Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 12
Éloquence et estrapade de François Ier

(21 janvier 1535)

4.12

Un discours du trône – La France Très-Chrétienne – Cris et sanglots de l’assemblée – Le roi sacrifiera son enfant – Les échafauds se préparent – Le cortège royal se met en marche – L’estrapade – Martyre de Valeton – Les supplices des halles – Citation des fugitifs – Édits et supplices – De la Forge et autres martyrs – La Gaborite – La sainte chandelle – La France disposée à la Réforme – Tristesse de Sturra – Sa lettre à Mélanchthon – Détresse et espoir – Sentiments de Luther – Haine du roi – Sa lettre aux Allemands

Tout n’était pas fini ; On avait eu (aux yeux de quelques-uns) la comédie ; on allait avoir le discours oratoire, et puis la tragédie. Pour étouffer la Réformation, il fallait plus que des reliques, des chants et des images, on voulait répandre du sang. Mais auparavant il y aurait un discours du trône. Nous ne révoquons pas en doute la sincérité du roi dans ses mouvements oratoires. Sans doute l’offense personnelle qui lui avait été faite et les obstacles apportés par les placards à ses plans politiques le préoccupaient plus que la cause du catholicisme ; mais tout cela se mêlait dans son esprit ; il fut éloquent. Les ambassadeursa, la cour, le parlement, l’évêque de Paris accompagné des plus apparents de son clergé, le recteur de l’Université avec ses plus notables docteurs, le prévôt des marchands, les échevins et un grand nombre des principaux officiers et marchands de la ville avaient reçu l’ordre de se réunir après dîner, dans la grande salle de l’évêché. On s’attendait à un discours du roi, ce qui n’était pas fréquent alors ; aussi l’impatience était extrême. Bientôt François Ier entra, il avait l’air sérieux, triste, sombre même. Ses enfants, les autres princes du sang, les cardinaux et les grands personnages de l’État entourèrent le trône, d’où le roi pouvait être vu et ouï de toute la compagnie. Il y monta et ditb : « Messieurs, ne soyez pas surpris si vous ne voyez pas sur mon visage cette contenance qui m’est ordinaire et cette joie qui m’anime toutes les fois que je vous rencontre. Ne vous émerveillez pas si les arts de l’éloquence sont étrangers à mon discours. Ce n’est pas de moi que je viens vous entretenir ; il s’agit en ce jour de l’offense faite au Roi des rois. Il me convient donc de prendre autre style et parole, autre visage et contenance, car je ne vous parle pas comme un roi et un maître parle à ses sujets et ses serviteurs, mais comme étant sujet et serviteur moi-même et m’adressant à ceux qui sont serviteurs comme moi, d’un commun Roi, du Maître des maîtres, qui est le Dieu tout-puissant. Quel honneur, quelle révérence, quelle obéissance n’appartiennent pas à ce grand Roi !… Quelle obligation ne lui doit pas, plus qu’aucun autre, ce royaume, vu que déjà depuis treize ou quatorze cents ans, il l’a entretenu en paix et tranquillité avec ses amis, et en victoire contre ses ennemis. Et si quelquefois, pour des fautes commises contre sa divine bonté, il a voulu le a visiter par des punitions dans les choses temporelles, il l’a fait avec si peu de rigueur qu’il n’a jamais excédé le châtiment dont le bénin et très gracieux père peut user envers les fautes de l’humble et obéissant fils. Mais quant aux choses spirituelles, qui touchent la sainte foi catholique, Dieu n’a jamais abandonné la France jusqu’à l’en laisser tant soit peu dévier ; et il lui a fait cette grâce que par voix commune, le privilège lui est attribué d’être la seule puissance qui n’a jamais nourri de monstres, et qui par-dessus toutes les autres, porte le titre et le nom de Très-Chrétienne… D’autant plus devons-nous sentir en nos cœurs de déplaisir et de regrets, de ce qu’il se soit trouvé en elle, au temps présent, de si méchantes et malheuries personnes, qui ont voulu maculer ce beau nom, y ont semé de damnables opinions, et non seulement ont assailli les choses que ce grand Roi veut être honorées, mais pour faire si mal qu’elles ne laissassent à d’autres le pouvoir de pis faire, se sont de plein saut adressées à Lui-même, au saint sacrement de l’autel. Des gens de petite condition et de moindre doctrine, méchants blasphémateurs, ont usé en ce qui con cerne le sacrement de l’autel de termes repoussés et rejetés par toute autre nation. En sorte que la nôtre et même cette bonne ville de Paris, qui de puis le temps où les études y ont été transportées d’Athènes, a toujours été resplendissante en bonnes et saintes lettres, en pourrait demeurer scandalisée et sa lumière obscurcie… C’est pourquoi avons ordonné que rigoureuse punition fût faite des délinquants, afin qu’ils fussent en exemple aux autres et les empêchassent de tomber en ces damnées opinions. Et nous prions les dévoyés de retourner en cette voie de sainte foi catholique, en laquelle moi qui suis leur roi, les prélats spirituels et les princes temporels, nous persévérons… O crime ! ô blasphème ! ô jour de douleur et d’opprobre ! pourquoi a-t-il fallu que vous ayez lui sur nous ?… »

