Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 17
Réussira-t-on à établir l’unité dans la vérité ?

(Août à novembre 1535)

7.17

Individualisme et catholicisme – Faits de la réformation allemande – Importance de la mission en Allemagne – Incertitudes de Mélanchthon – Instances de l’envoyé français – Instances contraires de sa famille – Mélanchthon examine – Dernier assaut – Mélanchthon dit oui – Son caractère – Il se rend vers l’électeur – Il sollicite sa permission – Refus de l’Électeur – Tristesse de Mélanchthon – Luther pense comme lui – Il intervient auprès de l’Électeur – Agitation de l’Allemagne – Craintes bizarres des Allemands – Les arguments de l’Électeur – L’Électeur l’emporte – Lettre sévère à Mélanchthon – Douleur de Mélanchthon – Appréhensions de Luther – Ne pas se mêler avec l’État – L’Électeur au roi – Mélanchthon à François Ier – Il ne renonce pas à la France – Son ardeur – Le roi reprend son projet – Opposition des catholiques – L’Electeur reçoit Du Bellay – Du Bellay devant l’assemblée – Son discours – Intercession en faveur des évangéliques – Les deux partis s’expliquent – La papauté – Transsubstantiation. Messe. – Images. Libre arbitre. Purgatoire – Bonnes œuvres. Monastères – Célibat. Les deux espèces – La Sorbonne. La justification – La réforme de François Ier – Intervention en faveur des opprimés – L’alliance, politique – Les deux rôles de François Ier – La communion des saints

L’union désirée par tant d’hommes éminents était-elle un bien, était-elle un mal ? Il peut y avoir, et il y avait à cet égard, des opinions fort différentes. Certains esprits aiment à s’isoler et regardent avec méfiance et dédain les associations humaines. Il est vrai que l’homme existe d’abord comme individu, et qu’avant tout il doit être lui-même ; mais il n’existe pas seul ; il est membre d’un corps, et ceci forme la seconde partie de son existence. La vie humaine est à la fois un monologue et un dialogue. Avant le christianisme, ces deux manières d’être essentielles n’avaient qu’une existence imparfaite ; d’un côté, les institutions sociales absorbaient l’individu, et de l’autre chaque nation était parquée à part. Le christianisme a grandi l’individualité en appelant l’homme à s’unir à Dieu, et en même temps il a proclamé la grande unité de l’espèce humaine, et se propose de faire une seule famille de toutes les familles de la terre, en leur donnant à toutes le même père céleste. Il communique à l’individualité une intensité nouvelle, en apprenant à l’homme qu’une seule âme a devant Dieu plus de prix que l’univers, mais ceci, loin de porter dommage à la société, devient pour elle la source d’une grande prospérité. Plus un individu se développe dans le sens chrétien, plus il est un membre utile de la nation et de l’humanité. L’individualité et la communauté sont deux pôles de la vie ; et il est nécessaire de les maintenir l’un et l’autre, pour que la race humaine remplisse sa vocation dans l’espace des siècles. Le mal commence quand on donne à l’un de ces deux éléments une prééminence injuste. L’unité romaine, qui porte atteinte à l’individualité, est un obstacle à la vraie civilisation chrétienne ; tandis qu’un individualisme extrême qui isole l’homme est plein de périls, soit pour la société, soit pour l’individu lui-même. Il serait donc peu raisonnable de condamner ou d’approuver d’une manière absolue les esprits éminents qui, en 1535, cherchaient à rendre l’unité à l’Église. La question est de savoir si, en reconstruisant la catholicité, ils entendaient ou non immoler la liberté individuelle. S’ils voulaient une union vraiment chrétienne, leur œuvre était bonne ; si au contraire ils prétendaient rétablir l’unité dans un but hiérarchique, un esprit despotique, leur œuvre était mauvaise.

Il y avait une autre question sur laquelle on n’était pas plus d’accord. La grande entreprise réussirait-elle ? La France continuait à demander Mélanchthon ; l’Allemagne répondrait-elle à ces avances ? Nous devons indiquer brièvement les faits relatifs à la Réformation, qui s’étaient passés dans l’Empire, depuis l’accord entre les catholiques et les protestants, conclu, nous l’avons vu, en juillet 1532a. Ces faits peuvent aider à résoudre la question.

a – Voir dans le second volume, 2.21.

Il avait été établi dans la paix religieuse que tous les Allemands se témoigneraient une amitié sincère et chrétienne. Dans le traité de Cadan (29 juin 1534), Ferdinand, reconnu roi des Romains, s’était engagé, soit en son nom, soit en celui de Charles-Quint à protéger les protestants contre les procès de la cour impériale. Plus tard, la ville de Munster, en Westphalie, était devenue le théâtre des extravagances du fanatisme. Jean Bockhold, tailleur de Leyde, s’y était donné pour prophète, était devenu maître de la ville, s’était fait proclamer roi de Sion, avait établi la communauté des biens et avait voulu, comme d’autres sectaires, restaurer la polygamie. On le voyait parcourir la ville avec une couronne d’or, rendre ses jugements sur la grande place, et trancher souvent lui-même la tête du condamné. Il y faisait prêcher du haut d’une chaire placée à côté du trône, et quelquefois, après le sermon, toute l’assemblée se mettait à danser. Le Landgrave Philippe de Hesse, un des chefs de la cause protestante, marcha contre ces fous, prit Munster le 24 juin 1535 et mit fin au prétendu royaume de Sionb. Ces extravagances ne nuisirent pas à la cause protestante, que l’on ne confondait point avec un communisme grossier, plein de cruauté et de débauche ; ce furent d’ailleurs les protestants et non les catholiques qui les combattirent. Mais les évangéliques sentirent dès lors encore plus fortement la nécessité de repousser l’esprit sectaire, ce qu’ils avaient fait dès 1522 à Wittemberg. Enfin, il paraissait toujours plus évident que le concile général, libre et chrétien, qu’ils avaient si souvent demandé, leur serait accordé. Tous ces événements, que nous avons dû indiquer, semblaient avoir préparé l’Allemagne protestante à accepter les propositions de la France.

bHistoria belli Anabaptistarum monasteriensis H. de Kerssenbroick.

Voré De la Fosse, porteur des lettres de François Ier, de Guillaume Du Bellay et d’autres partisans de l’union, se rendait en Allemagne, pour l’amener à bonne fin. De la Fosse n’était pas un ambassadeur aussi magnifique que ceux qui figuraient à Londres et à Rome, et la puissance auprès de laquelle il était accrédité était un professeur d’une petite ville de la Saxe. Mais l’Allemagne nommait ce professeur son maître, et De la Fosse, en se rendant vers lui, regardait sa mission comme plus importante que celles dont avaient été chargés des cardinaux et des ducs. La chrétienté, partagée en deux, s’était ainsi affaiblie ; il allait rétablir l’unité, et, par la vie du nouveau membre, vivifier et purifier l’ancien. L’Église chrétienne, ainsi fortifiée, serait rendue capable des plus grandes conquêtes ; du succès de la démarche qui allait être faite, dépendaient, selon De la Fosse et ses amis, les destinées du monde.

Arrivé à Wittemberg le 4 août 1535, l’envoyé de François Ier se rendit aussitôt chez Mélanchthon, lui remit les missives dont il était chargé et lui exposa chaudement les motifs qui devaient l’engager à se rendre en France. Sa candeur, son amour de l’Évangile, son zèle gagnèrent le cœur de l’ami de Luther ; il s’établit peu à peu une amitié sincère entre ces deux hommes ; et quand Mélanchthon voulait se justifier aux yeux des Français, il en appelait au témoignage du « très bon et très excellent Voré de la Fossec. » Mais si le messager lui était agréable, le message jetait le trouble dans son cœur ; la lecture des lettres du roi, de Du Bellay, de Sturm porta au comble les incertitudes de cet homme de paix. Il voyait des raisons puissantes pour aller en France, et d’également puissantes pour rester en Allemagne. Il y avait des deux côtés, selon l’expression d’un réformateur, comme des artilleries qui tiraient tour à tour sur lui et le portaient tantôt à droite, tantôt à gauche. Que dirait Charles-Quint si un Allemand se rendait à la cour de son adversaire ? Qu’attendre, d’ailleurs, de la Sorbonne, du clergé, de la cour ? Des dédains… Il n’ira pas. D’autre part, Mélanchthon avait devant lui une lettre du roi le pressant de venir à Paris. Cette influente nation pouvait être gagnée à l’Évangile et entraîner tout l’Occident. Faut-il, quand le Seigneur nous appelle, se laisser arrêter par la crainte ?… Plus d’hésitation ; il partira. Voré de la Fosse était dans la joie. Mais bientôt de nouvelles pensées venaient tourmenter l’imagination du docteur. Que n’y a-t-il pas à redouter d’un prince qui a juré devant les bûchers, où il brûlait ses sujets, que pour arrêter l’hérésie, il couperait, s’il le fallait, son bras même, et le jetterait au feu ?… Dans la journée terrible des estrapades, un large gouffre s’était ouvert au milieu de l’Église : était-ce à lui, Mélanchthon, de se précipiter comme Curtius dans l’abîme, pour que le gouffre se refermât sur lui ?… Il laissait volontiers au jeune Romain la gloire de se vouer aux dieux infernaux.

c – « Viri optimi et fidelissimi Vorœi testimonium. » (Mélanchthon, G. Bellaio, Corp. Réf., II, 315.)

