Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Livre 4
Temps contraires à la Réforme en France

Chapitre 1
Calvin fugitif dans sa solitude d’Angoulême

(Novembre et décembre 1533)

4.1

Les droits de la conscience, réclamés par les protestants, foulés à Rome – Calvin en fuite – Il accepte la croix – La maison du Tillet, rue de Genève – La bibliothèque – Une phase nouvelle – Doxopolis, la ville de gloire – Le nid tranquille – Le travail de Calvin – Les forges où Vulcain prépare ses foudres – Hommes qui se mettent an rang des bêtes – Calvin les combat – Le noble commerce de l’amitié

La religion demande la liberté, et les convictions qu’elle inspire ne doivent être contrôlées ni au Louvre ni au Vatican. La conscience appartient à Dieu seul, et toute puissance humaine, qui s’introduit dans ce royaume, et prétend y commander, se rend coupable de révolte envers le roi légitime. Ce n’est pas seulement au nom de la philosophie que la persécution religieuse doit être flétrie, c’est avant tout au nom du droit de Dieu. La Majesté souveraine est offensée quand le glaive entre dans le sanctuaire. Un gouvernement qui persécute n’est pas simplement illibéral, il est impie. Entre l’âme et Dieu, que nul ne se place ! Le lieu où ils se rencontrent est une terre sainte. Éloignez-vous, profanes ! Laissez l’âme avec Celui duquel seul elle relève.

Ces pensées se présentent naturellement à nous au moment où nous abordons une époque qui vit un fanatisme persécuteur éclater en France, des échafauds s’élever dans les rues de Paris, et même une procession royale saluer avec enthousiasme des supplices affreux.

Les droits de la conscience, que nous rappelons, ne sont pas nouveaux. Ils ne datent ni de notre siècle, ni du seizième. Le Sauveur les établit quand il dit : Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu. » Dès lors des voix courageuses ne cessent de les proclamer. Les martyrs, pendant trois siècles, disent aux empereurs du paganisme : « Ne pas me permettre d’adorer le Dieu que je veux, me contraindre d’adorer celui que je ne veux pas…, n’est-ce pas faire un acte irréligieuxf ? » Au quatrième siècle, les Athanase et les Hilaire crient aux princes ariens : « Satan emploie la violence, il enfonce les portes avec la hache… ; mais la vérité n’emploie d’autres armes que la persuasiong. » Plus tard, quand les barbares veulent faire plier l’Église sons le poids de la force brutale, le clergé lui-même, longtemps servile, déclare aussi haut qu’il le peut que la doctrine religieuse ne tombe pas sous le régime du glaive temporel.

f – « Adimere libertatem religionis, interdicere optionem divinitatis, etc. » (Tertullianus, Apol., cap. 24.)

g – Athan., Hist. Arian :, § 3.

Quand donc, aux jours sanglants de la Réformation, la puissance de Rome, s’unissant en quelques contrées à celle des princes, voulut contraindre les âmes et par force les soumettre à ses lois, les chrétiens évangéliques en réclamant à leur tour la liberté, ne firent qu’invoquer le grand principe de Jésus-Christ, jadis adopté par l’Église elle-même. Mais, chose étrange, ce principe qu’elle avait trouvé admirable, quand elle avait dû l’employer pour se défendre, elle le trouva impie quand on l’invoqua pour échapper à ses poursuites. De telles inconséquences se retrouvent fréquemment dans l’histoire de notre humanité déchue. Il faut les rappeler, mais avec douleur. Il y a toujours eu dans le sein de la catholicité beaucoup d’âmes généreuses qui ont repoussé avec horreur les affreux supplices au moyen desquels on prétendait faire renoncer nos pères à leur foi. Il y en a maintenant plus encore, et les lois de la liberté religieuse s’établissent peu à peu parmi les peuples. Mais les temps où nous sommes ne doivent pas l’oublier : la Réformation a été accueillie dans le monde par deux siècles de cruelles persécutions. Quand la Saint-Barthélemy vit le sang ruisseler dans la capitale des Valois, quand des brigands assouvirent leur sauvage colère sur le corps du plus vertueux et du plus grand des Français, Coligny, l’enthousiasme fut immense dans Rome ; et le cri d’une joie affreuse retentit alors dans la ville pontificaleh. Voulant éterniser la gloire du massacre des huguenots, le pape fit même frapper à l’honneur de ce crime, une médaille représentant le massacre, avec cette devise : Hugonotorum strages (massacre des huguenots). Les officiers de la cour romaine (nous l’avons vu de nos yeux) la vendent maintenant à ceux qui veulent emporter de leur cité quelque souvenir. Ces temps sont éloignés ; des mœurs plus douces s’établissent, mais le protestantisme a charge de rappeler au monde l’usage que la cour de Rome a fait, même après être sortie du moyen âge, de cette prééminence dans les pays catholiques, qu’elle prétend lui appartenir toujours, et qu’elle est prête à réclamer encore « avec la plus grande vigueur. » La résistance à cette prééminence cruelle, a coûté à la Réformation des torrents du sang le plus pur ; ce sang nous donne le droit de protester contre elle.

