Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 6
Qui sera le réformateur de la France ?

(1526)

2.6

Sera-ce Lefèvre, Roussel ? – Sera-ce Farel ? – Roussel et les princes de la Marche – Farel appelé dans la Marche – Prosélytisme de Marguerite – Elle veut la sanctification – L’Évangile relève de la faculté morale – Farel comme réformateur – Farel et Mirabeau – Comment Farel eût été reçu – L’appel de la Marche arrive trop tard – Berquin mis en liberté – Ne sera-t-il pas le réformateur ? – Mariage de Marguerite et du roi de Navarre – Aspirations de la reine – Tout change dans le monde

Plusieurs chrétiens évangéliques pensaient comme Toussaint. Ils sentaient que la France avait besoin d’un réformateur, et ne voyaient personne qui répondît à leur idéal. Il fallait un homme de Dieu qui, possédant les vérités fondamentales de l’Évangile, les exposât dans leur vivante harmonie ; qui, tout en exaltant l’essence divine du christianisme, le présentât dans ses rapports avec la nature humaine ; qui fût propre non seulement à établir la saine doctrine, mais encore à répandre par la grâce de Dieu une vie nouvelle dans l’Église ; un serviteur de Dieu plein de courage, plein d’activité, habile à gouverner et à conduire. Il fallait un Paul, mais où le trouver ?

Serait-ce Lefèvre ? Il avait enseigné clairement la justification par la foi, même avant Luther ; nous l’avons dit dans le tempsa, et plusieurs l’ont répété dès lors ; c’est un fait acquis à l’histoire. Mais Lefèvre était vieux et cherchait le repos ; il était pieux, mais timide ; un savant de cabinet plutôt que le réformateur d’un peuple. Serait-ce Roussel ? Doué d’une âme impressionnable et mobile, il voulait le bien… mais il n’osait toujours le faire. Il prêchait fréquemment à la cour de la duchesse, devant les hommes les plus distingués du royaume ; mais il n’annonçait pas tout le conseil de Dieu. Il le sentait, il s’indignait contre lui-même, et pourtant il retombait toujours dans la même faute. « Hélas ! écrivait-il à Farel, il est beaucoup de vérités évangéliques qu’il me faut réduire de moitié. Si le Seigneur, par sa présence, ne ranime ma ferveur, je serai fort inférieur à ce que je dois êtreb. » Le pieux mais faible Roussel était l’homme qu’il fallait à la duchesse, propre à répandre la vie chrétienne, mais sans toucher aux institutions de l’Église. Quelquefois pourtant, mécontent de sa situation, désirant évangéliser sans respect humain, il voulait partir pour l’Italie…, puis il retombaitc.

aHistoire de la Réformation, etc., tome III, 12.2.

b – « Dissimulanda nobis sunt plurima et tot decoquenda. » (Roussel à Farel, manuscrit de Genève. Schmidt, Roussel, p. 198.)

c – « Petam Venetias. » (Ibid., p. 193.)

Les chrétiens les plus décidés sentaient son insuffisance. Ces clercs de la duchesse d’Alençon, qui restaient à moitié chemin, étaient incapables, à leurs yeux, de réformer la France. Il fallait, selon eux, un homme doué d’une âme simple, d’un cœur intrépide, d’une parole puissante, qui, cheminant de droit pied, donnât une impulsion nouvelle à l’œuvre trop faiblement commencée par Lefèvre et ses amis ; et ces chrétiens, allant à l’autre extrême, pensaient à Farel. Ce réformateur était alors la plus grande lumière de la France. Quel amour que celui qu’il avait pour Jésus-Christ ! Quelle éloquente prédication ! Quelle hardiesse pour aller de l’avant et franchir les obstacles ! Quelle persévérance au milieu des dangers ! Mais ni François ni Marguerite ne voulaient de lui ; ils en avaient peur. Au moment où le roi avait rappelé tous les réfugiés, Farel ne l’avait pas été. Il était alors à Strasbourg, le pied sur la frontière, attendant toujours l’ordre du retour ; mais cet ordre ne venait pas. On n’avait que faire de sa prédication agressive et de son héroïque fermeté ; on voulait en France un Évangile adouci, parfumé. Le noble Dauphinois, en voyant tous ses amis rentrer dans leur patrie, et lui seul rester dans l’exil, était consumé de tristesse et criait à Dieu dans sa douleur.