a – La Chronique de François Ier (p. 121) nomme parmi les ambassadeurs présents ceux de l’Empereur, du roi d’Angleterre, de Venise, et d’autres princes, seigneuries, villes, marquis, comtes, barons d’Allemagne, d’Italie et d’ailleurs.

b – Ce discours dont parlent Théod. de Bèze et Mézeray dans leurs histoires, se trouve dans la Chronique de François Ier, éditée par M. Guiffrey en 1860, et les Registres de l’Hôtel de ville sont tout à fait conformes à la Chronique.

« Il y en avait guère en toute la compagnie, dit la chronique, à qui le roi ne tirât les larmes hors des yeux. » Après quelques moments d’un silence interrompu par les cris et les sanglots de l’assemblée, le roi reprit : « Ce m’est du moins une consolation que vous partagiez ma douleur. Quelle honte si nous n’extirpions ces méchants esprits !… A cette cause, je vous ai convoqués pour vous prier de mettre hors de vos cœurs toutes les opinions qui peuvent vous affoler ; d’instruire vos enfants et vos domestiques, en la chrétienne obéissance de la foi catholique ; et si vous connaissiez aucuns, perclus de cette perverse secte, fût-il votre pa rent, frère, cousin ou allié, veuillez le révéler. En taisant ses maléfices, vous seriez adhérents à cette infecte faction. » L’assemblée donnait de nombreux signes d’assentiment ; le roi voyait la dévotion, le bon zèle et affection qu’on lisait en leurs visages. « Je rends grâces à Dieu, reprit-il, de ce que les plus grands, les plus savants, et sans doute le plus grand nombre de mes sujets, et spécialement dans cette bonne ville de Paris, sont pleins de zèle pour la religion catholique. » Lors, dit la chronique, vous eussiez vu tous les visages des assistants changés en apparence et signes de joie ; les acclamations arrêtaient les soupirs et les soupirs empêchaient les acclamations. « Je vous avertis, continua le roi, que je veux que lesdites erreurs soient mises hors et chassées de mon royaume, et n’en veux aucun excuser. » Puis, il s’écria, dit un historien, avec une extrême colère : « Aussi vrai, Messieurs, que je suis votre roi, si je savais l’un de mes propres membres maculé, infecté de cette détestable pourriture, je vous le donnerais à couper… Bien plus, si j’apercevais un de mes enfants entachés, je ne l’épargnerais pas… Je le voudrais bailler moi-même et je le sacrifierais à Dieuc … »

cChronique du roi François Ier, p. 125.

A ces mots le roi s’arrêta ; il était ému ; il pleurad. Les assistants touchés à la vue de ce nouvel Abraham, fondirent eux-mêmes en larmes. Après une interruption que nécessitait cette scène émouvante, l’évêque de Paris du Bellay, et le prévôt des marchands Jean Tronson, seigneur de Couldray-sur-Seine, s’approchèrent, fléchirent le genou devant le roi, le remercièrent de son zèle, l’un au nom du clergé, l’autre au nom de la bourgeoisie, et jurèrent de faire la guerre à l’hérésie. Puis tous les assistants s’écrièrent d’une voix entrecoupée par les sanglots : « Nous voulons vivre et mourir pour la religion catholique ! » L’auteur de la Chronique de François Ier, qui sans doute était dans cette assemblée, insiste sur l’émotion causée par le discours du monarque. On peut bien constater ici, dit-il, que la parole d’un homme éloquent et puissant, peut conduire les cœurs à sa volonté ; car il n’y eut homme en la compagnie, domestique ou étranger, qui ne changeât plus d’une fois de contenance et de visage, selon les diverses affections que les paroles exprimaiente. »

d – « Hæc fatus, allacrymari cœpit. »

eChronique de François Ier, p. 126.

