jours, où enfant encore, il galopait joyeusement dans la chambre, à cheval sur un bâton, et où sa mère prononçait gravement cet oracle : « L’Antechrist viendra bientôt et détruira tous ceux qui se sont convertisj. » Le malheureux Toussaint pensait le moment arrivé… Son imagination s’enflammait, il croyait voir ce terrible Antechrist prédit par sa mère, le saisissant pour le traîner au supplice ; il poussait un cri et était près de rendre l’âmek. Il intéressait tous ceux qui le voyaient ; il était si doux ; innocent, disait-on, comme l’enfant qui vient de naître, en sorte que le cruel abbé ne savait comment motiver sa mort. Il pensa que s’il avait ses livres et papiers, il y trouverait de quoi le brûler. Un jour on vient chercher le pauvre jeune homme ; on le sort de son puits malsain, on le fait monter dans la chambre de Saint-Antoine. « Ecrivez à votre hôte de Bâle, lui dit celui-ci, que vous avez besoin de vos livres pour amuser vos loisirs, et priez-le de vous les envoyer. » Toussaint, qui comprit le but de cet ordre, hésitait ; alors l’abbé lui fit d’affreuses menaces ; Toussaint, effrayé, écrivit ; puis il fut renvoyé dans son cloaque infect.

g – Voir Histoire de la Réformation du seizième siècle, vol. III, 4.8 à 4.14.

h – « S. Antonii abbati crudelissimo Evangelii hosti prodiderunt me. » (Herzog, Œcolampade, pièces justificatives, p. 230.)

i – « In carcere pleno aqua et sordibus. » (Ibid.)

j – « Cum equitabam in arundine longa. » (Toscanus Farello, msc. de Neuchâtel.)

k – « Pro tormento quibus me affecerunt, ut sæpe desperarem de vita. » (Herzog, Œcolampade, p. 280.)

Ainsi le moment où les chrétiens évangéliques espéraient avoir quelque soulagement était signalé par un redoublement de rigueur. La Réforme — (Marguerite la représentait alors aux yeux de plusieurs), — la réforme affligée voyait autour d’elle ses enfants, les uns mis à mort, les autres dans les chaînes, tous menacés du coup fatal. La sœur de François Ier, angoissée, désolée, eût voulu couvrir de son corps ceux que le fer semblait devoir atteindre ; mais ses efforts semblaient inutiles.

Tout à coup un cri de joie se fit entendre, qui, parti des Pyrénées, retentit jusqu’à Calais. Le Soleil (c’est ainsi, on se le rappelle, que Marguerite appelait son frère), parut au midi, pour tout faire revivre au royaume de France. Le 21 mars, François Ier quitta l’Espagne, traversa la Bidassoa, et mit enfin le pied sur le sol français. Il avait retrouvé ses esprits ; la vie était revenue dans toutes les parties de son être ; elle y débordait. Il lui semblait que délivré de sa prison, il était le maître du monde. Il monta un cheval turc, et agitant dans l’air sa toque et son panache, il s’écria en se lançant au galop sur la route de Saint-Jean de Luz : « De nouveau, je suis roi ! » De là il se rendit à Bayonne où l’attendaient la Cour et un grand nombre de ses sujets auxquels il n’avait pas été permis de s’approcher davantage de la frontière.

La joie ne fut nulle part aussi grande que chez Marguerite et chez les amis de l’Évangile. Quelques-uns de ceux-ci résolurent d’aller au-devant du roi et de lui faire requête au nom des exilés et des prisonniers, persuadés qu’il allait se mettre à la tête du parti que le détesté Charles-Quint persécutait. Ces très pieux Gaulois, comme Zwingle les appellel, conjurèrent le monarque ; Marguerite poussa un cri en faveur des misérablesm ; mais François, tout en étant plein d’égards pour sa sœur, montra une secrète irritation contre Luther et les luthériens. Son caractère profane, son tempérament sensuel, lui faisaient haïr les évangéliques et la politique lui commandait une grande réserve.

l – Galli piissimi ad iter se accingunt obviam ituri Regi, nomine ejectorum christianorum. » (Zwingl. Ep. I, p. 480, 7 mars 1526.)

m – Sæpius regem adiit… ut commiseratione erga Lutheranos animum mitigaret. » (Flor. Rémond, Hist. de l’Hérésie, II, p. 223.)