Roussel comprenait les craintes de Marguerite ; Farel, il le savait, n’était pas un homme de cour, et ne pourrait jamais s’entendre avec la duchesse. Toutefois, connaissant le prix d’un tel serviteur de Dieu, le noble et pieux Roussel cherchait si l’on ne pourrait pas mettre autrement à profit sa grande activité, et s’il n’y avait pas quelque province qui pût s’ouvrir à ses puissants travaux. « J’obtiendrai de quoi pourvoir à tous vos besoins, lui écrivit-il, le 27 août, du château d’Amboise, jusqu’à ce que le Seigneur vous donne enfin l’entrée et vous amène à nousd. » C’était aussi le désir ardent de Farel ; il ne pensait point alors à la Suisse ; sa patrie avait tout son amour ; ses regards se dirigeaient nuit et jour sur ces portes de la France, si obstinément fermées ; il s’en approchait, il y heurtait. Tout restant clos, il s’en retournait découragé et s’écriait : « Oh ! si le Seigneur voulait m’ouvrir une voie pour retourner et travailler en France ! » Tout à coup, le plus cher de ses désirs parut devoir se réaliser.

d – « Quousque Dominus ingressum aperuerit. » (Roussel à Farel, manuscrit de Genève. Schmidt, Roussel, p. 198.)

Un jour qu’il y avait grande réception à la cour, les deux fils du prince Robert de la Marche vinrent présenter leurs hommages à la sœur du roi. La Marche formait depuis le huitième siècle une principauté qui avait été en dernier lieu un apanage des d’Armagnac et des Bourbonse. L’Évangile y avait pénétré. Marguerite, qui avait à un si haut degré l’esprit de prosélytisme, dit à Roussel en lui indiquant des yeux ceux dont elle désirait la conversion : « Parlez à ces deux jeunes princes ; saisissez, de grâce, cette occasion d’avancer la cause de Jésus-Christ. — Je la saisirai, » dit le chapelain avec empressement. En effet, s’approchant de ces jeunes seigneurs, Roussel mit la conversation sur l’Évangile. De Saucy et de Giminetz (c’étaient leurs noms) ne parurent point étonnés et l’écoutèrent avec les marques du plus vif intérêt. L’évangéliste s’enhardit et leur exposa librement tout ce qu’il demandait d’euxf. « Ce n’est pas pour vous, leur dit-il, que Dieu vous a fait naître, c’est pour le bien des membres de Jésus-Christ. Il ne suffit pas que vous embrassiez Christ comme votre Sauveur ; il faut encore que vous communiquiez la même grâce à vos sujetsg. » Roussel se complaisait dans l’idée de voir l’Évangile se répandre dans les frais pâturages que la Vienne, la Creuse, le Cher baignent de leurs eaux ; à Guéret, à Bellac, dans tout l’ancien territoire des Lémovices et des Bituriges. Les deux jeunes princes, de leur côté, écoutaient attentivement le réformateur et donnaient à ses paroles le plus complet assentimenth. Le chapelain de Marguerite fit un nouveau pas ; il crut avoir trouvé ce qu’il cherchait pour le zélé Farel ; et les fils de Robert de la Marche lui disant qu’ils se sentaient trop faibles pour l’œuvre qui leur était proposée : « Je ne connais qu’un homme, leur dit il, qui soit propre à un si grand travail ; c’est Guillaume Farel ; Christ lui a confié un talent extraordinaire pour faire connaître les richesses de sa gloire. Appelez-le… » Cette proposition ravit les jeunes princes : « Oh ! s’écrièrent-ils, nous le désirons plus encore que vous-même ; notre père et nous, nous ouvrons nos bras à Farel. Il sera notre fils, notre frère, notre pèrei… Qu’il ne craigne rien ! il demeurera avec nous. — Oui, dans notre propre palais. Tous ceux qu’il y trouvera sont des amis de Jésus-Christ. Notre médecin, maître Henri, homme vraiment chrétien, le fils de feu le comte François, le seigneur de Château rouge et ses enfants, et plusieurs autres se réjouiront tous de son arrivée. Nous-mêmes, ajoutèrent-ils, nous serons là pour le recevoir. Seulement qu’il se presse ; qu’il arrive avant le carême prochain ! — Je vous le promets, » répondit Roussel. Les deux princes prirent l’engagement d’établir chez eux une imprimerie pour que Farel pût répandre par la presse les vérités évangéliques, non seulement dans la Marche, mais dans tout le royaume. Roussel écrivit aussitôt à son ami ; Toussaint joignit ses instances à celles du chapelain. « Jamais nouvelle ne m’a causé plus de joie, lui écrivit-il ; prenez votre vol et arrivezj ! »