D’autres émotions, celles de l’angoisse et de l’horreur allaient être excitées. Après avoir déployé son éloquence, le roi allait déployer sa cruauté. « François, toujours extrême, dit un historien très catholiquef, ne dédaigna pas de souiller ses yeux d’un spectacle plein de barbarie et d’horreur. » Sur la route de Sainte-Geneviève au Louvre, deux échafauds avaient été dressés, l’un à la Croix du Tirouer, rue Saint-Honoré, et l’autre aux Halles. Quelques-uns des hommes les plus excellents que renfermât la France allaient être brûlés, après d’affreux tourments. Des autels, des échafaudages et des inscriptions avaient été placés sur les ponts et dans les rues. Sur le pont Notre-Dame, autour d’une fontaine, où se trouvait un grand crucifix, on avait inscrit ces mots :

f – Garnier, Hist. de France, XXIV, p. 540.

Ipsi peribunt, tu autem permanebis. (Psaumes 102)
Inimicos ejus induam confusione. (Psaumes 131)
Videbunt in quem transfixerunt.g (Jean 19)

g – « Ils périront, mais tu subsistes toujours. — Je couvrirai de honte ses ennemis. — Ils verront celui qu’ils ont percé. »

Plus loin se trouvait un autel avec une invocation à la vierge Marie et à tous les saints, pour qu’ils donnassent secours, force et vertu contre les attaques des ennemis de l’eucharistie. Ailleurs encore quatre strophes en français, dont chacune finissait par ce vers :

France florit sur toutes nations.

Le roi, sa famille, les nobles et tout le cortège s’étant mis en marche, firent d’abord halte à la croix du Tirouer. Le cruel lieutenant Morin fit avancer alors trois chrétiens évangéliques destinés à être brûlés, « pour apaiser l’ire de Dieu. » C’étaient l’excellent Valeton, le receveur de Nantes ; maître Nicole, clerc de greffier du Châtelet, et un autreh. Le peuple était échauffé par la procession, par les cris qui retentissaient de tous côtés et même du trône, contre les sacrilèges ; aussi quand il vit paraître les martyrs, il fut tellement hors de lui qu’il se précipita sur eux pour les arracher des mains des bourreaux et les déchirer. Les sergents repoussèrent ces furieux ; les disciples de l’Évangile étaient réservés pour une mort plus affreuse.

hJournal d’un Bourgeois de Paris, p. 447.

Le premier qui s’avançait était cet homme courageux, ce chrétien respectable, qui avait toujours hanté de bons personnages, Nicolas Valeton. Le roi avait été frappé de ce qu’il avait fait jeter précipitamment ses livres en lieu secret et avait ordonné qu’on les brûlât avec lui. Valeton arriva devant le bûcher. Par un certain raffinement, on avait pris dans sa maison le bois qui devait le brûler ; mais cette espèce d’ironie ne le toucha point. Un autre objet attirait son attention ; c’était une espèce de potence, formée de deux pièces de bois, l’une plantée fermement en terre, l’autre qui lui était attachée transversalement en guise de balançoire et s’élevait à volonté au moyen d’une corde attachée a l’une des extrémités. Le receveur regarda avec calme cet instrument de supplice, auquel on allait l’attacher pour le faire voltiger dans les airs. Brûler simplement ces humbles chrétiens avait été trouvé trop simple ; l’exercice de l’estrapade devait procurer au peuple un spectacle plus varié et plus divertissant. Les prêtres sachant que Valeton était homme de crédit, et de plus qu’il était encore un peu novice dans l’hérésie, désiraient le gagner ; ils s’approchèrent de lui et lui dirent : « Nous avons avec nous l’Église universelle, hors d’elle point de salut ; rentrez-y ; votre foi vous perd. » Ce fidèle chrétien répondit : « Je ne crois que ce que les prophètes et les apôtres ont jadis prêché, et ce qu’a cru toute la compagnie des saints. » En vain les attaques se renouvelaient-elles. « Ma foi, disait-il, a en Dieu une confiance qui résistera à toutes les puissances de l’enfer. » Les gens de bien qui se trouvaient épars dans la foule, admiraient sa fermetéi, et la pensée qu’il laissait derrière lui une femme désolée, touchait tous les cœurs.

i – Crespin, Martyrol., fol. 113, verso.

