Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 16
Trève entre les deux partis

(28 mars au 4 mai 1533)

5.16

Médiation des Fribourgeois – Leur discours aux syndics et aux prêtres – Discours au peuple et du peuple – Les deux partis s’abouchent – Joie et murmures – Projet de conciliation lu par les capitaines – Il est accepté – Un dominicain chante victoire – La cène du jeudi saint – Sarcasmes et effroi des catholiques – Le dominicain à Saint-Pierre – Le syndic du Crest part pour Berne – De la Maisonneuve s’y rend – Son discours au conseil bernois – Le syndic reste muet

Il se trouvait alors à Genève quelques étrangers et en particulier sept marchands de Fribourg, venus pour la foire. Ils regardaient avec douleur le spectacle qui les entouraient et ne pouvaient comprendre que des concitoyens allassent jusqu’à se tuer les uns les autres, « pour satisfaire l’appétit de leurs prêtres, » dit un manuscrita. Ces bons Suisses s’avancèrent pour moyenner. Les chefs du parti catholique ne doutant pas qu’ils ne fussent de leur côté, leur demandèrent leur appui. « Nous ne nous mêlons dans ces sortes d’affaires, répondirent sagement les Fribourgeois, que pour mettre la paix, puisque nous sommes combourgeois et a bons amis, soit de vous, soit des autres. » Ils se rendirent à la rue des Allemands. « Voyez, dirent ils aux Réformés, voyez la grande multitude de peuple qui est là contre vous. Il faut que cette affaire soit apaisée sans choir (tomber) dans un plus grand inconvénient. » Les Réformés, prêts à la bataille, répondirent : « De notre côté n’est venue l’émeute, et nous serions affligés de faire chose qui tournât à dommage de la seigneurie ou du peuple. Nous ne demandons qu’à être en paix et à vivre selon Dieu, en obéissant au magistrat, comme il est commandé dans l’Évangile. Ce que nous faisons n’est que pour nous défendre, car on a conspiré de nous tuer tous. Si tant de prêtres, de moines assemblés demeurent sur la place, assurez-vous que nous nous défendrons jusqu’au bout, s’il plaît à Dieu de nous assister. Mais nous sommes déplaisants de nous battre contre nos pères, frères, parents, amis et voisins, à l’appétit de ces prêtres et religieuxb. »

a – Msc. de Choupard. — Vie de Farel.

b – Froment, Gestes de Genève, p. 55.

Les Fribourgeois, encouragés par ces paroles, retournèrent au Molard, et s’adressant aux prêtres, ils leur dirent : « Il n’est ni bon, ni honnête, et surtout il n’est pas selon votre office, d’émouvoir ainsi le peuple pour faire qu’on se tue les uns les autres. Il serait mieux votre devoir d’être en vos maisons ou au temple à prier Dieu, que d’être ainsi en armes. Quand le peuple est en discorde, vous devriez le mettre en paix, au lieu de l’inciter à répandre le sang. » Ces paroles étaient chrétiennes et ces laïques faisaient au clergé d’excellentes exhortations. Mais les prêtres étaient tellement passionnés qu’ils ne voulaient rien entendre ; après le discours pacifique des Fribourgeois, ils se montrèrent plus enflammés que jamais à vouloir tout tuer. »

