Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 6
Alésius

(Fin février 1528 à la fin de 1531)

10.6

Les Couronnes des Martyrs – Sentiments divers suscités par le martyr – Le roi échappe à ses gardiens – Jacques V saisit les rênes de l’État – Les prêtres triomphent – Alésius affermi par la mort d’Hamilton – Il prêche devant le synode provincial – Il est jeté dans un cachot – Le roi ordonne de le délivrer – Ruse du prieur Hepburn – Alésius est plongé dans un cachot plus infect – Le prieur complote sa mort – Les chanoines le font évader – Sa fuite nocturne – Le prieur le poursuit – Il se rend en Allemagne

Jamais, peut-être, cette parole de l’antiquité chrétienne : « Le sang des martyrs est la semence de l’Église, » ne se réalisa d’une manière plus frappante. Le bruit de la mort d’Hamilton, renvoyé avec éclat par les échos des Highlands, parcourut toute la contrée. C’était comme si le fameux canon monstre du château d’Edimbourg, le Monsmeg, étant tiré, la détonation eût retenti des borders, jusqu’au détroit de Pentland. Rien n’était plus propre à gagner à la Réformation la féodale Écosse, que la fin à la fois si sainte et si cruelle de l’un des membres d’une famille si illustre. Des nobles, des bourgeois, des gens du peuple, même des prêtres et des moines, allaient être réveillés par ce martyre. Hamilton, réformateur de l’Écosse par son ministère, le devint encore plus par sa mort. Une vie longue et laborieuse n’eût pas été aussi utile à l’œuvre de Dieu que le furent son jugement, sa condamnation et son supplice accomplis en un seul jour. En donnant sa vie terrestre pour une vie impérissable, il annonçait la fin du culte des sens, et inaugurait l’adoration en esprit et en vérité. Le bûcher où les prêtres l’avaient envoyé devint un trône, son supplice fut un triomphe et, quand les couronnes des martyrs furent célébrées en Écosse, on entendit des voix s’écrier :

L’Évangile éclairait la Saxe de ses feux ;
Patrick les transporta sur nos bords ténébreux,
Voulant, de ses aïeux, vivifier la terre.
Vain espoir ! le clergé s’oppose à la lumière.
Des prêtres insensés, embrasés de fureur,
Traînent sur l’échafaud le saint réformateur.
Sa vie s’éteint, hélas ! sous une main féroce ;
Mais les feux de sa mort illuminent l’Écossei.

i – Igne cremant, vivus qui fulserat igne
Par erat ut moriens lumina ab igne daret.
(De coronis martyrum in Scotia.)

Tous voulaient connaître la cause pour laquelle ce jeune noble avait donné sa vie, et chacun se rangeait du côté de la victime. « Au moment où des loups cruels, dit Knox, croyaient avoir dévoré leur proie, une grande foule les entoura et leur demanda compte du sang qu’ils avaient versé. » « La foi pour laquelle Hamilton a été « brûlé est celle que nous voulons, » disaient plusieurs. En vain les coupables, condamnés par leur conscience, étaient-ils embrasés de colère et proféraient-ils de grandes menacesj, partout on mettait en doute les abus, les erreurs qu’on avait jusqu’alors vénérésk. Tels furent les effets bienheureux de la mort d’Hamilton.

j – « Tunc incandescerunt, » etc. (Alesius, Regi Scot.)

k – J. Knox, Hist. of the Ref., I, p. 36.

Toutefois la nouvelle s’en étant répandue dans les pays étrangers, elle y suscita des sentiments fort différents. « Nous sommes également charmés, « écrivirent les docteurs de Louvain au clergé d’Écosse, et de l’œuvre que vous avez faite et de la manière dont vous l’avez accompliel. » D’autres, pourtant, se montrèrent moins ravis de tant de haine, de ruse et de cruauté. Un homme chrétien écrivit d’Angleterre aux nobles de l’Écosse : « Hamilton vit maintenant avec Christ qu’il a confessé devant les princes de ce monde et la voix de son sang, comme le sang d’Abel, crie jusques aux cieuxm. » François Lambert surtout, son ami, son compagnon, fut saisi d’une vive douleur ; il dit au landgrave : « Hamilton a présenté à Dieu et à l’Église, comme sacrifice, non seulement la gloire de son rang, mais encore la jeunesse de sa vien. »

l – Lettres des docteurs de Louvain aux docteurs de l’Écosse. (Fox, Acts, IV, p. 861. Knox, Hist., I, 512.)

m – « Ad Epistil to the nobil lords of Scotland. » (Knox, Hist., vol. I, app. 8, p. 504.)

nIbid., p. 503.

Quelques jours après, le roi revint du nord de l’Écosse, où les prêtres l’avaient envoyé adorer des reliques. Hamilton n’était plus. Quels furent les sentiments de Jacques V en apprenant la mort de ce noble rejeton de la famille royale ? Rien ne nous l’apprend. Le jeune prince semble avoir été plus sensible à l’humiliation que les nobles lui faisaient subir, qu’à la cruauté de ses prêtres. Impatienté de la dépendance dans laquelle Angus le tenait, il s’en plaignit à Henri VIIIo. La chasse était sa seule distraction, et, pour s’y livrer, il s’était établi au château de Falkland. Tout à coup, dédaignant les meutes, les renards et les cerfs, il prit le dessein de recouvrer sa liberté et son autorité. Ceci pouvait avoir de graves conséquences pour la Réformation. Si, dans le temps où les nobles tenaient en bride le parti sacerdotal, Hamilton avait été mis à mort, qu’arriverait-il en Écosse quand les prêtres sur lesquels Jacques s’appuyait, auraient saisi de nouveau le pouvoir ? Cependant la délivrance du jeune roi n’était pas facile ; cent hommes, choisis par Angus, l’entouraient nuit et jour, et le capitaine de ses gardes, le ministre de la maison royale et le lord trésorier du royaume avaient ordre d’avoir sans cesse les yeux sur lui. Il se décida à employer la ruse. Un soir, il dit à ses courtisans : « Nous nous lèverons demain de grand matin, pour aller à la chasse au cerf ; tenez-vous prêts. » Chacun se retira de bonne heure, mais à peine le prince était-il dans sa chambre, qu’appelant un de ses pages dans lequel il avait une entière confiance : « Jockie, lui dit-il, m’aimes-tu ? — Plus que moi-même, Sire. — Veux-tu risquer quelque chose pour moi ? — Ma vie, Sire. » Jacques lui expliqua son dessein ; puis, se déguisant en palefrenier, il se rendit dans ses écuries avec son page et un valet. « Nous venons préparer les chevaux pour la chasse de demain, » dirent les trois grooms. Quelques moments s’écoulent ; ils sortent sans bruit du château, et partent au galop pour la forteresse de Stirling, où résidait la reine-mère. Le roi y arriva de grand matin. « Levez les ponts, » dit-il, tant il avait peur de ceux qui devaient le poursuivre ; « faites tomber les herses, placez partout des sentinelles. » Il était harassé de fatigue, ayant été à cheval toute la nuit ; il ne voulut pourtant pas se coucher avant que les clefs de toutes les portes eussent été placées sous son chevet ; alors il posa la tête sur elles et s’endormit. Le jour qui suivit cette fuite nocturne, sir George Douglas, gardien du roi, se leva sans aucun soupçon, préoccupé de la chasse que Jacques avait annoncée. Pendant qu’il prenait certaines précautions pour que le prince ne pût s’échapper, un étranger arrive et demande à parler à sir George. C’était le bailli d’Abernetley ; il entra dans l’appartement du geôlier royal et lui annonça que le roi, pendant la dernière nuit, avait traversé le pont de Stirling. Sir George, saisi de cette nouvelle inattendue, courut à l’appartement de Jacques ; il frappa et, personne ne répondant, il fit enfoncer les portes ; il chercha de tous côtés et s’écria : « Trahison ! le roi s’est enfui ! » Il avertit aussitôt son frère, le comte d’Angus et envoya des messagers dans toutes les directions avec ordre d’arrêter le prince, où que ce fût qu’on le trouvât. Tout fut inutile. La nouvelle de cet événement s’étant répandue, les adversaires des Douglas accoururent en foule à Stirling, le roi assembla le parlement sans perdre de temps et fit prononcer l’exil d’Angus, qui, tout à coup précipité du faîte des grandeurs, se sauva en Angleterre à travers beaucoup de difficultés et de périls.

oState papers, IV, p. 499.

Dès lors Jacques V gouverna par lui-même, autant du moins que les prêtres le lui permirent. Ce prince étrange avait à la fois une insatiable ambition et une faiblesse inouïe, une bienveillance pleine d’affabilité et d’implacables ressentiments, un grand amour de la justice et des passions violentes, un vif désir de protéger les faibles contre l’oppression des grands et des accès de rage qui ne ménageaient pas même les petits. Le roi régna, mais le clergé gouverna. Jacques V voulant abaisser les nobles, une alliance intime avec le clergé lui était nécessaire ; et une fois tourné du côté des prêtres, ce monarque alla loin. Les archevêques de Saint-André et de Glasgow, l’évêque de Dunkeld, l’abbé de Holywood furent mis à la tête du gouvernement ; aussitôt les membres les plus marquants de l’aristocratie furent ou emprisonnés ou bannis. Nul Douglas et même nul partisan de cette maison ne devait s’approcher à plus de douze milles de la cour. La persécution atteignit en même temps les chrétiens évangéliques ; des hommes qui eussent pu relever leur patrie périrent sur l’échafaud. Ce mode d’agir des prêtres alla à fin contraire ; les nobles irrités de la tyrannie des évêques commencèrent à sentir pour l’Église de Rome le même éloignement qu’ils avaient pour ses chefs. Ce n’était pas sans doute de la religion romaine qu’ils se détachaient, c’était seulement d’une hiérarchie ambitieuse et impitoyable. Mais bientôt on devait voir les nobles toujours plus irrités contre le clergé, prêter facilement l’oreille à la doctrine évangélique de ses adversaires.

La Réformation n’attendit pas ce moment pour commencer ses conquêtes en Écosse ; elle comptait déjà dans des couvents, des presbytères, des chaumières, d’humbles mais pieux adhérents. Les chanoines de Saint-Augustin, à Saint-André, avaient à leur tête un homme immoral, ennemi de l’Évangile, le prieur Hepburn ; ce fut pourtant là que le réveil commença. L’un des chanoines, Alesius, avait été confirmé dans la foi évangélique par le témoignage qu’Hamilton avait rendu à la vérité lors de l’enquête, et par la simple et héroïque beauté de sa mort dont il avait été témoin. De retour dans son prieuré, il avait senti plus vivement le besoin d’une réformation. « Ah ! disait-il, combien la condition de l’Église est misérable ! Privée de docteurs propres à l’enseigner, elle se voit éloignée des saintes Écrituresp, qui la conduiraient dans toute la vérité. » Alesius exprimait néanmoins l’amour qu’il avait même pour les persécuteurs. « Je ne hais pas les évêques, disait-il, je ne hais aucun des ordres religieux ; mais je frémis en voyant la doctrine de Christ opprimée sous d’épaisses ténèbres, et les hommes pieux, soumis à d’horribles tourments. Que tous apprennent quelle puissance la religion déploie dans les âmes, en en sondant avec soin les sources divinesq. » La mort d’Hamilton revenait chaque jour dans les conversations des chanoines, et Alesius se refusait fermement à le condamner.

p – « A sacris libris arcetur. » (Alesius, Regi contra Cochleum.)

q – « Vim religionis, inspectis fontibus, cognoscant. » (Ibid.)

Le vil Hepburn et ses satellites ne pouvaient supporter de telles choses. Ils dénoncèrent Alesius à l’archevêque, comme ayant embrassé la foi pour laquelle Hamilton avait été brûlé, et ajoutèrent que d’autres chanoines semblaient disposés à prendre la même voie. Le primat résolut, pour s’assurer des sentiments du jeune homme, de lui tendre un piège, et, un synode provincial s’étant réuni à Saint-André, il chargea Alesius de prononcer le sermon d’ouverture. Celui-ci monta en chaire et, tout en évitant ce qui pouvait offenser inutilement ses auditeurs, il mit en avant les doctrines de la vérité, et conjura courageusement les membres du clergé de donner l’exemple d’une vie sainte, et de ne pas être en piège aux fidèles par des désordres scandaleux.

Quand on sortit de l’église, plusieurs exprimaient leur approbation ; l’archevêque était sérieux et ne disait mot, mais Hepburn, homme superbe, violent et dominateur, dont les commerces impudiques, dit Bayler, étaient connus de tout le monde, crut qu’Alesius avait voulu le désigner et exciter contre lui ses supérieurs ; il résolut d’en tirer vengeance. Ses craintes n’étaient pas sans fondement ; la parole d’Alesius avait ému les meilleurs d’entre les chanoines qui, convaincus de la nécessité de mettre fin à des scandales publics, se réunirent et décidèrent de porter plainte au roi contre le prieur. Hepburn fut aussitôt informé de cette résolution et, « étant d’un tempérament plus propre à faire un soldat qu’un chanoine, » il prit des gens armés et entra tout à coup dans la salle où la conférence avait lieu, à la grande stupéfaction de l’assemblée. « Saisissez cet homme, dit-ii à ses gens d’armes, en leur montrant Alesius. » Le jeune chanoine invita le prieur à se modérer ; mais à ces mots l’orgueilleux Hepburn, ne se possédant plus, tira l’épée, s’avança vers Alesius, et il allait l’atteindre lorsque deux chanoines se jetèrent au-devant de leur chef et détournèrent le coups. Toutefois l’impétueux prélat ne se calmant pas et appelant à son secours ses hommes de guerre, il poursuivait Alesius pour le frapper. Celui-ci troublé, saisi d’effroi, se voyant à deux doigts de la mort, tomba aux pieds du prieur et lui demanda de ne pas verser le sang innocent. Hepburn, voulant lui montrer son mépris, ne lui fit pas l’honneur de le percer de son fer, il lui donna des coups de pied, comme un taureau furieux, mais il le fit avec tant de violence, que le pauvre chanoine s’évanouit et resta étendu sur le parquet devant son adversairet. Lorsqu’il fut revenu à lui, le fougueux prieur ordonna aux soldats de le conduire en prison, ainsi que les autres chanoines, et tous furent jetés dans un cachot sale et malsain.

r – Bayle, Diction, crit. Art. Alesius.

s – « Stringit ferrum in me, meque confodisset, nisi duo canonici, eum vi retrahentes, ferrum a meo corpore avertissent. » (Alesius, Régi adv. Cochl.)

t – « Ita ut collapsus, aliquandiu jacerem exanimis. » (Ibid.)

Le bruit de ces actes de violence fut grand dans toute la ville, et le mépris et l’horreur se partagèrent les esprits. Quelques nobles surtout, qui avaient aimé Hamilton, furent profondément indignés ; ils se rendirent auprès du roi et le supplièrent de mettre des bornes à l’insupportable tyrannie du prieur. Le jeune roi ordonna que tous les chanoines fussent mis en liberté, et ajouta même avec bonté qu’« il irait lui-même les délivrer de sa main, s’il ne savait pas que le lieu où on les avait mis était infecté de la pesteu. » Le prieur obéit à l’ordre royal, mais pas entièrement ; il fit enfermer Alesius dans un lieu plus fétide encorev. Maintenant il est seul ; plus un ami qui lui serre la main ; il ne voit que des visages ennemis. Il sait bien que Dieu est avec lui, mais le tourment auquel le cruel prieur le soumet, la saleté, les mauvaises odeurs, la vermine qui commence à le ronger, la nuit sombre et perpétuelle qui remplit cet affreux cloaque, mettent sa vie en danger. On sut dans la ville qu’il était malade, on dit même un jour qu’il avait succombé. Ses amis et les magistrats même supplièrent le roi de réprimer la sauvage inhumanité du prieur de Saint-Augustin. Jacques V le fit appeler et lui ordonna de mettre Alesius en liberté. L’hypocrite prieur jura par les saints que ce chanoine était libre, et retournant aussitôt au prieuré il ordonna de tirer de l’affreux cachot le malheureux qui y languissait depuis vingt jours. Alesius en sortit couvert d’ordures et horrible à voirw. Il fut toutefois un peu soulagé en revoyant la lumière du jour. Des domestiques s’emparent de lui ; ils lui ôtent ses vêtements sales, ils le lavent soigneusement, puis ils lui mettent des habits propres, même élégantsx, et la victime ainsi parée est conduite devant Hepburn, qui lui défendit de dire à personne au monde comment il l’avait traité. Alors le prieur fit appeler les magistrats de la ville, et leur montrant d’un air triomphant Alesius propre, bien peigné et bien vêtu : « Voilà l’homme, dit-il, que l’on prétend être détenu par moi en prison, et même y être mort. Allez, Messieurs, et démentez ces calomnies. » Le misérable joignait à la cruauté le mensonge, la ruse et l’impudence.

u – « Nisi locus fuisset infectus pestilentia. » (Ibid.)

v – « Ego in latrinam quamdam inducor. » (Ibid.)

w – « Post vigesimum diem extrahit me squalentem ex latrina illa. » (Ibid.)

x – « Lavari et nitide vestire. » (Ibid.)

Les magistrats se tournant avec bonté vers le prisonnier, le sommèrent au nom du roi de dire toute la vérité, et Alesius raconta l’odieux traitement qu’il avait enduré. Le prieur, confus, n’osa nier le fait, mais assura le prévôt et ses collègues que dès ce moment le prisonnier était et resterait libre ; sur quoi le conseil se retira. A peine la porte était-elle fermée que le prieur irrité accabla Alesius de reproches, et ordonna qu’on le reconduisît en prison. Une année s’écoula sans que ni le roi ni les magistrats arrachassent à cette bête féroce la proie sur laquelle elle s’acharnait. En vain Alesius fit-il parvenir sa plainte à l’archevêque ; celui-ci répondit qu’il avait remarqué dans son discours quelque penchant pour le luthéranisme et qu’il méritait la peine dont il était frappé. Sa délivrance semblait impossible.

Cependant un jour on apprend dans le monastère que le prieur vient de partir et sera absent pendant quelques jours. Aussitôt les chanoines, courant vers leur malheureux ami, le sortent de la prison, le conduisent en plein air et l’entourent des soins les plus aimables. Peu à peu ses forces se ranimèrent, il reprit courage, et un jour il essaya de faire le service divin à l’autel ; mais cette dévotion fut tout à coup troublée ; le prieur arriva plus tôt qu’on ne l’attendait ; il entra dans l’église, vit Alesius qui officiait et le chapitre qui l’entourait ; le sang lui monta au visage et, sans se faire aucun scrupule d’interrompre le culte, il ordonna qu’on arrachât le prisonnier de l’autel et qu’on le remît dans son fétide cachoty. Les chanoines, que cet ordre scandalisait, se levèrent de leurs stalles et représentèrent à leur chef qu’il n’était pas permis d’interrompre le culte ; Hepburn laissa donc Alesius continuer le service, mais dès qu’il fut terminé il le fit renfermer dans le lieu d’où ses collègues l’avaient tiré.

y – « Jubet me ab ara avelli et in latrinam rapi. » (Ibid.)

Le prieur voulant empêcher que ses chanoines ne prissent de nouveau de telles libertés, nomma gardien de la prison John Hay, prêtre fanatique, cruel, et exécuteur servile des ordres de son maître. Les chanoines, amis d’Alesius, ne doutèrent pas que le prieur n’eût donné cette charge à ce scélérat dans le but de se débarrasser du prisonnier. Ils se dirent que si on ne le faisait pas échapper immédiatement c’en était fait de sa vie. Le jour même, avant que Hay fût entré en fonction, les premières ombres de la nuit avaient à peine étendu leurs voiles sur la vieille cité, que quelques-uns d’entre eux se dirigèrent furtivement vers le cachot, parvinrent non sans quelque difficulté à pénétrer jusqu’au prisonnier et lui apprirent que Hay avait été nommé son gardien, et que, par conséquent, il ne pouvait s’attendre qu’à d’horribles tourments et à une mort certaine. Ils ajoutèrent que le roi se trouvant absent, on en profiterait, sans aucun doute, pour se défaire de lui, comme on l’avait fait pour Hamilton ; qu’il ne pouvait donc sauver sa vie qu’en prenant la fuite et quittant l’Écossez. Alesius était étonné ; abandonner sa patrie et ses amis lui semblait un parti extrême ; il demanda à se rendre d’abord vers ceux avec lesquels il était le plus intimement lié, pour consulter avec eux sur ce qu’il devait faire. « Gardez-vous-en, répondirent les chanoines ; quittez le pays immédiatement sans parler à personne, car dès que le prieur apprendra que vous n’êtes plus dans votre cachot, il enverra des cavaliers pour vous saisir sur la route ou vous arracher de la maison de vos amis. »

z – « Certum exitium impendere, nisi fuga mihi consulam. » (Alesius Regi adv. Cochl.)

Alesius ne pouvait se résoudre à suivre ce conseil ; la pensée de dire adieu à l’Écosse, peut-être pour toujours, le remplissait de la plus vive douleura. Son rêve avait été de consacrer toutes ses forces au salut de ses concitoyens, de faire du bien, même à ceux qui l’outrageaient, et maintenant il devait se condamner à ne plus revoir des figures écossaises, Edimbourg, ses vallées, ses hautes maisons, ses rues étroites, le château, Holyrood, les plaines fertiles de la Calédonie, ses collines couvertes de pâturages, les bruyères enveloppées de nuages et ces terres marécageuses, monotones et pourtant poétiques qu’un sombre océan entoure de ses eaux, tantôt tristes et silencieuses, tantôt agitées par la violence des vents. Toutes ces choses, il devait les quitter et il les aimait dès sa première jeunesse : « Ah ! s’écriait-il, qu’y a-t-il de plus doux que la patrieb pour les âmes bien nées ! » Mais bientôt il se reprenait : « L’Église, disait-il, est la patrie du chrétien, bien plus que le lieu qui l’a vu naîtrec. Certes, le nom de patrie est très doux, mais celui de d’Église est plus doux encore. » Il comprenait que s’il ne partait pas, c’en était fait de sa vie ; et que, s’il partait, il pourrait contribuer, même de loin, au triomphe de la vérité dans le pays de ses pères, et peut-être y rentrer plus tard. « Partez ! » répétaient les nobles chanoines qui voulaient sauver à tout prix des jours si précieux ; « tous les gens de bien le désirent. — Eh bien ! dit Alesius, je plie sous le joug de la nécessité ; je partirai. » Aussitôt les chanoines qui avaient tout préparé, le firent sortir secrètement du prieuré, le conduisirent hors de la ville et lui remirent l’argent nécessaire à son voyage. Moins avancés que leur ami dans la connaissance des Écritures, ces hommes généreux comprenaient que son départ allait les priver d’un inestimable trésor ; mais ils pensaient à lui plutôt qu’à eux, ils s’efforçaient de dissiper sa tristesse, ils lui rappelaient les hommes illustres et les saints qui avaient dû fuir comme lui loin de la colère des tyrans. Enfin le moment solennel de l’adieu arriva, et tous, émus à la pensée que peut-être ils ne se reverraient jamais, fondirent en larmesd. Ils payaient le tribut dû à la nature, car comme le dit Calvin : « La perfection des fidèles ne gît point en ce qu’ils se dépouillent de toute affection, mais en ce qu’ils les prennent seulement pour de justes causese. »

a – « Maximo dolore afficiebar cum cogitarer mihi e patria discedendum esse. » (Ibid.)

b – « Patria qua nihil dulcius est bene institutis naturis. » (Ibid.)

c – « Ecclesia, cuilibet pio, verius est patria, quam ille locus qui nascentem excepit. » (Ibid.)

d – « Ecclesia, cuilibet pio, verius est patria, quam ille locus qui nascentem excepit. » (Ibid.)

e – Commentaires sur Actes.20.37.

Il était minuit. Alesius devait franchir à pied la partie septentrionale du comté de Fife, puis traverser le golfe de Tay et se rendre à Dundee, où se trouvait un navire en partance. Il se mit en route seul et s’avança au milieu d’épaisses ténèbresf. Il se dirigeait vers le Tay, ayant à une certaine distance l’Océan à sa droite ; il traversa Leuchars, arriva en face de Dundee, à Newport, où il devait prendre un esquif pour passer le golfe. Il était pendant cette course nocturne, assailli des plus tristes pensées. « Oh ! quelle vie pleine d’amertume s’offre à moi ! se disait-il ; abandonner ses parents, sa patrieg, être exposé aux plus grands dangers, aussi longtemps que le navire n’est pas atteint, — fuir en des contrées étrangères, où aucun toit hospitalier n’est prêt à me recevoir ; — avoir en perspective tous les maux de l’exil ; — vivre au milieu de peuples étrangers, où je n’ai pas un seul ami ; — être appelé à converser avec des gens qui parlent des idiomes inconnus — errer çà et là sur le continent dans un temps où tant de vagabonds, chassés de leur pays pour des opinions fanatiques ou séditieuses, sont justement suspects. — Oh ! que de soucis, que de douleurs ! » Son âme s’abattait au dedans de lui ; mais ayant levé les regards vers Christ avec une pleine confiance, il fut tout à coup soulagé, et après un rude combat, il sortit victorieux de l’épreuveh.

f – « Media jam nocte, in densissimis tenebris solus iter aggredior. » (Alesius, Regi adv. Cochl.)

g – « Acerbissimum patriam et cognates deserere. » (Ibid.)

h – « Fiducia Christi sustentabar. » (Ibid.)

Ses craintes n’étaient pourtant que trop fondées. A peine le violent Hepburn avait-il appris la fuite du prisonnier, que, rassemblant des cavaliers, il s’était mis à sa poursuitei et était arrivé à Dundee, d’où il savait qu’un navire parlait pour l’Allemagne. Alesius s’attendait à tout moment à le voir paraître. « Que la cruauté de cet homme, disait-il, est honteuse chez un dignitaire de l’Église ! Quelle fureur l’animait lorsqu’il dégaina contre moi son épée ! à quelles souffrances il m’a exposé, et de quels périls il m’a menacé ! C’est toute une tragédie !… »

i – « Equites missi a meo præposito. » (Ibid.)

Alesius entra le matin dans le port de Dundee. Craignant, s’il s’y arrêtait, de tomber dans les mains du prieur, il se rendit immédiatement sur le navire qui allait mettre à la voile, et le capitaine, qui était Allemand et probablement protestant, le reçut avec affectionj.

j – « Me quidem homo germanus admodum amanter excepit, meque sibi adjunxit. » (Ibid.) Le mot germanus signifie sans doute ici Allemand et non parent, comme on l’a cru.

Le prieur et les cavaliers, partis de Saint-André, arrivaient peu après à Dundee, et descendant de cheval, se mettaient à chercher Alesius ; ils ne le trouvèrent nulle part ; le navire avait déjà quitté le port. Le prieur, irrité de ce que sa proie lui échappait, avait besoin de décharger sur quelqu’un sa colère, « C’est vous, dit-il à un citoyen connu pour son attachement à la Réformation, vous, qui avez procuré au chanoine les moyens de s’enfuir. » Ce bourgeois l’ayant nié, le prévôt ou lord-maire, sir James Serymgeour de Dornlope déclara au prieur qu’il aurait, lui, de grand cœur procuré un navire à Alesius, et il ajouta : « Je lui aurais même donné l’argent nécessaire, pour l’arracher aux périls auxquels votre cruauté l’exposait. » Les Serymgeour, dont le prévôt de Dundee était le chef, formaient une famille nombreuse, puissante, alliée à plusieurs autres nobles maisons du royaume. Ils n’étaient pas les seuls dans l’aristocratie qui fussent favorables à l’Évangile ; plusieurs familles illustres avaient reçu la Réformation dès le commencement, les Kirkaldie et les Melville de Fife ; les Serymgeour et les Erskine d’Angus ; les Forrester, Sandilands, de Stirling et du Lothian, et d’autres encore. Le prieur qui ne s’était pas attendu à une remontrance du genre de celle qu’il venait de recevoir, retourna aigri et furieux à Saint-André.

Tandis que le navire sur lequel Alesius s’était embarqué cinglait vers la France, le fugitif sentait sa faiblesse et se fortifiait dans le Seigneur : « O Dieu, disait-il, tu ne déposes l’huile de tes compassions que dans le vase d’une confiance ferme et filialek. Certainement je devrais descendre aux portes de l’enfer, si toute mon espérance n’était dans ta seule miséricorde. » Il n’y avait pas longtemps que le navire était en route, quand un vent d’ouest, soufflant avec violence, l’entraîna à l’est, le jeta dans le canal du Jutland et l’obligea d’aborder, pour se refaire, à Malmoe, en Suède. Alesius y fui reçu avec beaucoup d’amour par des Écossais qui s’y trouvaient établisl. Enfin, il arriva en France, parcourut une partie des côtes de ce royaumem ; puis se rendit à Cologne, au commencement de 1532, et y fut favorablement accueilli par l’archevêque Hermann, comte de Wied.

k – « Oleum misericordiæ, nisi in vase fiduciæ ponis. » (Ibid.)

l – Alesius, De traditionibus apostolicis, in dedicatione.

m – « Pervagatus sum quamdam Galliæ oram. » (Alesius, Regi ado. Episcop.)

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