Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 12
Les dangers suprêmes

(Janvier et Février 1536)

9.12

Medici châtelain de Musso – Il reçoit charge de détruire Genève – Berne se décide à secourir Genève – Nægueli prépare l’armée – Le réformateur Haller la bénit – Marche et chants de l’armée – Misère à Genève – Prise de Versoix par Genève – Changements dans la politique européenne – Combinaisons des princes – L’évêque de Lausanne veut s’opposer aux Suisses – Medici et Nægueli en présence – Le cœur manque à Medici – Pourquoi ? – Il s’embarque – Débâcle générale – Puissance de la force morale – Les seigneurs du pays ne s’arment pas – Ménager le peuple, abattre les châteaux – François et Marguerite de Gingins – Le vicaire général de Gingins caché à Divonne – Nægueli partage son armée en trois corps – Entrée des Suisses dans Genève – Leurs chants – Les Genevois donnent à Dieu la gloire

Le duc de Savoie s’apprêtait à porter à Genève des coups plus décisifs. Il voulait satisfaire l’ambition antique de sa maison, et écraser une ville que l’on disait appelée à détacher de Rome les populations placées autour d’elle. Il était en cela excité par son épouse, la Portugaise Béatrix, animée de ce fanatisme religieux qui distingue en général les femmes de la péninsule ibérique. Les villes d’Asti, d’Ivrée, de Verceil, étaient tombées dans les mains de la maison de Savoie, et Genève devait subir le même sort. Le moment semblait favorable. Charles-Quint s’apprêtait à détruire le protestantisme. Des lansquenets, levés par le frère de cet Empereur, arrivaient de l’Allemagne, et l’armée que Charles lui-même ramenait d’Afrique se dirigeait vers les Alpes. On écrivait à Berne que l’Empereur et le duc commenceraient par soumettre Genève, puis la Suisse réformée, puis enfin l’Allemagne luthérienne. Ainsi l’asservissement de la ville des huguenots faisait partie d’un plan général. Le puissant monarque, sur les États duquel ne se couchait jamais le soleil, avait résolu d’abolir la Réformation, en commençant par cette cité.

Charles III avait compris que ce qui avait paralysé ses efforts, c’était la faute qu’il avait commise en n’envoyant pas contre la ville huguenote des troupes régulières et disciplinées. Il résolut donc d’en choisir de telles, et de leur donner pour chef un des plus hardis capitaines du siècle, qui marchait accompagné du pillage et de la dévastation. Un homme de bas état, qui s’était fixé à Milan, avait acquis par son industrie, une petite fortune. Cet italien, Bernardin Medici (nom qu’il ne faut pas confondre avec celui des Medicis de Florence), avait deux fils, Jean Angelo, qui devint pape sous le nom de Pie IV, et Giangiacomo, jeune homme téméraire, entreprenant, fourbe, cruel, d’une ambition insatiable, et qui se voua à la guerre. Envoyé au château de Musso, sur le lac de Côme, par le duc de Milan, avec une lettre qui chargeait le châtelain de mettre à mort le porteur, le rusé Giangiacomo avait ouvert la lettre, rassemblé quelques compagnons, s’était emparé du château et s’en était fait une petite principauté, qu’il avait augmentée peu à peu, en se jetant avec fureur sur les contrées environnantes, de la Valteline, du Milanais, de l’État de Venise, et même des Grisons. Les Suisses, ayant Nægueli à leur tête, marchèrent contre ce chef de brigands, et détruisirent son repaire. Dès lors, ce hardi flibustier avait porté ailleurs son impétuosité et ses dévastations. Des terres de la Suisse romande, du côté du Jura, avaient été ravagées par lui. Ce fut cet Attila au petit pied, que Charles III choisit pour le mettre à la tête de la guerre contre Genève. Il ne s’agissait pas seulement de prendre cette ville, mais de la mettre hors d’état de relever à jamais la tête, de la détruire. Giangiacomo était l’homme pour cela. Plus tard Charles-Quint, désirant l’employer contre la Réformation allemande, le nomma marquis de Marignan, et le mit à la tête de son artillerie, dans sa campagne contre les luthériens. Pour le moment ce n’était pas Wittemberg, mais Genève, que Medici devait ruineru.

u – Hieronymo Soranzo, Relatione di Roma. — Ripenmonte, Hisioriæ urbis Mediolani. — Ranke Rœmische Paepste.

Le duc de Savoie mit son général à la tête d’une armée dans laquelle se trouvaient quatre mille soldats italiensv, plus des Savoyards et des Espagnols, hommes beaux, forts, vieux soldats pour la plupart. Un nombre considérable d’hommes d’armes de toute la vallée du Léman étaient appelés à se joindre à Medici, et devaient ainsi doubler, tripler ses forces. Le frère guerroyant du futur pape Pie IV, appuyé par de grands princes, le duc de Savoie et l’Empereur lui-même, ne doutait pas de la victoire. Il se mit en route par la vallée du Léman.

v – « Die soldaten,darunter 4 000 Italiæner. »(Stettler, Chronik, p. 82.)

Le danger était grand, mais tout était-il perdu ? n’y avait-il pas dans Genève une puissance qui ne s’était trouvée ni dans Verceil, ni dans Asti ? « Il semble n’exister aucun moyen pour évader des mains de nos ennemis, disaient des Genevois pieux, mais notre espoir est en Dieu, qui ne laissera pas blasphémer son nom par les infidèlesw. »

w – Beauregard, Mémoire sur la maison de Savoie, I, p. 324. — Froment, Gestes de Genève, p. 207.-C. Zwick à B. Haller, 12 janvier 1536.

Berne avait longtemps fermé l’oreille aux cris de Genève. Baudichon de la Maisonneuve s’y était rendu pour signaler l’extrémité à laquelle sa patrie était réduite. Au moment où le péril devenait le plus grand, l’ours se réveilla et s’apprêta à descendre de ses montagnes. Les mobiles politiques furent sans doute pour quelque chose dans la décision des conseils. Dès la guerre de Bourgogne, le pays romand avait attiré les regards de cette puissante république. Elle avait contracté plus tard des traités de combourgeoisie avec Genève et avec Lausanne, et quand elle vit le roi de France rassembler une armée, qu’il dirigeait vers les Alpes, elle craignit que ce prince ne prît les devants. Mais les sollicitations de Baudichon de la Maisonneuve, la voix de la bourgeoisie bernoise, qui était pour l’indépendance et la Réformation, eurent, après Dieu, la plus grande part dans la résolution de cet État. Le conseil bernois adressa au peuple une proclamation où, exposant les dangers de Genève, il disait : « Cette affaire touche avant tout à la gloire de Dieu ; mais ensuite à la nôtre. — Nous sommes prêts, répondit le peuple, à sacrifier nos biens et nos vies pour le maintien de la foi et de nos serments. » Vingt mille hommes demandèrent à partir. Le changement qui alors s’opéra dans les conseils de Berne était si inattendu, qu’il fut généralement attribué à une direction de Dieu. « Berne, poussée par une inspiration divine, s’ébranle ! » écrivait un Bernois pieux à Bullinger, successeur de Zwingle à Zurichx. Et l’excellent Genevois Porral disait plein de joie : « O Dieu ! je te rends grâces de ce que tu as inspiré à nos combourgeois de nous donner aide et secoursy ! »

x – « Vetuli numine quodam, instinctus. » (Sutzer à Bullinger, 11 février 1536.)

y – Stettler, Chronik, p. 78. — Lettre de Porral..-Mémoire de Pierre-Fleur, p. 140.

Un héraut porta le 16 janvier au duc de Savoie la déclaration de guerre à feu et à sang. François Nægueli était universellement désigné pour commander l’entreprise. Chrétien décidé, capitaine éprouvé, négociateur habile, il était adoré de ses soldats, qui l’appelaient notre Franz. Sur les vingt mille hommes qui se présentaient, il en prit six mille. Il donna deux ordres. Une arme nouvelle succédait alors aux hallebardes et aux larges épées ; les arquebuses lançaient des balles qui frappaient invisiblement l’ennemi. Nægueli voulut avoir l’avantage de cette arme : « Apportez des bâtons à feu, » dit-il. De plus il exigea une stricte discipline. Soyez rangés, justes, bons pour le paysan, autant qu’intrépides au combat. »

Il y avait dans Berne un autre homme, qui autant que Nægueli avait à cœur la cause de Genève. Le réformateur Berthold Haller, accablé de maux, n’avait plus que quelques jours à vivre. Toutefois l’armée, avant de quitter Berne, voulant invoquer publiquement le secours de Dieu, Haller se leva péniblement de son lit de mort, et soutenu par ses amis, se traîna en chancelant jusque dans la chaire de la cathédrale. Cet homme si doux, si timide, qui avait une défiance si grande de lui-même, montrait aux approches de la mort une énergie qui lui avait été jusqu’alors étrangère. « Hommes de Berne, dit-il d’une voix presque éteinte, soyez fermes et courageux. Magistrats et peuple, capitaines et soldats, demeurez fidèles à la Parole de Dieu. Honorez l’Évangile, en vous comportant justement, et poursuivez inébranlablement, pour l’amour de Dieu, votre dessein d’arracher à la destruction qui les menace, nos pauvres frères de Genève, jusqu’à cette heure tristement abandonnés des hommesz. » Alors levant ses mains tremblantes vers le ciel, Haller les étendit au-dessus de l’armée silencieuse, et s’écria : « Que Dieu remplisse vos cœurs de foi, et qu’il soit lui-même notre consolateur ! » Toute l’armée, tout le peuple, soit dans l’Église, soit dans la ville, soit dans le canton, et même jusque dans les hautes vallées où sont les glaces éternelles, répéta cette parole, la dernière que le réformateur devait prononcer en public, et qui devint le mot d’ordre de cette sainte guerre.

z – Die armen, verlassenen, Christlichen Mitbrüder zu Genf. » (Kirchofer’s Haller, p. 231.)

Le samedi, 22 janvier, six mille hommes sortaient de la ville, marchant d’un pas ferme, non sous leurs drapeaux particuliers (chaque ville avait alors le sien), mais sous le seul étendard de Berne, symbole à la fois de force et d’unité. Cent cavaliers et seize pièces de canon accompagnaient les fantassins ; tous portaient la croix blanche sur champ rouge ; le signe antique des croisés était leur seul uniforme. La parole de Haller avait porté des fruits. Ces enfants des montagnes allaient au salut de leurs frères avec enthousiasme et avec foi. Le noble Nægueli chevauchait en tête. Il voulait faire de la belle vallée du Léman une contrée helvétique et évangélique. Il était sérieux et silencieux, car il méditait les moyens de délivrer Genève complètement, mais en répandant le moins de sang possible. Les soldats marchaient après lui, dispos, joyeux, au milieu d’une foule d’hommes, de femmes, d’enfants, accourus des villages d’alentour ; et ces hardis Helvétiens, levant la tête, faisaient retentir leurs chants de guerre. La chronique de la vieille Suisse nous les a conservés :

Peuples, faites silence, et vous compagnons d’armes,
Venez tous entonner, répéter mes chansons !
L’ours a quitté son antre, il descend de nos monts ;
Il sème à travers champs de terribles alarmes.
Son cœur est intrépide, et ses pas acharnés,
Pour sauver de la mort, pour arracher aux larmes
Ceux que le inonde avait abandonnés.

Ours vaillant ! mon bon ours ! Dieu t’a rendu la vie.
Le pape te tenait à sa main enchaîné.
Et partout, fièrement, t’a longtemps promené.
Christ a brisé ta chaîne, a détruit ta folie,
A fait lever pour loi ta lumière du jour.
D’enfants nombreux, joyeux, ta caverne est remplie…
Dieu l’a montré son merveilleux amour.

Courage, ours de nos monts ! marche, lève la tête ;
A qui veut l’arrêter, malheur, malheur, malheur !
Malheur a qui ne t’aime, au lâche qui prend peur.
Quand de Rome il nous faut accomplir la conquête,
Contre le grand menteur vaillamment guerroyer,
Nous rire des cafards, et détruire la bête
Que tous tes saints refusent d’adorer.

Je t’attends sur nos monts, quand, après la victoire.
Tu reviendras orné de lauriers glorieux,
Je te paîtrai, mon ours, au sein des parcs herbeux ;
Aux eaux de mes glaciers je te mènerai boire.
Je calmerai tes sens, j’égayerai ton cœur…
Qui combat pour ta foi, trouve à la fin la gloire,
Et le grand Dieu du ciel couronne le vainqueura !

a – Werner Steiner, Sammlung. — Le Chroniqueur, p. 202. — En mettant ce chant allemand en vers français, on s’est tenu, autant que possible, à l’original. — Pierre-Fleur, p. 143.— Stettler, Chronik, p. 81, etc.

L’armée atteignit dès le premier jour le champ de bataille de Morat, que les soldats saluèrent avec enthousiasme. Les contingents de Bienne, Nidau, la Neuville, Neuchâtel, Valengin, Château-d’Œx, Gessenay, Payerne, pleins d’affection pour Genève et pour la Réforme, joignirent les drapeaux dans cette dernière ville. L’avoyer de Watteville y passa cette belle armée en revue le 24 janvier, et reçut ses serments.

Genève présentait alors un moins brillant spectacle. La famine qui depuis plusieurs mois désolait la ville, se traînait comme un fantôme hideux dans toutes les rues, et effrayait les enfants, les femmes, les hommes même. Le froid, les maladies, suites inévitables du dénuement, remplissaient les maisons de souffrances et de deuil. Ces adversités étaient comme un torrent sauvage qui brise tout ce qu’il touche. Les courageux même commençaient à s’abattre. Sur ces entrefaites, arriva un Bernois, chargé de deux messages. L’un, sur papier, lui avait été donné pour détourner les soupçons, dans le cas où il serait saisi par le gouverneur de Vaud ; c’était la demande de délivrer Furbity. L’autre message devait être fait de bouche : « Tenez-moi ici prisonnier, dit le Bernois, et me faites mourir, si Messieurs de Berne ne partent avec leur armée pour vous secourir. » Les Genevois ne pouvaient croire cet homme. « Dans trois jours, ajoutait-il, vous verrez brûler les châteaux du pays. Ce sera le signe de la venue de Berneb. »

b – Froment, Gestes de Genève, p. 208.

Quand on ne douta plus de l’arrivée des libérateurs, la population genevoise, longtemps angoissée, respira et se releva. Les hommes les plus énergiques ne voulurent pas attendre que leurs alliés fussent arrivés. Versoix, place importante du duc, pouvait arrêter l’armée bernoise. Quatre-vingts Genevois montèrent sur des barques, l’attaquèrent du côté du lac, mirent en fuite par le feu de leurs canons les soldats de la Savoie, et pénétrèrent dans la place. Les greniers étaient remplis de blé, les caves de vin, les étables de bétail ; ce fut pour ces citoyens affamés comme la scène du camp des Syriens aux portes de Samariec. Les Genevois transportèrent en hâte dans leurs barques tout ce qu’ils purent enlever ; et rentrant à Genève, ils étalèrent leur butin sur la place, au milieu d’une foule immense. Le blé, l’orge, les bestiaux se vendaient à vil prix. Chacun accourait, achetait ; tous se réjouissaient de ce secours inattendu. Et pourtant de grands dangers menaçaient alors Genève.

c2 Rois ch. 7.

Berne, il est vrai, venait à son secours ; mais il fallait plus que cela pour sauver cette ville. Le projet de l’Empereur, on le savait, était d’écraser la Réformation qui s’opposait en Allemagne à sa souveraineté absolue. On disait que François Ier, attiré par l’offre de Milan, s’était montré disposé à laisser faire Charles-Quint. Berne pourrait-elle résistera ce puissant monarqued ? Ne verrait-on pas les patriciens qui, plus d’une fois, s’étaient montrés assez froids à l’égard de Genève, revenir à leurs anciens accommodements et atermoiements ? Un grand changement dans les rapports et les projets des princes pouvait seul, à ce qu’il semble, sauver cette cité. Or, il se passa en ce moment une suite d’événements qui transformèrent tout à coup l’aspect politique de l’Europe.

d – Lettre de l’évêque de Lausanne au baillif de Vevey. — Stettler, Chronik. — Mémoires de Pierre-Fleur, p. 145.

Catherine d’Aragon, tante de Charles-Quint, meurt. L’Empereur, en conséquence de cette mort, renonce à envahir l’Angleterre, et garde pour lui le duché de Milan, qu’il avait offert au roi de France, pour l’engager à s’unir avec lui contre Henri VIII. François Ier, traité par l’Empereur comme un homme dont on ne fait aucun cas, jure qu’il en tirera vengeance. Mais pour atteindre Charles-Quint et s’emparer de Milan, François Ier doit passer sur le corps du duc de Savoie, son oncle. Il n’hésite pas à lui faire ainsi connaître « le peu de profit qui lui adviendra de ne l’avoir pas pour amie. » Or, si le duc de Savoie, prince de Piémont, est rejeté par le roi de France au delà des Alpes, et plus loin encore, Genève est sauvé. A la vue du danger qui le menaçait, Charles III eût voulu revenir à son ancienne alliance avec son neveu ; mais l’influence de sa femme, qui l’avait fait entrer en cette dansef, le tenait attaché à la cause de l’Empereur. Dans l’embarras où il se trouvait, il prit une résolution qui n’était pas sans quelque habileté, et qui rendait inévitable la conquête de Genève, et son adjonction aux États de l’Empereur. Charles III offrit à Charles-Quint de lui céder, en échange de diverses provinces italiennes, les versants occidentaux des Alpes, « tout ce qu’il tenait de pays, depuis Nice jusqu’aux ligues suisses, y comprenant Genèveg. » En établissant la maison d’Autriche entre lui et la France, le duc se faisait un rempart infranchissable contre son inquiétant voisin, et satisfaisait en même temps le goût de la maison de Savoie, qui aimait à s’étendre du côté de l’Italie. En vertu de cet échange, les États de Charles-Quint eussent bordé la France de tous côtés, de la Méditerranée à la mer du Nord. François fut effrayé. « Je ne permettrai pas à l’Empereur, dit-il, de dresser contre mon royaume une telle échelle, pour l’envahir par ci après. » Toutes ses hésitations cessèrent, et il se décida à accomplir sans retard le dessein qu’il avait forme d’envahir la Savoie, le Piémont et le Milanais. Ainsi, au moment où le duc se préparait à écraser la petite ville de Genève, il voyait se former tout à coup un orage qui devait à la fois le chasser des deux versants des Alpes et sauver la petite cité. Voyons si tel fut en effet le résultat de cette politiqueh.

e – Mémoires de Du Bellay, liv. V, p. 239.

f – Mémoires de Du Bellay, p. 240.

gIbid.

h – Mémoires de Du Bellay, p. 240.

L’armée suisse, commandée par Nægueli, était partie le 24 de Payerne, et arrivée le 25 à Échallens ; de cet endroit, elle devait marcher sur Morges. Les contingents d’Orbe et de Lausanne, désireux de prendre part à la délivrance de Genève, vinrent augmenter ses forces, qui furent ainsi portées à environ dix mille hommes. L’évêque de Lausanne, Sébastien de Montfaulcon, prêtre d’un caractère orgueilleux, intrigant, dominateur, enflammé de colère en voyant ses bourgeois se déclarer pour Genève, résolut de lever des troupes pour s’opposer à l’armée libératrice ; son bailli et son secrétaire se mirent à parcourir les rues étroites et montueuses de la ville, et heurtant de maison en maison, ils demandaient si l’on voulait être du parti de l’évêque, ou du parti de la ville. Montfaulcon lui-même partit pour son château de Glérolles près de Saint-Saphorin, afin de soulever les habitants de la Vaux. Mais Nægueli devait rencontrer dans sa marche un obstacle plus redoutable que l’évêque Montfaulcon et ses soldats improvisés.

Medici, informé de la marche de l’armée bernoise, s’était décidé à l’attaquer avant qu’elle fût arrivée à Genève. Il comprenait que si Nægueli venait à s’établir dans cette ville, il ne serait pas facile de la prendre. Le commandant italien se dirigera donc sur Thonon et sur Évian, il fera passer le lac à ses soldats, il livrera bataille aux Bernois, et après les avoir battus, il se dirigera sur Genève, alors incapable de lui résister. Le caractère et les antécédents de ce condottieri dévastateur, suffisaient pour faire comprendre le sort qu’il réservait à sa conquête. La ville eût été pillée, peut-être brûlée, conformément aux mœurs de Giangiacomo.

Ce chef redouté avait traversé le lac avec son armée sur les barques du Chablais et était arrivé près de Morges. Son intention était de donner une base solide à ses opérations, non seulement en étant maître de Morges, qui était à la disposition du duc, mais encore en s’emparant, avec le secours de l’évêque, de Lausanne, dont il savait la bourgeoisie libérale prête à se joindre à Nœgueli. Le 27 janvier, au soir, un détachement partit à cet effet sous le commandement du sieur de Colloneys. Mais à peine avait-il fait quelques pas, que Medici aperçut des feux sur les hauteurs, près des villages de Bussigny, Renens et Crissier ; c’étaient les Bernois qui se préparaient à passer la nuit sur ces collines. L’ancien châtelain de Musso n’avait pas cru l’ennemi si proche. Il n’avait pas encore pris ses positions et déjà les Suisses paraissaient. Il fit rebrousser le détachement ; et le lendemain matin, de bonne heure, quelques-uns de ses cavaliers s’approchèrent pour reconnaître l’armée suisse et pour escarmoucher. Nægueli, ne doutant pas que l’heure du combat ne fût arrivée, étendit sur les hauteurs de Morges son redoutable front de bataille ; tous ses hommes étaient pleins de feui. Medici voulait aussi disposer ses troupes au combat, mais il reconnaissait tout le désavantage de sa position. Tandis que Nægueli était sur les hauteurs, les troupes savoyardes acculées au lac, pouvaient y être jetées. Le général, envoyé par le duc de Savoie pour détruire Genève, contemplait avec étonnement l’armée des nouveaux croisés. Il se voyait en présence de ce valeureux Nægueli qui, comme capitaine-général des Ligues, lui avait pris son châtel de Musso et les autres terres qu’il avait volées par la ruse ou par le pillage. « Ah ! » avait dit plus d’une fois le condottieri, « ce que ni l’Empereur, ni le roi de France n’ont pu faire, ce Suisse l’a fait ! » A la tête maintenant des troupes du Piémont et de la Savoie, et appuyé par Charles-Quint, l’ancien châtelain de Musso s’était flatté de tirer vengeance de l’injure que jadis il avait endurée, mais c’était le contraire qui arrivait. Au lieu de s’élancer à la tête de ses vieux soldais, il se troublait, il hésitait, il semblait que le cœur lui manquât.

i – Ihre Feinde unerschrocken anzugreifen. » (Stettler, Chronik, p. 82.)

Pourquoi ? Serait-ce que la vue de l’armée de Berne, en rang de bataille, l’intimidât ? Serait-ce que les seigneurs de Vaud, de Gex, sur lesquels il comptait, se rappelant la valeur des Suisses à Gingins, n’avaient pas voulu s’exposer à recevoir une seconde leçon, et faisaient défaut ? Serait-ce que des renforts attendus du côté de la Savoie ne lui étaient point arrivés ? Serait-ce que de mauvaises nouvelles lui parvenaient de Chambéry et lui apprenaient que le duc ne pouvait plus songer qu’à défendre ses États héréditaires contre le roi de France ? Tous ces motifs étaient pour quelque chose dans le trouble de l’ancien châtelain de Musso ; mais le dernier était le plus puissant. Quel chagrin pour Medici ! Il s’était vanté de mettre fin à l’interminable existence de Genève ; et il faut qu’à la première rencontre, il se retire. Il s’était fait une joie de détruire un nid d’hérétiques, et il ne peut s’opposer à ce que Nægueli le sauve. Dans ce moment critique, l’un des plus téméraires capitaines du siècle semble devenir l’un des plus lâches ; il est des caractères, qui, audacieux dans la prospérité, perdent la tête quand les chances leur sont contraires. La flottille sur laquelle le commandant des troupes de Savoie avait traversé le lac était à l’ancre à quelque distance de Morges, du côté de Lausanne. Medici abandonne le champ de bataille avant d’avoir combattu, et monte sur ses barques, avec une partie des siens, tandis que le reste entre dans Morges, ville fortifiée. Nægueli voyant que l’ennemi se retire, fait descendre sur le rivage l’avant-garde des Suisses. Le capitaine italien voulant au moins brûler une amorce, fait tirer les canons de sa flotte sur les Bernois, qui tirent eux-mêmes contre les barques ; mais il n’était pas difficile à celles-ci de se soustraire à cette canonnade.

Pendant ce petit engagement, les Italiens et les Espagnols, réfugiés dans Morges, au nombre d’environ sept cents, furieux de voir le triomphe des protestants près de s’accomplir, se comportaient dans cette ville qui appartenait au duc, comme s’ils eussent été dans une cité ennemie. Ils se jetaient dans le château, dans les maisons, dans les églises même, pillaient tout, et se livraient aux plus cruels outragesj. Puis, ouvrant la porte qui était du côté de Rolle, la plupart d’entre eux s’enfuirent. Les uns se sauvaient à course de chevaux, et les autres se retiraient, dit Froment, en bataillant de l’épée à deux pieds. » Medici envoya une ou deux barques chercher dans Morges ceux des siens qui ne s’étaient pas encore enfuis, et prenant le large, fit force de voile vers la Savoiek. On eût dit qu’un ange invisible de l’Éternel, comme aux jours de Judal, avait mis en déroute les ennemis de la Parole de Dieu.

j – Chron. msc. de Roset, liv. III, ch. 59. — Savion, III, p. 175.

k – Stettler, Chronik, p 82. — Froment, Gestes de Genève, p. 209.— Registres du Conseil du 30 janvier 1536. — Chron. msc. de Roset, liv. III, ch. 59 et 60.

l2 Rois ch. 19.

La débâcle était en effet générale ; une terreur panique avait saisi tous ces soldats. Les routes, la plaine, les sentiers de la montagne étaient couverts de fuyards. Les motifs qui avaient porté Medici à se retirer, n’étaient sans doute pas connus de ses soldats ; mais il y a une autre solution, une solution morale de leur fuite désordonnée. Ces bandes italiennes avaient passé les Alpes, parce que leurs chefs leur avaient promis de leur livrer Genève, dont la renommée exagérait fort les richesses. C’était un tout autre mobile qui animait les Suisses ; ils avaient quitté leurs montagnes et leurs vallées pour assurer dans Genève, en opposition au pape, à l’évêque, au duc, l’indépendance nationale et la liberté de la foi. Les Genevois eux-mêmes, dans la lutte opiniâtre qu’ils soutenaient depuis tant d’années, étaient poussés par les plus nobles mobiles. Or, les principes moraux donnent à une armée une énergie morale, à laquelle des bandes de pillards ne sauraient résister. Nul doute que les condottieri de Medici ne fussent à plusieurs égards de meilleurs soldats que les pâtres des Alpes, ou les marchands de la petite cité ; mais ceux-ci avaient une cause sainte à défendre. Leur regard suffit pour effrayer les banditti, qui, renonçant à piller la cité ennemie, pillèrent des villes alliées, et s’enfuirent à force de rames ou de jarrets. Le conseil de Genève put inscrire le 30 janvier, dans ses Registres, ces paroles : « Quatre mille, tant Italiens qu’autres étrangers, qui s’étaient préparés à Morges pour la défense du pays (de Vaud), ne firent aucune résistance, et s’enfuirent lâchement, sans donner aucun coup. »

Cependant Nægueli pouvait rencontrer des adversaires plus redoutables que les Italiens de Medici. Les seigneurs de tous les pays compris entre les Alpes et le Jura, non seulement ceux de Vaud, mais de Gex, du Chablais, et d’autres parties de la Savoie, étaient une véritable puissance. On ignorait alors le parti qu’ils pourraient prendre. Leur absence à Morges pouvait n’être que l’effet d’un retard. Ne verrait-on pas les prêtres soulever partout leurs paroisses et marcher à leur tête, comme trois mois auparavant, lors de la bataille de Gingins ? Si les chevaliers du moyen âge s’unissent aux mercenaires du seizième siècle, c’en était fait de Genève. Mais la victoire remportée à Gingins par quatre cent cinquante enfants de la Réforme, sur trois à quatre mille seigneurs et soldats avait, nous l’avons dit, répandu la terreur dans ces contrées. On se rappelait que un en avait mis sept en fuite ; que beaucoup de chefs étaient tombés sous les balles de ces fins arquebusiers ; que cent prêtres avaient mordu la poussière. Aussi à peine quelques seigneurs eurent-ils l’idée de saisir l’épée ; les prêtres restèrent muets ; et l’intrépide baron de La Sarraz lui-même, alla se cacher dans les murs d’Yverdon. Le véritable fait d’armes qui délivra Genève, fut la victoire de Gingins, remportée par les libres amis de la Réforme ; l’expédition officielle de Berne fut la marche triomphante, qui en recueillit les fruits et en ceignit les lauriers.

Cependant Nægueli s’étant arrêté à Morges jusqu’au lendemain, fut réveillé au milieu de la nuit par ses gens alarmés. Les sentinelles du port entendaient dans le lointain le bruit que font des rames en frappant l’eau. L’ennemi revenait-il de Savoie avec des forces plus nombreuses ? Chacun se taisait, le bruit se rapprochait, et bientôt une embarcation arriva. Elle eût pu être suivie de plusieurs autres ; mais non, elle était seule, et apportait à Medici des lettres, sans doute retardées. Tout fut saisi, et ces dépêches apprirent au général bernois que le comte de Cualland envoyait au commandant italien, un renfort considérable en cavalerie et en infanterie.

Nægueli croyant trouver sans doute ces forces près de Genève, se hâta d’aller à leur rencontre. Le matin du 30 janvier il partit pour Rolle ; aucun obstacle ne s’opposait à sa marche ; gentilshommes et soldats « s’en étaient allés en poussièrem. » Les champs étaient déserts ; les petites villes et les villages étaient vides ; la terreur des Bernois avait balayé toute la contrée. Le général, d’accord avec ses chefs, s’était dit que ce serait une politique imbécile que de ne pas établir d’une main ferme la paix dans le pays, soit pour le présent, soit pour l’avenir. Une autre pensée animait aussi les Bernois ; ils voulaient étendre les possessions des ligues helvétiques, les leurs propres, jusqu’aux rives du Léman. Or, tant que la force des seigneurs de Vaud, si fortement attachés à la Savoie, ne serait pas brisée, il y aurait de perpétuels soulèvements, et Berne ne pourrait se maintenir qu’avec peine. Nægueli était persuadé que la force des cruels chevaliers de ces vallées était dans leurs repaires : « Pour détruire les loups, disait-il, il faut abattre leurs tanières. » Les châteaux de Rolle et du Rosay furent réduits en cendres ; et les Genevois apercevant au milieu de la nuit, des flammes dans le lointain, s’écrièrent : « Ils viennent ! »

m – « Verstaubt mit solchem Schrecken. » (Stettler, Chronik, p. 512.)

Nægueli se remit en marche, ménageant les habitants, abattant partout les images. Passant près de Nyon sans l’attaquer, il se porta sur Divonne et sur Gex, positions importantes, dont il voulait chasser l’ennemi, avant d’entrer dans Genève.

François de Gingins, seigneur de Divonne et du Châtelard, qui avait d’abord pris part au blocus de Genève, mais en avait retiré ses troupes lors des froids de décembre, s’était renfermé dans son château de Divonne, sur les hauteurs qui dominent ce village. Nægueli voulait traiter avec égards ce seigneur, dont les ancêtres comptaient déjà au dixième siècle parmi les grands vassaux des rois de la Bourgogne transjurane, et qui était doué d’un caractère aimable et d’un esprit pacifique. Elevé par son oncle maternel, le comte de Gruyères, puis fait par le roi de France enfant d’honneur de sa maison, il était revenu au pays, et avait épousé sa cousine Marguerite, fille d’Antoine de Gingins, président du conseil souverain de Savoie. Il avait peu de goût pour les prêtres, dont la conduite grossière et souvent immorale le blessait ; mais il s’effrayait à la pensée d’être infidèle à l’Église et à la féodalité, et après quelques hésitations, il se rattachait au catholicisme romain et au ducn. Marguerite eut sans doute quelque part au changement qui s’opéra alors dans cette famille. Les dames des châteaux valaient en général mieux que leurs époux ; elles étaient plus accessibles qu’eux aux impressions religieuses. Pendant que le châtelain allait courir les tournois ou les expéditions guerrières, la femme restait maîtresse du manoir, dirigeait ses enfants, ses serviteurs ; et souvent se développaient en elle des vertus, que l’on eût vainement cherchées ailleurs. Un fils, parlant de sa mère, décrit sa beauté, son visage toujours tranquille, son regard vertueux, son parler rare, sa modestie, sa crainte de Dieu, sa charité, son front armé d’une chasteté sévèreo. C’est ainsi qu’on aime à se représenter Marguerite de Gingins.

n – Archives msc. de la famille de Gingins.

o – Vie de Guibert de Nogent. — Collection des Mémoires de Guizot, IX, p. 346.

Le jeune seigneur de Divonne aimait le voisinage de Genève, l’intelligence de ses habitants, et sans qu’il s’en rendît compte, la cause de la Réformation faisait quelques progrès dans son esprit. En 1548 il remit à ses fils ses quatre châteaux, Gingins, Divonne, le Châtelard et La Sarraz, et se retira à Genève, où il resta jusqu’à la fin de ses joursp. Ainsi, dans sa personne, la paix fut conclue entre les redoutés gentilshommes du pays et la ville qu’ils avaient tant harcelée. Nægueli, connaissant les bonnes dispositions du baron, ne brûla pas sa demeure, et se contenta d’exiger de lui une rançon de trois cents couronnes.

p – Msc. de la famille de Gingins.

Le mardi, 1er février, deux syndics de Genève vinrent présenter au général bernois les actions de grâce de la ville. Pendant qu’ils étaient en conférence avec lui, un bruit se fit entendre dans le château. Chacun prêta l’oreille. Le vieux abbé de Gingins, vicaire épiscopal de Genève, qui s’était retiré, nous l’avons vu, dans le Jura, en son couvent isolé de Bonmont, effrayé de l’approche de l’armée, troublé par le souvenir de sa vie licencieuse, se rappelant que les Suisses n’aimaient pas les mauvais prêtres, dont un grand nombre même étaient morts à Gingins, s’était réfugié à Pivonne, dans le château fort de sou neveu, où il se croyait à l’abri de tout mal. Il s’y tenait silencieusement, dans une cachette retirée, fort agité par la crainte qu’il avait que les Bernois ne vinssent à l’y découvrir. Des soldats qui visitaient par ordre tout le château, le trouvèrent en effet, et l’amenèrent plus mort que vif devant leur général. Celui-ci ayant reproché vivement au seigneur de Divonne d’avoir violé leur convention, l’effroi du vieux pécheur s’accrut ; mais il commença à respirer, quand le général déclara qu’il se contenterait, pour le mettre en liberté, d’une rançon de quatre cents couronnes. Le pauvre abbé, quoique les terreurs de la mort fussent passées, ne se remit pourtant jamais de l’effroi dont il avait été saisi.

Les troupes savoyardes, annoncées à Medici par le comte de Challans, n’avaient pas paru, et l’on en comprend la raison. En conséquence, le lendemain, 2 février, Nægueli voyant qu’aucun ennemi ne se présentait pour l’empêcher d’entrer dans Genève, partagea ses soldats en trois corps ; l’un devait soumettre le pays entre le Rhône et le Jura jusqu’au Fort de l’Écluse, dont il s’emparerait ; l’autre devait se diriger sur Gex, prendre et brûler le château ; il partit lui-même pour Genève, avec le reste de l’arméeq.

q – Registres du Conseil du février 1536. — Stettler, Chronik, p. 82.

Les Genevois attendaient avec grande impatience l’arrivée de leurs libérateurs. Le soleil éclairait de ses feux le plus beau des jours de Genève. Les neiges qui couvraient la montagne étincelaient au loin ; mais au pied, dans la plaine, se montraient des éclats de lumière, qui ravissaient bien plus les Genevois. « De deux lieues, dit Froment, ils voyaient reluire les armes, ce qui leur était une grande joie. » Les plus jeunes courent à la rencontre de leurs libérateurs, et bientôt l’armée bernoise s’approche et passe à travers la foule enthousiaste, rangée des deux côtés de la route. Les chefs Nægueli, Weingarten, Cyro, Diesbach, Graffenried, venaient d’abord sur leurs coursiers ; puis des bannerets, des conseillers, des prévôts, et d’autres membres des conseils de Berne ; enfin l’armée libératrice, dix-sept pièces d’artillerie, les compagnies de Neuchâtel, de Lausanne et d’autres localités vaudoises. Les Bernois, franchissant les portes de la cité, entraient dans Genève en faisant retentir de nouveau ces chants à la louange de Dieu :

Si tes peuples sont morts, Dieu tes rend à la vie !
Depuis dix ans, te duc, superbe Pharaon,
Comme aux rives du Nil, élevant le bâton,
Sur tes bords du Léman tient Genève asservie.
Expirant pour la foi, sous sa verge de fer,
Elle pleure, haletante et toujours poursuivie…
Voici l’heure… Juda ! passe la mer.

Sa voix retentissait le long de nos montagnes,
Ses grands tris de douleur fatiguaient nos échos ;
Mais nul ne répondait ; insensible à ses maux,
La Suisse sommeillait dans ses belles campagnes.
Nos rocs en ont tremblé ; Berne a poussé son cri ;
Ses armes, du malheur sont toujours les compagnes.
L’ours carnassier, l’ours seul s’est attendri.

Oui, l’ours, le terrible ours est parti pour la guerre.
Beau jour, jour de salut pour les enfants de Dieu !
Jour de honte pour loi, jour de mort, jour de feu,
Qui va te consumer, ô prince téméraire !…
De ma douceur, ton crime a tari les trésors.
Ma voix jadis si tendre est la voix du tonnerre,
Et va te déchirer comme un remords.

O Berne, si ton cœur savait se contrefaire,
Si ton cou se pliait, si tes accents mielleux
Disaient aux rois qu’ils sont des demi-dieux,
Leurs superbes palais t’offriraient leur salaire.
Mais Christ est ton Sauveur, sa croix est ton éclat,
On te tourne le dos… te laisse solitaire…
Tu dois marcher toute seule au combat.

Ne crains rien ! l’avenir bénira ta mémoire.
Depuis onze soleilsr, tu dis : Vaincre ou mourir !…
Et quels faits merveilleux ton bras vient d’accomplir !…
Des princes, des cités, ont subi ta victoire ;
Les châteaux sont brûlés, leurs créneaux sont détruits,
On ne voit plus d’idole… et tous chantent ta gloire,
Une gloire pure comme le lis.

Heureux le peuple saint, vers qui Dieu veut descendre,
Qui sonde tous tes jours le livre du Seigneur,
Dit au pape : Va-t’en ! Vers Christ, tourne son cœur,
Qui rengainant son fer, se plaît à le suspendre,
Laisse Dieu tout guider par son sage pouvoir,
Partout à son amour ne cesse de s’attendre,
Soit au matin, soit à l’heure du soirs.

r – L’armée partie le 22 janvier de Berne, entra à Genève le 2 février.

s – Die, danti, das Schwerdt verborgen,
Das Herz in Gott versenkt,
Die Gottbeit lassen sorgen,
Am abend wie am morgen
Die aile Herzen lenkt.
(Werner Steiner, msc. Sammlung. — Froment, Gestes de Genève, p. 209. — Registres du Conseil du 2 février 1536.)

« Genève recevait ses libérateurs, de grande joie, dit un témoin oculairet, et répondait à leurs chants par des cris d’allégresse. » Le chef barbare, envoyé contre les huguenots pour les détruire, avait disparu ; la bête fauve, après un rugissement, était retournée précipitamment dans sa tanière. Leurs biens, leur liberté, leur foi, leurs vies étaient sauvés. Émus de cette grande délivrance, les Genevois ne se contentaient pas d’exprimer aux Bernois leur gratitude. Ils regardaient plus haut. Ils savaient qu’une puissance souveraine, un amour infini tient en ses mains les affaires de ce monde. C’était cette foi, qui allait faire grandir la petite cité, et elle voulait l’exprimer. Le conseil s’étant assemblé résolut de déposer dans les fastes de la république, le témoignage de sa reconnaissance, et y fit écrire ces mots :

t – Msc. de Roset, liv. III, ch. 59.

« La puissance de Dieu a confondu la présomption et la téméraire audace de nos ennemisu. »

u – Registres du Conseil du 30 janvier 1536.

Froment lui-même, témoin de ces choses, écrivit dans ses Gestes merveilleux ces paroles simples et touchantes :

« L’an 1536, et au mois de février, Genève fut délivrée de ses ennemis par la providence de Dieuv. »

v – Froment, Gestes de Genève, p. 207.

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