De la Fosse se rendait chaque jour chez l’illustre professeur, et mettait tout en œuvre pour lui faire franchir le Rhind. « Nous ferons, lui disait-il, tout ce que vous désirerez. Voulez-vous des lettres royales qui vous assurent la pleine liberté d’aller en France et d’en revenir ? Vous les aurez. Demandez-vous des otages qui garantissent votre retour ? Vous les obtiendrez. Avez-vous besoin d’une escorte d’honneur, armée, qui vous conduise et qui vous ramène ? Elle vous sera donnéee. Nous n’épargnerons rien. De votre entrevue avec le roi, dépend non seulement le sort de la France, mais pour ainsi dire de tout l’universf. Écoutez les amis de l’Évangile qui se trouvent à Paris. Des flots menaçants nous entourent, vous disent-ils par ma bouche ; des tempêtes furieuses nous assaillent ; mais au moment de votre venue, nous nous trouverons comme miraculeusement transportés dans le port le plus assurég. Si au contraire vous méprisez l’appel du roi, toute espérance est perdue pour nous. Les feux, maintenant assoupis, rallumeront tout à coup leurs flammes, et il y aura une recrudescence cruelle des plus affreux tourmentsh. Ce ne sont pas seulement Sturm, Du Bellay et d’autres amis semblables, qui vous invitent, ce sont tous les chrétiens pieux de la France. Ils sont muets, sans doute, ceux que les plus cruels supplices ont couchés parmi les morts, et ceux mêmes qui, enfermés maintenant dans les cachots, sont séparés de nous par des portes de fer ; mais, si leurs accents ne peuvent arriver jusqu’à vous, écoutez du moins une voix puissante, la voix de Dieu même, la voix de Jésus-Christi ! »

d – « Cum eo locutus de profectione ad Regem. » (Camerarius, Vita Melanchthonis, p. 148.) Camerarius était l’ami intime de Mélanchthon.

e – « Obsides qui darentur dum abesset… Pæsidia quibus deduceretur. » (Ibid.)

f – « Pœne orbis terrarum fortunam esse positam. (Ibid.)

g – « In illis fluctibus et sævissimis tempestatibus, jam portum et tutissimam stationem. » (Camerarius, Vita Melanchthonis, p. 148.)

h – « Sopiti ignés rursum suscitarentur et suppliciorum immanitas recrudesecret. » (Ibid.)

i – « Advocari ipsum Dei Christique Jesu voce. » (Ibid.)

Mélanchthon à l’ouïe de ces discours était troublé, accabléj. Quelle œuvre immense ! ces Français placent le monde sur ses épaules ! Pauvre Atlas, est-il capable de le porter ? A quoi se résoudre ? que faire ? Bientôt ses perplexités s’accroissent encore. A peine le gentilhomme français est-il sorti, que Catherine, sa femme, fille du bourgmestre de Wittemberg, ses parents, ses jeunes enfants et quelques-uns de ses meilleurs amis, l’entourent et le conjurent de ne pas partir. Ils sont convaincus que, si Mélanchthon se rend dans la ville qui tue les prophètes, ils ne le reverront plus. Ils lui décrivent les embûches qu’on lui dresse ; ils lui rappellent qu’on ne lui donne pas de sauf-conduit. Ils versent des larmes ; ils le retiennent. Et pourtant il ne se rend pas.

j – « Afficiebatur atque perturbabatur. » (Ibid.)

Mélanchthon était un homme de Dieu ; il s’enfermait dans son cabinet ; il demandait à son Père céleste de lui montrer le chemin qu’il devait prendre ; il pesait mûrement le pour et le contre. « La considération de moi et des miens, disait-il, l’éloignement du lieu où j’ai à me rendre, la crainte des périls qui m’attendent ne doivent point m’arrêterk. Rien ne doit m’être plus sacré que la gloire du Fils de Dieu, la délivrance de tant d’hommes pieux, la paix de l’Église troublée par de grandes tempêtes. C’est sur cela que doivent se concentrer toutes mes pensées. Mais voici ce qui me trouble : Je crains d’agir imprudemment dans une affaire de si grande importance, et de rendre, par ma précipitation, le mal plus incurable encore. Les Français, tout en cédant sur quelques petits articles, auxquels ils doivent nécessairement renoncer, ne retiendront-ils pas les points les plus importants, où se trouvent par excellence le mensonge et l’impiétél ? Hélas ! un tel replâtrage produirait plus de mal que de bien. »

k – « Non respectus ad se aut suos, non longinquitas loci, non periculorum metus… » (Camerarius, Vita Melanchthonis, p. 149.)

l – « In quibus potissimum falsitas impietatis resideret. » (Ibid., p. 150.)

Il y avait beaucoup de vérité dans ces craintes ; mais De la Fosse revenait chez son nouvel ami ; il cherchait à dissiper toutes ses appréhensions ; il l’assurait que les dispositions de François Ier étaient au fond excellentes. — Oui, répondait l’ami de Luther, mais est-il en état de les réaliserm ? » Il n’attendait rien d’une conférence avec des docteurs fanatiques ; la Sorbonne, d’ailleurs, refusait la discussion. Le roi, disait-il, n’est pas l’Eglise. Un concile a seul le pouvoir de la réformer ; que ce prince mette donc tout son cœur à en accélérer la convocation. Tout autre moyen de porter secours à la chrétienté affligée est inutile et dangereux. »

m – « Quid ipse tamen rex posset efficere… non sine causa dubitabat. » (Camerarins, Vita Melanchthonis, p. 150.)

De la Fosse, saisissant l’objection de Mélanchthon, s’en fit une arme. « Il faut au moins préparer ce concile, dit-il, et c’est pour cela que le roi de France veut s’entretenir avec vous. » Puis, voulant frapper les grands coups, l’envoyé de François Ier s’écria : « Jamais le roi n’a eu chose plus à cœur que de guérir les plaies de l’Église. Jamais il n’a montré tant de soins, tant de sollicitude, tant de zèlen. Jamais, si vous vous rendez à sa demande, il n’aura vu avec tant de joie un étranger arriver en France. Voulez-vous refuser à l’Église affligée la main qui peut la sauver ? Je vous en conjure, que rien au monde ne vous détourne d’un but si pur et si sacréo. » De la Fosse était ému. La pensée de retourner à Paris sans Mélanchthon, c’est-à-dire sans le salut qu’il attendait, lui était insupportable. « Partez, s’écria-t-il ; si vous ne venez pas en France… moi, je n’y retourne pasp ! »

n – « Nullum enim rem unquam, majore Regem cura, studio, sollicitudine animi complectendam duxisse. » (Camerarius, Vita Melanchthonis, p. 151.)

o – « Neque se abduci ullius persuasione sineret ea tam pio sanctoquo instituto. » (Ibid.)

p – « Er wollte nicht in Frankreich wiederkommen, so ich nicht mit iffige. » (Corp. Réf., II, p. 905.)

Ces supplications touchèrent Mélanchthon. Il crut entendre, comme on le lui avait dit, la voix même de Dieu. « Eh bien, dit-il, j’irai ! Mes amis de France ont conçu de grandes espérances, et s’adressent à moi pour les réaliser ; je ne veux pas frustrer leur attente. » Mélanchthon était décidé à maintenir les vérités essentielles du christianisme, et il avait l’espoir de les voir acceptées par la catholicité. François Ier et les siens, en effet, n’avaient pas repoussé l’article par excellence aux yeux de Luther, la justification uniquement par la foi aux mérites de Christ, — par une foi vivante qui produisait la sainteté et les œuvres. « Mélanchthon, » selon l’orateur le plus éloquent et le plus chrétien du catholicisme, « joignait à l’érudition, à la politesse et à l’élégance du style, une singulière modération, en sorte qu’on le regardait comme seul capable de succéder, dans la littérature, à la réputation d’Érasmeq. » Mais il était plus que cela ; il avait des convictions inébranlables ; il savait où il en était, et, loin de chercher toute sa vie sa religion, comme prétend Bossuet, il l’avait trouvée et admirablement exposée dans ses beaux Lieux communs théologiquesr. Seulement il ne cessait de répéter à ses amis : « Il ne nous faut lutter que pour les choses qui sont grandes et nécessairess. »

q – Bossuet, Histoire des Variations, t. I, liv. V, ch. 2 et 19.

rLoci communes theologici. Ils eurent soixante-sept éditions, et furent traduits dans plusieurs langues.

s – « Non puto contendum esse, nisi de magnis et necessariis rebus. » (M. à Sturm, Corp. Réf., II, p. 917.)

Mélanchthon, plein de douceur, était toujours prêt à faire ce qui pouvait être agréable aux autres. Sincère, ouvert, plein d’affection pour les enfants, il aimait à jouer avec eux et à leur raconter de belles histoires. Mais avec toute cette débonnaireté, il avait horreur des paroles ambiguës, surtout quand il s’agissait de la foi ; et, quoique d’une exquise mansuétude, il sentait fortement, ses angoisses pouvaient être déchirantes, et, quand son âme était émue, on pouvait voir éclater en lui une impétuosité soudaine, qui, toutefois, se calmait aussitôt. Son erreur, dans cette circonstance, fut de croire qu’on pouvait admettre le pape, en mettant de côté ses doctrines : tout catholique vraiment romain eût pu lui dire que c’était impossible. Quoi qu’il en soit, De la Fosse l’avait décidé. Pour le triomphe de la vérité et de l’unité, cet homme simple et timide, était résolu à braver les dangers de la France et les reproches amers de l’Allemagne. « J’irai, » disait-il à l’envoyé de François Ier. C’était la parole d’un chrétien prêt à s’immoler. Il se rencontre quelquefois dans l’histoire de ces caractères qui étendent l’idée de la grandeur morale : Mélanchthon est l’un d’eux.

Mais son prince lui permettrait-il d’aller ? Les préventions de l’Allemagne à l’égard de la France, de nombreuses considérations politiques et religieuses pouvaient arrêter l’Électeur. Il y avait là des difficultés qui pouvaient faire échouer l’entreprise. Le noble docteur résolut de tout faire pour les vaincre. L’université venait de se transporter de Wittemberg à Iena, à cause de la peste. Mélanchthon partit de cette ville pour se rendre à la cour. Quittant la Thuringe, il se dirigea en toute hâte vers les bords de l’Elbe, arriva à Torgau, et fut admis, le dimanche 15 août, après le service divin, à présenter ses devoirs à l’Électeur, dans le vieux château, situé hors de la ville.

Jean-Frédéric était entouré de plusieurs de ses conseillers et de ses courtisans, et, malgré l’estime qu’il avait pour Mélanchthon, on pouvait apercevoir sur son visage un air de mécontentement et de réserve. L’Électeur était blessé de ce que le roi de France, au lieu de s’adresser à lui, avait écrit directement à l’un de ses sujets ; mais des motifs plus graves lui faisaient envisager avec déplaisir le projet du docteur de Wittemberg.

Ce n’était pas peu de chose pour Mélanchthon, d’un naturel timide et craintif, que d’adresser à son souverain une demande propre à lui déplaire. Sans s’arrêter à la lettre qu’il avait reçue de François Ier, et qu’il croyait plus sage de ne pas mentionner : « Votre Grâce Électorale n’ignore pas, dit-il, que dix-huit chrétiens ont été brûlés à Paris, beaucoup d’autres jetés en prison ou contraints à s’enfuir. Le frère de l’évêque de Paris s’est efforcé d’adoucir le roi, et m’a écrit que ce prince a mis fin à la persécution, et veut s’entendre avec nous quant aux affaires religieuses. Du Bellay m’invite à monter à cheval et à venir en Francet. Si je m’y refuse, j’ai l’air de mépriser cet appel ou d’avoir peur. C’est pourquoi, au nom a de Dieu, je suis prêt à me rendre à Paris, comme personne privée, si votre Altesse le permet. Il faut faire connaître aux grands potentats et aux nations étrangères l’importance et la beauté de notre cause évangélique. Il faut qu’ils apprennent à discerner notre doctrine, et à ne pas nous confondre avec des fanatiques, comme nos ennemis s’efforcent de le faire. Je ne me fais aucune illusion sur le peu d’importance et l’inaptitude de ma personne ; mais je sais aussi, que si je ne vais pas à Paris, je paraîtrai avoir honte de notre cause, ne pas croire aux paroles du roi de France, et les hommes de bien qui s’efforcent de mettre fin à la persécution seront exposés ainsi à la disgrâce de leur maître. Je connais la pesanteur de la charge qu’on m’impose…, elle m’accable…, mais n’importe, je ferai mon devoir, et je conjure Votre Grâce de m’accorder, à cet effet, deux ou trois mois de congé. »

t – « Ich wollte einen Bilt in Frankreich thun. » (Corp. Ref., II, p. 904.)

Mélanchthon, selon la coutume, remit sa supplique par écritu. Jean-Frédéric se contenta de répondre froidement qu’il lui ferait connaître sa volonté par des membres de son conseil.

uCorp. Ref., II, p. 903-905.

L’affaire était entamée ; la France et l’Allemagne étaient en présence dans ce château des bords de l’Elbe. L’opposition se montra aussitôt. L’audience donnée à Mélanchthon mit toute la cour en mouvement. L’esprit germanique y dominait plus que l’esprit évangélique, et l’idée que des Allemands voulaient donner la main à François Ier indignait les courtisans. Ils avaient des conférences secrètes ; ils regardaient Mélanchthon d’un œil dur ; ils l’apostrophaient avec véhémence. Doué du cœur le plus tendre, ce beau génie en avait l’âme brisée : « Hélas ! écrivit-il à Jonas, la cour est pleine de mystères ou plutôt de haines !… Je vous raconterai tout cela quand je vous verraiv. »

v – « Aulica quædam μυστήρια vel potius odia sunt. » (Corp. Réf., II, p. 903.)

Il attendait avec émotion la communication officielle de l’Électeur. Le lendemain, 16 août, il apprit que les conseillers de Jean-Frédéric avaient une communication à lui faire de la part de leur maître. Si l’entrevue avec l’Électeur avait été froide, celle-ci fut glaciale. Le chancelier Bruck, appelé plus souvent Pontanus, selon la mode de latiniser les noms, avait été chargé de cette mission. Bruck qui, dans la fameuse diète d’Augsbourg, avait remis la Confession évangélique à Charles-Quint, en présence de tous les princes de l’Allemagne, était un homme excellent, plus décidé que Mélanchthon, et à quelques égards plus éclairé ; il comprenait qu’il était dangereux d’accepter le pape, si l’on voulait rejeter sa doctrine. « Il accueillit le docteur avec un air sévère et lui dit d’un ton dur : Son Altesse vous fait savoir que l’affaire que vous lui avez soumise est d’une telle importance que vous n’auriez pas dû vous y engager sans son agrément. Puisque votre intention a été bonne, elle veut bien ne pas y revenir. Mais quant à vous permettre de faire en France un voyage précipité et plein de dangers, toutes sortes de raisons s’y opposent. Non seulement Son Altesse ne peut exposer votre personne ; mais encore, étant sur le point de traiter avec l’Empereur diverses questions où la religion se trouve intéressée, elle craint que, si elle envoie à Paris un député, Sa Majesté impériale et les autres princes de l’Allemagne ne s’imaginent qu’il est chargé de négociations opposées aux déclarations que nous leur avons faites. Il pourrait résulter de ce voyage des déchirements, des brouilleries, des maux irréparablesw. Vous êtes invité, en conséquence, à vous excuser le mieux possible auprès du roi de France, et l’Électeur vous promet de lui écrire lui-même à cet égard. »

w – « Zerrüttung, unwiederbringlicher Nachtheil, Beschwerung und Schade zu erfolgen. » (Corp. Réf., II, p. 908.)

Mélanchthon se retira navré. Quelle position que la sienne ! Sa conscience lui ordonne de se rendre à Paris, et son prince le lui défend. Comme qu’il fasse, il doit manquer à l’un de ses plus importants devoirs. S’il part malgré la défense de l’Électeur, non seulement il l’offense, mais il met contre lui l’Allemagne, et sacrifie le cercle d’activité que Dieu lui a donné. S’il reste, tout espoir est perdu de gagner la France à la lumière de l’Évangile. Incertain, angoissé, il se rendit d’abord à Wittemberg, voulant y parler avec Luther, et ne cacha point à son ami l’indignation profonde dont il était remplix. Il était appelé à arborer dans un illustre royaume l’étendard de l’Évangile, et l’Electeur s’y opposait à cause de certaines négociations diplomatiques. Il déclara à Luther qu’il ne renonçait point à s’acquitter de cette importante mission ; et les sentiments dans lesquels il trouvait le réformateur le fortifièrent dans cette pensée. Les deux amis ne parlaient que de la France, du roi, de Du Bellay. Puisque vous me consultez, lui disait Luther, je vous le déclare, c’est avec plaisir que je vous verrais partiry. » Il fit même à Mélanchthon une communication qui rendit à celui-ci quelque espoir.

x – « Subindignabundus hinc discessit. » dit Luther. (Ep. IV, p. 621.)

y – « Philippus… me consule libens proficisceretur. » (Lutheri p. IV, p. 621.)

Informé de l’audience du 15, le grand réformateur venait d’écrire à l’Électeur. Les cris de ses frères de France, livrés aux flammes, émouvaient Luther à Wittemberg, comme ils émurent Calvin à Bâle. Si celui-ci adressait à François Ier une admirable épître, le réformateur allemand voulait lui envoyer Mélanchthon. Les deux réformateurs, sans le savoir, étaient en ce point « conjoints ensemble d’opinions et de volontés. » — « Je supplie Votre Grâce, avait écrit Luther à Jean-Frédéric, de la manière la plus pressante, d’autoriser maître Philippe à se rendre en France. Je suis ému de la requête pleine de larmes que des hommes pieux, à peine échappés aux flammes, lui adressent pour le supplier d’aller conférer avec le roi, et de mettre ainsi fin aux meurtres et aux bûchers. Si cette consolation leur est refusée, leurs ennemis, avides de sangz, recommenceront à égorger, à brûler, redoubleront de fureur… François Ier a écrit à Mélanchthon une lettre pleine de grâce ; ses envoyés sont venus le solliciter de sa part… Pour l’amour de Dieu, accordez-lui trois mois de congé. Qui peut savoir ce que Dieu veut faire ? Ses pensées sont toujours plus élevées et meilleures que les nôtres. J’éprouverais une grande peine, si tant d’âmes pieuses qui appellent Mélanchthon avec des cris de douleur et comptent sur lui, se voyaient déçues dans leur attente, et concevaient contre nous des préventions fâcheuses. Que Dieu conduise Votre Grâce par son Saint-Esprit ! »

z – « Bluthünde. » Chiens de sang. (Lutheri Ep. IV, p. 620.)

Telle était l’affection de Luther pour ses frères de France. Il fit même plus que d’écrire. Le réformateur n’était pas alors en bonne santé ; il se plaignait de perdre ses forces et d’être tellement décrépit qu’il devait rester la moitié du jour sans rien fairea. N’importe, il quitta Wittemberg et se rendit à Torgau, où il eut un entretien avec le princeb. Peut-être ce voyage fut-il antérieur à celui de Mélanchthon.

a – « Ego non annis, sed viribus, decrepitus fio, ad labores ante meridianos pene totus inutilis factus. » (Ibid., p. 623, 23 août 1535.)

b – « Nachdem aber Dr Martinus bey uns zu Torgau auch gewest, so haben wir Ihm solches ungefæhrlich vermeldet. » Cette déclaration de l’Électeur établit incontestablement le voyage de Luther à Torgau pour cet objet. On ne peut en fixer le jour, mais c’est dans un mémoire adressé à Bruck, le 19 août, que l’Électeur en parle. (Corp. Réf., II, p. 908.)

Il semble que ces efforts simultanés des deux grands réformateurs devaient avoir quelque effet sur un prince tel que l’Électeur. Jean-Frédéric, qui avait succédé à son père l’Électeur Jean, en août 1332, était vrai, généreux, bon époux, bon prince ; disciple de Spalatin, l’ami de Luther, il vénérait la Parole de Dieu, et était plein de zèle pour la cause de la Réformation. Moins flegmatique que son père, il joignait à un esprit entreprenant du jugement et de la prudence. Ces qualités devaient le porter à favoriser le voyage de Mélanchthon en France. Mais il était susceptible et un peu entêté ; en sorte que, si un projet venait non de lui mais d’un autre et lui déplaisait de quelque côté, la chance de succès n’était pas grande. Aussi la lettre de Luther ne fit pas grande impression sur lui ; elle augmenta seulement l’agitation. Les préjugés de l’Allemagne rendaient le voyage de Mélanchthon toujours moins populaire ; à la cour de Torgau, en Saxe, dans les autres pays protestants, on le regardait comme une folie. « Nous autres, à Augsbourg, écrivait Sailer, député de cette ville, nous connaissons bien le roi de France ; il se soucie fort peu, chacun le sait, de religion, et même de morale. Il fait l’hypocrite avec le pape, et passe aux Allemands la plume par le bec, ne pensant qu’à les frustrer des espérances qu’il leur donne. Son unique affaire c’est d’écraser l’Empereurc. » Quelques-uns même, et des meilleurs, étaient pleins d’affreuses appréhensions, et voyaient un immense bûcher s’élever pour y brûler le maître de l’Allemagne. Les passions se réveillaient ; une violente tempête remuait les esprits ; de tous côtés arrivaient à Torgau les avis les plus sinistres. D’autres ne prenaient pas les choses si fort au tragique ; ils employaient l’arme du ridicule. La susceptibilité germanique était blessée de ce que François Ier n’avait pas choisi pour cette mission quelque grand personnage. On regardait de haut Barnabas Voré, dit De la Fosse : « Le bel ambassadeur ! disait-on ; tout le commerce de France ne mettrait pas vingt écus sur sa tête. — Les juifs eux-mêmes, disait un autre, ne voudraient pas de ce Barnabas-là, quand on le leur donnerait pour un denierd ! »

c – Seckendorf, Historie der Lulherthums, p. 1497.

d – Seckendorf, Historie der Lutherthums, p. 1498.

Bientôt on ne se contenta plus de suppositions et de plaisanteries ; on répandit des histoires extraordinaires. Plusieurs s’imaginaient que Mélanchthon serait assassiné, même avant d’avoir passé le Rhin. On racontait que les papistes avaient tué en chemin le vrai ambassadeur du roi, qu’ils lui avaient substitué le sieur De la Fosse, et lui avaient remis de fausses lettres dans le but de décider Mélanchthon, auquel on avait dressé un guet-apens. « S’il se met en route, il est morte. » C’était l’électeur ecclésiastique, Albert de Mayence, qui donnait surtout de l’ombrage aux protestants. Quand ces rumeurs arrivèrent jusqu’à Luther : « Ah ! dit-il, je reconnais bien là cet évêque et ses collègues ; de tous les organes du diable, ce sont les piresf ; mes craintes pour Philippe augmentent. Hélas ! le monde est au diable, et le diable est au monde… » Puis, se rappelant une anecdote, il ajoutait : « L’archevêque de Mayence, après avoir lu le commentaire de Mélanchthon sur l’épître aux Romains, s’est écrié : Il a le diable au corps ! et, jetant le volume par terre, il l’a foulé aux pieds avec mépris… » Si ce prince, par les États duquel Mélanchthon devait probablement passer, traitait ainsi le livre, que ferait-il à l’auteur ? Luther fut ébranlé. Le pieux pasteur de Halle, Georges Winckler, cité devant ce même archevêque Albert, en 1527, avait été assassiné à son retour par des cavaliers, sur la route que devait suivre Mélanchthon. Le grand réformateur commença à changer de pensée.

e – Luther à Jonas, 1er septembre 1535, Ep. IV, p. 628.

f – « Diaboli pessima organa. » (Ibid.)

L’Électeur, s’en apercevant, lui fit exposer des arguments plus solides : « Je crains, lui dit-il, que, si Mélanchthon va en France, il ne cède aux papistes, fort au delà de ce que vous accorderiez vous, Monsieur le docteur et les autres théologiens, et qu’il n’en résulte entre vous et lui une désunion qui scandalise les chrétiens et nuise à l’Évangile. Ceux qui l’appellent sont plus disciples d’Érasme que de la Bible. Mélanchthon courra infailliblement à Paris les plus grands périls, — périls pour son corps, périls pour son âme. Nous aimerions mieux voir Dieu le prendre à soi que lui permettre d’aller en France. C’est notre inébranlable résolutiong. »

gCorp. Réf., II, p. 909. — Seckendorf, Historie der Lutherthums, p. 1458.

Ces communications émurent fort Luther ; l’Électeur le prenait par son côté le plus sensible. Le réformateur vénérait Mélanchthon, mais il savait à quels sacrifices son désir d’union avait été plus d’une fois sur le point de l’entraîner. Si Mélanchthon était le champion de l’unité, Luther était celui de la vérité ; garder toute la vérité avec une sainte jalousie était son principe. La Réformation, selon lui, devait triompher par la fidélité à la Parole de Dieu et non par les négociations des rois. Revenu de son premier mouvement, il dit à Mélanchthon : « Je commence à tenir ces ambassadeurs pour suspectsh. » Dès lors il ne prononça plus un mot en faveur du voyage. Toutefois les dangers des chrétiens protestants de France ne sortaient pas de sa pensée. Faut-il abandonner ces frères ? » se demandait-il sans cesse. Il lui vint une pensée lumineuse. Que les évangéliques quittent la France et viennent chercher en Allemagne la libertéi ! Il se promettait de les bien recevoir ; Luther anticipait d’un siècle et demi le Refuge.

h – « Ego suspectos cœpi habere istos legatos tuos. » (Lutheri Ep.. IV, p. 627.)

i – « Invenirent loca in quibus viverent. » (Ibid., p. 641.)

L’Électeur gagnait peu à peu du terrain ; l’aventure extraordinaire proposée à Mélanchthon devenait toujours plus problématique. Dès l’abord, le prince avait eu pour lui les politiques et les courtisans ; ensuite des savants, des bourgeois, effrayés par des bruits sinistres, s’étaient mis de son côté. Maintenant Luther lui-même était convaincu ; Mélanchthon restait presque seul. Cette âme sympathique voulait écarter le glaive suspendu sur la tête des Français évangéliques, et rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Jean-Frédéric tenait à le convaincre. Sans doute, la réformation française agitée à cette heure par des vents opposés, devait arriver au port ; mais il fallait en laisser la tâche à ses propres marins. A chaque vaisseau son pilote. Jean-Frédéric écrivit donc avec sévérité à Mélanchthon, et l’aimable docteur dut boire la coupe jusqu’à la lie. « Vous vous êtes déclaré prêt à faire ce voyage, lui disait l’Électeur, sans nous avoir consulté. Vous auriez pourtant dû penser à ce que vous nous devez, à nous, qui avons été établi de Dieu, votre supérieur ; il nous a fort déplu de vous voir entrer si avant dans cette affaire. Vous connaissez les rapports dans lesquels le roi de France se trouve avec l’Empereur, et vous n’ignorez pas que nous sommes obligé d’y avoir égard. Nous désirons que les nations étrangères soient amenées à l’Évangilej ; mais faut-il aller chez elles opérer leur conversion ? L’entreprise est d’une grande étendue, et le succès fort douteux. Les lettres que nous recevons de France sont bien propres à nous faire désespérer de voir la semence évangélique y porter des fruits. Voulez-vous troubler la paix publique de la nation allemande, et, tandis que nous aurions droit de nous attendre à ce qu’on nous secondât, prétendez-vous, au contraire, nous tracasser et faire obstacle à nos desseins ? »

j – « Wir viel mehr fœrdern wollten dasz fremde nationes zu dem Evangelio gebracht würden. » (Corp. Réf., II, p. 911.)

C’était trop ; Mélanchthon s’arrêta ; la flèche décochée par l’Électeur lui avait transpercé l’âme. Sa décision fut bientôt prise : « A cause de ces paroles, dit-il, je ne veux pas partir ! » Plus tard, il souligna ce paragraphe et écrivit dans la marge les mots que nous venons de rapporterk. L’Électeur avait été encore plus sévère, quand il avait dicté sa missive. « Allez, avait-il dit, agissez selon votre bon plaisir, cherchez cette aventure. Mais nous vous en laissons toute la responsabilité. Pensez-y bien. » Il supprima ce paragraphe à la demande du chancelierl.

k – « Propter hæc verba nolui proficisci. » (Corp. Réf., II, p. 911, en note.) Nous avons mis en italiques les lignes soulignées par Mélanchthon.

l – Le passage se trouve dans l’exemplaire de Brück (Archives de Weimar), non dans celui de Mélanchthon.

L’âme simple et tendre de Mélanchthon fut comme écrasée par le mécontentement de son souverain. Surmontant sa timidité naturelle, il s’était décidé à braver le danger, dans l’espoir de voir triompher la Réformation, et sa seule récompense était la disgrâce. Les courtisans prétendaient que soit lui, soit les autres théologiens, étaient des obstinés, presque des imbéciles, qui feraient mieux de laisser à d’autres le gouvernement de l’Église et de rester maîtres d’école. Mélanchthon soulagea sa douleur en l’épanchant dans le cœur de ses amis ; il écrivit à Camerarius, à Sturm, à Guillaume Du Bellay lui-même. Le grand helléniste, qui avait beaucoup vécu au milieu des anciennes républiques de la Grèce, voyait déjà l’Europe envahie par les maux sous lesquels elles avaient succombé. « Jamais je n’ai vu un prince plus cruel, leur disait-il ; avec quelle dureté il m’a traitém ! Non seulement il ne me permet pas de partir, mais encore il m’outrage. Ma faute est d’être moins opiniâtre que d’autres. Oui, je le confesse, la paix est si précieuse à mes yeux qu’elle ne doit être rompue que pour des choses vraiment grandes et nécessaires. — Ah ! si l’Électeur connaissait bien ceux qui sèment la discorde à l’occasion de ce voyage ! Ce ne sont pas les lettrés, ce sont les ignorants, les sots. Ils m’appellent transfuge, déserteur… O mon ami ! nous sommes sous le régime de la démocratie, c’est-à-dire de la tyrannie des malapprisn, de gens qui se querellent pour des billevesées, et ne pensent qu’à satisfaire leurs passions. De quelle haine on est enflammé contre moi !… On me calomnie ; on prétend que je trahis mon prince. Théramène fut condamné à boire la ciguë, parce qu’il avait remplacé la démocratie par le gouvernement des meilleurs, et conduit l’État avec sagesse. Je ne me fais pas d’illusions… Le sort de Théramène m’attendo. »

m – « Nunquam sensi asperiorem principem, » (Corp. Réf., II, p. 915.)

n – « Nunc autem est democratia, aut tyrannis indoctorum. » (Corp. Réf., II, p. 917.)

o – « Plane fatum mihi Theramenis impendere videtur. » (Ibid., p. 818.)

Mélanchthon ne fut pas le seul affligé ; Luther, cet ami fidèle, ne lui manqua pas. Quoiqu’il fût maintenant peu favorable au voyage en France, la lettre de Jean-Frédéric le troubla profondément ; il lui sembla que de grands changements étaient nécessaires, et il prévit un avenir agité : « Mon cœur est triste, écrivit-il à Jonas, car je sais qu’une lettre si sévère va jeter Philippe dans les plus vives angoisses… Tout ceci fait naître en moi des pensées que je voudrais bien ne pas avoirp. Une autre fois je vous en dirai davantage…, maintenant je succombe sous la tristesse. » Puis, inquiet sur Mélanchthon, il lui écrivit : « Avez-vous avalé cette lettre de notre princeq ? J’en ai été, pour l’amour de vous, excessivement agité. Dites-moi comment vous vous portez… »

p – « Cogito varia, quæ utinam non cogitarem. » (Lutheri Ep., IV, p. 626.)

q – « An devoraveris litteras istas principis ? » (Ibid., p. 627.)

Quelles étaient les pensées, qui se présentaient involontairement à Luther ? On a quelque peine à les deviner. Ce réformateur crut peut-être que cette affaire allait brouiller l’Église et l’État. « Admirez la sagesse de la cour, disait-il, et comme elle se glorifie d’être actrice dans cette aventure ! Quant à nous, nous aimons beaucoup mieux n’y être que spectateurs, et je commence à me réjouir pardessus tout de ce que la cour nous méprise et nous exclutr. Cela arrive par la bonté de Dieu, pour que nous ne soyons pas mêlés à toutes ces perturbations, dont nous aurions peut-être ensuite grandement à gémir. Maintenant nous sommes en sûreté, car tout ce qui se fait se fait sans nous. Ce que Démosthènes a désiré trop tard, nous l’obtenons de bonne heure, savoir de ne pas nous mêler avec l’États. Que Dieu nous y encourage ! Amen. » Luther semble entrevoir un avenir où l’Église évangélique n’aura d’autre soutien que Dieu seul, et il s’en réjouit.

r – « Incipio enim unice gaudere, nos ab aula contemni et excludi. (Ibid.)

s – « Scilicet ne ad rempublicam adhibeamur. » (Ibid., p. 628.)

Jean-Frédéric n’avait pas encore envoyé sa lettre à François Ier ; ses conseillers lui suggéraient délicatement de la supprimer. « Le roi de France, disait Luther, n’ayant point écrit à l’Électeur touchant le voyage proposé, il vaudrait mieux que l’Électeur à son tour ne lui écrivît pas. Une lettre de sa part fournirait peut-être au roi l’occasion de répondre et il faut l’évitert. » Jean-Frédéric hésita en effet quelque temps ; car ayant écrit sa lettre le 18 août, elle ne partit que le 28. « Sérénissime et illustre roi ! disait-il, nous aurions voulu être agréable à Votre Majesté en permettant à Mélanchthon de se rendre en France, surtout puisque c’était pour une propagation extraordinaire de l’Évangile, et pour lui faire porter les fruits les plus abondants et les plus magnifiquesu. Mais nous avons dû prendre en considération les difficultés des temps actuels. » Puis, comme dernière raison, l’Électeur ajoutait : « Enfin nous ne nous rappelons pas d’une manière certaine… que Votre Majesté nous ait écrit ou nous ait fait écrire touchant Mélanchthon. Si, dans quelque circonstance future, vous nous écrivez pour nous le demander, continue-t-il, et nous certifiez qu’il nous sera rendu sain et sauf, nous permettrons qu’il se rende près de vous. Nous ferons toujours avec empressement, soyez-en sûr, tout ce que nous pourrons pour propager en tout lieu l’Évangile de Christ, pour favoriser les intérêts temporels et spirituels de Votre Majesté, de votre royaume, de son Église, et hâter la délivrance de la république chrétienne ! »

t – Lutheri Ep., IV, p. 627.

u – « Ad insignem propagationem, uberrimum et amplissimum fructum Evangelii. » (Joh. Fredericus ad Franciscum regem Galliae. Corp. Réf., II, p. 906.)

Mélanchthon, à qui cette lettre fut communiquée par l’Électeurv, craignit que, loin d’apaiser le roi de France, elle ne l’irritât davantage. Il ne pouvait supporter l’idée de répondre comme un ingrat au monarque puissant qui lui avait témoigné tant de bienveillance. Cette pensée l’absorbait du matin au soir. Le même jour où la lettre de Jean-Frédéric partit pour la France, Mélanchthon en expédia lui-même trois, et la première fut pour le roi. Il craignait surtout que François Ier n’abandonnât la grande entreprise qui devait rendre à l’Église l’unité et la vérité. Il lui écrivit donc, mais en cherchant à contenir l’indignation que lui causait le refus de l’Électeur. « Très chrétien et très puissant roi, lui dit-il, la France surpasse infiniment tous les royaumes de toute la terre, surtout en ce qu’elle a été continuellement une sentinelle vigilante pour la défense de la religion chrétiennew. C’est pourquoi je félicite humblement Voire Majesté de ce qu’elle a entrepris de réformer la doctrine de l’Église, non par des remèdes violents, mais par des moyens raisonnablesx, et je conjure Votre Majesté de ne pas cesser de donner à cette affaire toute sa pensée et tous ses soins. Ne vous laissez pas arrêter, Sire, par les âpres jugements et les rudes écrits de quelques hommes. Ne permettez pas que leur imprudence réduise à néant des projets si utiles à l’Église. Après avoir reçu votre lettre, j’ai fait tous mes efforts pour accourir vers Votre Majesté ; car il n’y a rien au monde que je désire comme de porter secours à l’Eglise, selon la petitesse de mes forces. Je concevais les meilleures espérances, mais de grands obstacles me retiennent… Le sieur Voré De la Fosse vous les fera connaître. »

vCorp. Réf., II, p. 303.

w – « Pro religionis christianæ defensione præcipue velut in stations perpetuo fuit. » (Corp. Réf., U, p. 913.)

x – « Suscipit curam sanandæ doctrinæ christianæ ; non tamen violentis remediis, sed vera ratione. » (Ibid.)

Si le docteur de l’Allemagne avait usé de réserve en écrivant au roi, il laissa voir les mouvements de son âme dans les lettres qu’il adressa le même jour à Du Bellay et à Sturm : « Que pouvait-il m’arriver de plus triste au monde, dit-il à Du Bellay, que de me voir exposé à la fois au courroux du roi très c chrétien, aux rudes traitements de l’Électeur, et aux calomnies du peuple !… Mais l’iniquité des hommes ne me fera jamais perdre ni la modération de l’âme ni le zèle de la piété. Quant au voyage, j’ai promis à Voré De la Fosse que j’irai prochainement à Francfort ; et de là, si on le désire, je me hâterai de me rendre vers vous. » Il ne renonçait donc pas entièrement à la France. « J’espère, dit-il en terminant, que l’esprit du roi pourra être tellement dirigé par vos conseils et par ceux du cardinal, votre frère, que ce prince donnera désormais tous ses soins à ce que la gloire de Christ soit mise au grand joury. »

y – « Ut potius (rex) det operam ut illustretur gloria Christi. » (Corp. Réf., II, p. 916.)

L’œuvre d’union à laquelle François Ier conviait Mélanchthon avait, dans l’esprit de ce docteur, de profondes racines. Il allait même si loin que Sadolet, un an plus tard cardinal, ayant publié un traité sur la matière débattue, le docteur de l’Allemagne écrivit à Sturm que Sadolet mettait en avant ce que lui-même était décidé à défendre, qu’il regrettait seulement de lui voir faire contre les protestants de si vives sortiesz. Un peu plus tard, l’illustre Budé, sur lequel il avait compté, ayant loué François Ier de son zèle pour expier et punir les attentats des hérétiquesa, Mélanchthon en fut navré, mais non déconcerté. « J’ai lu, dit-il à Sturm, l’écrit de Budé ; n’importe ! Toutes ces choses m’enflamment plutôt que de me refroidir ; elles augmentent mon désir d’aller vers vous, de faire connaître toute ma pensée à ces hommes savants, à ces amis du bien, et d’apprendre qu’elle est la leur. Réunissons toutes nos forces pour sauver l’Église ; l’injustice des hommes n’est pas capable d’arrêter mon ardeurb. »

z – « Sadoleti scriptum… eadem dicit quæ nos defendimus. » (Corp. Réf., II, p. 917.)

a – Voir son écrit : De Transitu Hellenismi ad christianismum. Dédié au roi en 1535.

b – « Hoc studium nulla mihi eripiet hominum iniquitas. » (Ibid)

Mélanchthon ne restait pas seul plein de feu ; François Ier ne lui cédait guère et se gardait bien de se choquer du refus de l’Électeur. L’alliance des protestants lui devenait toujours plus nécessaire. Ce prince qui faisait tant en France pour les arts, et qui, protecteur des savants, reçut le titre de Père des lettres, désirait une réforme dans le sens d’Érasme. Il y a, il est impossible de le méconnaître, une différence très notable entre François Ier et Henri II ; mais l’amour des lumières n’était pas le principal motif du roi ; il avait alors certains desseins politiques qui augmentaient fort son désir de s’allier avec les protestants. Le duc de Milan venait de mourir, et l’ambitieux François désirait conquérir le duché pour le second de ses fils. Le parti évangélique n’était pas d’ailleurs sans influence à la cour ; la reine Marguerite de Navarre, l’amiral Chabot, et plusieurs nobles tenaient pour la sainte Écriture ; les Du Bellay, et autres hommes du tiers parti, les appuyaient. C’était autour de Diane de Poitiers et de Catherine de Médicis que gravitaient alors les hommes du parti romain.

Le roi s’était aperçu que Jean-Frédéric avait été blessé de voir un monarque étranger s’adresser à l’un de ses sujets, quand il s’agissait d’une cause dont l’Électeur de Saxe passait pour le chef ; François trouvait probablement que l’étonnement de ce prince était assez naturel ; aussi, au lieu de rompre avec lui, il résolut de profiter de la petite leçon qu’il avait reçue. Il reprendra son projet ; mais il n’écrira plus à Mélanchthon ; ce sera à l’Électeur lui-même, ou plutôt à tous les princes protestants réunis qu’il s’adressera, et cela dans toutes les formes voulues ; pour éviter de rappeler sa première faute, le nom même de Mélanchthon ne sera pas prononcé. Le zèle du savant professeur et celui du puissant monarque venaient sans doute de sources très différentes, — l’un procédait d’en haut, l’autre d’en bas ; — mais un même désir les animait.

Quand le parti romain apprit les intentions du roi, il en fut ému et revint à la charge pour arrêter un dessein à ses yeux si funeste. La Sorbonne représenta à François Ier qu’il ne fallait faire aucune concession, et se mit à démontrer, d’une manière étrange, les articles rejetés par les Luthériens. « Ils nient, disait-elle, la puissance des saints pour guérir les malades ; or cette puissance merveilleuse n’est-elle pas prouvée par la vertu qu’ont les rois de France de guérir les écrouelles en les touchant ? » François Ier était un saint fort extraordinaire, et cet argument l’amusa sans doute, plus qu’il ne le convainquit. Le cardinal de Tournon sut mieux s’y prendre, et répéta sur tous les tons au monarque qu’il ne pouvait avoir Milan sans le secours du pape. Mais cet argument même n’ébranla pas François Ier ; il appréciait fort l’amitié du pape, mais encore plus l’épée des lansquenets.

Les protestants allaient se réunir à Smalkalde ; deux princes puissants, les ducs de Wurtemberg et de Poméranie, entraient dans l’alliance évangélique, et des mesures étaient prises par les confédérés pour avoir constamment une bonne armée sur pied. En l’apprenant, l’espérance revint au roi de France, et il commença une seconde campagne, en la combinant mieux que la première. Au lieu d’employer un homme obscur comme Voré De la Fosse, il choisit le plus illustre de ses diplomates, et ordonna à Guillaume Du Bellay de partir pour l’Allemagne. Celui-ci, plus zélé encore que son maître, craignant d’arriver trop tard, écrivit de Lorraine, où il se trouvait, à l’Électeur de Saxe, pour le supplier de prolonger de quelques jours l’assemblée, « le roi de France l’ayant chargé de propositions concernant la paix de la chrétientéc. » La nouvelle de cette mission, qui remplit d’indignation le parti romain, ravit les amis de la Réformation. « Jamais, dit Sturm, la cause de l’Évangile ne s’est vue en France dans des circonstances aussi favorablesd. » L’Électeur, Mélanchthon, Du Bellay arrivèrent à Smalkalde au milieu de décembre.

c – « Ad publicam christianæ reipublicæ pacem spectantibus. » (2 décembre 1535, Corp. Réf., II, p. 1015.)

d – « Nunquam in meliori loco fuit res Evangelii, quam sit hoc tempere in Gallia. » (Sturm à Bucer.)

L’ambassadeur de François Ier demanda aussitôt à l’Électeur une audience particulière, et lui remit, le 16 décembre, les lettres dans lesquelles le roi, faisant sonner bien haut son zèle pour la pacification de l’Église chrétienne, conjurait l’Électeur de coopérer de toutes ses forces « à une œuvre si pieuse et si saintee.

e – « Maximopere obtestantes ut pro virili nobiscum incumbatis in tam pium sanctumque opus. » (Corp. Réf., II, p. 1110.) — Seckendorf dit (Hist. Luth., p. 1146) que cette lettre avait été envoyée à l’avance à l’Électeur ; mais les documents des Archives de Weimar portent : « Hæc locutus reddidit Principi litteras quas vocant credentiales. » Et le Corpus donne en note la lettre que nous venons de citer.

. » Jean-Frédéric n’était pas convaincu ; ce prince mettait toujours la religion avant la politique, mais c’était dans l’ordre inverse, il le savait, qu’opérait François Ier. Aussi, craignant que, sous cette œuvre si pieuse, le roi ne cachât la guerre à l’Empereur, il mit le doigt sur la barrière insurmontable qui les séparait. « Notre alliance, dit-il, n’a été formée que pour maintenir la pure Parole de Dieu, et propager la saine doctrine de la foi. » N’importe, il y avait deux poches au portefeuille du diplomate ; dans l’une était les choses religieuses, dans l’autre les politiques ; il se hâta de puiser dans la première : « Nous vous demandons des docteurs pour délibérer sur l’union entre les Églises. » L’Allemagne parlait de la Parole et de la doctrine, la France de l’union et de l’Église ; ceci était caractéristique. Jean-Frédéric répondit qu’il en conférerait avec ses alliés. L’audience se termina, et le 19 décembre fut fixé par les princes et les députés des ville, pour recevoir l’ambassadeur de France.

Entraîner cette assemblée était l’essentiel ; le roi l’avait senti. Aussi, mettant tout en œuvre, il parlait, dans la lettre qu’il lui adressait, de l’antique, sacrée, inviolable amitié qui unissait la France et l’Allemagne, de l’affection, de la bienveillance inaltérables dont il était animé à l’égard des princesf. » François Ier espérait que les honnêtes Germains se laisseraient prendre par ses douces paroles ; mais ils voyaient plus clair qu’il ne l’imaginait. Du Bellay s’en était aperçu ; il avait constaté les préventions défavorables de l’Allemagne ; aussi, ayant pris la parole, il ne manqua pas de représenter les pieux et paisibles évangéliques mis à mort par François Ier comme des séditieux qui voulaient soulever le peuple ; il continua : « Très illustres et très excellents princes, dit-il, certains hommes, poussés par la haine, prétendent que les États de l’Empire doivent être sur leurs gardes quand les rois étrangers leur envoyent des ambassades, vu que ces monarques parlent d’une manière, mais agissent de l’autreg. On n’a pas nommé les Français, je l’avoue, mais on les a comme montrés du doigt. Qui donc plus que le roi de France est saintement fidèle à ses amitiés ? Qui s’est montré plus prompt à braver les dangers pour le bien de l’Allemagne ? Quels peuples ont jamais été plus unis que les Allemands avec les Français, — les Français avec les Allemands ? Le roi est convaincu que vous pensez très saintement sur plusieurs choses ; il eût voulu seulement, dans quelques-unes, un peu plus de modération. Il sait comme vous que la négligence et la superstition des hommes ont introduit dans l’Église beaucoup de cérémonies inutiles ; mais il n’approuve pas qu’on les supprime sans un décret publich. Il craint que la diversité des rites n’engendre la dissension des esprits et ne fasse surgir dans la chrétienté des guerres intestines. La réconciliation est le plus cher de ses vœux. Si vous voulez le recevoir dans votre société, vous trouverez en lui un ami sûr. La diversité d’opinion vous a séparés de lui jusqu’à présent, mais la similitude de doctrine vous unira dès cette heurei. » En terminant, Du Bellay renouvela la demande d’un congrès de docteurs français et allemands, qui conféreraient sur les matières controversées.

f – « Quæ voluntas, quam arnica scilicet, quam benevola, quam constans ! » (Corp. Réf., II, p. 1010.)

g – « Ut aliud agentibus et aliud significantibus. » (Bellaii ad principes Oratio. Ibid., p. 1012.)

h – Sleidan, Mémoires sur l’état de la religion et de la république, I, p. 389.

i – « Ut quos diversitas opinionum sejunxerit, similitudo doctrinæ conjungat. » (Corp. Réf., II, p. 1013.)

Ce beau discours n’avait pas convaincu les protestants. Ils étaient restés froids, tandis que Du Bellay plaidait si chaudement son affaire. Le point sur lequel François Ier et son ambassadeur voulaient passer légèrement et sans l’approfondir était celui que les Allemands avaient le plus à cœur. Ils ne pouvaient oublier ce qu’on leur avait dit de Du Bourg, du paralytique, des autres martyrs, des prisonniers, des fugitifs ; la pensée de faire alliance avec celui qui avait répandu le sang de leurs frères les révoltait. Ils ouvriront la bouche en faveur de ceux qui sont muets, et pour le droit de ceux qui s’en vont périr. « Nous ne souffrons pas dans nos États ceux qui excitent des séditions, répondirent-ils, et nous ne pouvons par conséquent condamner le roi de France quand il les réprime dans son royaume. Mais nous le prions de ne pas punir indistinctement tout le monde. Nous lui demandons d’épargner ceux qui, convaincus des erreurs dont la religion est atteinte, ont embrassé la pure doctrine de l’Évangile, que nous professons nous-mêmes. Des hommes inhumains, voulant sauver leurs intérêts et leur pouvoir, défendent avec cruauté leurs opinions impies et, pour aigrir l’esprit du roi, inventent de faux crimes qu’ils imputent à des chrétiens innocents et pieux. C’est le devoir des princes de rechercher la gloire de Dieu, de purger l’Église d’erreurs, de réprimer les cruautés injustes ; et nous supplions instamment le puissant roi de France de donner uniquement à cette grande affaire, ses soins les plus empressésj. »

j – Sleidan, I, p. 392.

Cette noble réponse n’était pas encourageante. L’ambassadeur ne se déconcerta pas et, selon la vieille maxime gauloise, que si une question épineuse surgit, on passe dessus « comme chat sur braise, » il se contenta d’assurer de nouveau l’assemblée de la ferme résolution prise par son maître de travailler à la réformation de l’Église. La grande affaire était de savoir ce que serait cette réformation de François Ier. Pourquoi réunir un congrès de savants pour la débattre, si l’on savait à l’avance qu’on ne s’entendrait pas ? Les protestants présents ne pensaient pas de même ; les hommes religieux, fort incrédules sur l’article de la piété évangélique du roi, demandaient qu’on s’abstînt ; les politiques, au contraire, disaient qu’il fallait voir ; et la proposition ayant été faite d’avoir, à Smalkalde même, une explication préalable, il fut convenu que le lendemain, 20 décembre, il y en aurait une entre Du Bellay, le chancelier électoral Bruck, Mélanchthon, Jean Sturm, député de Strasbourgk, les délégués du Landgrave de Hesse, dans les États duquel avait lieu la conférence, et Spalatin, chapelain de l’Électeur, qui fut chargé de tenir la plume. Les deux partis contraires allaient donc voir s’ils pourraient marcher d’accord. Ce n’était pas une petite tâche que celle qu’assumait le ministre de François Ier, se faisant, selon les instructions de son maître, représentant du parti catholique ; mais nul ne savait mieux que Du Bellay jusqu’à quel point, dans l’opinion du roi, la France pouvait alors être réformée si les protestants consentaient à s’allier à elle. Cette explication a de l’importance ; il vaut la peine de connaître le plan conçu par le gouvernement français.

k – Il ne faut pas le confondre avec le professeur Sturm, alors à Paris.

Le 20 décembre, au point du jourl, les membres de la conférence arrivèrent. Ils avaient choisi cette heure matinale, soit parce que quelques-uns se proposaient de quitter Smalkalde ce jour-là, soit, ce qui est plus probable, parce que des affaires plus importantes encore réclamaient leur temps. En effet, il y avait alors en Hesse, un ambassadeur du pape, le fameux légat Vergerio, qui passa plus tard dans les rangs des réformateurs, et qui, envoyé pour proposer un concile, devait recevoir le lendemain même, la réponse des protestants. Les délégués ayant pris place, l’ambassadeur exposa quel était le genre de réforme auquel le royaume de France donnerait la main. « D’abord, dit-il, quant à la primauté du pontife romain, le roi de France pense, comme vous, qu’il ne la possède que de droit humain et non de droit divin. Nous ne sommes pas disposés à trop lâcher la bride à cet égard ; jusqu’à présent, les papes ont employé le pouvoir qu’ils réclament à faire et défaire des rois, — ce qui, certes, est aller trop loin. Quelques-uns de nos théologiens maintiennent, il est vrai, la papauté de droit divin ; mais quand le roi leur en a demandé les preuves, ils n’ont pu les lui donner. » Mélanchthon était satisfait ; le chancelier l’était moins ; Bruck partageait l’avis du roi d’Angleterre qui, dit alors Du Bellay, ne voulait accorder au pontife ni l’une ni l’autre des primautés.

l – « Sub diluculum. » (Corp. Réf., II, p. 1014.)

« Quant au sacrement de l’Eucharistie, continua l’ambassadeur, votre avis sur ce point plaît au roi, mais non à ses théologiens, qui maintiennent de toute force la transsubstantiation. Sa Majesté cherche des arguments qui justifient votre manière de voir, et elle est prête à la professer, si vous lui en donnez de solides. Or, vous le savez, le roi est le seul qui commande dans son royaumem. »

« Quant à la messe, » continua Du Bellay, un peu inquiet, et comme un homme qui met le pied sur un terrain glissant, « il y a sur ce point de grandes altercations. Le roi pense qu’il s’est introduit dans cette partie du culte beaucoup d’oraisons et de légendes ineptes et impies ; qu’il faut expurger ces passages absurdes, ridicules, et rétablir la première rédactionn. » François Ier étant surtout choqué des messes célébrées en l’honneur des saints pour obtenir leur entremise auprès de Dieu, Du Bellay raconta à ce sujet une ou deux paroles de ce prince : « Le roi disait un jour : J’ai un Oraire, écrit il y a beaucoup d’années, où il n’est fait aucune mention de l’intercession des saints. — On m’assure que Bessarion lui-mêmeo disait : Pour moi, je m’enquiers davantage des saints qui vivent, que de ceux qui sont morts. »

m – « Esse enim solum qui in suo regno imperet. » (Corp. Réf., II, p. 1015)

n – « Orationes et legendas multas ut ineptas et impias abrogandas, aut saltem emendandas ; multa enim in his absurda, multa ridicula. » (Corp. Réf., II, p. 1015.)

o – Bessarion, né à Trébizonde, en 1395, évêque grec de Nicée, puis cardinal de l’Église romaine, chercha à unir les deux Églises, et fut sur le point de devenir pape.

« Toutefois, ajouta Du Bellay, le roi pense qu’il faut conserver la célébration de la messe ; seulement il ne doit pas y en avoir plus que trois par jour dans chaque église paroissiale ; une avant l’aube pour les ouvriers et les domestiques ; la seconde et la troisième pour les autres fidèles. » Si l’on rejetait la transsubstantiation et les ineptes légendes, les protestants modérés étaient prêts à accorder la célébration journalière de l’eucharistie. Du Bellay continua :

« Quant aux images des saints, le roi pense comme vous qu’elles ne sont pas établies pour être adorées, mais pour rappeler la foi et les œuvres de ceux qu’elles représentent ; et c’est là ce qu’il faut enseigner au peuple.

Votre sentiment sur le libre arbitre plaît aussi à Sa Majesté. »

Le débat, la grosse querelle roulait en France sur le purgatoire ; M. l’ambassadeur, non sans malice, en indiqua la raison. « Nos théologiens le défendent opiniâtrement, dit-il, car c’est de cette doctrine que dépendent les rétributions des messes, les annuels, les indulgences, les legs pieux. Supprimer le purgatoire, c’est leur enlever tous moyens d’acquérir des richesses et des honneursp ; c’est couper les membres qui entretiennent en eux le sang et la vie ! Le roi leur a donné quelques mois pour prouver leur doctrine par l’Écriture ; ils ont accepté, mais n’ont fait aucune réponse, et le roi les pressant, ils se sont écriés : « Ah sire ! ne fournissons pas à nos adversaires des flèches qu’ils lanceront ensuite contre nous !… » Il me semble donc convenable que l’un de vos docteurs, Messieurs, écrive et présente à Sa Majesté un traité sur cette matière.

p – Videre enim eos, alioqui sibi tolli omnes occasiones acquirendi opes, honores et omnia. » (Corp. Réf., II, p. 1015.)

Quant aux bonnes œuvres, nos théologiens maintiennent avec véhémence leur opinion, savoir qu’elles sont nécessaires. Je leur ai répondu que vous le croyez aussi, et que tout ce que vous avancez, c’est que la nécessité des œuvres ne peut être affirmée dans ce sens, que ce soient elles qui nous justifient et nous sauvent. Un inquisiteur de la foi a déclaré approuver sur ce point Mélanchthonq. Je pense donc que l’on pourra s’entendre.

q – « De fide quoque inquisitorem fidei recte sentire. » (Corp. Réf., II, p. 1016)

Vous n’aimez pas les monastères ; eh bien, le roi espère obtenir du parti romain que nul ne puisse prononcer des vœux monastiques avant l’âge de trente ou quarante ans, et que les religieux restent libres dorénavant, si la nécessité se présente, de quitter le couvent et de se marier. Le roi pense que non seulement le bien de l’Église le demande, mais aussi celui de l’État, car il y a dans les cloîtres des hommes capables, qui peuvent être employés utilement à bien des fonctions et des ministères. Sa Majesté est donc d’avis, non qu’on détruise les monastères, mais que les vœux cessent d’être obligatoires. C’est en faisant un pas après l’autre que nous viendrons à nous entendre… Il n’est pas commode d’arracher d’un seul coup toute la queue d’un chevalr. Il faut que les monastères soient des sièges d’études, destinés à instruire ceux qui doivent enseigner la jeunesse. Il est utile, même nécessaire d’user de modération… Sa Majesté espère amener peu à peu à cette pensée le pontife romain lui-même.

r – « Sicut etiam cauda equina non statim et commode tota evelli possit. » (Corp. Réf., II, 1016)

Quant au mariage des prêtres, les théologiens français ne l’approuvent point ; mais le roi tient ici un certain milieu. Il veut que l’on tolère le mariage de ceux de vos ecclésiastiques qui ont des femmes ; quant aux autres, il demande qu’ils restent dans le célibat. Si toutefois il est des prêtres qui désirent se marier, qu’ils le fassent ; mais en même temps qu’ils renoncent au saint ministère. Pour ce qui regarde la communion, le roi espère obtenir du pape que chacun puisse, conformément à sa conscience, prendre la cène sous a une ou sous deux espèces. Il affirme avoir entendu dire à des vieillards que les deux espèces étaient données en France aux laïques, il y a cent vingt ans, non dans les églises, mais dans des chapelles particulières. Et même aujourd’hui encore, les rois de France communient sous l’une et l’autre. »

Cette exposition de la réforme projetée pour la France, et l’échange de pensées auquel elle avait donné lieu, avaient pris du temps. Déjà le jour s’avançait ; les délégués protestants se disposaient à partirs. L’ambassadeur se hâta d’ajouter quelques mots pour prouver la sincérité de ces propositions : « Le cardinal de Sainte-Croix, dit-il, a déjà, d’après l’ordre du pape, substitué les psaumes, dans les prières de l’Église, à des hymnes ineptes et impies. Les théologiens de Paris l’ont, il est vrai, condamné. Vous le voyez, la Sorbonne s’arroge une autorité telle, que, non seulement elle vous appelle hérétiques, mais qu’elle ne craint pas de condamner les cardinaux et le pape lui-mêmet !… » Ainsi, selon Du Bellay, il y avait d’un côté les protestants, le roi, les cardinaux, le pape, et de l’autre… la Sorbonne ! Étant en si bonne compagnie, les luthériens n’avaient rien à craindre. Pour les rassurer encore plus, il leur apprit que François Ier admettait le point qu’ils proclamaient l’essence même de leur doctrine. « Le roi, continua-t-il, approuve la doctrine de la justification telle que vous l’exposez. Il lui sera très agréable que deux ou trois de vos savants soient envoyés en France pour discuter, en sa présence, ces divers points. Il faut pourvoir à ce que la partie la meilleure et la plus saine de l’Église ne soit pas vaincue et écrasée par la plus grandeu. Enfin il serait fort utile, dit habilement Du Bellay en terminant son discours, que les princes et députés des villes, ici réunis, intercédassent en faveur de ceux qui sont exilés pour cause de religion, et demandassent que nul ne souffrît plus aucun dommage pour ce qu’il pense, ce qu’il dit et ce qu’il fait quant à la religionv. » Comment, après de si compatissantes sollicitations, les protestants parleraient-ils encore des échafauds du 21 janvier ?

s – « Nobis jam abituris. » (Corp. Réf., II, p. 1017.)

t – « Sed etiam cardinales, Papam quoque ipsum, condamnare non dubitant. » (Ibid.)

u – « Melior et sanior pars a majore vincatur et opprimatur. » (Ibid., p. 1018.)

v – « Nequid frandi sit, quod quisque senserit, dixerit, egerit. » (Corp. Réf., II, p. 1018.)

Telle était la réformation que François Ier se déclarait disposé à donner à la France. En fait de doctrine, elle était beaucoup plus complète que le système hybride que Henri VIII voulait alors faire prévaloir en Angleterre. Les protestants trouvaient en général ces propositions assez acceptables, avec quelques modifications sans doute, qui ne pouvaient d’ailleurs manquer ; la réforme incomplète de François Ier s’achèverait peu à peu. Son ambassadeur ne venait-il pas de dire qu’il était dangereux d’ôter d’un seul coup toute la queue d’un cheval, donnant à comprendre qu’on arracherait l’un après l’autre tous les crins. La réforme proclamée ; la doctrine évangélique professée ; les inepties du culte écartées ; la Sorbonne mise au ban ; la partie la plus saine de la chrétienté l’emportant sur la plus grande ; les cardinaux, le pape lui-même, selon l’indication de Du Bellay, donnant la main à cette transformation, que de concessions importantes ! Il manquait cependant une chose ; plusieurs se demandaient non seulement si le catholicisme irait jusqu’au bout, comme il semblait le faire espérer ; mais si même il tiendrait tout ce qu’il venait de promettre.

Cette pensée préoccupait les délégués protestants. Ils firent toutefois leur rapport à leurs chefs, et au milieu des doutes qui les agitaient, une seule chose sembla urgente aux hommes de la Confession d’Augsbourg, le devoir d’intercéder en faveur de leurs frères de France. Ils chargèrent Mélanchthon de rédiger la réponse à Du Bellay, et le surlendemain, 22 décembre, l’envoyé de France ayant été de nouveau introduit dans l’assemblée des princes et des députés, le vice-chancelier lui dit : « Que l’envoi par le très puissant roi de France d’un ambassadeur aussi illustre par ses vertus qu’éminent par son rang, et la charge qui lui avait été donnée de s’occuper des affaires de la foi, dont l’importance était souveraine à leurs yeux, leur montraient avec évidence le zèle chrétien dont le roi était animé, zèle bien digne d’un si grand prince ; que les bruits répandus sur certains supplices qui avaient eu lieu en France ne pouvaient sans doute engager les États de l’Allemagne à porter un jugement sur le très puissant monarque de ce royaume ; que toutefois ils le conjuraient de ne pas se laisser entraîner par la cruauté d’hommes qui, ignorant la vérité, voulaient sévir sans distinction contre les bons et les méchants ; que des opinions ineptes s’étant répandues dans l’Église, il fallait bien y porter remède ; mais que ceux qui cherchaient à le faire se voyaient les objets des haines les plus acerbes ; les papistes, qui tenaient à ces abus, s’efforçant par mille artifices, d’enflammer les cœurs des rois, et d’armer leurs bras contre des innocentsw. C’est pourquoi les États réunis à Smalkalde conjuraient Sa Majesté d’interdire d’injustes cruautés, et d’avancer le bien de l’Église et la gloire de Dieu. »

w – « Variis artificiis Regum animos incendunt atque armant adversus eos. » (Corp. Réf., II, p. 1024.)

Les évangéliques, ayant rempli ce devoir, passèrent rapidement sur le reste. Ils représentèrent à l’ambassadeur que la proposition d’envoyer des docteurs en France était d’une telle gravité qu’il était impossible de lui répondre à l’instant sur ce point, mais que les députés en rendraient compte à leurs seigneurs, quand ils seraient de retour chez eux. Nous vous assurons du moins, dirent-ils en finissant, que rien ne pourrait nous être plus agréable que de voir la doctrine de la piété et la concorde entre les peuples, propagées de plus a en plus, par des moyens conformes à la véritéx. »

x – « Nihil enim optatius quam ut latissime propagetur pia doctrina et multarum gentium concordia… » (Ibid., p. 1026.)

Du Bellay après cet ajournement, qui semblait presque un refus, était assez embarrassé, car il lui restait à s’acquitter de la principale mission que son souverain lui avait donnée. Il ne pouvait pourtant quitter Smalkalde avant de l’avoir remplie. Sans l’exposer explicitement dans ses discours publics, il sollicita les protestants dans des conversations secrètes de faire alliance avec le roi ton maître. Ceux-ci répondirent que la première condition d’une telle union serait que les alliés ne fissent rien contre l’Empereur, chef de la confédération germanique. Or, c’était précisément pour agir contre Charles-Quint que François Ier recherchait l’amitié de l’Allemagne évangélique. Du Bellay mécontent quitta Smalkalde.

La défiance des princes luthériens n’était pas dénuée de raison. Tandis que François Ier jouait le rôle de protestant au delà du Rhin, il faisait le papiste au delà des Alpes ; si l’Empereur consentait à lui céder Milan, il s’engageait à réduire toute l’Allemagne sous l’obéissance de la maison d’Autriche. « Je ne veux aucune chose épargner, disait-il, pour la grandeur du dit Empereur et du roi des Romains, son frèrey. » Il y a plus : « Que Rome dise un mot, et je contraindrai l’Angleterre, les armes à la main, de se soumettre à l’Église. » La griffe cruelle sortait de dessous la peau de l’agneau, et le lion se montrait soudain prêt à attaquer, saisir et dévorer, comme une agréable pâture, ceux qu’il traitait comme ses familiers et ses compagnons.

y – Mémoires de Du Bellay, page 243.

Ce n’était pas à un congrès de Smalkalde, à des négociations diplomatiques, à François Ier qu’il appartenait de faire triompher la cause de la vérité et de l’unité. Celui qui a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde, » ne choisit pas des hommes du monde, pour établir son règne, et n’entend pas accepter une uniformité monotone, pour tenir lieu d’unité dans son empire. Les traités, les constitutions, les formes que les rois prescrivent sont des éléments humains que le royaume céleste répudie. La vraie unité ne provient pas d’une administration identique, d’une organisation cléricale, d’une hiérarchie pompeuse ; elle est essentiellement morale, spirituelle, et consiste dans une communion de pensées, de foi, d’affections, d’œuvres et d’espérances ; la diversité des formes, loin de lui nuire, lui donne plus d’intensité. Le monde était loin, au seizième siècle, de voir se réaliser cette divine unité ; il en est loin encore. Toutefois quelques pas ont été faits, et le temps viendra sans doute où, selon la prophétie bibliquez, toutes les familles de la terre seront bénies en Jésus-Christ. Mais il n’y aura une catholicité véritable, libre et évangélique, que quand les chrétiens comprendront enfin cette parole élémentaire des premiers siècles : Je crois la communion des saints. »

zGenèse 12.3.

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