Marguerite n’avait cessé de porter dans son cœur l’espoir de voir le comte de Haute-Flamme venir à Paris, travailler à répandre l’Évangile en France. Sigismond, à la fois homme du monde et homme de Dieu, chrétien évangélique et pourtant dignitaire de l’Église, connaissant parfaitement l’Allemagne et cependant considéré à la cour de France comme lui appartenant, semblait à la duchesse d’Alençon l’instrument le plus propre à opérer parmi les Français cette transformation, que réclamaient également les besoins du siècle et la Parole de Dieu. Un jour donc, elle prit courage et présenta sa requête à son frère ; François Ier reçut mal cette communication. Il connaissait bien Haute-Flamme, et trouvait ses principes évangéliques exagérés ; d’ailleurs, s’il devait se faire quelque changement en France, le roi entendait être le seul à l’opérer. Toutefois il ne s’ouvrit pas entièrement à sa sœur ; il lui fit comprendre seulement que le moment n’était pas venu. Si le comte vient à Paris, s’il s’entoure de tous les amis de l’Évangile, s’il le prêche à la cour, dans les églises, peut-être en plein air, que dira l’Empereur ? que dira le pape ? — « Pas encore ! » dit le roi.

La duchesse d’Alençon, cruellement déçue, pouvait à peine se résoudre à communiquer ces tristes nouvelles au comte. Il fallut pourtant en venir là. « Le désir que j’ai de vous voir s’est encore accru par ce que j’entends de votre vertu et de la persistance de la grâce divine en vous. Mais…, mon cher cousin, tous vos amis ont délibéré que, pour quelque raison, il n’est pas temps encore que vous veniez ici. Dès que nous y aurons fait quelque chose avec la grâce de Dieu, je mettrai peine à vous le communiquer. »

Hohenlohe fut navré de ce délai ; aussi Marguerite chercha-t-elle à le consoler. « Bientôt, dit-elle, le Tout-Puissant nous fera la grâce d’accomplir ce qu’il nous a fait la grâce de commencer. Vous serez alors consolé en cette compagnie en laquelle vous êtes présent quoique absent de corps… — Que la paix du Seigneur, qui surpasse toute volupté, et que le monde ignore, soit donnée à votre cœur, si abondamment, que nulle contrariété ne le puisse affligern. »

nLettres de la reine de Navarre, I, p. 212.

En même temps, elle redoublait d’instances auprès de son frère ; elle conjurait le roi d’inaugurer une ère nouvelle ; elle mettait même, de nouveau en avant la convenance d’appeler le comte. « Je ne me soucie point de cet homme-là, » répondit vivement François Ier. Il s’en souciait cependant quand il en avait besoin. Nous avons une lettre du roi « à son très cher et aimé cousin de Haute Flamme, » dans laquelle il lui dit que voulant mettre sur pied une puissante armée, et connaissant « sa loyauté, vaillance, proximité de lignage, amour et dilection, » il le prie très affectueusement de lever trois mille hommes de piedo. Mais quand il s’agissait de l’Évangile, c’était autre chose. Pour se débarrasser des sollicitations de sa sœur, François lui répondit un jour : « Voulez-vous donc que mes enfants restent en Espagne ? » Il les avait donnés à l’Empereur comme otages. Marguerite se tut ; elle n’avait plus un mot à dire quand il s’agissait de ses neveux. Elle écrivit au comte : « Mon ami, je ne puis vous dire tout le chagrin que j’ai ; le Roi ne vous verrait pas volontiers. La cause, c’est la délivrance de ses enfants, qu’il estime autant que la sienne propre. » Elle ajouta : « Je suis de bon courage envers vous, plutôt à cause de l’affection fraternelle, que par les liens d’une chair et d’un sang périssables. Car l'autre naissance et le second enfantement, voilà la véritable et parfaite union. » Le comte de Hohenlohe, le disciple de Luther, ne vint donc pas en France.

oLettres de la reine de Navarre, I, p. 466. (21 mars 1528.)



Marguerite de Navarre



Henri d’Albret

Ce refus de François Ier ne fut pas le seul chagrin qu’il causa à sa sœur. L’amour du roi de Navarre n’avait fait que s’accroître, et elle commençait à le payer de retour. Mais François s’opposait à ce qu’elle suivît l’inclination de son cœur. Marguerite, contrariée dans tous ses désirs, buvant une coupe amère, se révoltant quelquefois contre la volonté despotique sous laquelle elle devait plier, sentant en son âme les blessures du péché, se retirait dans son cabinet et exposait à Christ ses douleurs.

O toi, mon roi, mon avocat, mon prêtre,
De qui dépend et ma vie et mon être,
O toi, Seigneur qui premier en a bu,
Qui sais ce qu’est (si onc homme l’a su),
Que ce poison… que ces épines dures,
Que ces buissons et toutes leurs blessures,
O mon Sauveur, ô mon ami, mon roi…
Plaide ma cause, parle, viens, sauve-moip !…

pMarguerites de la Marguerite, I, p. 144.

Les poésies religieuses de Marguerite, qui ne manquent pas de grâce, de naturel, de sensibilité, appartiennent (il ne faut pas l’oublier), aux anciennes productions de la poésie française ; et, ce qui nous porte surtout à les citer, c’est qu’elles expriment les sentiments chrétiens de cette princesse. C’est le temps, à ce qu’il nous semble, où le christianisme de Marguerite fut le plus pur. Auparavant, à l’époque de ses liaisons avec Briçonnet, sa foi était enveloppée des vapeurs du mysticisme ; plus tard, quand la volonté terrible de François Ier épouvanta cette âme tendre et craintive, un voile de catholicisme parut recouvrir la pureté de sa foi. Mais de 1526 à 1532, Marguerite de Valois fut elle-même. Les témoignages de la piété des chrétiens évangéliques de cette époque sont trop peu nombreux, pour que nous ayons pu nous permettre de supprimer ceux que nous trouvons dans les écrits de la sœur du roi.

La duchesse d’Alençon cherchait quelque distraction dans la poésie ; et c’est alors, je pense, qu’elle fit le poème du Prisonnier. Elle aimait à se rappeler le temps où le roi de Navarre avait été fait captif avec François Ier ; elle se transportait au moment qui suivit la bataille de Pavie ; elle croyait entendre le jeune Henri d’Albret exprimer sa confiance en Dieu et s’écrier, de la haute tour de Pizzighitone :

En vain les vents sur l’océan s’émeuvent ;
Ils brisent tout, mais ils ne peuvent
Faire trembler une feuille des bois,
Qu’auparavant ils n’entendent ta voix !

Le prisonnier chantait sur un ton lugubre les angoisses de la prison ; puis il exprimait à Christ celles que lui donnait le sentiment de ses offenses.

Pas un enfer ; mais mille millions,
J’ai mérité pour mes rebellions.
………
Mais mon procès en toi fut ventilléq ;
Mais mon péché en toi fut flagellé !

q – Emporté par le vent. (Marguerites de la Marguerite, Complainte du Prisonnier, p. 448.)

Le noble prisonnier ne se borne pas à chercher pour lui le salut de Dieu ; il souhaite ardemment que l’Évangile soit porté à cette Italie où il se trouve captif — premiers désirs de réforme pour les Italiens.

Sais-tu pourquoi Dieu te tira de France,
Où tu vivais en repos, sans souffrance ?
C’était afin qu’avecque maints travaux,
Passant à pied les monts, plaines et vaux,
A ses élus portasses le trésor…
Que tu avais en ton vaisseau fragiler

rMarguerites de la Marguerite, Complainte du Prisonnier, p. 456.

Tout à coup le prisonnier se rappelle son ami ; il croit à sa tendre commisération, il l’invoque :

Et toi, François, de mon cœur la moitié,
Entier ami, modèle d’amitié,
Mon Jonathan, mon fidèle Achates,
Mon vrai Pollux, mon sincère Orestes,
En me voyant de malheur abattu,
Ainsi traité, mon frère, qu’en dis-tus ?…

sIbid., p. 460.

Mais en vain Henri d’Albret appelait-il François Ier son Jonathan ; Jonathan ne voulait pas lui donner sa sœur. Le roi avait d’autres pensées. Pendant la captivité du roi, l’Empereur avait demandé à la régente la main de Margueritet. Mais François, à qui on allait faire épouser, malgré lui, la sœur de Charles-Quint, trouvait que c’était bien assez d’alliance avec la maison d’Autriche, et pensant qu’Henri VIII pourrait l’aider à se venger de Charles, il s’éprenait alors d’amour pour lui. « Si mon corps est prisonnier de l’Empereur, disait-il, mon cœur et tout ce qu’il a l’est du roi d’Angleterreu ! » Il gagnait le cardinal Wolsey, et celui-ci disait à son maître qu’il n’y avait pas de femme en Europe plus digne que Marguerite de France, de la couronne d’Angleterrev. Mais l’âme chrétienne de la duchesse d’Alençon se révoltait contre la pensée de prendre la place de Catherine d’Aragon, dont elle honorait les vertusw ; et Henri VIII lui-même entrait bientôt dans d’autres voies. Il fallut renoncer au dessein de placer Marguerite sur le trône d’Angleterre, à côté de Tudor… Grand bonheur pour cette princesse, mais malheur peut-être pour le pays sur lequel elle eût régné.

t – Manuscrits Béthune, no 8496, fo 13.

uLettres de la reine de Navarre, I, p. 31.

vHistoire du Divorce de Henri VIII, I, p. 47. — Polydore Virgil., p. 686.

wHistoire de la Réformation du seizième siècle, tome V, 19.5.

Cependant la duchesse d’Alençon ne devait pas voir toutes ses demandes refusées. Au sortir de la captivité, la vue de François Ier était troublée. Peu à peu, il vit plus clair dans l’état des choses en Europe, et fit quelques pas vers cette liberté religieuse que Marguerite lui avait demandée si ardemment. Il semble même que, dirigé par sa sœur, il s’éleva à des considérations d’une haute portée.

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