Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 8
Un énergique genevois appelle la Suisse au secours de Genève et de la Réformation

(Septembre et Octobre 1535)

9.8

On se prépare à prendre Genève – Projets de l’Empereur – Épouvante et refuge – Berne est travaillée en sens divers – Noble réponse des Genevois au duc – Discorde entre deux chefs – De la Maisonneuve capitaine-général – Les dangers augmentent – Savoye se tourne vers le Jura – Wildermuth promet son secours – Ehrard et l’héroïne de Nidau – Des Neuchâtelois répondent à l’appel – Le gouverneur s’oppose – La troupe auxiliaire se forme – Les Neuchâtelois hésitent – Lutte et prière – La troupe réduite de moitié

La joie qui remplissait alors Genève ne devait pas être de longue durée. Le jour était beau, et pourtant certains signes donnaient à connaître que la tempête n’était pas éloignée. La réformation qui s’était accomplie excitait à Turin, à Rome, et autour du puissant Charles-Quint, le mécontentement le plus vif. Jusqu’alors il y avait eu quelques escarmouches dirigées coutre cette ville ; on avait dévasté ses terres, on avait coupé ses vivres, on avait même placé des échelles contre ses murailles : mais maintenant une campagne en règle allait s’ouvrir ; l’ennemi était décidé à ne pas poser les armes qu’il ne l’eût prise et transformée en ville papiste et savoyarde. Les partisans de Rome sentaient le danger ; ils se disaient que Genève était à la fois à la porte de la France, de l’Italie, de l’Allemagne, et que si la Réformation s’y établissait, il y avait de quoi compromettre l’existence même de la papautéa. Aussi ne pensaient-ils qu’à dompter la révolte, fût-ce même au prix de beaucoup de sang, et à traiter Genève comme autrefois Alby, « de sainte et illustre mémoire. » Paul III, ami du monde, ami des beaux-arts, voulait pourtant employer d’abord des moyens plus doux réduire la ville par la famine. « Ces luthériens de quatre jours, disait-il, seront bientôt dégoûtés de leur hérésie. » Il se trompait ; mais le duc de Savoie ne partageait pas son erreur. Ce prince, d’une certaine bonté envers les siens, était, quand il s’agissait de Genève, dur, emporté, impitoyable ; c’est lui qui devait être le Simon de Montfort de la nouvelle croisade. « Impossible, disait-on, que les Genevois subsistent, vu toutes les alliances du duc. D’une part, il y a l’Empereur son beau-frère, le roi de France son neveu, le roi de Portugal son beau-père, les Suisses ses alliés ; et puis tous ses sujets qui environnent Genève, deux cents lieues à la ronde, comme des loups entourent un parc de faibles brebis. D’autre part, il y a le pape, les cardinaux, les évêques et les prêtres, dont l’évêque de Genève a faveur et supportb. » Le cabinet de Turin résolut donc de se mettre à l’œuvre. Le 30 août, le duc signala publiquement Genève, comme atteinte de la peste, défendit, sous peine de mort à ses sujets d’avoir aucune communication avec les habitants, et promit l’hospitalité dans ses États à tous ceux qui voudraient fuir l’épidémie. On croyait en Piémont qu’il n’y resterait que quelques brouillons, et qu’un coup de main rendrait l’armée ducale maîtresse de cette ville. Tout se prépara dans les États de Charles III pour frapper un coup définitifc.

a – Froment, Gestes de Genève, p. 169.

bIbid.

c – Chron, msc. de Roset, liv. III, ch. 37.

Le 28 août et le 24 septembre, des compagnies nombreuses arrivèrent jusqu’aux portes de la ville ; mais les Genevois les repoussèrent. Ce n’étaient qu’escarmouches d’éclaireurs ; on préparait des attaques plus redoutables. Charles-Quint, vainqueur de Barberousse, demanda aux ligues suisses, réunies à Baden, de prêter main-forte au duc de Savoie. On disait en plusieurs lieux que le plan de ce puissant monarque était de détruire quatre cités : Alger, Genève, Wittemberg et Constantinople, deux villes de l’Alcoran et deux de l’Évangile. Une antique prophétie ne parlait-elle pas d’un empereur qui devait faire la conquête du monde, ordonner « sous peine de mort l’adoration de la croix, puis être couronné dans Jérusalem par un ange de Dieu. — Cet empereur, disait-on, c’est Charles Quintd ! »

d – Stettler, Chronik, p. 68. — Ranke, Deutsche Getchichte, IV, p. 118.

L’épouvante commençait à gagner la population genevoise ; les conseils délibéraient, mais en vain, sur ce qu’il y avait à faire pour sauver la ville ; on voyait des chefs de famille s’asseoir à leurs foyers, l’œil morne, la bouche muette, le front chargé de soucis ; et des groupes se former çà et là dans les rues. « Hélas ! disait-on, que d’infortunes ! Tout autour de la ville empêchements de vivres, pilleries, incendies, assauts de guerre. Dans la ville même, grandes intelligences en faveur de nos ennemis. Comment une poignée de gens résisteraient-ils à de telles multitudes ?… » Alors les prêcheurs de la Parole remontraient les magnifiques délivrances racontées dans les Écritures. « Il fera de même pour vous aujourd’hui, disaient-ils, moyennant que vous ayez en lui votre fiance totale. » Et relevés par cette parole puissante, ces hommes contre lesquels les princes consultaient ensemble, s’écriaient : « Nous ne voulons avoir qu’en Dieu seul notre espoir et notre refugee ! »

e – Froment, Gestes de Genève, p. 168, 169.

Charles III, encouragé par l’appui de l’Empereur, envoya ses ambassadeurs aux cantons suisses, et demanda que le duc et l’évêque, « conduits par Messieurs de Berne, rentrassent dans Genève, pour y reprendre toute leur prééminence ; et que personne n’innovât. » Heureusement que les députés de Genève, Lullin, des Clefs et Claude Savoye étaient là, et demeurèrent fermes comme un roc, pour maintenir les droits de leur patrie. Les Suisses, voyant les deux partis également inflexibles, se retirèrent en disant : « Cette affaire de Genève nous ennuie à la mort ; tirez-vous-en comme vous pourrez ! » Lullin et des Clefs retournèrent à Genève, mais Claude Savoye, décidé à obtenir du secours, demeura dans les liguesf.

f – Registres du Conseil du 26 septembre 1535. —Stettler, Chronik, p. 6. — Chron. msc de Roset.

Les espérances de cet énergique réformé n’étaient pas sans quelque fondement. Quand le conseil de Berne avait appris l’abolition de la messe à Genève, il s’en était réjoui, et avait écrit le 28 août aux magistrats une lettre de félicitation : « Puisque vous avez connu la vérité ; leur avait-il dit, veillez en icelle, et fermement persévérez. Ce faisant, ne craignez pas que Dieu finalement vous laisse ruiner. » Claude Savoye se rendit à Berne. Y étant arrivé, il allait de maison en maison et paraissait devant les chefs de l’État : « Quoi ! disait-il, vous nous avez envoyé votre ministre Farel, et maintenant que nous avons obéi à la Parole qu’il nous a prêchée, vous nous livreriez aux mains cruelles de nos ennemis ! » Le noble réformateur Berthold Haller le soutenait de toutes ses forces, et demandait que « Berne n’abandonnât pas lâchement Genève. » Mais les députés de Turin travaillaient les seigneurs du conseil en sens contraire. L’intérêt propre prévalut parmi ces patriciens : « Levez des troupes pour votre défense, répondirent-ils à Savoye, pourvu que ce ne soit pas sur nos terres ; tout ce qu’il nous est possible de faire pour vous, c’est de vous recommander à la grâce de Dieu. » Et ils terminèrent par cette locution énergique, mais un peu familière : « La chemise, Monsieur, nous est plus près que la robeg. »

g – Registres du Conseil du 26 septembre 1535. - Froment, Gestes de Genève, p. 170. — Lettres de Haller à Bullinger.

Quand les Genevois apprirent le refus de Berne, ils en furent consternés. Berne, réformée comme eux, les abandonnait. La foi, si nécessaire aux peuples, commençait à chanceler dans bien des cœurs. Mais Farel s’efforçait de raffermir ceux qui étaient ébranlés. « Certes, leur disait-il, Messieurs de Berne nous ont remis à un maître qui est grand et fort, — à Dieu. C’est lui qui doit avoir tout l’honneur de notre délivrance, et non les hommes. Il a fait de plus grandes choses que cette ici. Il montre toujours sa puissance dans ce qui est désespéré, et quand il semble que tout soit perdu, c’est alors que tout est gagnéh. »

h – Froment, Gestes de Genève, p. 171.

La cour de Turin ne pensait pas comme Farel, et voyant les Suisses abandonner Genève, elle ne douta plus que cette ville tant convoitée ne tombât bientôt dans ses mains. Il fallait profiter de l’abattement des citoyens ; aussi le cabinet piémontais envoya-t-il promptement des ambassadeurs, qui sommèrent les magnifiques seigneurs de Genève, au nom de leurs maîtres, de bannir l’hérésie et les hérésiarques, de rendre à l’évêque et au clergé leurs droits, et de rétablir les images. Mais les Genevois, plus fiers encore dans le malheur que dans la prospérité, répondirent aux députés : « Nobles seigneurs, nous sacrifierons nos fortunes, nos intérêts, nos enfants, notre sang, notre vie, au maintien de la Parole de Dieu. Et même plutôt que de livrer ce saint dépôt, nous mettrons le feu, comme l’ont fait jadis les Helvétiens, aux quatre coins de notre villei. » Les ambassadeurs portèrent à leur maître cette héroïque réponse, et le duc hâta ses préparatifs.

i – Ceci se rapporte aux douze villes que les Helvétiens ruinèrent en partant pour les Gaules.

Un danger non moins grand, plus grand peut-être, menaçait Genève : la discorde. Une haine implacable, « semblable à celle qui se trouvait jadis entre César et Pompée, » disait-on, divisait le capitaine-général Philippe et le syndic Michel Sept ; — haine fatale, d’où devaient sortir des maux infinis, pertes de biens, d’honneur, de personnes, bannissements et morts. Les uns prenaient parti pour Philippe, les autres pour Michel Sept. « Quand le fils aîné du capitaine-général, disaient les premiers, fut fait prisonnier par les hommes de Peney, et que ceux ci demandèrent pour sa rançon la mise en liberté de tous ceux des leurs qui étaient captifs à Genève, Michel Sept répondit : Non, ce serait contraire aux intérêts de l’État. — Sans doute, répondaient les amis du syndic ; mais n’a-t-il pas ajouté : Rachetons le fils de Philippe ; je donne pour ma part trois cents écus. S’il s’agissait de mon propre fils, mon avis ne serait autre. » Le conseil ayant en conséquence refusé l’échange, le capitaine général, homme libéral et courageux, mais orgueilleux, turbulent, téméraire, jura à Michel Sept une mortelle haine. Il jetait partout feu et flamme contre le vénérable magistrat, et sacrifiant à son ressentiment les intérêts de la patrie, se retira comme Achille sous sa tente. « Je suis malade, répétait-il, je ne veux plus être capitaine-généralj. » Une extrême susceptibilité peut perdre un homme et souvent un État.

j – Froment, Gestes de Genève, p. 181. — Registres du Conseil du 25 novembre 1535.

La démission du capitaine-général, en des circonstances aussi graves que celles où se trouvait Genève, ainsi que les divisions dont elle était accompagnée augmentaient fort les périls de la ville. De plus, on ne savait qui donner à Philippe pour successeur. Plusieurs demandèrent Baudichon de la Maisonneuve ; or il était prompt et impétueux comme l’autre, et le conseil eût voulu un esprit plus rassis, plus pénétrant, plus prévoyant ; il craignait la fougue et le manque de circonspection de ce hardi citoyen. Mais ses amis représentaient que nul n’était plus dévoué à la cause de l’indépendance et de l’Évangile ; que ce qu’il fallait maintenant, c’était un chef intrépide et plein d’élan. De la Maisonneuve fut nommé capitaine-général.

Aussitôt le nouveau commandant en chef ordonna une montre (revue) de tous les braves qui étaient prêts à sortir avec lui pour aller au-devant de l’ennemi. Il n’y avait que quatre cents hommes. N’importe ; de la Maisonneuve saisit un drapeau, sur lequel il avait fait peindre des larmes de feu. Ce drapeau, avec ses larmes, est un peu théâtral ; plus de simplicité eût été mieux à cette place. Toutefois c’était un sentiment vrai et profond de la situation tragique où se trouvait Genève, qui animait de la Maisonneuve. Il déploya son étendard devant ses quatre cents soldats, et s’écria : Que chacun soit prêt à mourir. Ce ne sont plus des larmes ordinaires qu’il faut répandre, mais des larmes de feu, des larmes de sang ! »

La troupe étant rentrée dans la ville, se rendit dans les temples. Farel avait autant d’ardeur pour prier que Baudichon pour combattre. Tous les jours il y avait des sermons et des oraisons au Seigneur. « O Dieu, disait le réformateur, qu’il te plaise défendre ta causek ! »

k – Froment, Gestes de Genève, p. 172.

En effet, ce n’était pas seulement l’indépendance de Genève qui était menacée ; c’était la Réformation. Les Genevois énuméraient leurs souffrances : outrages, pauvreté, famines, froid, pertes de biens, meubles et bestiaux, dérobés par les bandes de pillards, jeunes enfants et même hommes et femmes enlevés, maltraités, mis à mort, — assauts qui se baillent toutes les heures et si rudement que l’on ne peut plus les soutenir ! Mais les plus grands maux étaient à venir. Charles de Savoie., soutenu par l’Empereur, engageait de vieux soldats italiens et espagnols, et choisissait pour les commander un des plus cruels capitaines du siècle, employé plus tard par Charles-Quint contre les protestants d’Allemagne. Les chefs de l’État, pénétrés de la grandeur du péril, firent le 3 octobre cette déclaration : Nos ennemis se préparent chaque jour pour nous outrager, en sorte que si Dieu ne nous donne secours, nous ne pourrons échapper à leurs mains sanguinairesl. »

l – Registres msc. du Conseil du S octobre. — Froment, Gestes de Genève, p. 108,172, 184,185, etc.

Pendant ce temps, Claude Savoye, qui sollicitait le secours de Berne, n’éprouvait que des refus. Il était triste, angoissé ; tout s’obscurcissait autour de lui ; il ne savait d’où pouvait venir le secours. Tout à coup un rayon de lumière l’éclaira ; Farel avait annoncé à Neuchâtel l’Évangile qu’il prêchait à Genève. La ville, les villages, les vallées de ce pays étaient le théâtre de nombreuses victoires du réformateur. Il avait aussi prêché aux montagnards de l’évêché de Bâle, qui s’étaient imaginé entendre « un ange descendu du ciel. » Claude Savoye, rejeté par les seigneurs de Berne, porta donc ses regards vers le Jura, où la langue française étant en usage, il lui serait facile de plaider la cause de sa patrie. Il secoua contre Berne la poussière de ses pieds, et partit.

Il y avait dans ces contrées un homme connu par son zèle évangélique, ami de Farel, et sur lequel Savoye croyait pouvoir compter. Jacob Wildermuth, ou par contraction Wildermethm, appartenait à une famille dont les membres occupaient les premières charges à Bienne, où ils étaient maires héréditaires ; mais ils possédaient aussi la bourgeoisie de Neuchâtel, et celui dont nous parlons semble avoir souvent résidé dans ces derniers pays. Son père s’était distingué dans les fameuses batailles de Morat et de Grandson, et lui-même avait fait les campagnes d’Italie de 1512 à 1515. Wildermuth signifie courage sauvage ; ce nom désignait bien ce guerrier intrépide. Quoique âgén, il avait le feu de la jeunesse et pouvait supporter de rudes fatigues. Quand vers la fin de 1529, Farel s’était présenté à Neuchâtel, Wildermuth l’avait accueilli, et les autorités ayant défendu au réformateur de prêcher dans les églises : « Restez, lui avait dit le soldat, je vous ferai prêcher dans les maisons. » Il s’était vu aussitôt assailli de menaces. Je puis bien les braver, avait-il dit, car je sais que Dieu est plus fort que l’homme ou le diableo. »

m – Dictionnaire de Len.

n – « Den wohlbetagten Hauptman Jacob Wildermuth. » (Stettler, Chronik, p. 70.)

o – Lettre de J. Wildermuth au Conseil de Berne, Neuchâtel, 3 décembre 1529. (Archives de Berne. Herminjard, Correspondance des Réformateurs dans les pays de langue française, II, p. 212.)

Tel était l’homme auquel Claude Savoye exposa le danger de Genève. Il conçut aussitôt la pensée de délivrer cette ville. Wildermuth n’était pas seulement plein de foi dans l’Évangile et d’aversion pour les superstitions ultramontaines, il était encore intelligent, habile, courageux ; et ayant fait jadis la guerre d’Italie, il savait mieux qu’un autre, organiser et conduire des corps de volontaires. « Un bourgeois de Berne, lui dit le Genevois, m’a remis six cents couronnes, afin de lever une troupe destinée à repousser le duc et le pape. — Eh bien ! dit le guerrier suisse, je me charge, avec le secours de mon cousin Ehrard, de Nidau, qui a la main fortep, de vous enrôler de vigoureux compagnons, et de les mener secrètement et promptement à Genève ».

p – « Seiner handvesten vetters. » (Stettler, Chronik, p. 70.)

A une demi-lieue de Bienne, sur le lac de ce nom, dans le Seeland, qui fait partie du canton de Berne, se trouve la jolie petite ville de Nidau. Ehrard Bourgeois était l’un de ses citoyens les plus dévoués à l’Evangile et à la liberté, mais de plus un de ces hommes forts et pratiques, qui savent s’y prendre pour agir sur les autres, et qui, quand ils ont une fois embrassé une cause, ne l’abandonnent pas avant son triomphe. Il fit aussitôt connaître dans Nidau et les lieux environnants, la position critique de Genève. S’il avait la main forte, sa voix n’était pas moins puissante ; ceux qui aimaient l’Évangile et haïssaient le despotisme répondirent à son appel. Dans une humble demeure de cette localité vivait, avec son mari et ses trois fils, une femme dont le nom ne nous a pas été conservé. Pleine d’un zèle ardent pour l’Évangile, elle résolut de contribuer à la délivrance de ses frères de Genève. L’esprit religieux a souvent revêtu la femme d’une force qui ne semble pas être l’apanage de son sexe. L’héroïne de Nidau se lève ; elle saisit une épée à deux mains, et s’adressant à son mari et à ses trois fils, elle leur baille à tous courage. Elle brûlait du désir de marcher avec les siens à la rencontre de ces soldats de la Savoie qui, poussés par le pape, marchaient contre Genève. Leur nombre, leur force, ne l’arrêtait pas. « Quand il n’y aurait que moi, dit-elle à son mari et à ses enfants, je voudrais batailler avec cette épée tous ces Savoisiensq. » Le père et les fils étaient eux-mêmes fort vaillants compagnons et fervents à l’Évangile, lisse présentèrent tous les cinq à Ehrard, afin d’aller délivrer Genève. C’est un grand signe, a-t-on remarqué, quand les femmes elles-mêmes se mêlent de soutenir des droits, et encouragent leurs fils et leurs maris, au lieu de les détourner de la bataille ; quand cela arrive, les ennemis sont perdus à l’avance. On l’a vu dans l’antiquité et dans les temps modernes. Le feu qui animait cette héroïne, se répandit tout autour d’elle, et un bon nombre de vaillants compagnons accoururent du Seeland, de Bienne et des vallées du Jura, pour se ranger sous le drapeau d’Ehrard.

q – Froment, Gestes de Genève, p. 195.

Pendant ce temps Claude Savoye et Wildermuth appelaient les hommes de bonne volonté à Neuchâtel et dans ses vallées. Partout Savoye faisait des doléances sur la pauvre cité de Genève. « Au nom de Dieu, disait-il, assistez-nous ! Baillez aide et secours à vos frères chrétiens, qui tiennent une même loi et une même foi que vous, et qui parce qu’ils font prêcher l’Évangile et défendent leurs libertés et franchises, sont environnés des ennemis de la foi. » Ces paroles n’étaient pas vaines. Bien des esprits généreux rejetaient loin d’eux les pensées égoïstes qui auraient pu les retenir. « Ne serons-nous pas émus de pitié envers nos frères en notre Seigneur, se disaient les uns aux autres iceulx de Neuchâtel, la charité que nous devons à notre prochain, ne nous pressera-t-elle pas ? » Un des plus fervents était Jacques Baillod, appelé aussi le Banneret Baillod, dont la famille, une des plus anciennes du Val de Travers, occupait les premières charges de l’État. Il était à ce qu’il paraît mal fait de corpsr, petit, un peu bossu, à peu près comme un Esope, disaient quelques-uns, mais il était habile et vaillant capitaine. Beaucoup d’hommes du Val de Travers et d’autres lieux se rendirent à son appel. A Neuchâtel même, un ancien membre du conseil se distinguait par son zèle ; c’était André, dit Mazellier, c’est-à-dire le bouchers, doué de l’un de ces caractères fermes, qui quand ils ont mis la main à la charrue, ne regardent pas en arrière. Bientôt, dit un chroniqueur contemporain, mille hommes d’élite, belles gens de guerre, fidèles et de grand cœur, s’il y en a entre tous les Suisses, furent assemblés, et prêts à partir, pour aller secourir Genève, à leurs propres dépenst. » Selon d’autres, huit à neuf cents hommes seulement prirent les armes.

rAbrégé chronologique de l’histoire de Neuchâtel, par un ancien justicier, p. 161.

sAnnales de Boyne, liv. II, p. 203.

t – Froment, Gestes de Genève, p. 192.

Cependant le bruit de ces préparatifs arrivait au château de Neuchâtel. Le sire de Rive de Prangins, gouverneur du comté pour la princesse de Longueville, « homme papiste et Savoyard, » dit le chroniqueur Roset, « grand adversaire de la Parole, » dit Froment, avait fait tout ce qu’il avait pu pour empêcher la Réformation de s’établir dans le pays, et voilà maintenant que des Neuchâtelois veulent aller la soutenir à Genève. Étonné de tant d’audace, il fit défense à ces braves de bouger, et cela sous peine de toute son indignation. Parmi ceux qui avaient répondu à l’appel de Savoye, il y en eut alors qui hésitèrent. Un certain nombre de ces braves gens n’avaient pas de fortes croyances et une forte volonté pour les maintenir. Pleins de respect pour Madame la princesse et son gouverneur, ils pliaient facilement sous l’autorité qui prétendait les contraindre. Leurs femmes s’efforcèrent de ranimer leur zèle. Ce n’était pas, aux yeux de celles-ci, une guerre ordinaire ; il s’agissait de combattre pour la Parole de Dieu. Réformées ardentes, elles avaient à cœur, autant que Farel, de soutenir la foi, et joignaient à la pure doctrine cette vive sensibilité, cet élan du cœur, qui sont l’apanage de leur sexe. « Allez, allez-y, disaient-elles ; si vous n’y allez pas, nous irons nous-mêmes ! » Quelques-unes, en effet, allèrent comme l’héroïne de Nidau. D’autres, parlant au nom de la religion, imposèrent à leurs maris et les décidèrent. « Nous ne voulons pas laisser nos frères chrétiens de Genève périr misérablement, dirent les Neuchâtelois à ceux qui voulaient les retenir. On ne leur fait la guerre pour aucune autre cause que pour détruire l’Évangile et leurs libertés. Pour telle querelle nous voulons tous mourir ! »

Maintenant il fallait partir. Ces hommes qui s’étaient levés dans les villes, les vallées et la plaine pour défendre, sans caractère officiel, une cité qu’ils n’avaient jamais vue, n’étaient pas armés de pied en cap comme les brillants chevaliers savoisiens qu’ils allaient combattre. Quelques-uns avaient des mousquets, tous avaient des épées, mais ils ne portaient ni casques, ni cuirasses. La justice de leur cause devait être leur cuirasse. Ce fut le 7 octobre au soir, que se mit en marche le corps le plus éloigné, celui qui venait de Bienne, de l’évêché de Bâle, de Nidau et du Seeland. Il est probable qu’il traversa le lac de Neuchâtel pour éviter la ville. Arrivé près de l’entrée du val de Travers, il s’arrêta ; c’était là qu’était le rendez-vous. Ceux de Neuchâtel, de Valangin, et d’autres localités arrivèrent bientôt, et tous se trouvèrent réunis dans ces contrées pittoresques où l’Areuse se précipite hors de la vallée. L’intrépide Wildermuth prit le commandementu.

u – Les documents en langue française, les Gestes de Genève, de Froment, une lettre officielle des Archives de l’État à Genève (Portefeuille historique, no 1152), nomment le capitaine en chef Jacob Verrier. Les verriers ou fondeurs de verre étaient en général dans le pays des hommes riches et influents. Wildermuth appartenait à cette classe. (Voir Correspondance des Réformateurs dans les pays de langue française, II, p. 211.)

La troupe s’apprêtait à partir quand elle vit une cavalcade arriver du côté de Neuchâtel ; c’étaient des officiers du gouvernement, envoyés par lui pour s’opposer à ce que des sujets de Madame marchassent au secours de Genève. Ayant atteint la troupe, ces délégués du sire de Prangins abordèrent les gens de leur ressort, et leur ordonnèrent de retourner chacun dans leurs demeures. Aller se battre contre le duc de Savoie était se mettre en révolte contre leur souveraine qui les traiterait comme des rebelles. « Leur furent faites plus grandes défenses que auparavant, avec fortes menaces, tellement que plusieurs perdaient courage. » Ces Neuchâtelois n’avaient pas d’abord réfléchi que leur gouvernement était vivement opposé à la Réformation. Maintenant leur respect pour les puissances établies contre-balançait les sentiments qui les avaient portés à venir en aide à l’Évangile. Ils craignaient les conséquences fâcheuses que leur désobéissance pourrait avoir pour eux et leurs familles. On les voyait agités, partagés, Wildermuth, et d’autres bons personnages, s’apercevant que quelques-uns fléchissaient, en étaient navrés ; mais ils ne voulaient pas d’hommes dont les cœurs fussent affaiblis. Il était juste à leurs yeux de protéger les innocents contre les méchants ; mais ils ne voulaient pas imposer leurs convictions à leurs frères. Wildermuth s’écria : « Camarades ! si vous n’avez pas le courage de mourir pour Genève, et de tuer autant de faux prêtres qu’il s’en présentera, allez-vous-en ! Mieux nous vaut être peu, mais de cœur, comme au temps de Gédéon, que de traîner après nous des timides. »

La lutte devenait toujours plus vive chez les Neuchâtelois. Iront-ils en avant, retourneront-ils en arrière ? Wildermuth avait nommé Gédéon ; on se rappela que ce chef en Israël avait consulté Dieu pour savoir s’il devait marcher contre Madian. Ces bonnes gens qui avaient pris les armes pour la cause de Dieu, croyaient en Dieu et dans son secours. Tous donc se mirent en prière sur la place même où ils se trouvaient, afin de demander au souverain Seigneur le chemin qu’ils devaient prendre, et cette troupe, auparavant tumultueuse, fut pendant quelques minutes dans un grand silence. Dieu lui-même devait choisir ceux qu’il voulait pour la bataille. La prière finie, chacun se leva, et l’énergique capitaine s’écria à haute voix et avec grande affection : « Maintenant qu’ils retournent dans leurs maisons ceux que les menaces épouvantent ; mais vous, auxquels Dieu a donné le cœur de batailler pour nos frères, sans crainte de votre vie, en avant ! » Trois à quatre cents retournèrent dans leurs foyersv. Il n’est pas douteux qu’ils le firent par un principe d’obéissance à l’autorité supérieure.

v – Froment dit environ trois cents. (Gestes de Genève, p. 194.) Les ambassadeurs bernois disent quatre cent cinquante. (Registres du Conseil de Genève ad annum.

Les autres, qui appartenaient surtout au canton de Berne et au Jura, n’avaient pas reçu de pareilles défenses, et quoique diminués, ils n’hésitèrent pas. Le petit corps d’armée était réduit de moitié et composé de quatre cent quinze hommes ; mais ceux qui restaient étaient pleins de foi et de courage. Ils partirent en invoquant le nom de Dieu, lui demandant de leur être en aide.

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