Alors ces bons marchands, ébahis de voir des ecclésiastiques si avides de bataille, pensèrent que les laïques seraient plus modérés, et s’en allèrent parlementer avec les magistrats. « S’il y a du sang versé, dirent-ils, on en rejettera sur vous toute la faute. Faites votre office ; c’est à vous de commander ; ordonnez aux deux partis de se retirer en leurs maisons. » Les magistrats, qui au fond désiraient la paix, furent piqués d’honneur et résolurent d’apaiser le tumulte. Se portant vers les prêtres, de qui dépendait toute l’affaire, ils leur dirent en présence de tout le peuple : « Il vous faut mettre la paix. » Mais le clergé n’en voulait rien faire et même il excitait d’autant plus le peuple à assaillir les Luthériens. Les Fribourgeois indignés résolurent de lui faire peur. « Messieurs, leur dirent-ils, nous vous prions que vous ne soyez pas tant fiers, car si l’on venait à se battre nous aimerions mieux être de leur côté que du vôtre… Ce sont autres gens de guerre que vous, en meilleur ordre et de bon équipage… nous les avons vus. » Puis montrant le peuple qui les écoutait : « Avec ce, Messieurs les prêtres, continuèrent-ils, pensez-vous que ces hommes qui sont ici et qui ont de l’autre côté leurs enfants, leurs parents, leurs amis, les veuillent tuer, ou se laisser par eux mettre à mort, pour l’amour de vous autres ?… Certes, nous les prions de se retirer. Et si après cela, vous voulez assaillir vos ennemis, pensez bien à ce que vous ferez ; car, par aventure, vous n’aurez pas le loisir de vous en retourner. »

Ces bons Fribourgeois ne s’en tinrent pas là ; après avoir parlé aux magistrats et aux prêtres, ils se mirent à haranguer le peuple. S’approchant des citoyens, ils leur parlaient bouche à bouche : « Vous avez du côté des huguenots, leur disaient ils, des fils, des parents, des amis… Voulez-vous les tuer, ou vous faire tuer par eux ? Nous vous conseillons de laisser les prêtres combattre tout seuls. » Plusieurs approuvaient hautement ces remontrances : « Nous sommes bien fols, disaient ils. Pourquoi nous faire tuer pour des prêtres ?… Qu’ils se défendent, s’ils le veulent. Qu’ils disputent par la sainte Écriture et non pas par l’épée… » Quelques-uns que la raison ne pouvait convaincre, furent saisis de craintec. Le bon sens des Fribourgeois dissipait le charme du fanatisme sacerdotal. Les affections naturelles, un instant comprimées, reprirent leur pouvoir. « Qu’on règle cette affaire ! » s’écriait-on de toutes parts : « Qu’on appointe ! »

c – Msc. de Roset, Chron.

Les magistrats voyant les prêtres abandonnés reprenaient courage. Il n’y avait pas un moment à perdre. Le conseil s’assembla au milieu de la place du Molard ; les huissiers écartèrent la foule ; les syndics furent les premiers à protester contre l’effusion du sang ; plusieurs notables les appuyèrent ; la majorité du peuple sembla se prononcer aussi en faveur de la paix. Alors le premier syndic, Nicolas du Crest, Claude Baud avec son panache, et Pierre Malbuisson se portèrent en avant, suivis de quelques capitaines, pour traiter avec de la Maisonneuve et ses amis. Les plus avancés des huguenots, les voyant s’approcher, crurent que la bataille commençait et l’un d’eux, homme prompt et énergique, disposant une pièce d’artillerie, se mit à la mirer en prenant le droit par le milieu de cette compagnie, et s’apprêta à mettre le feu. « Le coup dit Froment eût fait une horrible brèche. » Ce mouvement rapide effraya ceux qui s’approchaient ; de tous côtés on cria : « La paix est faite ! » A ces mots l’artilleur s’arrête, les soldats reculent ; les syndics s’avancent d’un côté, de la Maisonneuve et ses amis de l’autre, et les deux partis s’abouchentd.

d – Froment, Gestes de Genève, p. 55. — Registres du conseil du 28 mars 1533. — Msc. de Roset, Chron., liv. II, ch. 10.

La confiance n’était pas encore rétablie. On convint de donner des otages ; trois hommes notables furent livrés de chaque côté ; parmi les six se trouvait un chanoine, Guet. Aussitôt le son de trompe retentit dans toute la ville et le héraut cria : « Que l’on pose les armes et que chacun retourne en paix chez soi, sans faire ni noise ni débat, sous peine d’être pendu, et que nul n’ait à chanter chanson ni ballade, provoquant à querelle, sous peine d’avoir le fouet et d’être banni. »

Les sentiments les plus divers régnèrent alors dans Genève. Les prêtres et les fervents disciples de Rome ne pouvaient se consoler. Voulant à tout prix détruire la Réformation, ils trouvaient très chrétien de faire mettre à mort les réformés. Ils étaient surtout irrités contre le capitaine général, et l’un d’eux l’appela publiquement traître. « Cette paix moult grève les chrétiens, » disait la sœur. Aussi les entendait-on s’écrier : « Nous devions à cette heure les dépêcher du monde, afin de n’avoir plus de leur part, ni crainte, ni fâcherie. — Pour dire vrai, ajoute la dévote nonne, mieux eût été que de les laisser vivree ! » Mais tandis que quelques chefs catholiques, les Wernli, les Th. Moine, s’en retournaient chez eux, l’air mécontent, sombre, en espérant que l’affaire n’était que renvoyée, d’autres, réformés ou catholiques, franchissaient avec joie le seuil de leur demeure, et des larmes de joie les y accueillaient. Les femmes embrassaient leurs maris, les petits enfants entouraient leurs pères, les grands les débarrassaient de leurs épées. Les politiques souriaient en voyant la joie des uns et la tristesse des autres ; ils branlaient la tête et pensaient que de part ou d’autre on romprait l’accord, dès qu’on le jugerait utile à ses intérêts. « C’est une paix fourréef ! » s’écriaient-ils. Mais rien ne pouvait consoler certains moines. « Hélas ! murmurait-on dans les couvents, les chrétiens eussent facilement déconfit et mis en subjection les hérétiques, et maintenant ces méchants gagneront la domination dans la citég. »

e – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 56. — Registres du conseil des 28 et 29 mars. — Froment, Gestes de Genève, p. 56.

f – Froment, Gestes de Genève, p. 56.

g – La soeur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 55, 56.

Le lendemain de cette journée, le 29 mars, le conseil des Soixante s’assembla pour « assoupir les débats du jour précédent. » La tempête n’était pas entièrement apaisée ; des membres catholiques du conseil regardaient d’un œil menaçant quelques-uns de leurs plus notables collègues, Jean Philippe, François Favre, Claude Roset et d’autres. C’était contre eux, pensaient-ils qu’il fallait sévir, car c’était en eux que se trouvait la force du mouvement anticlérical. Mais pour le moment le vent était aux accommodations. On arrêta de chercher un compromis propre à satisfaire les deux partis ; et quelques-uns des magistrats et des principaux citoyens se réunirent pour formuler le système qui devait unir Rome et l’Évangileh.

h – Registres du conseil du 29 mars.

Les Deux-Cents, auxquels se joignirent plusieurs autres citoyens, s’étant assemblés, le 30 mars, le premier syndic fit d’abord mettre en liberté les otages, puis il proposa le fameux projet de conciliation. Le conseil l’ayant accepté, il en remit une copie aux capitaines de chaque compagnie ; et se tournant vers l’abbé de Bonmont qui remplissait assez habituellement les fonctions d’évêque, vu les absences continuelles du prélat, le premier magistrat lui dit : « Monsieur le vicaire épiscopal, je vous donne aussi une copie de cet arrêté, afin que vous ayez soin de faire bien vivre vos prêtres. » C’était la principale difficulté ; tous les laïques en convenaient. La séance fut levée.

Aussitôt chaque compagnie se forme sur sa place d’armes, le capitaine se met au centre, et huguenots et mamelouks écoutent cet étrange arrêté, qui réglant une matière religieuse, était pris par l’autorité civile, et proclamé par des soldats.

« Au nom de Dieu, Créateur et Rédempteur, Père, Fils et Saint-Esprit, » dit le capitaine. Tous se découvrirent. « Est pour bien de paix résolu, » continua l’officier d’une voix retentissante, « que toutes ires, rancunes, injures et malveillances entre qui que ce soit de nos citoyens et habitants, tant ecclésiastiques que séculiers, ainsi que batteries, outrages et reproches, faits d’un côté ou d’autre, soient totalement pardonnés. »

On se montrait satisfait.

« Item. Que toute la cité, de quelque état et condition que ce soit, vive dorénavant en bonne paix, sans faire nouveauté quelconque jusques à ce que généralement soit ordonné de vivre autrement. — Vraiment ! dirent quelques huguenots, une réforme mais dans l’avenir !… »

« Item, continua le capitaine, que nul ne parle contre les saints sacrements, et qu’en ceci chacun soit laissé dans sa liberté, selon sa conscience. »

Liberté et conscience ! Quelles paroles nouvelles. Si le peuple de Genève gagnait cela, c’était tout gagner.

« Que nul, dit de nouveau le capitaine, ne prêche sans licence du supérieur, de MM. les syndics et du conseil. Et que le prêcheur ne dise chose qui ne soit prouvée par la sainte Ecriture. »

Aucun article ne causa une plus grande satisfaction. « Bien ! disaient quelques réformés ; notre a doctrine est celle de la sainte Écriture. » — « Bien ! disaient quelques catholiques, le supérieur fera en sorte qu’aucun hérétique ne prêche. »

Le capitaine ajouta la défense de manger de la viande le vendredi, de chanter des chansons les uns contre les autres, de dire : « Tu es un luthérien ! » ou : « Tu es un papiste ! » De plus il ordonna aux pères de famille de notifier l’arrêté à leurs femmes et à leurs enfants. Les dames catholiques et leurs garçons avaient été assez en train lors de la bataille pour qu’on ne les oubliât pas.

Le capitaine ayant fini, dit à sa compagnie : « Que ceux qui veulent la paix et l’amour lèvent la main et fassent serment à Dieu ! »

Les réformés obtenant la sainte Ecriture et la liberté de conscience, levèrent la main. Les catholiques, voyant qu’en leur laissait l’autorité épiscopale et les jours de maigre, firent de même. Mais en une certaine compagnie un huguenot qui ne se souciait pas de ce mélange, dit : « Je refuse ! — Au Rhône, s’écrièrent aussitôt les catholiques. Au Rhône ! Il faut que, sans merci il soit traîné au Rhône comme un méchant chien. » Personne ne fut pourtant noyéi. Le lendemain il y eut procession générale par toute la ville, pour rendre grâce à Dieu de la paix.

i – Registres du conseil du 30 mars. — La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 59. — Msc. de Gautier.

Les catholiques triomphaient. La liberté religieuse et la Bible leur semblaient des choses si étranges qu’on n’en avait rien à craindre. Ils ont appris plus tard le contraire ; alors ce n’étaient à leurs yeux que des leurres apparents mais sans réalité, destinés à attirer et à prendre les huguenots. Le dimanche des Rameaux, un dominicain fort savant (disait-on), venu d’Auxerre, fut chargé de proclamer la victoire de Rome. La foule fut telle que l’église du couvent ne put la contenir. On conduisit le moine sur la place, devant le temple, et l’on y apporta une chaire, où il monta. Se posant fièrement en face de son auditoire : « Me voici, dit le disciple de saint Dominique, me voici prêt à entrer en lice avec les prédicants ! Que Messieurs de Berne en envoient tant qu’ils veulent ; je me fais fort de les confondre tous. » Il ne tarissait pas « en paroles étranges, au grand mépris de la parole de Dieuj. » Les huguenots avaient peine à se contenir et s’écriaient : « Ces cafards veulent boucher les yeux des simples, pour qu’ils ne puissent voir le soleil, qui a levé sur nous sa clarté. »

j – Msc. de Gautier. — Extrait de la requête présentée à Berne par de la Maisonneuve et Salomon.

Le dominicain, sans s’arrêter, continuait à lancer ses foudres, quand tout à coup le trouble se mit dans l’assemblée. Les femmes criaient, les hommes s’agitaient… on crut que les huguenots sortaient des murs (le couvent était dans un faubourg) et allaient fondre sur ce troupeau. « Fermez les portes ! » (de la ville), criait-on ; et cette exclamation épouvanta encore plus les dévots. Les uns dégainaient leurs épées, les autres tiraient leurs poignards, tous s’apprêtaient à se défendre ; le pauvre moine, croyant que les luthériens étaient déjà là et voulaient le mettre à mort s’effraya, pâlit, — « tomba tout pâmé de la chaire. » Mais les huguenots ne paraissaient pas. On se mit alors à chercher la cause de l’alarme, et l’on aperçut un jeune lièvre qui avait été jeté tout vif parmi le peuple, et qui courait çà et là, entre les robes des femmes. C’était un tour joué par un mauvais plaisant. On se moqua beaucoup dans la ville de ces intrépides champions de Rome qui avaient héroïquement tiré leurs poignards contre un levrautk.

k – Registres du conseil du 2 au 11 avril. — Msc. de Gautier. — Spon, Hist. eccl., p. 490, 492.

Une autre cérémonie, d’un tout autre genre, plus recueillie et plus grave, se préparait. On était dans la semaine de la Passion. Les évangéliques sentaient le besoin de se réunir dans un esprit de fraternité chrétienne, autour de la cène du Seigneur. Le jeudi saint, 10 avril, quatre-vingts hommes et plusieurs femmes se réunirent dans le jardin du Pré-l’Évêque. D’abord, l’un d’entre eux lava les pieds des autres, en souvenir de l’acte fait par le Seigneur. Ce n’était pas pour eux une vaine imitation ; ils comprenaient l’intention de Jésus : rappeler que « nul ne refuse de descendre jusqu’à servir ses frères et ses égaux, quelque bas et abject que soit ce service ; » et ils sentaient que « si la charité est abandonnée, c’est parce que chacun se prise plus qu’il n’est besoin, et méprise presque tous les autres. » Après le lavement des pieds la sainte cène fut célébrée. Ces hommes énergiques s’humilièrent devant Dieu comme de petits enfants, et s’approchant de la table avec une véritable foi, plusieurs éprouvèrent que la présence du Rédempteur, bien que spirituelle, est réelle, et nourrit l’homme intérieur.

Dès que cette cène fut connue, toute la ville en parla et les sarcasmes commencèrent à pleuvoir de tous côtés. Ces Juifs, disait-on, ont mordu l’un après l’autre dans un morceau de pain et de fromage en figure de paix et d’union… Et là-dessus les catholiques riaient, » nous apprend la sœur Jeannel.

l – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 61.

Mais bientôt l’effroi fit place aux rires. En revenant du Pré-l’Évêque, plusieurs huguenots (et parmi eux quelques-uns des plus redoutés) marchaient ensemble dans les rues. De sots bavards les ayant vus de loin publièrent partout que de grosses bandes d’hérétiques se montraient sur les places et complotaient pour empêcher la célébration de la messe le grand jour de Pâques. La communion allait justement se célébrer dans les églises, car c’était le jeudi saint. Mais les femmes, effrayées par les rapports qu’on faisait, n’osèrent sortir. Les maris prirent leurs armes ; les prêtres et les moines en firent autant ; et ce fut couverts de cuirasses, de poignards et de bâtons que les pasteurs et leurs ouailles s’apprêtèrent à célébrer le repas de la paix. Ils prêtaient tous l’oreille ; ils s’agitaient au moindre bruit ; mais nul ne vint les troubler et la communion se fit paisiblementm.

mIbid., p. 60.

« Ce sera pour le vendredi saint, » dirent alors quelques catholiques ; les huguenots, on le sait, se préparent à faire ce jour-là une démonstration dans l’église des Dominicains, où le moine d’Auxerre doit encore prêcher. » Pour prévenir ce malheur, on décida que le beau père ferait son sermon dans Saint-Pierre, « ce qui de vie d’homme n’avait jamais été fait dans un tel jour. » Les chanoines se croyaient, dans leur cathédrale, sans danger comme en une forteresse. Pour plus de sûreté, des bandes nombreuses parcouraient la ville. L’un des principaux catholiques surtout, M. de Thorens, se promenait fièrement entouré d’une troupe de ferrailleurs. Le vendredi matin, prêtres et fidèles se rendirent armés à Saint-Pierre. Quelques réformés s’étonnaient de les voir armés en un tel jour et rappelaient la parole du Seigneur : Remets ton épée dans son fourreau. « Cela veut dire, répliquaient les prêtres, qu’il faut la tenir serrée, jusqu’à ce qu’il soit temps de la tirer… » Il y a toujours de commodes interprétations.

Ces bonnes gens étaient troublés sans sujet. Il n’y eut pas le moindre empêchementn ; le prêcheur d’Auxerre dit tout ce qu’il voulait dire. Mais il ne se sentait pas à son aise dans la ville des huguenots, et à peine le jour de Pâques était-il passé, qu’il se retira « hâtivement en son pays. » Personne n’osa prêcher après son départ. Ce qui étonnait fort les dévots catholiqueso.

n – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 60.

oIbid., p. 61

L’ordonnance du conseil avait fait faire un pas dans Genève à la liberté religieuse, mais ce n’était guère qu’en théorie ; la pratique était plus difficile. Selon les uns, il fallait que Genève fût entièrement réformé ; selon les autres, entièrement catholique. Les esprits absolus demandaient « jusques à quand on clocherait des deux côtés ? » et les partisans hardis répétaient que l’épée seule pouvait trancher ce nœud difficile. Le premier syndic, Nicolas du Crest, et le conseiller Roy, partirent pour Berne, afin de supplier le sénat de ne pas appuyer la Réformation. Mais les évangéliques, au contraire, désiraient qu’elle se développât librement. Plusieurs d’entre eux avaient une ardeur d’esprit, une faim, une vraie soif de justice ; leur âme cherchait un salut éternel ; ils étaient ambitieux de vérité céleste, comme les conquérants le sont de gloire et d’empire. Le clergé, en les privant de leurs ministres, les avait réduits à de simples essais d’édification mutuelle ; or, ils voulaient la grande prédication de l’Évangile, sans laquelle l’Église se rapetisse. « Nous souffrons disette, disaient-ils ; nous sommes dépourvus de notre droit ! Un moine hardi ne cesse de nous crier qu’il est prêt à confondre tous les prédicateurs que Berne voudra nous envoyer… Eh bien, demandons à Berne des ministres dont la savante parole réduise au silence ces dominicains insolents et babillards. »

Le voyage du syndic du Crest inquiétait de la Maisonneuve. Qui sait si le respect dû à ce premier magistrat de la république ne ferait pas faire à ce puissant canton de Berne une fausse démarche… Il s’efforcera de prévenir un si grand mal. Il communique son dessein à son fidèle Achates, Salomon. Celui-ci était plein de confiance dans son ami ; ils partirent aussitôt pour ce périlleux voyagep.

p – Registres du conseil des 2 et 11 avril. — Msc. de Gautier. — Spon, Hist. eccl., I, p. 490, 492.

Le syndic du Crest et le conseiller Roy, arrivés à Berne le 6 avril, crurent apercevoir un jour dans la rue de la Maisonneuve et Salomon. Etonnés, ils s’arrêtèrent, ils les regardèrent, ils les toisèrent, ne sachant s’ils avaient un éblouissement… C’étaient bien ces deux huguenots. Le premier syndic, irrité, s’approcha d’eux et leur dit sèchement : « Que faites vous ici ? — On dit que vous avez ordre de parler contre nous, répondit de la Maisonneuve ; nous sommes ici pour nous défendre. » Le lendemain, les deux magistrats genevois s’étant rendus au conseil, furent encore plus surpris, en trouvant dans la salle d’attente les deux chefs réformés. Ils espéraient au moins entrer seuls au conseil ; mais non, à peine la porte est-elle ouverte, que les deux huguenots s’avancent, sans autre cérémonie, avec les deux magistrats et s’asseyent tranquillement à leur gauche. Y avait-il donc alors à Genève une seconde puissance, qui envoyait aussi des ambassadeurs ?

De la Maisonneuve était en effet un ambassadeur ; son cœur brûlait pour une grande cause, celle de l’Évangile et des temps nouveaux. La vérité qu’il représentait le remplissait de courage, il se leva le premier, même avant que le magistrat de Genève eût pris la parole, et dit avec une sainte hardiesse : « Très honorés Seigneurs ! Nous et un grand nombre de nos concitoyens, nous désirons que la pure Parole de Dieu soit prêchée dans Genève. La voix de l’Évangile, jadis si peu entendue, retentit maintenant dans toute la chrétienté, et nous ne voulons pas renoncer à l’entendre. Ni le bannissement, ni aucune menace ne pourront nous abâtardir en nonchalance et en oisiveté. » Puis, sans craindre le premier syndic qui l’écoutait, « Messieurs, continua-t-il, savez-vous à quoi nous sommes réduits… ? Nos magistrats nous font la guerre, et ils s’efforcent de chasser de Genève cet Évangile que vous avez établi dans Berne. Après la visite que nous vous avons faite naguère, ils nous ont fait paraître devant eux… Et ce Nicolas du Crest ici présent, dit-il, en montrant le syndic, a foulé aux pieds nos libertés et nous a parlé comme à des larrons… Au lieu de répondre à vos lettres, ils ont de maison en maison, exhorté leurs partisans à prendre les armes. Ils ont sonné le tocsin ; ils ont amassé les chanoines, les prêtres et le petit peuple ; ils ont ourdi une méchante et enragée conspiration. Et pourquoi, Messieurs ? Il faut, disaient-ils, trancher la tête à ceux qui sont allés à Berne !… Voilà, très honorés Seigneurs, le cas que l’on fait de votre bourgeoisie !… libertés de Genève ! alliance des ligues ! justice des lois ! Tout, tout est foulé aux pieds par des prêtres, déterminés à ne nous laisser pour patrimoine, que l’esclavage, la superstition, les larmes, les gémissements, les sanglots… Il faut y porter remède, et vous seuls le pouvez, très honorés Seigneurs. Un moine fanatique, qui prêche contre la pure religion, a offert d’entrer en lice contre tout ministre de l’Évangile, que vous nous enverriez… Faites ce qu’il demande… Accordez à nous et à nos consorts, l’un de vos prédicateurs. Obtenez pour lui un lieu public où il puisse annoncer librement la Parole de Dieu. Qu’il combatte en une dispute bien réglée cet insolent dominicain, et assure ainsi le triomphe de l’Évangile. »

De la Maisonneuve savait à quoi il s’exposait en parlant avec tant de franchise ; aussi ajouta-t-il : « Peut-être, voudrez-vous aussi veiller à ce que cette juste requête ne nous empêche pas de retourner chez nous et d’y vivre paisiblementq. »

q – Requête de ceux de Genève. — Registres du conseil du 11 avril. — Msc. de Gautier. — Spon, p. 491.

Le syndic et le conseiller genevois qui ne s’étaient pas attendus à une telle harangue, étaient embarrassés. Venus comme accusateurs, ils se voyaient accusés. Les regards indignés des conseillers de Berne, troublaient le magistrat de Genève encore plus que le discours du député protestant. L’avoyer, se tournant vers le syndic, lui demanda s’il avait quelque chose à répondre. « Nous n’avons aucun ordre là-dessus, répliqua-t-il, et par conséquent nous n’avons rien à dire. — Eh bien, dirent Messieurs de Berne, nous enverrons sous peu des députés à Genève, et ils verront ce qui s’y passe, par rapport à la religionr. »

La séance fut levée. Il semblait qu’un vent favorable allait souffler sur le navire évangélique. Mais un orage se préparait et allait peut-être le briser.

r – Requête de ceux de Genève. — Registres du conseil. — Msc. de Gautier.

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