Le supplice commença. Le bourreau lui lia les mains qu’il attacha au bout de l’estrapade, puis le patient fut élevé en l’air, ses bras soutenant seuls tout le poids du corps. Alors, le feu fut mis au bûcher au-dessus duquel il était suspendu, et l’on procéda au jeu cruel. Les bourreaux faisaient tomber le malheureux Valeton, avec roideur, au milieu des flammes ; puis relevant la balançoire, ils relevaient aussi le martyr en l’air pour le replonger de nouveau dans le feuj. « Faites en sorte que les victimes se sentent mourir, » avait dit un cruel empereur païen ; un roi de France accomplissait cet ordre et en jouissait avec toute sa cour, un peu comme font les sauvages quand ils brûlent leurs prisonniers. Après que quelques tours de ce jeu atroce eurent diverti le roi, les prêtres, les nobles et le peuple, le feu gagnant le martyr depuis la plante des pieds jusqu’à la corde qui attachait ses mains, le nœud fut brûlé, et le digne témoin de Jésus-Christ, tomba dans le brasier où son corps fut réduit en cendres. Cet inhumain supplice fut ensuite appliqué par les ordres du roi très chrétien aux deux autres martyrs. Quand la torture avait duré assez longtemps, le bourreau coupait la corde, si le feu ne l’avait pas consumée, pour que la victime tombât enfin dans les flammesk.

j – « Ad machinant alligati et in altum sublati, deinde in ignem e sublimi dimissi, et rursum adducti. (Sleidanus, fol. 136.)

k – « Carnifice demum abscindente funem, in subjectam flammam corruebant. » (Sleidanus, fol. 136.)

François Ier et ses courtisans n’en avaient pas encore assez. « Aux Halles, aux Halles ! » s’écriait-on, et une masse de curieux couraient précipitamment de ce côté, sachant que les bourreaux y avaient préparé un second divertissement de même nature. A peine le roi et son cortège y furent-ils arrivés, qu’on commença à faire jouer l’effroyable estrapade. Un homme connu et fort estimé dans tout le quartier, riche marchand fruitier des Halles, y avait été attaché, et après lui, deux autres chrétiens évangéliques le furent de même. François et sa cour voyaient les convulsions des patients et pouvaient sentir l’odeur des chairs brûlées. Il y avait sans doute parmi les spectateurs des âmes sensibles aux maux d’autrui, mais chose étonnante, il n’y eut pas un signe de compassion ; les meilleurs réprimaient leurs émotions les plus légitimes. Chacun devait croire que « le roi voulait, comme dit un jésuite, attirer la bénédiction du ciel, en donnant cet exemple signalé de piété et de zèlel. »

l – Le P. Daniel, Hist. de France, V, p. 654.

François Ier rentra satisfait au Louvre ; les courtisans qui l’entouraient disaient que le triomphe de la sainte Église était à jamais affermi dans le beau royaume de France. Mais le peuple allait plus loin ; il faisait éclater une cruelle joie ; la mort des hérétiques lui avait donné des jouissances inconnues ; il avait pris sa place à cet affreux soleil… La soif du sang, éveillée alors en lui, ne devait de longtemps être assouvie. On venait de jouer le premier acte d’un drame qui devait être suivi d’autres plus sanglants encore, et dont les plus célèbres ont été la Saint-Barthélemy et, avec un changement de victimes, les massacres de septembre. Certains clercs ravis trouvaient que François Ier surpassait fort Charles-Quint et s’écriaient : « L’empereur fait des édits, mais le roi fait des supplicesm ! »

m – « Cæsar edit edicta, Rex edit supplicia. » (Ribier, Lettres d’Etat, I, p. 358.)

François Ier et ses officiers avaient pourtant quelques soucis ; il leur manquait certaines victimes. Ils cherchaient partout des seigneurs, des professeurs, des prêtres, des industriels suspects de protestantisme et qu’ils ne retrouvaient pas. Très peu de jours après les supplices, le 25 janvier, le son de la trompe se fit entendre dans tous les carrefours, et le crieur public « cita à comparoir en personne soixante et treize luthériens. S’ils ne com paraissaient, il les déclarait bannis du royaume de France, leurs biens confisqués, et eux condamnés à être brûlés. » Ce sont les fugitifs que nous avons déjà signalés. Aucun d’eux ne répondit à cette citation ; un seul écrivit au roi :

De Luthériste ils m’ont donné le nom ;
Qu’à droit ce soit, je leur réponds que non.
Luther pour moi des cieux n’est descendu,
Luther en croix n’a point été pendu
Pour mes péchés ; et tout bien advisé,
Au nom de lui ne suis point baptisé.
Baptisé suis au nom qui tant bien sonne,
Qu’au son de lui, le Père éternel donne,
Ce que l’on quiert, le seul nom dans les cieux
En et par qui ce monde vicieux
Peut être saufn

n – Clément Marot, Épître au roi.

Mais le roi était loin de pardonner. Quatre jours après la publication (29 janvier) il rendit un édit, « pour l’extirpation de la secte luthérienne, qui a pullulé et pullule dans le royaume ; avec commandement de dénoncer ses sectateurso. » En même temps, il adressa une circulaire à tous les parlements, leur prescrivant de donner aide et prisons, » pour que l’hérésie fût promptement extirpéep. Enfin, le père des lettres, fit une ordonnance portant abolition de l’imprimerie dans toute la France sous peine de la hartq. Ce sauvage édit ne fut pas exécuté ; il est, toutefois, un indice de l’esprit qui animait les ennemis de la Réformation.

o – Isambert, Anciennes lois, XII, p. 402.

p – La circulaire du roi se trouve dans le Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, I, p. 328.

q – Sismondi, Hist. des Français, XVI, p. 455. — Voir aussi Garnier, Rœderer, etc.

François Ier, après avoir ainsi fait quelques excursions dans la sphère de Charles-Quint, — les édits, revint dans la sienne, — les supplices. Du Bellay intercédait pour les luthériens allemands, le roi les renvoya en Allemagne ; mais quant à ses sujets, se sentant les mains libres, il en envoya de nouveau aux bûchers. Le 16 février, l’ami de Calvin, le pieux et riche marchand la Forge, âgé d’environ soixante ans, était conduit dans un tombereau, au cimetière Saint-Jean. « C’est un riche homme, disaient autour de lui des âmes compatissantes, un homme de bien qui a fait de grandes aumônes. » N’importe… On le brûla vif. Trois jours après, un orfèvre et un peintre furent, par miséricorde (François voulait faire fleurir les arts), battus tout nus de verges, dépouillés de leurs biens, et bannis. Plusieurs femmes luthériennes, furent aussi bannies. Le 26 février, un jeune Italien, Loys de Médicis, mourait dans les flammes au bout du pont Saint-Michel ; et sa femme, « de déplaisance de telles infamies, en expira dans son lit. » Peu après, c’était le tour d’un écolier, natif de Grenoble, qui avait affiché de nuit des placards. Le 13 mars, c’était celui du chantre de la chapelle royale, qui, dans son zèle téméraire, avait placardé la protestation à la porte de Sa Majesté ; on le brûla près du Louvre. Le 5 mai, un procureur et un couturier, étaient traînés sur une claie devant le Parvis de Notre-Dame, puis menés en un tombereau au marché aux pourceaux « et illec, pendus en l’air à chaînes de fer, » qui ne se consumaient pas si vite que les cordes. Le même jour, un cordonnier de Tournay, banni de cette ville, parce qu’il était repris de la secte de Luther, expirait de même « sans soi repentir. »

Vers ce temps, deux compagnons, natifs de Tours, fabricants de rubans de soie, arrivaient des Allemagnes à Paris, apportant un livre luthérien : « Mon hôte, dit imprudemment l’un des deux, gardez moi ce livre pendant que nous allons dans la ville et ne le montrez à personne. » L’aubergiste, dont la curiosité est ainsi excitée, tourne et retourne le livre en tous sens ; il tâche d’en lire quelque chose ; enfin, n’y tenant plus, il s’en va vers un prêtre et le lui montre. Celui-ci l’ayant ouvert s’écrie : « C’est un livre damné ! » L’hôte dénonça les voyageurs ; Morin fit saisir les deux amis ! Ils eurent la langue coupée et furent brûlés tout vifs et obstinésr.

rJournal d’un Bourgeois de Paris, p. 451.