e – Aujourd’hui les départements de la Creuse et de la Haute-Vienne.

f – « Cum hos reperirem ex animo favere, cœpi libere animum explicare meum et quid in illis desiderem. » (Roussel à Farel, 7 décembre 1526, manuscrit de Genève. Schmidt, Roussel, p. 200.)

g – « Non satis quod Christum amplectuntur. » (Roussel à Farel, 7 décembre 1526, manuscrit de Genève. Schmidt, Roussel, p. 200.)

h – « Audiunt, assentiuntur… » (Ibid.)

i – « Te perinde ac filium et fratrem, imo si vis patrem habituri. » (Ibid.)

j – « Quæ res sic animum meum exhilaravit, ut nulla magis… Per inde advola… » (Tossanus Farello, manuscrit de Neuchâtel.)

Le jeunes princes de la Marche ne furent pas les seuls seigneurs de la cour que l’influence de la duchesse d’Alençon attira dans les voies évangéliques. Marguerite était « non pas de ceux qui crient à haute voix, dit un chrétien de son temps ; mais, de ceux dont toutes les paroles sont accompagnées de doctrine et trempées de douceur ; » elle avait l’œil sans cesse au guet pour découvrir les âmes qu’elle pouvait attirer à son maître. Nobles, dames et demoiselles de distinction, gens de lettres, de robe, d’épée et même d’Église entendaient, soit de sa bouche, soit de celle de Roussel ou de quelques autres de ses amis, la Parole de la vie. Les nobles avaient une haine sourde, mais très ancienne contre les prêtres qui, si souvent, avaient porté atteinte à leurs privilèges ; et ils ne demandaient pas mieux que de s’émanciper de leur joug. Marguerite craignait que les jeunes seigneurs ne se convertissent qu’à demi ; qu’il n’y eût en eux aucun renouvellement du cœur et de la vie ; et l’histoire des guerres de religion n’a que trop montré que ces craintes étaient fondées. Sachant combien il est difficile de faire le tour, selon son expression, elle insistait sur la nécessité d’un christianisme réel, moral, et disait à cette brillante jeunesse, attirée par les charmes de sa personne et l’éclat de de son rang :

Pour être bien un vrai chrétien,
Il faut à Christ être semblable,
Renoncer tout bien terrien,
Et toute gloire qui est damnable ;
Tout plaisir qui la chair émeut,
Tout honneur, tous biens… et amie…
Ah !… ne fait pas le tour qui veut !

Ses biens aux pauvres faut donner
D’un cœur joyeux et volontaire ;
Puis les injures pardonner ;
A qui vous fait du mal, bien faire ;
Laisser vengeance, ire endormie,
Aimer l’ennemi, si l’on peut,
Aimer celle qui n’aime mie…
Ah !… ne fait pas le tour qui veut.

De la mort faut être vainqueur,
Et la trouver plaisante et belle ;
Même l’aimer de meilleur cœur,
Que l’on aime chose mortelle ;
S’éjouir en mélancolie,
Dans tourment dont la chair se deultk ;
Aimer la mort comme la vie…
Ah !… ne fait pas le tour qui veutl !

k – Souffre, dolet.

lMarguerites de la Marguerite, I, p. 333.

Marguerite réussissait-elle ? Une reine avec tout l’éclat de son rang n’est pas un bon réformateur ; il faut des hommes humbles et pauvres. Il y a toujours du danger à ce que les princes se fassent évangélistes ; quelques-uns de ceux qui les entourent deviennent facilement hypocrites. Marguerite attirait à l’Évangile, mais la plupart de ceux qui étaient appelés par elle n’allaient pas loin, et leur christianisme restait superficiel. Il y eut beaucoup d’intelligences éclairées dans les rangs élevés de la société française, mais il y eut peu de consciences saisies par la Parole de Dieu. Plusieurs, et c’est une erreur fréquente dans tous les siècles, ne voyaient dans la doctrine de Jésus-Christ que des vérités intellectuelles ; fatale erreur, qui peut décomposer la vie religieuse d’une Église, détruire la vie nationale d’un peuple. Aucune tendance n’est plus contraire au protestantisme évangélique. Il relève non de la faculté intellectuelle, mais de la faculté morale. Quand Luther, dans le couvent d’Erfurt, était en proie à de terribles luttes, c’est que sa conscience agitée cherchait la paix ; et l’on peut dire de la Réformation, qu’elle commence toujours par des consciences qui se réveillent. — La conscience est le palladium du protestantisme, plus que la statue de Pallas n’était le gage de la conservation de Troie. — Si les nobles compromirent en France la Réformation, c’est que leur conscience n’avait pas été puissamment réveillée.

Farel eût été l’homme propre à cette œuvre. Il était de ceux, dont la parole simple, grave, vivante, entraîne les masses. Sa voix de tonnerre faisait trembler ses auditeurs, la puissance de ses convictions créait la foi dans leur âme, l’ardeur de ses prières les élevait jusqu’au ciel. En l’entendant, on ne sentait pas, comme dit Calvin, « quelques légères pointes et piqûres, mais on était navré, et percé jusqu’au fond ; et l’hypocrisie était mise dehors de ces cachettes merveilleuses et plus qu’entortillées, qu’elle a dans les cœurs des hommes. » Il démolissait et il édifiait avec une égale énergie. Sa vie même, apostolat plein de dévouement, de périls, de triomphes, était aussi efficace que ses discours. non seulement il était un ministre de la Parole, il était encore un évêque. Il savait discerner les jeunes hommes propres à manier les armes évangéliques, et les diriger dans la grande guerre du siècle. Jamais Farel n’attaqua une place, quelque difficile qu’en fût l’abord, sans la prendre. Tel était l’homme appelé alors en France et qui semblait destiné à en être le réformateur. Les lettres de Roussel et de Toussaint qui invitaient Farel, lui furent portées à Strasbourg, et y arrivèrent dans le mois de décembre 1526.

Farel, resté seul dans cette ville après le départ de ses amis avait, nous l’avons dit, les yeux tournés vers la France. Il attendait, il attendait encore, hésitant à se rendre en Suisse où on l’appelait ; mais ces portes de la France, dont il ne pouvait détourner ses regards, demeuraient toujours fermées. Il réfléchissait, il se demandait quelle place Dieu lui avait réservée ? Son regard perçant eût voulu pénétrer l’avenir… Ne retournerait-il pas dans le Dauphiné ? Il avait à Gap, à Manosque, des parents favorables à l’Évangile ; son frère Gautier, greffier de la cour épiscopale, son frère Jean-Jacques qui exposait la Bible avec autant de hardiesse que lui, le notaire Antoine Aloat qui avait épousé une de ses nièces, son beau-frère, noble Honorat Riquetti, « l’un des ancêtres de Mirabeau, » nous apprend l’archiviste des Hautes-Alpesm. Il n’y a certes pas de noms qui doivent être plus surpris de se rencontrer que ceux de Farel et de Mirabeau ; et pourtant entre ces deux Français, il y a au moins deux rapports : le pouvoir de leur éloquence et l’audace de leurs réformes.

mLes Guerres de religion dans les Hautes-Alpes, par M. Charronnet, archiviste de la préfecture, Gap, 1861, p. 17. M. Charronnet a trouvé ce fait inattendu, comme il l’appelle, dans les archives municipales de Manosque, procès d’Aloat. On sait que le nom de famille de Mirabeau était Riquetti.

Farel ne retourna pas à Gap ; s’il y avait été, nous pouvons supposer comment il y eût été reçu, d’après une réception qui lui fut faite plus tard et dont un archéologue vient de retrouver les détails dans les Annales des Capucins de Gap. Farel déjà âgé, voulant prêcher l’Évangile dans son pays avant que Dieu le rappelât de ce monde, y vint et s’installa aux portes de sa ville natale, dans un moulin à blé, où il dogmatisa les paysans avec une Bible en français qu’il expliquait à sa façon (nous donnons ce récit dans les termes mêmes de l’auteur catholique). Bientôt il établit son prêche au centre même de la ville, dans une chapelle consacrée à sainte Colombe. Le magistrat lui interdit la prédication et le parlement de Grenoble désirait le faire brûler, disent les capucins. Farel répondit par un refus formel d’obéissance. Alors le vibailli, Benoît Olier, très zélé catholique, escorté de plusieurs sergents et officiers de police, se rend à la chapelle où prêchait Farel. La porte est fermée, on heurte, personne ne répond ; on l’enfonce, la foule est là, considérable ; nul ne détourne la tête, tous écoutent avidement la parole du réformateur. Les justiciers poussent droit à la chaire ; Farel saisi, le crime (la Bible) à la main, suivant l’énergique expression des capucins, est entraîné à travers la foule, et écroué à la prison. Mais déjà les sectateurs des nouvelles doctrines étaient dans toutes les classes, dans la mansarde de l’artisan et dans la boutique du marchand, dans la maison fortifiée du seigneur et même, parfois, dans le palais épiscopal. Le soir, les réformés, par la force ou par la ruse, tirent de prison le courageux vieillard ; ils le conduisent aux remparts et le descendent dans la campagne à l’aide d’un panier. Des complices l’attendaient et le prédicateur s’échappa avec euxn. Revenons à l’an 1526.

nLes Guerres de religion dans les Hautes-Alpes, par M. Charronnet, p. 19-22.

Berthold Haller, le réformateur de Berne, appelait Farel en Suisse. Les Bernois possédaient certains districts dans la Suisse romande, où un évangéliste de langue française était nécessaire. Les appels du pieux Haller se répétaient. Si la France se ferme, la Suisse s’ouvre ; Farel ne peut plus en douter ; Dieu l’éloigne de l’un de ces pays, et l’appelle dans l’autre ; il obéira.

Farel, le cœur brisé à la pensée que son pays le rejette, partit modestement à pied, de Strasbourg, un jour du mois de novembre 1526 ; et remontant le Rhin, il se dirigea vers ces contrées des Alpes, dont il allait devenir l’un des plus grands réformateurso. Il était en route, quand le messager de Roussel et de Toussaint arriva à Strasbourg. C’était trop tard. Ses amis, sachant qu’il se rendait à Berne, firent suivre les lettres, et ce fut à Aigle, où il s’établit comme maître d’école, que Farel reçut l’appel des seigneurs de la Marche. Que fera-t-il ? Il pouvait retourner. Abandonnera-t-il la vocation de Dieu et des seigneurs de Berne, pour suivre celle que ces princes lui adressent ? Une lutte violente se livra dans son esprit. La France n’était-elle pas sa patrie ? Sans doute, mais il est trop tard ; Dieu a parlé, se dit-il, et quoique appelé par des princes, Farel demeura sur le modeste banc de sa petite école, dans la petite ville d’Aigle, entre la Dent majestueuse du Midi et les glaciers abrupts des Diablerets. Ainsi le réformateur, que plusieurs chrétiens rêvaient pour la France, fut perdu pour elle.

oHistoire de la Réformation du seizième siècle, tome IV, 15.1

Elle n’était pourtant pas sans ressources ; elle possédait encore Berquin que quelques-uns appelaient son Luther ; mais, tandis que les exilés et les prisonniers avaient entendu sonner l’heure de la délivrance, Berquin, tout en étant traité avec plus d’égards, était encore privé de la liberté. Marguerite ne se lassait pas de supplier le roi. Elle s’efforçait même d’apitoyer Montmorency ; mais les théologiens romains mettaient tout en œuvre pour contre-balancer son influence. Amis et ennemis avaient également le sentiment que si Berquin était libre, il porterait de rudes coups à la hiérarchie. Enfin, après une lutte de huit mois, Marguerite l’emporta ; Berquin sortit de prison, en novembre 1526, au moment où Farel sortait de France.

La duchesse d’Alençon fit éclater sa reconnaissance. Appelant Montmorency d’un nom encore plus affectueux qu’à l’ordinaire : « Mon fils, dit-elle, je vous remercie du plaisir que vous m’avez fait pour le pauvre Berquin. Vous pouvez dire que vous m’avez tirée de prison, car j’estime le plaisir fait à moip. » « Monseigneur, écrivit elle au roi, mon désir d’obéir à vos commandements était déjà bien grand, mais vous l’avez redoublé par la charité qu’il vous a plu montrer au pauvre Berquin. Celui pour qui il a souffert, aura agréable la miséricorde que vous avez faite pour son honneur à son serviteur et au vôtre ; et la confusion de ceux qui ont oublié Dieu (les ennemis des évangéliques), ne sera pas moindre que la gloire perpétuelle que Dieu vous donneraq. »

pLettres de la reine de Navarre, I, p. 219.

qIbid., II, p. 77. L’éditeur pense que cette lettre a été adressée au roi à Madrid ; l’erreur me semble évidente.

Berquin, devenu libre, se mit à méditer sa grande affaire, qui était d’abattre la puissance de l’erreur. Sa délivrance n’était pas à ses yeux un simple acquittement, c’était un appel. Il ne se souciait pas (comme l’en sollicitait Erasme) de jouir d’un doux repos sur les bords de la Somme ; ce qu’il voulait, c’était combattre. La vie de l’homme chrétien, selon lui, devait être une guerre perpétuelle. Point de trêve avec Satan ! Or Satan, pour lui, c’était surtout la Sorbonne, et il ne doutait pas plus de la victoire que si la guerre était déjà finie. Berquin était universellement connu, aimé, respecté. A la décision et au zèle de Farel, il joignait une connaissance du monde qui était alors fort nécessaire. Marguerite tenait à lui, au moins autant qu’à Roussel. On crut alors généralement parmi les chrétiens que c’était pour le mettre à la tête de la Réforme en France que Dieu l’avait sorti de sa prison : Berquin lui-même le pensa. Chacun se réjouissait, et une circonstance importante vint encore ajouter aux espérances des amis de la Réformation.

Marguerite eut une autre joie. François Ier s’aperçut enfin que Henri VIII préférait à son illustre sœur une de ses anciennes dames du palais, Anne Boleyn. Dès lors il ne se montra plus contraire aux vœux du roi de Navarre ; et en novembre il consentit à son union avec Madame d’Alençon.

Le 24 janvier 1527, une cour brillante remplissait la chapelle du château de Saint-Germain, où le mariage de la sœur du roi allait être célébré, et toutes les bouches exaltaient le génie, les grâces, les vertus de la princesse. Marguerite de France et Henri d’Albret furent unis, et il y eut pendant huit jours des joutes magnifiques. François Ier fit aux époux les plus belles promesses. « Soyez tranquille, dit-il à Henri, je sommerai l’Empereur de vous rendre votre royaume de Navarre, et s’il s’y refuse je vous donnerai une armée pour le reconquérirr. » Mais peu après, ce prince faisant rédiger une pièce diplomatique où il engageait Charles-Quint à lui rendre ses deux fils, otages à Madrid, y insérait cette clause : « Item, promet ledit seigneur roi, non assister ni favoriser le roi de Navarre, combien qu’il ait épousé sa très aimée et unique sœur, à reconquérir son royaumes. »

rDames illustres, par H. de Coste, II, p. 271.

s – Manuscrits de Béthune, n° 8546, f° 107.

Marguerite pensait alors à autre chose qu’à des royaumes. En ce moment solennel de sa vie, elle tourna ses regards vers l’éternité, et épancha son cœur dans le sein d’une amie. « Oh ! dit-elle à Madame de la Rochefoucauld, mille occasions nous ôtent de ce monde. Que nous soyons près ou loin, en guerre ou en paix, à cheval ou au lit Dieu prend et laisse qui il lui plaîtt. » La reine de Navarre éprouva même bientôt quelque mécompte et s’aperçut que l’humeur de Henri d’Albret n’était pas toujours égale. Les faiblesses de son époux lui firent chercher davantage le saint amant, comme elle dit à Madame de la Rochefoucauld, et les noces si magnifiques, dont on parla longtemps, lui en firent désirer de meilleures. C’est alors qu’elle disait :

tLettres de la reine de Navarre, I, p. 222.

Seigneur ! quand viendra le jour
   Tant désiré,
Que je serai par amour
   A vous tiré ?
Et que l’union sera
   Telle entre nous,
Qu’épouse on me nommera
   Et vous l’époux ?

Ce jour de noces, Seigneur !
   Me tarde tant,
Que de nul bien ni honneur
   Ne suis content.
Du monde ne puis avoir,
   Plaisir ni bien.
Si je ne vous y puis voir…
   Las… je n’ai rienu.

uMarguerites de la Marguerite, I, p. 513.

La prière n’était pas le seul bien de la nouvelle reine ; l’action, la charité, l’empressement à venir au secours des autres ne lui procuraient pas moins de bonheur. Elle acquit par son mariage plus de liberté pour protéger la Réforme. « Tous les yeux sont fixés sur vousv, » lui écrivait Capiton. Elle croyait que Roussel, son confesseur, et Michel d’Arande, son évêque, allaient avancer grandement le règne de Dieu, et se réjouissait de ce que les hommes de science et de moralité se prononçaient tous les jours plus fortement en faveur de l’Évangilew.

v – « Sunt in te omnium oculi defixi. » (Comment, in Oseam.)

w – « Apud bonos et doctos, quorum non pauci sunt Parisiis, bene audis. » (Zwingl. Ep., I, p. 548.)

Le monde était à l’un de ces moments suprêmes, où il tourne sur ses gonds ; et les amis des lettres et de l’Évangile se disaient que la France ayant toujours été à l’avant de la société pendant le moyen âge, ne se mettrait pas maintenant à l’arrière. La foi pure, pensaient-ils, pénétrerait dans toutes les classes, renouvellerait les sources de la vie morale, apprendrait à la fois au peuple l’obéissance et la liberté. Placé entre le moyen âge et l’âge moderne, le Père des lettres, François Ier, ferait en toutes choses succéder les temps nouveaux aux temps anciens. Tout changeait en effet. Les tours gothiques faisaient place aux créations de la Renaissance ; les libres et classiques études succédaient à la scolastique des universités, et l’on voyait à la cour même, à côté des nobles et des prêtres, des personnages nouveaux, des philologues, des archéologues, des poètes, des peintres, des docteurs du droit romain. Quand la lumière se fait partout, l’Église seule lui demeurera-t-elle fermée ? La Renaissance avait ouvert les portes à des temps nouveaux ; et la Réformation allait inspirer à la génération nouvelle la force nécessaire pour les franchir.

Mais où était-il l’homme qui donnerait à son siècle, en des peuples divers, et surtout dans les pays de la langue française, cette puissante et salutaire impulsion ? Ce n’était pas Lefèvre, Roussel, Farel, Berquin Qui était-ce donc ?

Il est temps de le connaître.

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