h – « Quis autem optabilior ad te nuncius adrerri poterat, aut nos ipsi quod felicius optare poteramus principium pontificatus tui, quam ut primis illis mensibus tetram illam caliginem, quasi exorto sole, discussam cerneremus. » (Harangue de Muret à Grégoire XIII, Mureti Orat., XXII.)

Avant de raconter les scènes d’horreur qui souillèrent à cette époque les places de Paris, nous devons suivre dans sa fuite le jeune docteur, plus tard illustre, qui était alors la victime d’une autre persécution.

Le jour de la Toussaint étant celui où l’Université célébrait le commencement de l’année académique Calvin, nous l’avons vu, empruntant la bouche de son ami le recteur Cop, avait exposé devant la Sorbonne et un nombreux auditoire les grands principes de l’Évangile. L’Université, les moines, les prêtres avaient été émus, scandalisés, irrités ; le Parlement était intervenu ; Calvin et Cop avaient dû s’enfuir.

Cet homme dont la main devait élever avec fermeté dans le monde l’étendard de l’Évangile, dont l’enseignement devait éclairer plus tard bien des peuples, dont la parole remuerait toute la France, qui, de Genève, y enverrait chaque année trente ou quarante évangélistes, et dont les épîtres fortifieraient toutes les Églises ; cet homme, jeune encore, poursuivi par le lieutenant criminel et ses huissiers, avait dû se jeter dans la rue, se couvrir de vêtements étrangers ; et il se trouvait au commencement de novembre, dans des sentiers écartés, sur la rive gauche de la Seine, regardant de côté et d’autre si l’on n’était pas sur ses traces. Jamais il n’avait été plus tranquille, qu’au moment où ce coup soudain l’avait frappé. François Ier résistait à l’insolence des moines ; la Sorbonne avait été obligée de désavouer ses actes fanatiques ; plusieurs luthériens pouvaient évangéliser librement autour d’eux ; un mouvement de réformation semblait s’étendre au loin dans la France… Mais tout à coup la foudre avait brillé et avait atteint le jeune réformateur. « Je croyais pouvoir me consacrer sans entraves au service de Dieu, disait-il dans sa fuite, je me promettais une carrière tranquille… ; mais en ce moment même, ce que j’attendais le moins, la persécution et l’exil, étaient à la portei. »

i – « Cum promitterem mihi omnia tranquilla, aderat foribus quod minime sperabam… » (Lettre écrite alors à François Daniel.)

Calvin ne regrettait pourtant pas le témoignage qu’il avait rendu à la vérité, et il se résignait à l’exil. Loin d’être semblable au cheval farouche (selon sa propre expression) qui se refuse à recevoir le cavalier, il baissait volontiers les épaules pour porter la croixj. N’être pas las au milieu du chemin, fut toujours sa maximek. Cependant il se demandait, dans les rudes sentiers du Mantois qu’il parcourait alors, ce que cette sévère dispensation devait lui apprendre. Devait-il s’éloigner, renoncer à faire de Paris le centre de son activité chrétienne ? Ce serait pour lui une dure dispensation. Son peuple semble se réveiller, et il faudrait lui dire adieu ! … Il avançait pourtant. Arrivé près de Mantes, il se rendit au château du sire de Haseville, dont il était connu, et il y resta caché quelques jours. Puis il se remit en route, soit qu’il se crût trop près de ses adversaires, soit que son hôte eût lui-même quelques craintes.

j – Calvin, Harmonie évangélique.

k – Calvin, Lettres françaises, publiées par M. Jules Bonnet, I, p. 349.

Calvin prit la route du Midi ; il traversa les plaines et les vallées charmantes de la Touraine, arriva au milieu des pâturages et des forêts du Poitou, et se dirigea de là vers la Saintonge et l’Angoumoisl. Cette dernière province était le but de son voyage. Sur une colline, au pied de laquelle la Charente coulait doucement, s’élevaient la cathédrale, l’ancien château et la ville d’Angoulême, patrie de Marguerite de Navarre. Calvin franchit l’enceinte murée de cette vieille cité et arriva dans une de ses principales rues, qui a reçu plus tard en son honneur, et qui porte encore le nom de rue de Genève. Dans cette rue se trouvait une vaste maison, dont la principale pièce était une grande galerie, où plus de quatre mille volumes, imprimés ou manuscrits, étaient rassemblés ; c’était l’une des plus précieuses bibliothèques qui existassent alors en France chez des particuliersm. Le fugitif s’arrêta devant cette maison. Des livres savants étaient sans doute fort propres à l’attirer ; mais pourtant un autre motif l’animait. Ce manoir appartenait à la famille du Tillet, dont les membres étaient comptés parmi les hommes les plus instruits du royaume. Le père et deux des fils étaient retenus par leurs charges à Paris, à la chambre des Comptes, au Louvre et au Parlement ; mais un autre fils, Louis, chanoine de la cathédrale, était à Angoulême, et résidait seul dans cette vaste maison, quand il n’était pas à la cure de Claix, dont il possédait le bénéfice. Or, Louis du Tillet était l’ami de Calvinn, et c’était le souvenir de ce jeune homme doux, modéré, un peu faible, mais dont le caractère était plein d’attrait, qui avait porté le fugitif à se diriger vers l’Angoumois.

l – « In agrum Santonicum demigrans. » (Beza, Vita Calvini.)

m – « Conclavi quodam in Tilii ædibus, plus quatuor librorum, tarn impressorum quam manuscriptorum millibus instructo. » (Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, II, p. 248.)

n – Voir tome II, 2.20.

Calvin donc s’étant arrêté devant la maison de son ami, frappa à la porte ; elle s’ouvrit devant lui, il entra ; nous ne saurions dire s’il y trouva ou non le chanoine ; mais quoi qu’il en soit, celui-ci fut rempli de joie quand il apprit l’arrivée du jeune docteur, dont il admirait tant « les grands dons et la grâce, » et dont le commerce lui avait été si doux. Calvin lui apprit l’obligation où il était de se soustraire aux poursuites du Parlement, et le danger auquel s’exposaient ceux qui lui donnaient asile. Mais du Tillet au contraire s’estimait le plus heureux des hommes s’il pouvait le dérober aux recherches de ses ennemis. Il allait de nouveau jouir de ces conversations si instructives, si vivantes, si lumineuses qu’il avait tant regrettées et qu’il ne devait jamais oubliero. La persécution même dont Calvin était la victime, le rendait encore plus cher à son ami. Celui-ci lui en donna les preuves ; il l’introduisit dans la vaste galerie, il l’installa au milieu des esprits les plus éminents de tous les siècles, dont les œuvres célèbres couvraient de nombreux rayons ; il l’établit comme dans une sûre retraite, dans cette belle bibliothèque qui semblait prédestinée à la haute intelligence et aux profonds labeurs du théologien.

o – Corresp. de Calvin et de du Tillet, publiée par M. Crottet, p. 30.

Calvin, qui avait besoin de recueillement et de repos, s’y sentit heureux. « Je ne suis jamais moins seul, que lorsque je suis seulp, » disait-il. Tantôt il rendait grâces à Dieu, et tantôt, sortant de leurs rayons les livres précieux qui l’entouraient, il les ouvrait, les lisait et apaisait la soif de connaissance dont il était dévoré. Une retraite savante comme celle qui lui était alors donnée fut toujours le rêve de sa vie. De pieuses réflexions se pressaient dans son cœur, et s’il avait eu pendant sa fuite des moments d’obscurité, la lumière se faisait maintenant dans son âme. « Ah ! disait-il plus tard, les causes de ce qui nous advient sont souvent tellement cachées, que les affaires humaines nous semblent tourner et virer à la volée, comme sur une roue, et que notre chair nous sollicite à gronder contre Dieu, de ce qu’il se joue des hommes, en les disséminant çà et là comme des balles… ; mais l’issue nous montre que Dieu fait le guet pour le salut des fidèlesq. »

p – « Numpiam minus solum esse quam quum solus esset. » (Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, II, p. 247.)

q – Calvin, Institution, 1.17.

Une époque, une phase nouvelle commençait alors pour Calvin ; il sortait de l’école ; il allait entrer dans la vie ; une pause était nécessaire. Le futur réformateur, avant de se lancer dans les tourbillons d’une existence agitée, devait se retremper dans le feu de la Parole divine et de la prière. De grandes luttes l’attendaient : l’Eglise se réveillait du sommeil de la mort ; elle rejetait le suaire de la papauté ; elle se levait de la tombe. Un même cri se faisait entendre parmi tous les peuples de l’Occident. Un moine avait demandé la sainte Ecriture de Dieu, à Worms, en présence de la diète impériale ; un prêtre l’avait demandée à Zurich ; des étudiants l’avaient demandée à Cambridge ; une assemblée de princes avait déclaré, à Spire, ne vouloir entendre que la prédication de cette Parole céleste, et ses vivantes doctrines avaient été solennellement confessées à Augsbourg, devant Charles-Quint. L’Allemagne, la Suisse, l’Angleterre, les Pays-Bas, l’Italie, toute l’Europe s’agitait à la vue de cette foi nouvelle qui sortait du tombeau des siècles… La France elle-même en était émue. Comment un jeune homme si modeste, si timide, qui redoutait si fort le contact avec les passions des hommes, comment Calvin livrerait-il les combats de la foi s’il ne recevait, dans la retraite du désert, le baptême d’Esprit et de feu ?

Ce baptême ne lui manqua pas. Seul, obligé de se cacher, il éprouva une paix et une joie intérieures qu’il n’avait jamais connues. « Par l’exercice de la croix, disait-il, le Fils de Dieu nous reçoit dam son ordre et nous fait participants de sa gloire. » Aussi donna-t-il à l’obscure Angoulême un nom bien extraordinaire ; il l’appela Doxopolis, « ville de gloire ; » c’est ainsi que ses lettres étaient datées. Oh ! que cette retraite lui était agréable et glorieuse ! Il avait trouvé sa Wartbourg, son Patmos, et ne pouvant cacher plus longtemps à ses amis le bonheur dont il jouissait, il écrivit à François Daniel d’Orléans. « Que ne puis-je un instant m’entretenir avec vous, lui dit-il, non sans doute pour vous occuper de mes débats et de mes contestations ; pourquoi le ferais-je ? Je pense que ce qui vous intéresse le plus à cette heure, est de savoir que je suis bien et que, si l’on tient compte de cette indolence que vous connaissez, j’avance dans mes étudesr. » Puis après avoir parlé de la bonté de du Tillet, de sa propre responsabilité, de l’usage qu’il doit faire de ses loisirs…, la joie qui remplit son cœur déborde, et il s’écrie plein de reconnaissance : « Oh ! que je m’estimerais heureux si je pouvais passer dans la paix dont je jouis maintenant, ce temps de retraite et d’exils. Le Seigneur, dont la providence prévoit tout, y pourvoira. L’expérience m’a appris que nous ne pouvons découvrir longtemps à l’avance ce qui doit nous arriver. Au moment où je me promettais le repos, l’orage a fondu inopinément sur moi. Et puis lorsque je pensais que quelque demeure affreuse allait être mon partage, un nid tranquille m’était au contraire préparét… Tout cela c’est la main de Dieu qui l’a fait. Oh ! confions-nous seulement en lui, et lui-même s’inquiétera de nous. » Ainsi Calvin poursuivi, se trouvait à Angoulême, sous la main de Dieu, comme un jeune oiseau, chassé par l’orage et qui s’est réfugié dans le nid, sous l’aile de sa mère. Quelle gracieuse image !

r – « Et pro ea quam nosti desidia, nonnihil studendo proficere. » (Msc. de la Bibliothèque de Berne, vol. 450. Calvin à Fr. Daniel. Doxopolis.)

s – « Si id temporis quod vel exilio, vel secessui destinatum est, tanto inotio transigere datur, præclare mecum agi existimabo. » (Ibid.)

t – « Nidus, mihi, in tranquillo componebatur pister opinionem. » (Ibid.)

Le jeune chanoine prenait l’intérêt le plus vif au sort de son hôte, et il espérait voir l’hospitalité qu’il lui donnait, porter des fruits précieux pour les lettres et pour l’Évangile. Calvin, trop humble pour croire que les soins de du Tillet se rapportassent à sa personne, ne les attribuait qu’au zèle de son ami pour la science et pour la cause de Christ ; il lui semblait qu’il ne pourrait répondre à tant de bienveillance que par un travail assidu ; il n’eut jamais autre chose à donner. « Ah ! disait-il, la bonté de mon protecteur a de quoi aiguillonner l’indolence du plus inerte des hommesu. Allons ! courage ! faisons des efforts, luttons avec ardeur ! Pas de nonchalancev ! » Là-dessus il se renfermait dans la bibliothèque de du Tillet ; il s’entourait de tous les livres dont il avait besoin. « Je dois donner tous mes soins à l’étude, disait-il ; cette pensée me tire sans cesse par l’oreille. » S’il prenait un moment de loisir, il se sentait l’oreille tirée, c’est-à-dire la conscience bourrelée ; il courait à ses livres, et se mettait à l’œuvre avec tant de zèle qu’il passait des nuits sans dormir et des jours sans mangerw ». C’était sa nonchalance.

u – « Sane inertissimi hominis ignaviam acuere posset patroni mei humanitas. » (Msc. (le la Bibliothèque de Berne, vol. 450. Calvin à Fr. Daniel. Doxopolis.)

v – « Mihi conandum est, serioque contendendum… » (Ibid.)

w – « Tam somni quam cibi omnino oblitus. » (Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, II, p. 247.)

Une grande pensée se formait alors peu à peu dans son cœur. Le Parlement accusait et même on brûlait ses frères pour de prétendues hérésies. « Faut-il se taire, disait-il, et donner ainsi aux infidèles l’occasion de condamner une doctrine qu’ils ne connaissent pas ? Pourquoi les réformés n’auraient-ils pas une profession qu’ils présenteraient à leurs adversairesx ? » En parcourant la bibliothèque des du Tillet, il trouvait certains livres qui lui semblaient plus particulièrement en rapport avec l’état de souffrance dans lequel se trouvaient alors les chrétiens évangéliques. Il voyait que des apologies avaient été offertes jadis à l’empereur Adrien par Quadrat et Aristide ; à Antonin par Justin Martyr ; à Marc-Aurèle par Athénagore. Les amis de la Réformation ne devraient-ils pas présenter une semblable défense à François Ier ? Si l’on ferme la bouche à Calvin, il prendra la plume. Dieu le mettait alors à part pour l’une des grandes œuvres du siècle. Il ne composa point sans doute alors son Institution chrétienne, même sous la forme élémentaire de la première édition, mais il y pensa ; il approfondit les Écritures ; il traça l’esquisse et écrivit peut-être quelques passages de cet ouvrage, le plus beau que la Réformation ait produit. Aussi l’un des ennemis de la Réforme, portant un regard sévère sur la savante bibliothèque des du Tillet, s’écriait-il plus tard : « Voilà la forge où ce nouveau Vulcain a préparé sur l’enclume les foudres qu’il a lancées dès lors de toutes parts… Voilà l’atelier où il commença à nouer les filets qu’il a ensuite étendus, au loin, pour surprendre les simples, et dont est bien habile qui s’en échappe. C’est là qu’il ourdit la toile de son Institution, que l’on peut appeler l’Alcoran ou le Talmud de l’hérésiey. »

x – Debere nobis in promptu esse fidei confessionem ut cam proferamus quoties opus est. » (Calvin, Op., V, pars quarta, p. 34.)

y – « In Fac officina Vulcani… telam exorsus ad capiendos simplicium animos… — Alcoranum vel Talmud… » (Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, II, p. 246 ; et édit. française, liv. VII, chap. 9)

Pendant que Carvin écrivait ses premières notes, il entendait certains bruits étranges. On lui parlait de quelques matérialistes selon l’opinion desquels l’âme mourait avec le corps. Il hésita d’abord sur ce qu’il devait faire. « Comment, disait-il, entrer en bataille avec des adversaires dont je ne connais ni l’ost (le camp), ni les armes, ni les embûches ! et dont j’ai entendu seulement marmotter quelque chose de confusz ? » Une autre considération l’arrêtait. Près d’eux étaient des chrétiens qui, tout en rejetant ces erreurs, disaient que le temps n’existe pas pour l’âme séparée du corps, et que le moment de la mort et celui de la résurrection se succèdent immédiatement. « Je ne voudrais pas, disait-il, que ces bons personnages fussent offensés contre moi. » Calvin se refusait à lancer un trait à des ennemis dans la crainte de blesser des frères.

z – Opusc. franç. de Calvin, p. 3. (Epître qui ne se trouve pas dans l’édition latine.)

Mais un jour on vint lui rapporter d’énormes et dégradants sophismes. Ces docteurs disaient à leurs adeptes : « Dieu n’a point mis dans l’homme une autre âme que dans la bête. L’âme n’est point une substance ; c’est seulement une vertu de vie, qui provient du souffle de l’artère ou du mouvement des poumons. Elle ne peut subsister sans le corps, et périt avec lui, jusqu’à ce que l’homme ressuscite tout entiera. » Calvin fut consterné. Etre homme et se mettre au rang des bêtes lui paraissait à la fois une sottise et une impiété : « O Dieu ! dit-il, l’incendie s’est accru ; il a jeté des flammèches qui, se répandant au long et au large, sont devenues comme des torches ardentes… Seigneur ! veuille les éteindre par cette pluie volontaire que tu réserves à ton Egliseb ! »

a – « Vim duntaxat vita esse, aiunt, quæ ex spiritu arteriæ aut pulmonum agitatione ducitur. » (Psychopannychia, Op. lat., p. 1.)

bOpusc. franç., p. 2. Préface.

Ce grossier matérialisme fut ce qui préoccupa le plus Calvin à Angoulême. Il voyait tout le mal que ces docteurs pouvaient faire à la Réforme. Il frémissait surtout à la pensée des dangers qui menaçaient les simples. « Pauvres roseaux, poussés à tous vents, s’écriait-il, ô vous qu’ébranle et fléchit le moindre souffle !… qu’allez-vous devenir ?… » Puis, s’adressent aux matérialistes eux-mêmes, il s’écriait : « Quand le Seigneur dit que les méchants tuent le corps, mais ne peuvent tuer l’âme, ne signifie-t-il pas que l’âme survit après la mortc ? Ne savez-vous pas que selon l’Écriture les âmes des fidèles se tiennent devant le trône de Dieu et que des robes blanches leur sont don néesd ? » Puis, employant l’ironie : « Esprits dormeurs et ivres, ajoute-t-il, comment interprétez-vous, je vous prie, ces robes blanches ? Les prenez-vous, peut-être pour des coussins sur lesquels se couchent vos âmes condamnées à dormire ? » Cette manière d’argumenter n’était pas rare au seizième siècle. Calvin, agité par ces erreurs, prenait la plume et mettait sur le papier les réflexions qu’il publia bientôt.

cIbid., p. 12. Opusc. lat.., p. 5.

dApocalypse 7.9.

e – « O spiritus dormitorii ! Quid votas sunt stolæ albæ ? Pulvinaria scilicet in quibus ad somnum decubent ? (Opusc. lat., p. 10, 11, 15.)

Calvin aimait à se reposer de ses luttes dans le sein de l’amitié. Il retrouvait les douceurs que la société de Duchemin à Orléans lui avait procurée, dans celle de du Tillet à Angouléme. Toute sa vie, il chercha ce noble commerce, ces offices, ces bienfaits que l’amitié procuref. Même s’il était plongé clans l’étude, il aimait voir s’ouvrir la porte de la bibliothèque, une tête bien connue s’avancer et un ami s’asseoir à côté de lui. Leurs entretiens étaient d’une ineffable douceur. « Nous n’avons pas besoin disait le jeune chanoine, de ces secrets qu’em ployait Pythagore pour faire naître entre ses disciples d’indissolubles amitiés. Dieu a mis entre nos âmes une mystérieuse semence et cette se mence ne peut point s’amortirg. »

f – Montaigne, Essais, liv. I, ch. 27.

g – Correspondance de Calvin avec du Tillet, p. 29, 34, 48.

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