Paris ne fut pas seul à jouir de ces cruels spectacles ; des bûchers furent allumés en plusieurs villes de France. Une pauvre fille, Marie Becaudelle, qu’on appelait la Gaborite, venait de retourner aux Essarts, en Vendée, d’où elle était originaire, après avoir servi à la Rochelle, chez un maître qui lui avait enseigné l’Évangile. Un cordelier prêchait alors dans sa petite ville ; elle alla l’entendre. « Oh ! mon père, lui dit-elle, après le prône, vous ne prêchez pas la Parole de Dieu ; » et elle le lui montra. Plein de vergogne d’être repris par une femme, le moine qui se trouvait seul, résolut de se faire reprendre par la Gaborite une seconde fois, mais devant témoins. La scène eut lieu. Le frère ayant insulté la doctrine de la grâce, la Gaborite effrayée s’écria : « Si vous outragez l’Évangile, la colère de Dieu sera contre vous ! » Elle fut tôt après condamnée au feu, et endura le supplice en telle vertu, qu’elle causa grande admirations. »

s – Crespin, Martyrol., fol. 114.

Vers le même temps, dans l’Artois, à Arras, deux ou trois hommes faisaient la garde, pendant la nuit, dans la chapelle de la Sainte-Chandelle. Il y avait là une chandelle, à laquelle les fidèles chantaient des antiennes, parce que les prêtres leur disaient qu’elle était envoyée du ciel, et ne se consumait jamais. « C’est ce qu’il faudra voir, » avaient dit trois évangéliques, Nicolas, surnommé l’Écrivant, « homme de bon esprit et bien instruit aux saintes lettres, » Jean de Pois, et Etienne Bourlet, « qui avaient reçu grande instruction de Nicolas. » Un jour, ils s’établirent autour de la chandelle, résolus de ne pas s’endormir. La substitution faite d’ordinaire par les adeptes, pendant la nuit, portes closes, n’ayant pu s’accomplir, à cause de ces indiscrets, la chandelle perpétuelle finit et s’éteignit comme toutes les chandelles du monde. Alors Nicolas et ses amis appelant « les pauvres idolâtres, » leur montrèrent que, de leur relique descendue du ciel il ne restait qu’un bout de mèche éteint. « Ces trois chrétiens reçurent ensemble, pour prix de leur découverte, la couronne du martyret. »

t – Crespin, Martyrol., fol. 113 verso, et fol. 114.

La persécution d’ailleurs n’épargnait personne. Il suffisait souvent qu’un ennemi vous accusât d’avoir quelque goût pour l’Évangile ; aussitôt la justice mettait la main sur vous. Ce n’était pas l’intention du roi ; il avait demandé que les juges examinassent si « inimitié, pique ou vengeance ne faisaient pas de faux accusateurs ; » mais les magistrats n’étaient pas si scrupuleux. La terreur était universelle. On ne voit dans Paris, disait un catholique, témoin oculaire, que potences dressées en divers lieux, qui épouvantent fort le peuple dudit Paris, et ceux des autres lieux qui voyent aussi po tences et exécutionsu. » Mézeray, en racontant ces faits, ajoute : « Mais pour deux qu’on faisait mourir, il en renaissait cent autres de leurs cendresv. »

uChronique du roi François Ier, p. 129.

v – Mézeray, Hist. de France, ad annum 1535.

Les ennemis de la Réformation sentant que le moment était décisif, redoublaient d’efforts pour la perdre. Les Français, sauf une certaine population soumise au clergé, étaient disposés à la recevoir. On allait, il est vrai, dans les églises, mais la majorité de la population eût embrassé volontiers une religion où le prêtre ne s’interposât pas entre l’homme et Dieu. « Hélas ! disaient les plus fervents, si le roi n’intervient pas pour sauver l’Église, toute l’ardeur des Français pour la religion catholique ne sera bientôt plus que glacew ! »

w – « Gallorum ardorem erga catholicam religionem in glaciem abiturum fuisse. » (Florimond Rémond, Hist. de l’Hérésie, II, p. 230.

Or, le roi avait un motif spécial pour soutenir la papauté. Une imposante transformation s’accomplissait en France comme dans d’autres parties de l’Europe ; la monarchie limitée se changeait en monarchie absolue. François Ier crut que des hommes qui mettaient Dieu au-dessus du roi et mouraient plutôt que d’intervertir l’ordre de ces deux puissances, étaient pour le despotisme un danger suprême ; et il jura que bien qu’il caressât cette religion hors du royaume, il l’écraserait au dedans. Hélas ! la chose n’était que trop facile. Plusieurs n’étaient gagnés qu’à la surface. Des nobles sans élévation et sans indépendance ; des lettrés qui se moquaient de l’obscurantisme, mais n’avaient pas goûté l’Évangile, des populations ignorantes et craintives, tournèrent le dos à la Parole de Dieu quand les flammes du bûcher s’élevèrent.

La terreur était dans les rangs des amis de la Réformation. Sturm, qui s’occupait avec tant d’amour de littérature et de philosophie, consumé de tristesse à la vue de tous ces malheurs, laissait là ses travaux. Plusieurs des martyrs étaient de ses amis et il avait mangé à leur table. Abattu, angoissé, distrait au milieu des leçons qu’il donnait au collège royal (auxquelles assistait le célèbre Ramus), ayant toujours devant les yeux ces flammes meurtrières qui réduisaient en cendres ceux qu’il aimait, il lui semblait que la barbarie allait éteindre le flambeau des lettres et envahir de nouveau la société, à peine réveillée d’un long sommeil. Il blâmait les placards ; selon lui la Réformation devait s’établir par une exposition savante de la doctrine et non par des attaques contre les superstitions populaires ; mais à la vue des supplices il ne pensa plus qu’aux victimes. Il se tourna vers l’Allemagne où il avait tant d’amis, où l’on trouvait peut-être moins de décision qu’en France, mais une foi si intime et si profonde ; il pensa à Mélanchthon, il se mit à son bureau, et comme s’il était devant cet homme si tendre, il épancha dans son sein toute sa douleur. « Si les lettres que je vous ai quelquefois écrites sur les affaires de ce pays, vous ont été agréables, lui dit-il, si vous avez alors désiré que tout y aille bien pour les hommes de bien, — oh ! quelles inquiétudes, quels soucis votre cœur ne doit-il pas éprouver, en ces temps d’orages furieux et de dangers extrêmesx. Nous étions dans la situation la meilleure, la plus belle, grâce à des hommes sages ; et nous voilà, par les conseils d’hommes maladroits, tombés dans les plus grandes calamités et dans de suprêmes misères. Je vous ai écrit l’an passé comme tout allait bien et quelles espérances l’équité du roi nous faisait concevoir. Nous nous félicitions les uns les autres ; mais, hélas ! des hommes insensés nous ont ravi ces jours propices. Au mois d’octobre, de nuit, en quelques moments, dans toute la France, à tous les coins, ils ont affiché de leur propre main des placards sur les ordres ecclésiastiques, sur la messe, sur l’eucharistie, — on eût dit qu’ils jouaient une tragédiey, — ils ont poussé l’audace jusqu’à les coller à la porte même de la chambre du roi, voulant ainsi faire naître, semble-t-il, des dangers certains et atroces. Depuis cette action téméraire, tout est changé ; le peuple se trouble ; les pensers de plusieurs sont remplis d’effroi ; les magistrats s’irritent ; le roi s’enflamme et d’affreux procès s’instruisent. Il faut reconnaître que ces imprudents, s’ils n’en ont pas été la cause, en ont été l’occasion. Seulement, s’il était possible aux juges de garder une juste mesure ! Les uns ayant été saisis ont déjà subi leur peine ; d’autres, pourvoyant promptement à leur sûreté, se sont enfuis ; des innocents ont reçu le châtiment des coupables. Les délateurs se produisent publiquement ; chacun peut être à la fois accusateur et témoinz. Ce ne sont pas de vaines rumeurs, que je vous écris, ô Mélanchthon ; sachez bien que je ne vous dis pas tout, et que dans ce que j’écris je n’emploie pas les termes excessifs que demanderait l’état redoutable dans lequel nous sommes. Déjà dix huit disciples de l’Évangile ont été brûlés, et le même danger en menace un plus grand nombre encore. Chaque jour le péril gagne de proche en prochea. Il n’y a plus un homme de bien qui ne craigne les calomnies des délateurs et qui ne soit consumé de douleur par la vue de ces horribles spectacles. Nos adversaires règnent, et avec d’au tant plus d’autorité, qu’ils ont l’air de combattre pour une juste cause, et d’éteindre des séditions. Au milieu de ces maux si grands et si nombreux, il ne nous reste qu’une espérance, c’est que le peuple commence à se dégoûter de persécutions si cruelles, et que le roi rougisse enfin d’avoir eu soif du sang d’hommes infortunés. C’est une haine violente et non l’équité qui inspire les persécuteurs. Ah ! si le roi pouvait connaître quel esprit anime ces hommes sanguinaires, il prendrait sans doute de meilleurs conseils ! Et pourtant nous ne désespérons pas. Dieu règne ; il conjurera ces tempêtes ; il nous montrera le port où nous pourrons prendre un refuge ; il donnera aux gens de bien un asile où ils oseront dire librement ce qu’ils pensentb. »

x – « In turbulentissimis maximeque periculosis tempestatibus. » (Corp. Ref., II, p. 855.)

y – Le sens du passage latin n’est pas très clair : « Et tragicis exclamationibus. »

z – « Cuilibet simul, et testi et accusatori in hac causa esse licet. » (Corp. Réf., II, p. 856.)

a – « Serpunt quotidie lalius pericula. » (Ibid., p. 856.)

b – « Qui aliquando libere, quod cogitant audebunt dicere. » (Corp. Ref., II, p. 857.)

Cette lettre à Mélanchthon est importante pour l’histoire de la Réforme. La liberté de la parole et de l’action religieuse, voilà ce que le protestantisme réclamait en France ; et en demandant ces libertés pour lui, il les assurait à tous. On peut imaginer quelle impression cette missive produisit à Wittemberg. Mélanchthon, qui la reçut, et Luther lui-même blâmaient certaines manières un peu vives des réformés français ; mais, comme Sturm, ils reconnaissaient en eux des disciples de la Parole divine. Peu de jours après, Luther écrivant à son ami Link, se plaignit des temps mauvais dans lesquels on se trouvait et surtout des rois. « Notre prince excepté, dit-il (l’Électeur de Saxe), il n’en est pas un seul qui ne me soit suspect. Vous pouvez comprendre par ces mots combien il y a dans le monde d’amour et de zèle pour la Parole de Dieu. Pour le présent, chantez je vous prie ce psaume : J’ai patiemment attendu l’Éternel. Expectans expectavi Dominum. C’est par la gloire et l’ignominie, par les scandales et les erreurs, par les justes et les méchants, les diables et les anges, que nous venons à Celui qui seul est bon, seul est sans aucun malc. C’est pourquoi, ô mon frère, je vous en conjure, a ne prêtez l’oreille à aucun discours, et qu’il n’y ait pour vous d’autres conversations que celle que vous avez avec Lui. Il peut y avoir parmi les hommes des gens excellents, mais, hélas ! ils ont moins de patience que de rigoureuse justice. Ah ! Dieu nous soit en aide !… Comme il permet au diable d’être fort, et comme il nous fait être faibles ! Dieu nous met à l’épreuve. Se confier en l’homme, fût-ce même en un prince, n’est pas conforme à la piété ; mais aussi craindre l’homme est une honte pour le chrétien et même une impiété. Que Christ, notre vie, notre salut, notre gloire soit avec vous, et avec tous les vôtres ! » Luther ne nomme pas François Ier dans cette lettre ; mais on sait que de tous les princes, le roi de France était celui dans lequel il avait le moins d’espoir. Il ne se trompait pas.

c – « Per gloriam et ignominiam… per diabolos et angelos… » (Lutheri Ep., IV, p. 603.)

Dès cette époque, François ne montra plus aux lettres et surtout aux lettres évangéliques, la même faveur. L’excommunication dont Henri VIII fut frappé, le schisme qui s’ensuivit, l’espoir de voir Paul III se brouiller avec Charles-Quint, et d’autres motifs encore, le firent incliner de nouveau du côté de Rome. Mais les placards furent la cause principale de ce changement. Sa colère ne pouvait s’apaiser ; il était décidé à abolir ces nouvelles doctrines qui étaient affichées jusque sur la porte du palais. Son indignation éclatait au milieu de ses courtisans, des cardinaux, des évêques, des conseillers du parlement. Bien plus, il la portait jusque devant les princes protestants de l’Allemagne. « L’ennemi de la vérité, leur écrivait-il le 1er février 1535, a suscité certaines gens qui sont non seulement des fous, mais des furieux, et qui se sont rendus coupables de sédition et d’autres actions antichrétiennes. Je me suis décidé à écraser ces nouvelles doctrines ; et pour empêcher que ce mal qui conduit à d’affreuses révoltes ne s’étende au loin, nul n’a été épargné, quelle que fût sa patrie, et quel que fût son rangd. »

d – Rex Galliæ ad principes protestantium. » Nous n’avons que la traduction allemande de cette lettre. (Corp. Ref., II, p. 834.)

Telles étaient les intentions du roi. Le protestantisme et avec lui la liberté périssaient en France ; mais Dieu était puissant pour les ressusciter.

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