Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 8
Les réformateurs sont chassés de Genève

(Octobre 1533)

5.8

Farel comparaît – Discours de l’official – Tumulte clérical – Réponse de Farel – Scène sauvage – Le syndic Hugues intervient – Farel doit mourir de malemort – Un arquebusier tire sur Farel – Farel chassé de Genève – Tempête – Un prêtre veut transpercer Farel – Les magistrats le protègent – Départ de Farel

Tandis que la haute chambre du clergé siégeait dans la maison du vicaire général, la chambre basse était dans les rues. Les vicaires, les chapelains, armés, observaient ce qui se passait et voyant le premier syndic, l’ancien syndic Balard et le secrétaire épiscopal entrer dans l’auberge, ils avaient deviné qu’on allait conduire Farel devant le conseil épiscopal, et l’avaient aussitôt fait connaître à leurs adhérents, aux femmes et aux gens du peuple. Quand les trois réformateurs, accompagnés des trois Genevois sortirent, il y avait déjà un petit rassemblement devant la Tour-Perce. Cette troupe s’accrut tandis qu’ils traversaient les rues qui conduisent des bords du Rhône au haut de la colline ; mais la populace et les femmes se contentaient de faire aux réformateurs grandes menaces et moqueries. Ils criaient de toutes leurs forces : « Ce sont des cagnes, ce sont des cagnes qui passent ! » Ce qui veut dire, ajoute Froment, « Ce sont des chiens. » Grâce à la présence des deux magistrats, les réformateurs arrivèrent sains et saufs à la rue des Chanoines et entrèrent chez le vicaire épiscopal. Comme ceux qui étaient dans la maison et ceux qui étaient dehors, avaient également juré la mort de Farel, il semblait impossible qu’il échappât. Les trois évangéliques durent attendre quelque temps ; en effet, les deux syndics les avaient devancés et demandaient au conseil épiscopal qu’il ne fût fait aucun mal aux ministres, s’ils exposaient librement leurs doctrines. Cet engagement ayant été pris, Farel, Saunier et Olivétan furent appelés, les deux magistrats restant dans l’assemblée, afin d’assurer l’ordre.

L’abbé vicaire de Bonmont présidait ; les chanoines, les officiers épiscopaux et les principaux prêtres assis à sa droite et à sa gauche, étaient revêtus de leurs habits sacerdotaux. Le missionnaire, simplement mais convenablement vêtu, s’avança, suivi de ses deux amis, et tous les trois se tinrent debout devant l’assemblée. L’official, Messire de Veigy, homme savant et éloquent, était chargé de porter la parole : « Guillaume Farel, dit-il, dis-moi qui t’a envoyé ? pour quelle cause viens-tu ici et en vertu de quelle autorité parles-tu ? » Il fallait, selon de Veigy, que le prédicateur fût envoyé par une autorité ecclésiastique romaine. Farel répondit simplement : « Je suis envoyé de Dieu et je viens annoncer sa Parole. — Pauvre chétif ! » dirent les prêtres en levant les épaules. L’official reprit : « Dieu t’envoie, dis-tu. Comment cela ? peux-tu montrer par quelque signe évident que tu viens de sa part ? Comme Moïse devant Pharaon, nous prouveras-tu par des miracles que c’est bien de Dieu que tu viens ? Si tu ne le peux, exhibe-nous la licence de notre révérendissime prélat, l’évêque de Genève. Jamais prêcheur ne prêcha en son diocèse sans son bon plaisir. »

Ici l’official se tut ; puis regardant le réformateur des pieds à la tête, d’un air dédaigneux, il lui dit : « Tu ne portes point habit, tel que font ceux qui ont accoutumé de nous annoncer la Parole de Dieu… Tu portes l’habillement de gendarme et de brigand… Comment es-tu si hardi de prêcher ?… N’est-il pas défendu par la détermination de la sainte Église que gens laïques prêchent publiquement, sous peine d’excommunication ? Cela est contenu dans les décrétales de notre sainte mère l’Église… Tu es donc un déceveur et un méchant hommea. » Farel croyait qu’il devait annoncer la Parole de Dieu, parée que Jésus-Christ avait dit : « Prêchez l’Evangile à toutes créatures ; » il pensait que les vrais successeurs des apôtres, sont ceux qui se conforment à l’ordre de Christ ; et que, comme le disait Calvin, « le pape de Rome et toute sa race n’ont aucun titre à cette succession apostolique qu’ils allèguent, puisqu’ils ne se soucient plus de la doctrine de Christb. » Les clercs, en présence desquels il se trouvait, ne lui laissèrent pas le temps de parler. Ils avaient enfin devant les yeux le terrible hérétique dont on parlait depuis tant d’années ; les paroles de l’official avaient encore excité leurs passions ; ils ne pouvaient plus se contenir. Ils frémissaient, ils trépignaient sur leurs sièges, pâles de colère. Enfin la mine éclate, ils parlent tous à la fois, ils accablent le réformateur d’injures et d’outrages. La fureur les emporte ; ils se lèvent, se précipitent sur lui et le tirant à droite et à gauche : « Viens çà, méchant diable de Farel, lui disent-ils. Que vas-tu faisant çà et là, troublant toute la terre ?… Es-tu baptisé ? D’où es-tu ? D’où viens tu ? Qu’es-tu venu faire ici ? Dis-nous de quelle autorité tu prêches ? N’es-tu pas celui qui à Aigle et à Neuchâtel, a répandu les hérésies de Luther et a troublé tout le pays ? Qui t’a fait venir en cette ville ? » Le bruit, le tumulte ne permettaient ni à Farel, ni au grand vicaire de parler ; on entendait résonner les armes que quelques-uns de ces prêtres avaient selon leur coutume sous leurs robes. Farel restait immobile et muet au milieu de cette mer en tourmente. A la fin, Messire de Bonmont parvint à interposer son autorité, fit reprendre à ses assesseurs leur place, et le silence se rétablitc. Alors le réformateur levant noblement la tête, dit avec une grande simplicité : « Seigneurs, je ne suis point un diable ; je suis baptisé au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et si je vais et viens çà et là, c’est pour prêcher Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié, mort pour nos péchés, ressuscité pour notre justification, tellement que quiconque croit en lui a la vie éternelle. Ambassadeur de Jésus Christ, je suis obligé de le prêcher à tous ceux qui me voudront ouïr. Du reste je n’ai point d’autre droit de parler que celui que le commandement de Dieu donne, étant son serviteur. Mon unique but est de m’acquitter de ma charge de telle manière qu’on reçoive par tout le monde le salut, et c’est pour cette cause, et non pour une autre, que je suis venu en cette ville. Ayant été conduit devant vous pour rendre raison de ma foi, je suis prêt à le faire, non seulement à cette heure, mais toutes et quantes fois qu’il vous plaira de me ouïr paisiblement. Ce que j’ai prêché et que je prêche est la sincère vérité et non une hérésie, et je le maintiendrai jusqu’à la mort. Quant à ce que vous me dites que je trouble la terre et cette ville en particulier, je répondrai comme Élie à Achab : C’est toi, ô roi qui troubles tout Israël, et a non pas moi. Oui, c’est vous et les vôtres, qui troublez le monde par vos traditions, vos inventions humaines et vos vies tant dissoluesd. »

a – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 47.

b – Calvin, Harmnonie évangélique, I, p. 757.

c – Froment, Gestes de Genève, p. 5. — Msc. de Choupard.

d – Froment, Gestes de Genève, p. 6. — Msc. de Choupard. Choupard a quelques traits qui ne se trouvent pas dans Froment.

Les prêtres étonnés de la parole calme, simple, libre et énergique du réformateur, l’avaient écouté jusqu’alors en silence, mais au moment où ils l’entendirent parler de leurs inventions humaines et de leurs mœurs déréglées, ces paroles furent pour eux comme une épée et leur mauvaise conscience s’agita. On eût dit que les divinités infernales (c’est l’expression d’un réformateur) tournoyaient autour d’eux et ne leur laissaient aucun repos. « Ils arrêtaient sur Farel des regards enflammés ; ils grinçaient les dents, » dit un manuscrit ; et l’un d’eux se levant avec fureur s’écria : « Il a blasphémé, nous n’avons plus besoin de témoins, il est digne de mort ! Blasphematur, non amplius indigemus testibus, reus est mortis ! » Ce fut le signal d’une scène plus sauvage que la première. Tous se levèrent de nouveau, les uns poussés par la violence et l’orgueil, les autres, croyant soutenir la cause de la religion, et ils s’écrièrent : « Au Rhône ! au Rhône ! qu’on le fasse mourir ! Il vaut mieux que ce méchant Luther soit mis à mort que de lui permettre de troubler tout le peuplee. » Ces paroles, sans être celles que le souverain sacrificateur prononça contre Jésus-Christ, leur ressemblaient fort. Farel en fut frappé. « Parlez les paroles de Dieu et non de Caïphe, » s’écria-t-il. A ces mots, les prêtres indignés n’y tiennent plus. Tous, par ensemble, se lèvent et crient à haute voix : « Tue, tue ce Luther, tue, tue cette cagne ! » Dom Bergéri, procureur du chapitre, plus animé encore que les autres, les excitait, en criant dans son patois savoisien : Tapa ! tapa ! » (Ce qui veut dire en langue française : Frappez ! frappez ! » ajoute Froment.) Aussitôt la sentence est mise en exécution ; on entoure les trois réformateurs ; les uns prennent Farel, les autres Saunier, les autres Olivétan, ils les insultent, ils les frappent, ils leur crachent au visage, ils les assomment de coups de poing ; ils crient, l’un d’une façon, l’autre de l’autre ; c’était un épouvantable sabbat. Au milieu de ce vacarme, Farel et ses amis restaient « en bonne patience et modération. » L’abbé de Bonmont, les syndics Hugues et Balard, quelques prêtres même, honteux de cette scène, s’efforçaient d’y mettre fin. « Ce n’est pas bien fait, disait l’abbé, ne les avons-nous pas pris à foi et a fiance ? » Le syndic Hugues, homme juste, vif et énergique, révolté de la conduite de ces ecclésiastiques, éclata à la fin : « Vous êtes méchantes gens, leur dit-il ; nous vous avons amené ces hommes sur votre promesse qu’on ne leur ferait aucun mal, et vous voulez les meurtrir et les tuer en notre présence… Je vais faire sonner les grandes cloches pour convoquer le conseil général. Le peuple assemblé en décidera. » Hugues sortait en effet pour mettre sa menace à exécution, quand l’autre magistrat, Balard, désirant empêcher tout ce qui pouvait compromettre la cause de Rome, s’efforça de le calmer. Cependant la menace du syndic avait produit son effet ; les prêtres effrayés à la pensée d’une assemblée générale des citoyens et craignant peut-être qu’elle ne décrétât leur expulsion de Genève, retournèrent un peu honteux à leurs places. L’abbé profitant de ce nouveau calme demanda que Farel et ses amis se retirassent, afin que le conseil épiscopal délibérât. Farel sortit couvert de crachats et meurtri de coups de poingf.

e – Froment, Gestes de Genève, p. 7. — « In Rhodanum, in Rhodanum ! unum hunc Lutheruin necari prastat. » Msc. de Turretin, Biblioth. de Berne.)

f – « Sputis madidatus et pugnis contritus. » (Spanheim, Geneva restituta). — Froment, Gestes de Genève, p. 5, 6, 7. — Msc. de Choupard, de Roset, etc.

Pendant que le haut clergé se conduisait ainsi, le bas clergé, avons-nous dit, se levait dans les rues, et quatre-vingts prêtres environ s’étaient rassemblés devant la maison de M. le vicaire épiscopal, « tous bien armés et embâtonnés, pour défendre la sainte foi catholique et prêts à mourir pour icelle. » Cette méthode d’apologétique, inconnue des premiers Pères de l’Église, nous est communiquée par la révérende sœur Jeanne de Jussie. Ces prêtres étaient des hommes vigoureux, décidés ; ils avaient formé un complot, et ils étaient là pour l’exécuter. Ils voulaient, ajoute la sœur Jeanne, faire mourir de malemort ce méchant et ses complicesg. » Tel était l’exploit qu’ils projetaient… leur œuvre très méritoire, et pour l’accomplir, ils entouraient soigneusement la maison du grand vicaire. Ils remplissaient la place du Puits Saint-Pierre, la rue des Chanoines, et avaient même pénétré dans la cour et dans le jardin de M. de Bonmont, en sorte qu’il était impossible que Farel et ses amis leur échappassent. Cette foule fanatique et agitée, qui était là depuis un certain temps, commençait à s’impatienter de ce que le conseil épiscopal se prolongeait si fort. Farel et ses deux amis, qu’on avait fait passer dans une grande galerie, entendaient les voix élevées de quelques-uns des membres du conseil et les clameurs étourdissantes de la foule qui remplissait la cour. Mais un autre péril les menaçait.

g – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 17.

Un serviteur du grand vicaire, François Olard, dit Ginin, homme violent, se tenait au bout de la galerie, l’arquebuse à la main, placé là comme sentinelle. Il avait écouté le tumulte qui avait eu lieu à l’intérieur, et les clameurs qui venaient du dehors l’excitaient, l’échauffaient. Ce Farel n’était-il pas l’ennemi de ses seigneurs, un hérétique dont chacun souhaitait la mort ? Son arme était prête ; il couche Farel en joue et tire. Olard avait-il été appointé dans ce but par les prêtres, comme disent des chroniques, ou bien plus fanatique que ses maîtres, comme le sont souvent les serviteurs des corps ecclésiastiques et politiques, agit-il de son propre mouvement ? Quoi qu’il en soit, l’arquebusier tira, l’amorce brûla… mais le coup ne partit pas. Farel se tournant vers lui, dit froidement : « Je ne tremble pas pour une pétarade ; tes pétarades ne me font point de peur. — Vraiment, dirent ses amis, Dieu dans sa bonté a détourné le coup, afin de a conserver maître Guillaume pour des luttes plus redoutables encoreh. »

h – « Ictus tamen divina bonitate aversus, Deo servum suum certo periculo eripiente. » (Spanheim, Geneva restituta, p. 43.) — Froment, Gestes de Genève, p. 3. — Msc. de Roset, liv. III, ch. 1.

Cependant le conseil épiscopal délibérait, et plusieurs voulaient que Farel fût mis à mort. L’hérésie dans ce siècle, on ne le sait que trop, était punie de la peine capitale. Mais les magistrats insistaient sur le danger qu’il y avait de sévir ainsi contre le prédicateur de Messieurs de Berne. Leur avis prévalut. Les réformateurs ayant été de nouveau introduits : « Guillaume Farel, dit le grand vicaire, sors de cette maison et de ma présence, et dans l’espace de six heures, vide la ville avec tes deux compagnons, sous peine du feu. Et sachez que si la sentence n’est pas plus sévère, vous devez l’attribuer à notre douceur et à nos égards pour Messieurs de Berne. — Vous nous condamnez sans nous entendre, dit Farel ; je demande des lettres testimoniales, afin de pouvoir montrer à Berne que j’ai fait mon devoir. — Vous n’en aurez point, répondit vivement l’abbé. Sortez tous maintenant, sans répliqueri. »

i – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 48.

Les prêtres et le peuple assemblés devant la maison, apprenant que Farel allait paraître, se pressèrent les uns les autres, en poussant des cris passionnés… Il paraît que Farel les entendant, et sachant très bien ce qu’on lui réservait, s’arrêta un moment. C’était en effet une heure solennelle, peut-être la dernière. « Ce méchant n’osait pas sortir, » dit la sœur Jeanne, plus tard abbesse d’Annecy, « car il avait ouï le bruit que faisaient les gens d’Église devant la porte, et il craignait qu’ils ne le missent à mort. » Voyant que Farel hésitait, deux seigneurs chanoines lui adressèrent de grosses paroles : — « Puisque tu ne veux sortir de bon gré et de par Dieu, lui dirent-ils, sors de par tous les grands diables, dont tu es le ministre et le serviteur… » Ainsi parlaient quelques prêtres fanatiques. Pour eux Dieu n’était que dans leur Église, et il n’y avait de salut pour le pécheur que dans le sacrifice de la messe ; l’imagination prenait chez eux la place de l’intelligence ; la passion prenait celle du sentiment. Ils n’avaient aucune idée de la foi vivante qui animait le cœur de Farel et de ses amis, et les regardaient comme des impies. Mettant de côté la sainte autorité et les sages préceptes de l’Écriture, ils n’avaient plus pour règle que l’attachement violent à leur Église, et le zèle outré qui les emportait. Animés d’une ardente passion, ils ne s’en tinrent pas aux injures. La sœur de Sainte-Claire a garde de ne pas raconter leurs exploits : « L’un d’eux, dit-elle, lui donna un grand coup de pied et l’autre de grands coups de poing sur la tête et au visage ; et en grande confusion ils le mirent dehors, avec ses deux compagnonsj. »

j – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 47, 48.

Farel, Saunier et Olivétan sortirent donc et échappèrent ainsi aux mauvais traitements de ces révérends seigneurs. Mais jetés à la porte par les chanoines, ils tombaient de Charybde en Scylla. Des excès, plus coupables encore, du fanatisme religieux les attendaient. Les prêtres, les chapelains, les sacristains et la populace furibonde, réunis dans la rue, criaient, sifflaient, grognaient, hurlaient ; quelques-uns faisaient briller leurs armes avec menaces. Il y avait comme un souffle impétueux qui semblait vouloir tout ravager. C’était une tempête d’hommes, plus terrible peut-être que celle des vents de la mer.

Venti, velut agmine facto,
Qua data porta ruunt, et terras turbine perflant
Insequitur clamorque virum, stridorque rudentumk !

k – « Les vents s’échappent en foule et leur souffle impétueux ravage tout ce qui les entoure. Tout retentit des clameurs de ces hommes et des cris aigus de ceux qui hurlent. » (Virgile, Enéide, I.)

Tout à coup, il se fait un mouvement dans la foule, quelques-uns de ceux qui étaient les plus rapprochés de l’hôtel de ville se replient effrayés sur leurs camarades ; c’était la force publique qui approchait. A cette heure survinrent Messieurs les syndics et tout le guet de la ville avec leurs hallebardes. — « Messieurs d’Église, dirent-ils, ne faites aucun mauvais coup ! » On fit place. —Nous venons pour faire justice, ajoutèrent les magistrats. » Et sur ce, ils prirent le chétif, ils placèrent les trois missionnaires au milieu des hallebardiers, et tous marchèrent du côté de la Tour-Perce. La foule se rangeait à droite et à gauche pour faire place à l’escorte. Les prêtres (il y en avait quatre-vingts) se tenaient ensemble et formaient un groupe noir et agité ; ils se postèrent de telle manière, que les trois ministres devaient passer devant eux en se rendant à leur hôtellerie. Ils avaient appris que Farel et ses amis allaient être chassés de la ville ; « mais ces bons prêtres ne s’en pouvaient contenter, » dit la sœur Jeanne. Puisque le syndic et le conseil épiscopal lui-même se refusaient à leur faire justice, ils étaient décidés à se payer de leurs mains. Comme les trois prédicants défilaient devant le groupe noir, l’un des prêtres s’élança l’épée à la main sur Farel pour le transpercer au travers du corpsl. L’un des syndics, qui se trouvait à côté du réformateur le vit, saisit le bras de l’assassin et l’arrêta. Cet acte du magistrat navra profondément les dévots. Ces laïques qui empêchaient le clergé de tuer ses adversaires étaient à leurs yeux des impies. « Plusieurs furent marris, dit naïvement la bonne sœur, que le coup ne prît bien. » Les hallebardiers serrèrent les rangs, ils éloignèrent les prêtres et leurs créatures, et les réformateurs continuèrent leur marche. La populace, voyant qu’elle ne pouvait frapper les luthériens, s’en dédommagea par des clameurs. Dans toutes les rues où ils passaient, hommes et femmes criaient qu’on devait les jeter dans le Rhône. Enfin la procession arriva à la Tour-Perce ; les réformateurs y entrèrent et les syndics y laissèrent une garde.

l – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 48.

Il n’y avait plus de doute ; il fallait partir. Farel et ses amis eussent pu être accablés de douleur et défaillir au milieu de leur œuvre ; » mais leur Maître avait dit : Quand on ne vous recevra pas, sortez de cette ville. Ce qui les affligeait, c’était la pensée de ces hommes généreux qui leur avaient prêté l’oreille ; Farel était décidé à ne pas les abandonner. Si la tempête l’obligeait à partir, il profiterait du premier temps de calme pour faire rentrer dans Genève cet Évangile, que plusieurs huguenots appelaient de tous leurs vœux. Le lendemain, 4 octobre, quelques citoyens, amis du réformateur, se levèrent de grand matin, firent préparer un bateau près du Molard et allèrent à la Tour-Perce chercher les évangélistes. Ils avaient espéré que si ceux-ci partaient de très bonne heure, ils ne seraient point aperçus. Mais le parti des prêtres fut aussi matinal qu’eux. Quelques-uns étaient déjà devant la porte ; il est probable même qu’ils y avaient été pendant la nuit, de peur que les huguenots ne profitassent des ténèbres pour faire échapper les ministres. Claude Bernard, Ami Perrin, Jean Goulaz et Pierre Verne, tous les quatre bons huguenots arrivèrent : ils firent un signal ; on leur ouvrit ; ils entrèrent dans l’hôtellerie ; quelques moments s’écoulèrent pendant lesquels un bon nombre de prêtres et de citoyens se réunirent dans la partie de la rue du Rhône qui menait de la Tour-Perce au Molard. Bientôt la porte de l’hôtellerie s’ouvre, et cette fois-ci les quatre huguenots sont accompagnés de Farel et de Saunier. A leur vue, la foule s’agite. « Les diables s’en vont ! » s’écrient les prêtres ; toutefois les deux évangélistes et leurs quatre amis s’avancent. Farel, voyant la foule qui l’entoure, voulait l’exhorter, « en s’en allant parmi la ville ; » mais Perrin ne le lui permit pas ; il lui représenta qu’il fallait aller en avant, et se hâter, vu que les prêtres pourraient bien barrer le chemin. Les réformateurs arrivés sur le bord de l’eau, entrèrent dans un bateau avec leurs défenseurs. Aussitôt les bateliers firent force de rames, et le peuple qui couvrait le rivage dut se contenter de pousser quelques cris. Perrin craignant une attaque, ne voulut aborder ni dans les villes, ni dans les villages de la côte de Vaud. Le bateau avançait rapidement ; enfin il prit terre sur un rivage solitaire entre Morges et Lausanne. Tous descendirent sur la plage et s’embrassèrent ; puis les Genevois retournèrent à Genève et les réformateurs se rendirent à Orbe et de là à Grandson.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant