Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 5
Calvin lutte avec des docteurs étrangers, il est accusé d’arianisme

(Janvier à Juin 1537)

11.5

Les spirituels arrivent à Genève – Leur système – Dispute publique – Les spirituels expulsés – Caroli – Son ambition et ses mœurs – Les prières pour les morts – Scolastique – Consistoire de Lausanne – Calvin accusé d’arianisme – Une justification est nécessaire – Réponse de Calvin – Ce qu’il dit de la Trinité – Caroli accuse Farel et Viret – On décide la convocation d’un synode – Émoi de Farel – Synode à Lausanne – Nouveau débat sur la Trinité – Caroli démasqué par Calvin – La divinité du Christ – Calvin rejette la tyrannie des symboles – Symbole dit d’Athanase – Le synode condamne Caroli – Appel à Berne – Agitation des esprits – Caroli accusé – Caroli condamné – Il s’enfuit en France

Toutefois la paix et le contentement que donnaient l’ordre établi et la beauté même des lieux où ces grandes transformations s’accomplissaient, ne tardèrent pas à être troublés. Il était arrivé des docteurs étrangers, Herman de Liége et André Benoll, originaire aussi des Pays-Bas, qui appartenaient à la secte enthousiaste dont Calvin avait déjà rencontré en France et combattu quelques chefs et qui s’appelaient eux-mêmes les spirituelsa. Ces sectaires arrivèrent jusque dans l’Europe occidentale, mais l’Allemagne et les Pays-Bas étaient surtout leur patrie. L’esprit germain a une tendance philosophique, même mystique, qui le porte facilement à vouloir pénétrer plus avant que la Bible même dans la connaissance des choses divines. La position centrale de Genève, l’importante révolution politique et religieuse qui venait de s’y accomplir, faisaient espérer à ces sectaires de prendre pied dans cette ville, pour se répandre ensuite en France, en Italie et ailleurs. Ces nouveaux docteurs avaient travaillé dès leur arrivée à répandre leurs opinions, et avaient gagné quelques partisans, parmi lesquels se trouvaient des membres du Conseilb. Fiers de ce premier succès, ils espéraient substituer dans Genève leurs rêveries à l’Évangile. Comme ces spirituels affichaient la prétention de pénétrer plus avant dans la vérité que les réformateurs, ils avaient ainsi un certain attrait pour les esprits avides de choses nouvelles. Ils annoncèrent hardiment qu’ils voulaient disputer avec les prédicants. Déjà le 9 mars, le Conseil les fit paraître devant lui. Il les invita à lui communiquer par écrit les articles qu’ils voulaient soutenirc. Herman et Benoît se conformèrent à cette demande et remirent leurs thèses au Conseil. Celui-ci en prit connaissance le 13 mars. S’ils s’appelaient les spirituels, c’était parce que l’Esprit seul agissait en eux, disaient-ils. Leur doctrine était un certain panthéisme, plus ou moins grossier. Ils ne pensaient pas, en général du moins, « que l’âme fût une substance, une créature ayant essence ; elle était « seulement, selon eux, la vertu qu’a l’homme de respirer, de se mouvoir et de faire les autres actions de la vied. Ils disaient qu’au lieu de nos âmes c’est Dieu qui vit en nous et fait en nous « toutes les actions appartenant à la vie. Dieu devenait créature, ajoute Calvin, et l’autre n’était plus riene. » Un assassinat, on le sait, ayant été commis à Paris, un chef des spirituels, Quintin, répondit à quelques-uns qui demandaient : Qui l’a commis ? « C’est ty, c’est my, c’est Dieu, car ce que ty ou my faisons, c’est Dieu qui le fait. » Ils avaient aussi des idées particulières sur Jésus-Christ ; « ils ne tenaient pas qu’il eût été vrai homme, mais le faisaient comme un fantôme quant à son corps. » Ils erraient de même sur le baptême, l’excommunication, le magistrat, le serment et autres sujets. Nous n’avons pas les articles qu’ils présentèrent au Conseil, et il est probable qu’ils ne mirent pas en avant les points les plus choquants de leur système. Mais la majorité « crut qu’il serait dangereux de disputer publiquement ces articles, à cause de la tendrité (faiblesse) des esprits ; on arrêta donc les ouïr le lendemain, 14 mars, mais seulement dans le Conseil des Deux-Centsf. »

aHist. de la Réformation au temps de Calvin, vol. III, 4.8.

bChronique de Rozet, 1. IV, ch. 4.

c – Registres du Conseil, du 9 mars.

d – Calvin Opp., V, p 176.

eIbid., p. 179 et 180.

f – Registres du Conseil, du 13 mars.

La sensation que l’arrivée d’Herman et de Benoît faisait dans la ville, et l’empressement avec lequel certains citoyens prenaient plaisir à les écouter, n’avaient point échappé aux réformateurs. Si ces docteurs n’étaient pas réfutés, Genève, soustraite aux erreurs de la papauté, pouvait tomber dans les rêveries du panthéisme. Les réformateurs demandèrent donc d’assister à la séance. Herman et Benoit y exposèrent leur système. Les conseils voulaient étouffer l’affaire, mais Farel, confiant dans la force de la vérité, requit que la chose fût disputée publiquement. Le Conseil céda à ses instances, et les débats furent fixés au lendemain 15 marsg.

g – Registres du Conseil, du 14 mars.

La dispute eut lieu dans le grand auditoire de Rive le 15, le 16 et le 17 mars, et dura chaque fois tout le jour. Les actes de ces débats ne nous ont pas été conservés ; mais on peut s’en faire quelque idée par les deux écrits que Calvin a consacrés à exposer et réfuter ce systèmeh. La discussion fut fort animée. Les réformateurs réfutèrent avec tant de force, par la seule Parole de Dieu, les doctrines mises en avant par les deux spirituels dans cette dispute publique, que la race de ces gens fut dès lors perdue en cette Églisei. Le Conseil des Deux-Cents s’étant assemblé le 18 mars déclara que l’assaillant n’était pas suffisant, c’est-à-dire que ses opinions étaient erronées. Mais il remarqua que cette dispute pouvait engendrer des différends et faire chanceler dans la foi. Il défendit aux réformateurs d’entrer à l’avenir dans de telles discussions. Puis, ayant appelé Herman et Benoît : « Nous avons bien voulu vous ouïr, leur dirent les syndics, car nous entendons tout le monde ; mais voyant que vous ne pouvez maintenir vraies vos propositions par l’Écriture, nous avons prononcé qu’elles étaient contraires à la vérité. Voulez-vous vous dédire et revenir à Dieu en lui demandant pardon ? — Nous nous soumettons à la volonté de Dieu, répondirent-ils, mais nous ne nous dédirons point. »

h – Voir Briève instruction pour armer tous bons fidèles, etc. (Calvin, Opp., VI, p. 49 à 112), et Contre la secte phantastique et furieuse des Libertins qui se nomment Spirituels. (Ibid., p 149 à 248.

i – Beza, Vita Calvini, Vie de Calvin en français, p. 81. Paris, 1864.

Les Genevois qui les avaient pris lors de leur arrivée pour de bons évangéliques, les avaient appelés frères. Mais ces étrangers s’étaient montrés fort dissonants, et ayant même refusé de prier avec les chrétiens de Genève, marque choquante de leur esprit sectaire, on ne les appela plus du nom de frères. Toutefois on ne prononça alors contre eux aucune peine dans l’espérance peut-être de les amener à des sentiments plus chrétiens. Mais c’était se faire une grande illusion. Aussi fut-il arrêté, selon les mœurs du temps, que ces docteurs et tout membre de leur secte seraient bannis à perpétuité de Genève, sous peine de la vie. « Ce qu’il y eut de plus admirable dans cette affaire, ont dit les anciens biographes de Calvin, c’est que si quelques Églises d’Allemagne ont été délivrées de tels docteurs, elles l’ont été par la simple rigueur de la justice, tandis qu’à Genève le magistrat n’y mit pas la mainj. » Il n’employa en effet contre eux ni la prison, ni la torture ; Calvin ne chercha à les convaincre que par la parole. Mais le bannissement sous peine de la vie est pourtant un acte fort palpable du magistrat. On se trompe aussi d’un autre côté, en disant que les registres du Conseil ne savent rien de la victoire de Calvink. Le Conseil basa au contraire expressément son arrêté sur ce que les docteurs n’avaient pu maintenir vraies leurs propositions par l’Ecriture.

jVie de Calvin, par Bèze, p. 8. Bèze (Colladon), p. 31.

kJohann Calvin, par Kampschulte, I, p. 295.

Ce ne furent pas les seules attaques que les réformateurs eurent à soutenir dès leur début. Certains esprits remuants voyaient avec peine Calvin, Farel et Viret à la tête de la Réforme dans les pays de langue française, et voulaient leur enlever cette position pour se mettre à leur place. Ces troubles suscités par l’ambition et la jalousie furent plus vifs et plus longsl. Le perturbateur fut le docteur de la Sorbonne, Caroli, que nous avons vu arriver de France à Genève, au moment de la grande dispute de 1535m. Caroli était une sorte d’aventurier théologique. Il n’avait nullement à cœur le but sacré que se proposait la Réforme. Une incurable légèreté qui l’empêchait de se fixer à aucun parti, un amour de ce qui lui semblait nouveau et à la mode, un désir ardent de gloire, de fortune, un besoin de liberté qui lui permît de satisfaire ses penchants vicieux l’animaient et le jetaient dans un camp qu’il abandonnait bientôt pour chercher dans l’autre la satisfaction des mêmes convoitises. Vain, orgueilleux, rampant, inconséquent, on l’avait vu attaquer les moines, lorsqu’une espèce de réformation était à la mode en France ; puis, quand l’ère des persécutions avait commencé, il s’était sauvé à Genève. Devenir au delà du Jura une espèce d’évêque qui gouvernât les Églises de la Réforme dans la Suisse romande, était l’objet de ses rêves, et il se proposait d’y établir une doctrine qui tînt un certain milieu entre l’Évangile et le pape. Il avait fait connaissance avec les principales villes de son futur diocèse. De Genève, il avait été à Neuchâtel, où il était devenu pasteur, et s’y était marié. Nous l’avons vu nommé premier pasteur à Lausanne. « Partout où il avait passé, il avait laissé des traces de sa turpituden ; » il tournait à tout vent. En peu de temps on le vit passer du camp romain dans le camp protestant, puis, les réformateurs lui ayant fait des remontrances, retourner à ce qu’il avait vomi, selon une parole des Écritures, quitter une seconde fois la hiérarchie papale, pour se mettre avec les évangéliques, et enfin terminer à Rome sa vie errante et misérable. C’est l’un des caractères les plus méprisables de l’époque, un de ces don Quichottes ecclésiastiques qui prétendent pourfendre tous leurs ennemis. Outre la gloriole, il avait une passion tout aussi vive, la haine. Il détestait Farel qui l’avait connu à Paris et l’avait tancé sur ses vices, détestait Viret qui avait prêché un jour devant lui sur l’impureté, ce que Caroli, repris par sa conscience, pensa être dirigé contre lui. En vain Viret lui dit-il avoir prêché pour tout le monde, Caroli ne le lui pardonna pas. La grande estime enfin qu’on avait pour Calvin, remplissait de jalousie et d’envie le docteur de Paris. A peine était-il établi à Lausanne que voulant réaliser ses rêves, il demanda à Berne la surveillance d’un certain nombre de pasteurs et d’Églises. Les Bernois refusèrent, prièrent Viret d’assister de ses conseils un étranger qui ne connaissait pas bien le pays, et arrêtèrent que rien de nouveau ne devait être porté devant le peuple par un pasteur sans une délibération préalable de tous les frèreso.

l – « Alter ecclesiæ turbator majores et diuturnio res turbas dedit. » (Beza, Vita Calv., 1575, p. 5.)

m – Vol. V, I. 9, chap. 3 et 4.

n – « Ut quocumque venisset, certa suæ turpitudinis impressa vestigia reliuqneret. » (Beza, p. 5.)

o – Lettre de Calvin à Mégander, probablement de mars 1537. (Bibl. de Genève.) Calvin, Opp., X, p. 85. Herminjard, IV, p. 187.

Caroli n’était nullement disposé à se soumettre à cette règle. Scolastique bizarre, il aimait à avancer des paradoxes étranges, à soulever des discussions qui irritaient les esprits et lui donnaient l’occasion de faire preuve d’habileté. C’étaient là des rentes du moyen âge, mais le siècle de la Réformation demandait autre chose ; Caroli était un anachronisme. Sa qualité de docteur de la Sorbonne devait, selon lui, le placer au sommet de la hiérarchie ecclésiastique sous laquelle devaient s’incliner les pâtres de l’Helvétie. Il entendait faire une réformation sui generis, mettre en avant des sentiments qui lui seraient particuliers, et afficher des doctrines auxquelles nul avant lui n’était parvenu. L’occasion s’en présenta bientôt. Viret, son jeune collègue, ayant été faire une visite à ses amis de Genève, le docteur de Paris en profita, et montant en chaire, lut une suite de thèses tendant à prouver qu’il faut prier pour les morts. « Je ne prétends point, dit-il en terminant, recevoir des leçons d’un jeune homme, » désignant ainsi Viret. On voyait à ses gestes, à sa voix, à ses paroles arrogantes et pleines d’aigreur, qu’il avait la tête montéep. Viret, averti par l’un de ses amis, revint aussitôt et lui reprocha son incartade. Mais Caroli, fier de ce qu’il appelait impudemment sa découverte, répondit : « Je ne crois pas au purgatoire et je ne pense pas que les morts puissent être soulagés par les prières des vivants ; ce sont là de pures fictions : mais je crois que nous devons demander à Dieu de hâter son jugement pour le bonheur des saints et de tous les membres de l’Église, la Vierge, les prophètes, les apôtres, qui seront les premiers à en profiterq. » Caroli se campait ainsi entre Rome et l’Évangile, n’étant ni avec l’un, ni avec l’autre, mais étant lui ; c’était son désir. S’il avait seulement pressé l’Église de dire au Seigneur : « Viens bientôt ! » il eût parlé conformément à la sainte Écriture. Mais son intention était que cette demande fût faite en faveur des morts, prétention qui n’est nullement justifiée par la Bible. Viret lui répondit : « Vous savez que nous ne devons rien prêcher de particulier sans nous être communiqué notre pensée. Si vous avez trouvé dans l’Écriture un enseignement que j’ignore, je l’embrasserai volontiers ; mais si vous prêchez quelque doctrine erronée, permettez que comme votre collègue, je vous fasse quelques remarquesr. » C’est ce dont Caroli ne se souciait nullement ; il répondit à Viret avec hauteur, et soutint fièrement sa doctrine.

pIbid.

q – « Voluit Carolus Ecclesiam catholicam… semper orare ut resurgant, vitamque futuri seculi, corpora defunctorum, consequantur, » (Mégander à Bullinger, 8 mars 1537.) Calvin, Opp. X p. 89.

r – Ruchat, V, p. 21. Calvin, Opp., p. 89.

Plusieurs amis de l’Évangile tournèrent les yeux vers Calvin qui possédait toute leur confiance, et le prièrent de se rendre aussitôt à Lausanne, ce qu’il fit. Farel aurait voulu l’accompagner ; mais les Bernois l’invitèrent à s’occuper de son Église et non de la leur. Ils envoyèrent eux-mêmes des délégués à Lausanne, et il se forma ainsi une espèce de consistoire où Calvin, à ce qu’il paraît, exposa le sujet. Mais l’orgueilleux Caroli, croyant au-dessous de sa dignité de faire son apologie, refusa de la manière la plus hautaine de donner la moindre explication de sa conduite. Il était fort irrité de se voir accusé par Calvin, dont la supériorité lui était si importune. Il forma aussitôt son plan ; il résolut de tourner contre le réformateur l’épée dont il était menacé lui-même et de la lui enfoncer jusqu’à la garde. « Si le ministre de Genève, s’écria-t-il, a montré tant de zèle pour porter devant votre assemblée cette affaire, c’est une basse conspiration qui n’a d’autre but que de consommer ma ruine. » Viret prit alors la parole, et exposa si clairement les subterfuges et les calomnies de Caroli, que l’assemblée le condamna à une rétractation, sans ménager son amour-propre. Confondu par ce jugement si sévère, cet homme qui passait facilement d’un extrême à l’autre, s’humilia, gémit et demanda grâce avec larmes. Calvin en fut touché, et plein de modération, pria l’assemblée d’épargner à Caroli ce qui froissait son orgueil. Viret fit de même. Cette demande fut accordée. Le docteur de la Sorbonne n’avait donc rien de mieux à faire qu’à se retirer tranquillement chez lui, avec un sentiment de reconnaissance pour ses deux nobles adversaires ; mais leur intervention charitable ne l’avait point adouci. Son humiliation n’était qu’une feinte ; il voulait à tout prix parvenir à son but, être le premier dans l’Église du pays. Jaloux de l’influence que Calvin, Farel et Viret avaient dans la Suisse romande, il s’était dit que pour être sur un cheval, il fallait d’abord jeter bas celui qui le montait. Perdre ces trois docteurs, telle était l’œuvre qu’il devait entreprendre. Il se sentait secrètement appuyé, du moins à Genève, par quelques-uns des principaux, et se flattait de pouvoir créer à Calvin d’insurmontables embarrass. Il résolut donc de se porter accusateur, et de réduire ses adversaires au rôle d’accusés et de coupables.

sVie de Calvin, Bèze, Colladon, p. 31.

On croyait en avoir fini avec cet homme et l’assemblée allait se dissoudre, quand il se leva, l’air préoccupé et comme s’il avait sur la conscience un poids dont il désirait se décharger : « Pour la gloire de Dieu, dit-il d’un ton déclamateur, pour l’honneur des seigneurs de Berne, pour la pureté de la foi, pour le salut de l’Église, pour la tranquillité publique, pour l’acquit de ma conscience, j’ai à vous exposer, honorables Seigneurs, une chose sur laquelle j’ai longtemps gardé le silence. Maintenant il faut le rompre ; je dois parler. Il y a, tant à Genève que dans votre pays, plusieurs ministres qui sont infectés de l’hérésie arienne. » Se posant comme un nouvel Athanase, il nomma un grand nombre de ministres hommes de bien, qu’il déclara coupables de l’erreur d’Arius, mais sans en donner aucune preuvet. Calvin était des premiers dans ce catalogue d’hérétiques. Il fallait pour lui reprocher d’être arien une audace et une passion insensées. Il paraît même qu’il était accusé, ainsi que ses amis, de soutenir les erreurs de l’Espagnol Servetu. Les théologiens genevois avaient tout récemment combattu et confondu à Genève un arien, Claude de Savoie. Il y avait plus que de la passion, il y avait du non-sens dans cette attaque ; Calvin penchant vers le déisme !… La Réformation ne fut pas un commencement de déisme, comme d’aveugles adversaires l’en accusent ; elle fut un rétablissement du christianisme.

t – Ruchat, Hist. de la Réf., V, p. 22. Lettre de Calvin à Mégander, Calv. Opp., X, p. 85.

u – « Serveti Hispani pessimum errorem confirmare. » (Calvin, Opp. omnia, X, p. 103.)

Le réformateur fut frappé d’étonnement. « Il n’était jamais entré dans mon imagination, écrivit-il, que nous eussions à craindre d’être accusés sur ce pointv. » Calvin voyait la portée du coup dont Caroli venait de le frapper. S’il devait rester sous cette accusation, son ministère était compromis, son zèle suspect, ses travaux inutiles. La discorde était jetée dans le camp évangélique, et Rome triomphait en voyant les plus dévoués défenseurs de la Réforme accusés de rejeter la divinité du Sauveur. Le réformateur se leva immédiatement et sans se livrer à une violence que ses ennemis sont toujours prêts à lui reprocher, il signala avec esprit l’inconséquence de son adversaire. « Il y a peu de jours, dit-il, que Caroli m’invitait à sa table. J’étais alors un très cher frère ; il me chargeait de faire ses compliments à Farel ; il regardait comme chrétiens tous ceux qu’il traite aujourd’hui d’hérétiques, et protestait vouloir entretenir perpétuellement une union fraternelle avec nous. Où était alors la gloire de Dieu, la pureté de la foi, l’unité de l’Église ? » Puis se tournant vers le docteur de la Sorbonne : « Comment avez-vous en conscience, dit-il, pu célébrer deux fois la sainte Cène avec un collègue arien ? D’où savez-vous que je suis infesté de cette hérésie ? Dites-le, car je veux me laver de cette infamie. » Caroli ne donnant aucune preuve, le réformateur en appela au catéchisme qu’il avait récemment publié. « Voici, dit-il, la foi que j’ai récemment encore professée. Nous confessons croire au Père, au Fils et au Saint-Esprit ; et quand nous nommons le Père, le Fils et l’Esprit, nous ne nous imaginons pas trois dieux ; mais nous croyons que l’Écriture et l’expérience de la piété nous montrent le Père, le Fils et l’Es prit dans la très simple unité divinew.

v – « Quod id ne timere quidem unquam in mentem venerit. » (Calvin à Grynée. Calvin, Opp., X, p. 108.)

w – « In simplicissima Dei unitate, et Scriptura et ipsa pietatis experientia, Deum patrem, ejus Filium et Spiritum nobis ostendunt. » (Calvin, Opp., V, p. 337 et X, p. 83.)

Caroli ne fut point satisfait. Les mots essentiels, selon lui, manquaient. Calvin pensait qu’il fallait éviter dans des écrits pratiques et populaires l’emploi d’expressions qui ne se trouvent pas dans la sainte Écriture ; il ne s’était donc pas servi des mots Trinité, substance, personnes, dans le passage cité. Luther avait fait de même. « On ne trouve nulle part dans la sainte Écriture ce mot de Trinité, avait-il dit ; ce sont les hommes qui l’ont inventé. Aussi ce mot est-il très froid, et il vaut mieux dire Dieu que Trinitéx. » Calvin, plein d’esprit et de vie, craignait qu’avec ces expressions théologiques, on ne mit le christianisme seulement dans l’intelligence de l’homme, de l’enfant, sans le placer dans sa conscience, son cœur, sa volonté, ses œuvres. Il s’en était servi l’année précédente, dans la première rédaction de son Institution, destinée aux docteursy ; mais il les avait bannies soit de sa Confession, rédigée surtout pour les laïques, soit de son Catéchisme, composé pour les enfants. Tout cela n’apaisait point Caroli, qui, s’il était orthodoxe, ne l’était que de la tête ; il prétendit que si Calvin était innocent d’arianisme, il était coupable de sabellianisme. « Vous serez suspect en cette matière, dit-il, jusqu’à ce que vous ayez souscrit le symbole d’Athanase. — Ma coutume, répondit Calvin, est de ne rien approuver comme étant conforme à la Parole de Dieu qu’après une due considére ration. » Caroli, croyant le symbole d’Athanase compromis par cette réserve, se mit en fureur et s’écria « que c’était là une parole indigne d’un chrétienz. »

x – Luther, Kirchenpostill (Walch, XI) am Trinitæt.

y – « Ii, quibus tam pietas cordi erat (les adversaires d’Arias et de Sabellius) affirmarunt vere in uno Deo tres personas subsistere, seu (quod idem erat) in Dei unitate subsistere personarum trinitaiem. » (Calvin, Opp., I, p. 61.) Plus tard, Calvin disait : « Christus ut quatenus Deus est, sit unus cum patre Deus ejusdem naturæ, seu substantiæ, seu essentiæ, non aliter quam persona distinctus. » (Ibid., p. 64.)

z – Calvin à Mégander. Ruchat, V, p. 25.

Calvin s’était contenu jusqu’alors ; mais il sentait profondément l’injustice des accusations du docteur. S’il avait reçu un coup non mérité, il répondait souvent en en frappant lui-même un autre ; le coup était juste, mais quelquefois un peu fort. « Vous ne trouverez personne, dit-il à Caroli, qui soit plus ardent que moi à soutenir la divinité de Jésus-Christ. Je crois avoir rendu de ma foi un assez clair témoignage. Mes ouvrages sont dans la main de tout le monde, et toutes les Églises orthodoxes approuvent ma doctrine. Mais vous, quelle preuve avez-vous jamais donnée de votre foi, à moins que ce ne soit peut-être dans les cabarets et dans les mauvais lieux ? Car c’est là que vous vous êtes exercé jusqu’à présent. »

Caroli savait tout ce que l’on pouvait raconter de sa vie dissolue, et, aussi lâche que téméraire, il trembla quand il vit Calvin aborder ce sujet. Pour amortir le coup, il se rétracta, déclara que les écrits de son adversaire étaient bons ; qu’il avait toujours bien parlé de la sainte Trinité, et qu’aucune accusation ne pouvait être formulée contre lui, « pourvu qu’il ne soutînt pas la cause de Farel. » Caroli craignait Farel moins que Calvin et le haïssait plus. Viret prit alors la parole et obligea le présomptueux docteur à se rétracter aussi à son propre sujet. « Ces rétractations ne nous suffisent pas, dirent les deux réformateurs ; nous voulons défendre aussi la cause de Farel et de nos autres frères absents, que vous avez injustement accusés. » Les délégués de Berne, voyant l’importance que prenait le débat, déclarèrent qu’il était nécessaire de le porter devant une assemblée générale, et se chargèrent d’y pourvoir. On se séparaa.

a – Lettres de Calvin à Mégander et à Grynée. Ruchat, Hist. de la Réf., V, p. 22, 23.

Ces choses se passaient en février. Calvin, de retour à Genève, craignant que les délégués bernois ne fussent lents à remplir leur promesse, et trouvant d’ailleurs que cette affaire regardait l’Église plutôt que l’État, engagea les ministres de Genève à écrire aux ministres de Berne, pour les presser de prendre en mains la choseb ; il écrivit lui-même à Mégander, le principal des pasteurs bernois : « Je ne trouve pas de termes, lui dit-il, pour exprimer suffisamment le péril imminent que l’Église court si l’on renvoie indéfiniment cette affaire. L’influence que vous donne votre place vous oblige plus qu’aucun autre à faire tous vos efforts pour que l’assemblée se réunisse promptement. Vous ne sauriez croire combien le coup porté par Caroli a ébranlé les fondements que nous avons posés. On dit partout, et même dans les campagnes, que nous devrions commencer par nous mettre d’accord avant que de penser à convertir les autres. Ne permettons pas que la tunique de l’Évangile, faite d’un seul tissu, soit déchirée par les impies. Faites tout au monde pour que tous les ministres parlant français qui se trouvent sous le gouvernement de votre république se réunissent avant Pâquesc. » Pâques était cette année le 1er avril. Le réformateur, ne recevant pas de réponse satisfaisante, partit lui-même pour Berne dans la première quinzaine de mars, et conjura les avoyers, les conseillers, les pasteurs, de convoquer immédiatement le synode. Cela lui fut refusé, probablement à cause des travaux qui s’accumulent dans les semaines qui précèdent la fête, mais on lui promit de convoquer cette assemblée aussitôt aprèsd. On voit quels étaient le courage et l’activité de Calvin ; c’est là une des marques de son génie. Farel était au contraire épuisé par la grande angoisse que lui donnait cette affaire. Cet état affligeait ses amis. « Je n’aurais jamais cru, disait Calvin à Viret, qu’avec sa constitution de fer, il pût en être réduit là. » L’âge et les immenses travaux de Farel l’expliquaient pourtant. Calvin, effrayé par la pensée de perdre un si précieux compagnon d’œuvre, écrivait à Viret : « Il est indispensable que vous nous soyez rendu, à moins que nous ne voulions voir Farel mourir à la peine. Si nous permettons qu’il se fasse une brèche, un vide dans l’Église de Genève, je crains que le schisme ne la mette en piècese. » Au lieu de s’affaiblir, les forces de Calvin semblaient s’accroître, car il sentait la justice de sa cause. « Je suis prêt, disait-il, à soutenir le combat avec la plus grande énergie. Les accusations d’arianisme, puis de sabellianisme, ne nous ont pas beaucoup émus ; nos oreilles sont faites depuis longtemps à de telles calomnies, et nous sommes certains qu’elles s’en iront en fuméef. » Le vaillant champion attendait donc sans crainte la convocation du synode. Le Conseil de Genève, ayant reçu des lettres de Messieurs de Berne au sujet de cette réunion, invita les prêcheurs à s’y rendre, et, le 11 mai, le trésorier donna à Farel 50 florins pour payer les frais du voyageg.

b – Calvin à Mégander.

cIbid.

d – « Quam ob causam Calvinus Bernam veniens obnixe petiit, ut synodus cogeretur, quod abnegatum est homini usque post Paschatis. » (Fueslin, Epp. Ref. Eccl. Helvet., p. 173.)

e – Calvin à Viret. Calvin, Opp., X, p. 95.

f – Calvin à Grynée, Opp., X, p. 106.

g – Registres du conseil de Genève, du 5 au 11 mai.

L’assemblée se réunit à Lausanne. On vit entrer le 13 maih dans l’église Saint-François, le banderet Rod. de Greffenried, Nicolas Zerkinden, secrétaire d’État, le pasteur Grosmann dit Mégander et un autre député de Berne ; il y avait de Genève Calvin, Farel et Courault, environ vingt ministres de Neuchâtel et cent pasteurs du pays de Vaud, parmi lesquels Viret. Caroli, paraît-il, arriva avec un sac comme les avocats ont coutume d’en avoir, où se trouvait le dossier de sa procédurei. Mégander présidait ; il exposa que l’assemblée s’était réunie par suite de l’accusation portée par Caroli contre plusieurs ministres, de ne pas croire à la trinité de Dieu et à l’éternelle divinité de Jésus-Christ ; puis interpellant Viret, sujet de Berne, il lui demanda son sentiment sur cette doctrine. « Quand nous confessons un seul Dieu, répondit le pasteur de Lausanne, nous comprenons le Père avec sa Parole éternelle et son Esprit, sous une seule et divine essence. Cependant nous ne confondons pas le Père avec la Parole, ni la Parole l’Esprit. » Caroli se leva et dit avec amertume : « Cette profession est trop courte, trop sèche, trop obscure. Il n’y est question ni de Trinité, ni de substance, ni de personne. » Puis il prit un ton déclamatoire et se mit à réciter le symbole de Nicée, ensuite celui dit d’Athanase, faisant des bras et des mains des gestes sans dignité, et des mouvements de la tête et du corps si extravagants, que la vénérable assemblée ne put s’empêcher de rire. « Rien, dit-il en terminant à ses adversaires, rien ne peut vous justifier de l’accusation d’hérésie, que si vous signez les trois symboles œcuméniquesj. »

h – Ce ne fut pas en mars que se réunit le synode comme on l’a dit (Kampschulte, Johann Calvin, I, p. 296), mais deux mois après. Voir la note précédente.

i – « Quomodo jurisconsulti præcipiunt nempe cum sacco paratur. » (Calvin, Epp., X, p. 107.)

j – Symboles des apôtres, de Nicée et dit d’Athanase. Ruchat, V, p. 25.

Calvin l’écouta sans l’interrompre ; mais il ne pouvait garder plus longtemps le silence. Une justification de sa part était presque superflue. Il avait pleinement professé la doctrine dans ses écrits populaires ; il avait même, nous l’avons vu, employé les expressions de l’école dans son Institution théologique. Mais ce qui importait pour le salut de l’Église, c’était de faire connaître son adversaire, de lui arracher le masque. Cet homme, de mœurs déréglées, sans conviction, sans foi, qui ne pensait qu’à occuper la première place, et cherchait à cacher les désordres de sa vie criminelle sous des apparences de religion, osait d’une bouche hypocrite, accuser de fidèles serviteurs de Dieu. Un acte si révoltant excita l’indignation de Calvin et mit sur ses lèvres les vives expressions que lui inspiraient la fraude, le vice et l’impudence de son adversaire. Il mit l’homme à nu. « Quelle méchanceté, dit-il, que celle qui sans autre cause que des passions désordonnées, trouble l’Église et arrête les progrès de l’Évangile, par des accusations atroces portées contre les personnages les plus innocents et qui ont rendu à la vérité les plus éclatants services ! Caroli nous intente une querelle sur la distinction des personnes en Dieu. Je vais l’examiner à mon tour, mais je reprends la chose de plus haut et je lui demande si seulement il croit en Dieu. Je proteste devant Dieu et devant les hommes qu’il n’a pas plus de foi à la Parole divine que le chien et le pourceau qui foulent aux pieds les choses saintes. » — On se récriera peut-être sur ce langage ; mais il faut se rappeler que Calvin a pris ces deux mots dans la sainte Écriture, où ils marquent deux caractères différents dont il faut également se garderk. Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, dit Jésus, et ne jetez point vos perles devant les pourceaux. » Les pourceaux représentent les hommes souillés par les débordements charnels, et le chien est la bête qui aboie, qui poursuit et qui mord ; ces deux sortes d’excès caractérisaient précisément Caroli.

kMatthieu 7.6.

Mais Calvin n’en resta pas là, il ne voulait pas qu’on put dire que les ministres ne s’étaient pas lavés des accusations portées contre eux ; il fit donc une confession approuvée auparavant par ses collègues. « Quand nous distinguons le Père, sa Parole éternelle et son Esprit, dit-il, nous croyons avec les écrivains ecclésiastiques que, dans la très simple unité de Dieu, il y a eu trois hypostases ou substances, qui quoiqu’elles ne soient qu’une seule et même essence ne sont point cependant confondues entre elles. Quant à Jésus-Christ, ajouta-t-il, avant de revêtir notre chair, il était la Parole éternelle, engendrée du Père avant les siècles, vrai Dieu, d’une même essence, puissance et majesté avec le Père, Jéhovah même, qui a toujours existé par lui-même et donne aux autres la vertu de subsisterl. »

l – « Qualenus unus ust cum patre Deus, quidquid dici de Deo potes in illum competit. » (Calvin, Opp., X, p. 107.)

Cette déclaration dérouta Caroli, et après avoir crié très fort que Calvin n’était pas assez orthodoxe, il se mit à crier qu’il l’était trop. « Quoi ! dit-il, vous attribuez à Jésus-Christ le nom et la nature de Jéhovah, vous dites qu’il a de lui-même l’essence divine ! » Calvin répondit : Si l’on considère attentivement la différence qui se trouve entre le Père et la Parole, il faut reconnaître que la Parole vient du Père. Mais si l’on s’occupe de l’essence même de la Parole, en tant qu’elle est Dieu avec le Père, tout ce qu’on dit de l’un, il faut aussi le dire de l’autrem. » Caroli, abandonnant la chose, se réfugia alors dans les mots. « Il n’y a pas dans votre confession le mot de Trinité, dit-il ; il n’y a pas le mot de personne. » Puis voulant astreindre Calvin et les autres ministres aux confessions faites par les hommes : « Je demande, dit-il, que vous signiez les trois anciens symboles. » Calvin et les ministres qui étaient avec lui eussent donné leur signature en d’autres circonstances, mais ils la refusèrent pour des raisons d’une haute sagesse : « Caroli, dirent-ils, en nous obligeant de signer, veut rendre notre foi suspecte ; nous ne jugeons pas à propos d’avoir pour lui cette déférence. D’ailleurs nous ne voulons pas, par notre exemple, favoriser l’introduction dans l’Église d’une tyrannie, qui fera passer pour hérétique tout homme qui ne voudra pas parler en adoptant les termes qu’un autre aura prescritsn. » Calvin montrait ainsi à la fois une noblesse d’âme et une fidélité qui l’honorent. Chaque Église selon lui devait confesser sa doctrine, mais il préférait que cette confession fût le produit de la vie et de la foi de ceux qui la faisaient, plutôt qu’un simple retour à dix ou douze siècles en arrière pour y chercher la vérité dans les expressions vieillies d’un autre temps. Il professait de tout son cœur la doctrine énoncée dans les symboles anciens, celui de Nicée et celui dit d’Athanase, qui exposent peut-être avec surabondance, mais toutefois avec une grande puissance, une foi chère aux chrétiens. Mais il trouvait que la simplicité évangélique manquait à ces écrits. Le Dieu de Dieu, lumière de lumière du symbole de Nicée lui paraissait une phraséologie plus orientale qu’apostolique. Il lui semblait choquant que le Quicunque, plus connu sous le nom de symbole d’Athanase, au moment où il allait faire des distinctions subtiles et que la foi du simple chrétien ne pouvait comprendre, commençât par dire : « Quiconque veut être sauvé doit avant tout tenir la foi catholique (celle du symbole) et quiconque ne la garde pas entière et inviolable, périra sans aucun doute éternellement. » L’ignorance de Caroli quant à cette profession de foi était telle qu’il la croyait faite à Nicée en 325, par Athanase, et cela choquait également Calvin. Ce symbole en effet paraît s’être formé peu à peu dans l’Église africaine, quelques-unes de ses formules se rencontrent dès la fin du septième siècle, mais il ne paraît en son entier qu’au temps de Charlemagne, près de cinq siècles après Nicée. C’était un temps où si la doctrine de l’essence divine était correcte, celles de la justification par grâce, de la nouvelle naissance par l’Esprit étaient obscurcies, où le semi-pélagianisme envahissait toujours plus l’Église, où la culture littéraire et scientifique décriée par les moines, comme appartenant au paganisme, était toujours plus rare, où l’État non content de prononcer sur les rapports extérieurs de l’Église, statuait par des édits sur les articles de foi ou de doctrine, où les reliques faisaient de prétendus miracles, où les évêques de Rome prenaient le titre d’évêque universel, que Grégoire le Grand avait flétri comme antichrétien, où la controverse des images enflammait surtout les esprits, où l’Église et l’État étaient dans le plus grand désordre, où les évêques prenaient les armes contre les seigneurs, où le clergé régulier et séculier était inculte et indiscipliné, où le christianisme en un mot avait perdu la vie qui lui est propre. Ce triste état des choses au moment où se formait le Quicunque engagea sans doute Calvin à faire des réserves, à déclarer que c’était à la foi d’un seul Dieu qu’il prêtait serment et non à la foi d’Athanase, dont aucune Église légitime n’eût approuvé le symboleo.

m – « Quatenus unus est cum patre Deus, quidquid ilici de Deo potes in illum competit. » (Calvin, Opp., X, p. 107.)

n – « Tantum nolebamus hoc tyrannidis exemplum in Ecclesiam induci, ut is hereticus haberetur qui non ad alterius præscriptum loqueretur. » (Calvin, Opp., X, p. 120.)

o – « Nos in Dei unius fidem jurasse, non Athanasii, cujus symbolum nulla unquam legitima ecclesia approbasset. » (Les Min. de Genève aux Min. de Berne. Msc. de Genève, février 1537, Calvin, Opp., X, p. 83. Ruchat, V, p. 24 à 30.)

Le synode ayant entendu les deux parties et examiné mûrement la matière, reconnut la confession des ministres de Genève comme bonne et orthodoxe, condamna Caroli et le déclara indigne de remplir désormais les fonctions du ministère. « Nous avons, par notre réfutation, dit Calvin, a vidé tout le sac de Carolip, il ne reste pas à notre égard le moindre soupçon dans les esprits. » Caroli en appela de la sentence du synode aux seigneurs de Berne. Qui avait raison ? qui avait tort ? Calvin ou Caroli ? Les jugements ont été divers. On a dit : « La dénonciation de Caroli n’était pas entièrement dénuée de fondement, ce n’est pas merveille qu’il ne se déclarât pas satisfait et maintînt son accusation. » On a ajouté que Calvin tomba sur son adversaire avec une violence qui fit trembler l’assemblée et qui donna ici le premier exemple de ce terrible emportement avec lequel il terrassa si souvent plus tard ceux qui lui étaient contrairesq. Tel n’est pas notre avis. Quant aux expressions, la défense de Calvin n’est pas si terrible, si passionnée, si l’on se rappelle à quel homme il avait affaire, et ce qu’il y a de plus fort dans la parole du réformateur, ce sont deux mots qu’il emprunta, nous l’avons vu, du Sauveur lui-même. Quant au fond, il n’a pas voulu, ainsi que le font les catholiques-romains, mettre en avant les autorités humaines, il a préféré s’en tenir à la Parole de Dieu, et c’est là sa plus grande gloire, c’est en cela qu’il a été vrai réformateur, comme Luther. Son adversaire était un être immoral, et la Réformation ne voulait pas pactiser avec l’immoralité. Qui le lui reprocherait ? Calvin ne pouvait accorder qu’un homme dissolu, qui avait eu la main dans le sang des saints, se donnât pour un Athanase, l’un des plus nobles docteurs de l’antiquité. Il était surtout profondément affligé en pensant que le coup porté par cet homme, ébranlait les fondements de l’édifice spirituel qui s’élevait à la gloire de Dieu.

p – « Totum illum saccum nostra refutatione sic exhausimus. » (Calvin à Grynée. Calvin, Opp, X, p. 107.)

q – Kampschulte, Johann Calvin, I, p. 296.

Tous ces débats faisaient grand bruit au dehors. On répandait au loin toutes sortes de rumeurs, on semait de méchants rapports sur les réformateurs de Genève ; on voyait des gens se demander l’un à l’autre ce qui en était du combat entre Caroli et Calvin, et on en attendait impatiemment le résultat. La vivacité française avait déplu à quelques théologiens de la Suisse allemande. Mégander lui-même se plaignait à Bullinger de tous les ennuis que lui avaient donnés ces turbulents Françaisr ; on s’enflammait pourtant aussi facilement dans la Suisse allemande et même dans le pays de Luther. Des catholiques commençaient à attacher de l’importance à ces luttes et à s’en prévaloir. Des lettres étaient échangées à ce sujet : Bucer et Capiton écrivaient de Strasbourg, le premier à Mélanchthon, le second à Farel ; et Myconius écrivait de Bâle à l’assemblée même. Ceci devait rendre plus solennel encore le jugement en appel qui allait avoir lieu à Berne.

r – « Quantum negotii nobis facturi sint Galli illi… seditiosi. » (Mégander à Bullinger, 8 mars 1537. Calvin, Opp., X, p. 89.)

« Le 24 mai, Guillaume Farel demanda au Conseil de Genève qu’on envoyât dans cette ville maître Cauvin (Calvin) pour quelque journée qu’il y a, pour disputer. Sur quoi a été résolu qu’il y ailles. » Berne avait montré une certaine faveur à Caroli ; on pouvait donc craindre que le jugement prononcé à Lausanne n’y fût pas confirmé ; nous ne savons quelle eût été la sentence si elle eût été prononcée par les autorités de l’État ; mais le Conseil voyant qu’il s’agissait de doctrines avait convoqué à Berne le synode de l’Église bernoise pour la fin de mai. Les débats s’ouvrirent en présence du Grand Conseil, qui prenait sans doute ainsi une part à la cause. Le pseudo-Athanase soutint son accusation avec assurance et hauteur, prétendant jouer, au seizième siècle, le rôle que le grand évêque d’Alexandrie avait joué au quatrième. Calvin justifia pleinement soit lui, soit ses collègues. En conséquence le réformateur fut de nouveau entièrement acquitté et déclaré net non seulement de toute faute, mais encore de tout soupçon. Quant à Caroli, il fut déclaré calomniateur et condamné comme tel. Cela fait, les seigneurs de Berne demandèrent à Calvin, Farel et Viret si Caroli s’était, à leur connaissance, rendu coupable à quelques égards, soit dans sa vie, soit spécialement dans son ministère. A l’ouïe de ces paroles, le docteur de la Sorbonne, voyant son tour arrivé, fut frappé d’épouvante et s’opposa vivement à cette demande. « Ceux que je viens d’accuser de grands crimes, dit-il, ne peuvent être admis à formuler des accusations contre moi. — Vous les avez bien accusés, répondirent les Bernois, et même sans pouvoir prouver vos accusations ; pourquoi ne vous accuseraient-ils pas eux-mêmes ? » Et il fut enjoint aux docteurs de faire connaître ce qu’ils savaient sur son compte. Alors cet homme sans cœur, sans sentiment moral, se troubla, et craignant par-dessus tout les révélations de ses adversaires, s’imagina que le mieux était de les prévenir en s’accusant lui-même. Il se mit donc à confesser les fautes qu’il savait être bien connues de Farel et de ses amis, les débauches auxquelles il s’était livré en France, la bassesse avec laquelle il avait dissimulé ses sentiments en matière religieuse, la cruelle déloyauté qui l’avait fait livrer à la mort deux jeunes chrétiens dont il approuvait la manière de voir. Étrange spectacle ! Singulier pénitent, sans repentance, sans scrupule, prenant l’air contrit, et confessant ses fautes uniquement parce qu’il espérait se faire ainsi exempter de la peine. « Pénitent du diable ! » disait Tertullien en de telles occasions.

s – Registres du Conseil, du 24 mai 1537.

Farel l’avait laissé dire ; toutefois il ne se croyait pas déchargé de l’injonction qui lui avait été faite ; Il connaissait certains traits de la vie de Caroli qui pouvaient donner aux seigneurs de Berne la lumière dont ils avaient besoin. Il raconta les honteux désordres de cet homme qui avait vécu à Paris avec des femmes perdues de toute réputation, jusque-là qu’il avait été accusé d’en entretenir cinq ou six à la fois. Il exposa comment deux jeunes hommes, emportés par leur zèle contre les images, s’étant avisés d’en pendre quelques-unes, ce même Caroli, qui professait alors que le culte des images éloigne de la connaissance du vrai Dieu, avait fait garder ces adolescents dans la prison où le peuple les avait mis, jusqu’à ce que deux juges fussent arrivés, qui les avaient livrés aux bourreaux. Viret raconta la dispute qu’il avait eue avec Caroli au sujet des prières pour les morts, et, sur la demande des Bernois rapporta quelques traits de sa conduite, entre autres son ivrognerie, qui l’avait plus d’une fois exposé à la risée du public.

En conséquence de ces débats, Caroli fut destitué de ses fonctions par le synode ; le Grand Conseil de Berne confirma ce jugement, déclara Farel, Calvin et Viret innocents des accusations portées contre eux, condamna Caroli au bannissement comme coupable de calomnies et d’autres excès, et renvoya la cause au consistoire pour la terminer formellement. Le présomptueux docteur ne voulant pas se soumettre à cette autorité, les parties furent appelées devant les avoyers et conseils. Calvin, Farel et Viret se présentèrent en conséquence le 6 juin, mais Caroli ne parut pas. Un huissier, envoyé par les seigneurs de Berne pour le chercher, rapporta qu’il avait disparut. Il s’était en effet enfui de grand matin, prenant le chemin de Soleure. De là, il se retira en France, auprès du cardinal de Tournon, le grand ennemi de la Réformation, qui obtint du pape son absolution. Ce misérable avait espéré que son retour dans l’Église romaine lui procurerait un bon bénéfice, mais il se vit également méprisé des catholiques et des protestants. On convint, pour terminer l’affaire, d’approuver les expressions Trinité, substance, personnes (Calvin s’en était lui-même servi) ; mais que si un homme pieux se refusait à les employer, « on ne le rejetterait pas de l’Église, et on ne le regarderait pas comme pensant mal quant à la foiu. »

t – L’acte authentique du Conseil de Berne se trouve dans Ruchat, V, p. 39. Calvin, Opp. ; X p. 105.

u – « Ne abjiciamus eum ab Ecclesia, aut tanquam de fide male sentientem notemus. » (Formula Concordiæ de Trinitate. Berne, sept. 1537. Ruchat, V, p. 501.)

Cet épisode de la vie de Calvin nous montre en lui non seulement le ferme attachement à la vérité, que chacun lui reconnaît, mais encore un esprit de liberté qu’on lui refuse d’ordinaire. On voit que la Parole de Dieu allait chez lui avant tout, et que la foi, la vie et l’essence du christianisme avaient plus de prix à ses yeux, que des expressions traditionnelles qui ne se trouvent pas dans l’Écriture.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant