Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 7
Genève – La confession de foi jurée à saint-Pierre

(Fin 1537)

11.7

Divers actes de discipline – Les partis dans Genève – Les huguenots se divisent – La contrainte en matière de foi – Serment exigé à la confession – Nombreux opposants – Arrêté de bannissement – Puissance des mécontents – Imprudence des députés bernois – Le Conseil général – Discours des syndics – Les chefs des opposants se taisent – Les syndics violemment attaqués – Discussion turbulente – Plaintes confuses – L’opposition grandit – Les réformateurs se justifient – Berne même les accuse – Ils se justifient à Berne – Pleine justice leur est rendue

Ce n’était pas seulement dans ses rapports avec les chrétiens Mégander et Bucer ou avec le misérable Caroli, que le succès couronnait les efforts de Calvin ; d’heureux présages semblaient aussi lui annoncer à Genève un ministère béni et puissant. Sa réformation, nous l’avons vu, n’était pas seulement dogmatique, mais morale, ce qui était de la plus haute importance pour l’Église et pour les peuples. Mais quelques taches ternirent ce beau caractère de son œuvre, comme il arrive dans toutes les choses humaines. Il s’y mêlait des règles trop minutieuses et un mode de répression trop légal. Calvin trouvait alors dans les magistrats une sympathie qui lui était agréable, mais qui introduisait le pouvoir civil dans des affaires où la puissance morale de l’Église eût dû suffire. Toutes ses requêtes lui sont accordées. Il demande, d’accord avec Farel, quatre prédicateurs et deux diacres ; on les accorde ; il représente qu’il y a un prédicateur homme de bien, de Provence, qui volontiers se retirerait à Genève ; on lui donne placej. Un des hommes politiques les plus violents, Janin dit Colony, grand amateur de nouveautés, qui avait embrassé avec ardeur la Réformation, s’était jeté avec l’impétuosité qui lui était naturelle dans les idées des spirituels ou anabaptistes et faisait entendre partout des paroles hardies sur les matières de foi. Le Conseil l’invita à « ne point contrister les prêcheurs, » et y joignit des menaces pour le cas où il ne voudrait pas s’amenderk. Un autre citoyen, un bonnetier, soupçonné d’avoir les mêmes sentiments, ayant été exhorté par les pasteurs et les magistrats, déclara que ses doutes touchant le baptême avaient passé, et fit serment, dit le registre, « de vivre comme nousl. » Le 5 octobre, Farel et Calvin annoncent qu’ils veulent administrer la cène, mais « qu’il y en a qui se tiennent à part ayant les opinions de Benoît et de Herman, et d’autres qui tiennent encore des chapelets, qui est un instrument d’idolâtrie. » Le Conseil arrêta « d’ôter tous les chapelets. » Cela était plus facile que d’ôter la foi dont les chapelets étaient le signe.

j – Registres du Conseil, du 3 juillet et du 1er sept. 1537.

k – Registres du Conseil, du 27 juillet.

lIbid. du 11 sept. 1537.

Rien ne pouvait arrêter le zèle de Calvin. Le 30 octobre, il se présenta au Conseil et exposa plusieurs griefs. « L’hôpital, dit-il, est très mal meublé et les pauvres malades en souffrent. Genève a une école chrétienne, et pourtant des enfants vont à l’école de la papauté. Enfin il est à craindre qu’il ne s’engendre des différends entre les citoyens, car s’il en est qui ont juré le mode de vivre, d’autres ne l’ont pas fait. » Les malades, les enfants, la paix entre tous les citoyens, voilà ce qui préoccupe le réformateur, sujets bien dignes de son attention. Le Conseil arrêta : « On pourvoira à l’hôpital ; tous les enfants devront aller à l’école chrétienne et non papistique ; on demandera la confession à tous ceux qui ne l’ont pas faite. » Ce dernier point devait être le plus difficile. Un combat allait se livrer et qu’en résulterait-il ? Deux partis, plus ou moins considérables, s’opposaient dans Genève, nous venons de le voir, à la réformation évangélique, — les catholiques-romains et les spirituels ou anabaptistes. Mais il y en avait un troisième plus nombreux, plus notable et par conséquent plus redoutable. Le Genevois était de sa nature remuant, amateur de liberté et de plaisir. Il avait embrassé d’abord avec zèle la Réformation, ne songeant qu’à se délivrer ainsi de son évêque et de pratiques auxquelles il répugnait. Mais quand la Réformation demanda la foi et la vie chrétiennes, l’ardeur des Genevois diminua aussitôt. La rigidité de Calvin et de ses collègues souffla froid sur le violent bouillon de son zèle. Il trouvait gênantes, exorbitantes, les ordonnances qu’on voulait lui imposer. Et ce n’étaient pas seulement de bons vivants, des amis de la joie, des libertins, comme on les appelait, qui étaient récalcitrants ; ce serait commettre une grande erreur que de ne pas reconnaître dans l’opposition d’autres mobiles et d’autres hommes. Nous avons raconté les luttes héroïques qui avaient rendu à Genève sa liberté, son indépendancem. Nous l’avons fait, moins encore à cause de l’intérêt qu’elles présentent, que parce qu’elles eurent une grande influence sur la Réformation soit en bien, soit en mal. Nous avons déjà vu comment l’émancipation politique permit et favorisa l’émancipation religieuse ; nous devons voir maintenant les obstacles que lui suscitèrent ceux qui, tout en rejetant la papauté, n’embrassèrent pas l’Évangile. Les huguenots (c’est, on s’en souvient, le nom que l’on donnait aux partisans de l’alliance avec la Suisse) se partagèrent après l’arrivée de Calvin ; les uns lui furent favorables et soutinrent la Réformation ; les autres se prononcèrent contre lui et s’opposèrent à son œuvre. L’opposition ne renfermait pas simplement des hommes de rang infime, déréglés et vulgaires. Il y avait des deux côtés, dans le grand parti national, des caractères généreux, des citoyens honorables. Malheureusement l’État et l’Église étant alors, non seulement unis, mais fondus l’un dans l’autre, ces deux partis avaient à la fois tort et raison. Les huguenots politiques avaient raison quant à l’État et tort quant à l’Église et les chrétiens évangéliques avaient raison quant à l’Église et tort quant à l’État. Et, pour rendre la confusion plus grande encore, les vrais principes de l’État et de l’Église étaient alors fort peu compris. Plusieurs des citoyens distingués qui s’étaient exposés à la famine, au pillage, à la mort, afin d’être libres, qui n’avaient voulu pour maîtres ni l’évêque, ni le duc de Savoie, ni le roi de France, ni Berne même ; qui avaient marché à l’avant-garde de l’émancipation politique de Genève, revendiquaient le droit de jouir en paix de la liberté pour laquelle ils avaient si longtemps combattu. Nous les avons admirés dans leurs luttes héroïques. Nous ne les flétrirons pas dans cette opposition nouvelle. Ils avaient raison politiquement ; ils avaient même aussi raison religieusement, en un certain sens. La religion de Jésus-Christ ne veut pas être imposée, et rejette toute contrainte. Quand il s’agit pour elle de s’établir dans une ville, elle repousse alors de la même main l’intervention des bûchers du Saint-Office ou les arrêtés d’un conseil d’État. Jésus-Christ dit : Veux-tu être guéri ? Il n’y a pas lieu d’examiner ici quels sont les secours que cette volonté de l’homme reçoit d’en haut, nous nous tenons simplement aux déclarations du Sauveur et nous disons : L’homme doit vouloir l’Évangile, et s’il ne le veut pas, nul n’a le droit de le lui imposer. Agir comme le faisaient alors les syndics, c’était méconnaître la divine spiritualité du règne de Dieu et en faire une institution humaine. Peut-être un autre mobile contribua-t-il à faire naître l’opposition. Farel, Calvin, Courault, Saunier, Froment, Mathurin Cordier étaient des étrangers, des Français. Ils avaient attiré près d’eux leurs frères, leurs cousins, quelques-uns de leurs amis. Ces étrangers semblaient prendre la haute main dans Genève. Cela blessait les anciens citoyens. Ils voulaient que Genève fût aux Genevois, comme la France aux Français et l’Allemagne aux Allemands.

m – Voir Histoire de la Réformation, seconde série, tome I, livre 4 ; tome II, livre 3 ; tome III, livre 5.

Calvin ayant représenté au Conseil, le 30 octobre, le danger que l’existence de partis contraires faisait courir à la république, le Conseil arrêta que les citoyens qui s’étaient abstenus le 29 juillet de prêter serment à la confession évangélique seraient appelés sans tarder à le faire, et le 12 novembre fut fixé pour cette action. Calvin, Farel et leurs amis, qui sentaient certes le prix d’une adhésion volontaire, firent ce qu’ils purent pour engager les opposants à recevoir l’Évangile de bon cœur, à ne pas se séparer de leurs concitoyens en une chose si grave. Ils les invitaient avec douceur à prêter l’oreille à la bonne nouvelle du salut, et les exhortaient affectueusement à la paix et à l’unionn. Il y eut bien quelques mesures fâcheuses. Un dizenier ayant dans sa dizaine deux jeunes garçons qui refusaient obstinément de se rendre à l’appel, leur intima l’ordre du Conseil et les somma d’y obéir ; là-dessus ces deux opposants fort passionnés l’assaillirent, ce qui les fit mettre en prison. Mais ce fut le seul cas de ce genre. Toutefois la bonté ne faisait guère plus que la violence. En vain la douce persuasion coulait-elle des lèvres des ministres et de leurs amis, elle repoussait au lieu d’attirer.

n – Quibusfeni primum admonitione… » (Beza, Vita Calvini, p. 5.)

Le 12 novembre arriva enfin. Chaque dizenier ayant convoqué ceux de son quartier qui n’avaient pas encore prêté serment, on les vit arriver à Saint-Pierre dizaine après dizaine. Les regards étaient fixés sur ces retardataires ; on les comptait, et le nombre total n’était pas grand ; beaucoup ne vinrent pas ; « et mesmement, de ceux de la rue des Allemands, il n’en vint pas uno. » Ce fut un coup pour les amis de la Réformation. La rue des Allemands (des Suisses allemands) était surtout habitée par ceux qui s’étaient prononcés de bonne heure pour la liberté et ensuite pour la Réformation et qui s’étaient attachés aux confessions helvétiques. Quand le 28 mars 1533, les catholiques genevois avaient attaqué ce parti à main armée, c’était dans la rue des Allemands que les réformés s’étaient mis en rang de bataille sur cinq de file, c’était là que les plus pieux avaient dit : « Il n’y a pour nous a une seule goutte de secours assuré qu’en Dieu seul ; » que tous s’étaient écriés : « Plutôt mourir que de reculer d’un pasp. » Et maintenant de tous ceux qui habitaient cette rue, il n’en venait pas un seul ! Sans doute il y en avait parmi eux qui avaient déjà juré la confession ; mais il y en avait aussi peut-être qui avaient quelque chose à redire à la doctrine, d’autres qui, comme Desclefs, trouvaient les commandements de Dieu trop difficiles pour s’engager à les observer. Mais ce qui repoussait surtout ces huguenots, c’était la pensée qu’on leur commandât un acte qu’ils se croyaient libres de faire ou de refuser. Ils ne voulaient pas se soumettre à ce joug. Ayant bravé, pour conquérir la liberté, toutes sortes de rigueurs, ils n’entendaient pas, quand ils l’avaient gagnée dans l’État, qu’on la leur ravît dans l’Eglise. Ils avaient raison plus qu’ils ne l’imaginaient peut-être, car il est peu probable qu’ils comprissent pleinement ce grand principe : « Le pouvoir du magistrat finit, là où commence celui de la conscience. » Ce qui augmentait encore la difficulté, c’est que « ceux qui n’avaient pas voulu jurer la confession, catholiques ou huguenots, étaient des plus apparents de la ville, » dit le secrétaire d’État Rozet, qui n’est certes pas un témoin suspect. Mais les syndics et leur Conseil n’étaient pas plus disposés à céder que leurs adversaires. Ils se croyaient le droit d’imposer un tel acte, tout autant que d’ordonner une revue militaire. Le même jour le Conseil décréta : « Que ceux qui ne veulent pas jurer la Réformation, aillent demeurer ailleurs où ils vivront à leur fantaisie. » Deux jours après, les Deux-Cents confirmèrent cet arrêté en disant un peu rudement : « Qu’ils sortent de la ville puisqu’ils ne veulent pas obéirq. » L’arc était fortement bandé, et nul ne voulait le détendre. La crise devenait plus violente, un choc et une catastrophe étaient inévitables. Il s’agissait seulement de savoir quelles seraient les victimes.

o – Registres du Conseil, du 12 nov.

p – Voyez seconde série, vol. III, 5.15.

q – Registres du Conseil, du 12 et du 15 novembre 1537. Rozet, Chronique msc. de Genève, l. 4, ch. 10.

Les citoyens que le Conseil bannissait si lestement de leur patrie, en pouvaient à peine à croire leurs oreilles. Quoi ! Ils ont délivré Genève, et Genève les chasse. On veut qu’ils abandonnent leurs maisons, leur famille, leurs amis, pour aller manger le pain de l’étranger. Ils murmuraient hautement et se cabraient contre cet ordre étrange, se fiant à leur force et à leur nombre, « Il n’y avait a point d’obéissance, » nul ne pensait à faire ses malles, « la bande adversaire était telle que les Seigneurs n’osaient exécuter leur arrêté. » Les plaintes, les menaces augmentaient de jour en jour. Les hommes les plus notables s’écriaient : « Les syndics actuels ont été élus par pratiques et menées secrètes ; ils ont rompu les franchises et porté atteinte à nos libertés. Il y en a trois ou quatre parmi eux qui font ce qu’ils veulent du Conseil ordinaire et même du Grand Conseil. Il faut ôter à ces deux conseils le gouvernement de la république et que dorénavant tout se traite en Conseil général. Ces Messieurs veulent régner sur nous comme des princes ; mais c’est le peuple, c’est nous qui sommes princes. » Ces puissants mécontents, parmi lesquels se distinguait de chiapeaurouge, cherchaient même à gagner ceux de leurs amis qui avaient déjà prêté serment, et leur adressaient les plus vifs reproches. Plusieurs de ceux-ci étaient ébranlés ; ils cherchaient à s’excuser, ils s’en prenaient au secrétaire de la ville ; ils l’impropéraient (le réprimandaient) et lui reprochaient de les avoir fait jurer sans qu’ils sussent ce qu’ils faisaient. » Quelques-uns enfin de ceux qui avaient juré « adhéraient aux rebelles. » Tous ces mécontents s’excitaient les uns les autres et ne pensaient qu’aux moyens de prendre à la prochaine élection la place des syndics. L’acte autoritaire du Conseil devait amener une révolution.

Des ambassadeurs de Berne se trouvant alors à Genève pour une affaire de juridiction, les opposants s’efforcèrent de les gagner à leur cause. Ce n’était pas difficile. Calvin et Farel avaient adhéré à la confession de Bâle, reçue aussi par Berne ; or adhérer à une autre était à leurs yeux violer son premier serment. Un jour, dans un repas auquel assistaient avec les députés bernois, des magistrats et des notables de Genève, un des ambassadeurs dit tout haut que tous ceux qui avaient prêté serment à la confession de Calvin et de Farel étaient des parjures. Un des chefs de l’opposition, Jean Lullin, qui était là, en fut tout joyeux et ne manqua pas de répéter cette imprudente parole. Elle semblait donner gain de cause à l’opposition qui, fière d’avoir les Bernois de son côté, crut sa victoire assurée. Le peuple commençait à remuer, et plusieurs, que le registre du Conseil appelle des mutins, criaient dans les rues que « toutes choses devaient être vidées en Conseil général. » Ces résistances affligeaient fort les réformés, et, dit un chroniqueur, « pourmenaient Calvin d’une étrange façon. » L’agitation redoublait dans les murs de Genève. Le jour s’obscurcissait, et la tempête semblait près d’éclaterr.

r – Rozet, Chronique de Genève, 1. 4. ch. 10. Vie de Calvin (en français), p. 34. Gautier, Hist. msc. de Genève, 1. 5.

Le Conseil était vivement ému. On accusait ses membres de devoir leurs places à des pratiques illégales ; on en appelait au peuple. Il semblait en effet que le Conseil général dût prononcer entre eux et leurs adversaires. Les syndics réunirent donc le 23 novembre les Deux-Cents pour en délibérer. Ceux-ci se montrèrent décidés en faveur du gouvernement. Les magistrats en charge ne devaient pas penser à se retirer, disait-on, ni faire tant de cas de ces clameurs. « Tout ce bruit venait de ce que « certaines gens ne se souciaient pas de se corriger et voulaient se mettre à la place des syndics. » Toutefois chacun comprit qu’on ne pouvait se refuser à la convocation d’un Conseil général ; il y avait d’ailleurs à nommer une députation pour traiter à Berne une affaire importante. On prit pour jour le dimanche 25 novembre. Il fut convenu d’écrire de belles ordonnances qu’on lirait au peuple assemblé. Le but de l’opposition n’était pas seulement de se débarrasser des magistrats, mais aussi des réformateurs. Ce qui se passa dans le Conseil est donc fort important : ce fut le commencement de la contre-réformation.

Le 25 novembre étant arrivé, les Deux-Cents, pour donner plus de solennité à l’action, se réunirent à la maison de ville et accompagnèrent à Saint-Pierre les syndics et le Conseil. Ces magistrats étaient fort émus des accusations que l’opposition colportait contre eux et, ayant une bonne conscience, ils voulaient que le peuple prononçât entre eux et leurs calomniateurs. En conséquence, lorsque l’assemblée eut été formée, la remontrance suivante fut adressée au peuple au nom des syndics et des conseils.

« Magnifiques, sages, très chers et honorés seigneurs. Les seigneurs syndics que vous avez élus selon votre coutume, comme aussi leur Conseil ordinaire, celui des Soixante et celui des Deux-Cents, se sentent offensés par les discours de quelques particuliers, qui parlent comme s’ils avaient charge du Conseil général, disant que les dits conseils ont été élus par pratiques et ont rompu les franchises ; que c’est eux (les opposants) qui sont princes, et qu’ils veulent qu’à l’avenir tout se passe en Conseil général. Les syndics et conseils veulent savoir de vous, Messieurs, avant de scruter plus avant des affaires, si vous permettez cela. Vous savez si vos magistrats ont été élus par les menées de trois ou quatre citoyens, comme on le leur reproche. Vous p savez que les quatre syndics l’ont été par vous en votre Conseil général ; et tandis qu’au temps passé le Conseil ordinaire l’était par les quatre syndics, cette élection, depuis 1530, se fait par le Conseil des Deux-Cents.

Élus de cette manière, les conseils vous demandent si vous ne voulez pas les reconnaître pour vos magistrats, afin qu’ils continuent à exercer la puissance que Dieu leur a donnée par votre élection générale. Ils sont prêts à être punis à rigueur de droit, s’il se trouve qu’ils aient failli ; mais s’il en est autrement, ils demandent que ce soit ceux qui les diffament qui soient châtiés, afin que Dieu ne s’irrite pas contre nous et ne nous ôte pas la seigneurie et la liberté spirituelle qu’il nous a données par son Fils Jésus-Christ. Certes il nous a fait plus grâce qu’il n’en fît jamais aux enfants d’Israël ; mais il pourrait nous arriver comme il arriva aux Romains, qui par de telles discordes civiles, perdirent peu à peu l’empire qu’ils avaient sur la terre, et tombèrent dans la servitude, en laquelle ils se trouvent encore.

Nous devons prier Dieu qu’il nous envoie des gens de bien savants et craignant Dieu, pour exercer la justice. Mais si nous voulons les mépriser, nous ne trouverons pas qui nous veuille servir. Le cœur fait grand mal à un citoyen qui a laissé toutes ses affaires particulières, pour servir la communauté, et qui, pour récompense, est blâmé de ceux qui craignent la correction et ne veulent pas obéir à l’autorité légitime.

Venez donc, Messieurs, l’un après l’autre, paisiblement dire votre avis, oui ou non, afin que tout aille bien et par ordre, à l’honneur de Dieu et à notre grand profits. »

s – Registres du Conseil, du 25 novembre.

On devait s’attendre après cette déclaration à ce que les chefs de l’opposition, de Chapeaurouge et les siens, formulassent leurs prétendus griefs. Ils restèrent muets. Cela se comprend, leur accusation étant sans fondement. Il leur eût été difficile d’affirmer que l’élection des magistrats avait été due aux intrigues de quelques individus, en présence du peuple qui avait fait lui-même cette élection librement et honnêtement. D’ailleurs deux mois et demi seulement devaient s’écouler avant le renouvellement du Conseil ; et l’opposition ne crut pas devoir démasquer si fort à l’avance ses batteries ; il valait mieux employer ce temps à préparer le changement qu’elle voulait accomplir. Ainsi donc, après l’allocution des syndics il se fit un long silence. Après quelque temps, de Chapeaurouge se leva ; mais au lieu de parler comme un tribun qui cherche à entraîner le peuple, il fit une remarque d’acoustique : « On ne peut pas bien entendre, dit-il, ce lieu est sourd. » Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. En effet le chef de l’opposition faisait comme si l’invitation provocatrice du Conseil n’était pas arrivée jusqu’à ses oreilles, ce qui l’excusait de n’y pas répondre. « Désire-t-on une seconde lecture ? » dit le premier syndic ; personne ne la demanda. Les chefs se taisant, ce furent leurs adhérents les plus jeunes et les plus bruyants qui prirent la parole ; l’occasion était trop belle pour ne pas crier ; au lieu de la grande pièce qu’on attendait, on eut la petite. Des hommes sans culture, sans connaissances, attaquent les premiers magistrats ; un homme, sortant de prison, jette à la figure des réformateurs les accusations les plus absurdes. Il y a un bouillonnement dans l’assemblée ; une tempête en petit. Les jeunes gens font éclater cette première effervescence qu’ils portent dans l’amour du plaisir, et transportent facilement dans les affaires publiques. Claude Sérais, tailleur, un de ceux qui avaient joué en février au Picca-Porral, s’avance et porte plainte contre Ami Perrin, qui jouissait d’un grand crédit. C’était lui qui avait accompagné Farel, la première fois qu’il prêcha (en 1534) dans le couvent de Rive ; il n’avait point embrassé de cœur la Réformation, mais il était encore avec les réformateurs. « Perrin, dit Sérais, a dit qu’il y a des traîtres à Genève, des gens qui parlent mal des prédicants. Il a dit que Porral était homme de bien ! » Porral étant grand ami de la Réformation, était au moins aussi odieux à ces gens que Farel et Calvin. « Je lui ai répondu, dit Sérais, que s’il l’était, il n’avait que faire de nous amener Farel en prison, pour nous prêcher, comme si nous étions des larrons qui devaient être préparés à la mort. — Oui, s’écria un de ceux qui avaient été en prison avec Sérais, Jacques Pattu, oui, on nous a amené Farel en prison, et il nous a dit qu’il boirait plutôt un verre de sang que de boire avec nous. » — Il avait à peine lâché cette parole étrange, que Pierre Blitini monta sur un banc et s’écria : « La franchise nous a été ôtée par les Porrets (amis de Porral) car nous fûmes pris beaucoup de gens de bien, sans informations et sans parties ! — Je me plains, reprit Pattu, de ce qu’on me bailla la corde sans cause. — Je me plains dit encore Sérais, de ce que Claude Bernard m’a dit que je ne voulais pas ouïr prêcher Farel. — Laissez donc parler les autres ! » cria Beaudichon de la Maisonneuve, ennuyé de de que Sérais recommençait toujours ; mais les amis de Sérais crièrent : « Et nous, nous voulons que Baudichon se taise ! » Alors Etienne Dadaz reprenant la série des griefs : « Je me plains, dit-il, de ce qu’on m’a mis en prison en m’accusant de vouloir vendre la ville. — Tu devrais te taire, dit le syndic Goutaz, car tu as apporté de France des articles pour nous faire sujets du roi. » Sur quoi Dadaz répliqua : « Ce n’est pas moi qui les ai faits, c’est M. de Langey qui me les avait baillés. » Ce n’était certes pas se justifier, car Langey était ministre du roit.

t – Roget, Peuple de Genève, I, p. 51.

Les chefs les plus sensés comprirent qu’ils devaient mettre fin à ces plaintes turbulentes, qui gâtaient leur affaire ; l’ancien syndic Jean Philippe, homme ami de la liberté et courageux, mais téméraire et d’une conduite peu réglée, prit la parole, et, interpellant le secrétaire du Conseil, Rozet, l’accusa d’avoir fait jurer la confession, qu’il déclara n’avoir pas jurée. Ceci n’était pas sortir de la question, mais y entrer. C’était le grand grief des opposants, et le fait à examiner « Nous avons mal fait de la jurer, dit Jean Lullin. Les ambassadeurs de Berne nous ont dit que nous étions des parjures. » De Chapeaurouge même, qui avait d’abord gardé le silence, s’acharnant sur le secrétaire du Conseil, Rozet, qui avait fait jurer la confession, l’accusa d’être un témoin de Suzanne, c’est-à-dire un faux témoin. « Messeigneurs, dit le respectable Rozet, fort ému, je vous ai longtemps servis, et je n’ai fait ni méchanceté, ni faux témoignage ; et voici de Chapeaurouge, qui me veut faire témoin de Suzanne ! » Chapeaurouge répondit : « Vous m’avez dit, devant le syndic Curtet, que vous n’aviez point de conscience. » Curtet répondit : « Je ne l’ai jamais entendu. » Et chacun se mit à rire. Jean Philippe, homme habile, fit alors une proposition qui devait satisfaire les opposants. Il voulait mettre les syndics sous tutelle. « Messieurs, dit-il, il y aurait bien à faire à entendre ici tous les plaintifs et à y pourvoir. Il me semble mieux que nous élisions, en Conseil général, vingt-cinq hommes. » C’étaient vingt-cinq surveillants qu’il voulait placer au-dessus des syndics et Conseil, comme représentants du peuple. « Cela fait, continua Philippe, ces Messieurs tiendront leurs Petit et Grand Conseil, et on entendra les plaintifs devant tous. » Philippe voulait naturellement que ces vingt-cinq fussent de son parti. Les syndics le comprirent et furent indignés. « Voulez-vous, dirent-ils, avoir des gens par-dessus nous ? » Le rusé Philippe ne perdit pas le fil. Non pas des gens sur vous, dit-il, mais le Conseil général est par-dessus tout. Puis, en vrai tribun, il se tourna hardiment vers le peuple. « Messieurs, dit-il, ne voulez-vous pas que le Conseil général soit par-dessus tout ? » A l’instant on entendit retentir de tous côtés : « Oui ! oui ! » L’opposition, sachant ainsi mettre le peuple dans son intérêt, les jours du parti au pouvoir étaient comptés. Les syndics se hâtèrent de couper court. « Or donc, dit le syndic Curtet, parlons des affairesu. »

u – Registres du Conseil, du 25 novembre 1537. Fragments historiques de Grenus. Extraits de F. Rocco, même date. Gautier, etc.

On se rappelle en effet que ce Conseil général devait nommer des députés pour aller à Berne. Les trois principaux chefs de l’opposition, Jean Philippe, Ami de Chapeaurouge et Jean Lullin furent proposés par le Conseil lui-même, qui aimait mieux les voir à Berne, où ils soutiendraient la cause de la république, qu’à Genève, où ils faisaient la guerre au gouvernement. Mais les trois opposants éventèrent la mèche. Pour moi, dit J. Lullin, j’ai excuse que je n’y puis aller. — Je me tiens à ce qui a été arrêté, dit Jean-Philippe ; que ceux qui ont fait les affaires y aillent. — Moi, j’en dis autant, » ajouta de Chapeaurouge. Les trois conspirateurs (si l’on peut leur donner ce nom) passeront donc l’hiver à Genève, et ils n’y seront pas oisifs.

Les récriminations passionnées, les accusations téméraires et les mouvements tumultueux de ce Conseil vinrent aux oreilles des réformateurs, qui en éprouvèrent beaucoup de peine. Aussi le lendemain 26 novembre, le Conseil des Deux-Cents étant réuni, Farel et Calvin y parurent. Le premier dit : « Sérais m’accuse d’avoir dit que plutôt que de boire avec lui, je boirais un verre de son sang. Or voici ce qui s’est passé : L’un d’eux m’ayant dit : Vous nous voulez du mal, je répondis : Je vous veux tant de mal que je voudrais mettre mon sang pour vous ! » Puis, en venant à l’essentiel : « J’ai appris, continua Farel, qu’on appelle parjures ceux qui ont juré la confession. Si vous en examinez bien le contenu, vous trouverez qu’elle est faite selon Dieu et propre à réunir le peuple. Vous n’avez prêté d’autre serment que de tenir la foi en Dieu et de croire à ses commandements. » Un des membres dit : « Ce n’est pas nous ; ce sont les députés de Berne qui ont parlé de parjure. — Nous voudrions bien savoir quand ils ont dit cela, répliqua Farel étonné. — Ils l’ont dit à table, en présence de gens, dirent les syndics Curtet et Jean Lullin. — Nous offrons de maintenir cette confession au prix de notre vie, » répliquèrent les réformateurs. Les syndics, commençant à craindre d’exciter les murmures du peuple, prièrent les prêcheurs d’aviser à ce que cette affaire allât bien.

La pensée que les seigneurs de Berne les blâmaient dans l’affaire de la confession frappait d’un coup très sensible les réformateurs. Si cette ville puissante s’unissait au parti de l’opposition, la Réformation courrait de grands dangers. Ils ne tardèrent pas à voir que leurs craintes étaient fondées. Les Bernois, qui entendaient agir comme s’ils avaient la surintendance de l’Église de Genève, écrivirent à Farel et à Calvin. « Est venu à notre notice que vous, Calvin, avez écrit à certains Français à Bâle que votre confession a été approuvée de notre congrégation, et que nos prédicants l’ont ratifiée, ce qui ne constera pas (ne sera pas trouvé certain). C’est au contraire vous et Farel, qui avez été consentants à signer la nôtre, faite à Bâle, et à vous y tenir. Nous nous ébahissons que vous tâchiez d’y contrevenir. Nous vous prions de vous en départir, autrement nous serions contraints d’y pourvoir par d’autres remèdesv. »

v – Archives de Berne. Roget, Peuple de Genève, p. 57.

On s’imaginait à Berne que les deux confessions différaient, tandis qu’elles étaient les mêmes au fond ; et les seigneurs de cette ville croyaient que si Genève avait une confession particulière, leur ascendant serait compromis. Ce jeune Français, arrivé l’an passé, avait une âme trop indépendante, pensait-on ; il était prêt à rompre les liens qui rattachaient Genève aux Églises suisses. Calvin comprit ; il sentit la nécessité d’éclairer les Bernois sur la confession de Genève, et partit aussitôt pour Berne avec Farel. Les deux réformateurs représentèrent au Conseil que, loin de les rendre parjures, la confession qu’ils avaient rédigée confirmait la confession de Bâle ; ils la présentèrent en même temps au Sénat bernois. Ce corps la fit examiner ; elle fut trouvée très bonne. « Nous allons envoyer des ambassadeurs, dirent les seigneurs de Berne, qui déclareront à votre Conseil général que les paroles dites par nos députés n’ont point été prononcées en notre nom. » La réparation était éclatante ; les réformateurs avaient gagné leur causew. Ils se hâtèrent de retourner à Genève, et ayant été reçus le 10 décembre dans le Conseil ordinaire, ils lui firent connaître le résultat heureux de leur voyagex. Mais il y avait à Berne certaines personnes qui voulaient voir l’Église de Genève subordonnée à celle de Berne. L’ambassade projetée pouvait déjouer leurs projets, ils résolurent de la faire échouer, et ne craignirent pas même de noircir pour cela les réformateurs ; ils assurèrent que les prêcheurs de Genève avaient dit dans leurs sermons que tout le mal venait de l’Allemagne ! c’est-à-dire de la Suisse allemande, de Berne. Messieurs de Berne changèrent d’avis et écrivirent à Genève « qu’ils n’enverraient point ces ambassadeursy. »

w – « … Exultabam, et quis de successu tam bonæ causa ; dubitasset ? » (Calvin à Bucer, 12 janvier 1538. Calvin, Opp., X, p. 137.)

x – Registres du Conseil, du 10 décembre 1537.

y – Registres du Conseil de Genève, du 14 décembre 1537.

Calvin et Farel furent frappés de stupeur. La lettre de Berne était arrivée le 13 décembre ; ils se rendirent au Conseil le matin du 14, et demandèrent que les Deux-Cents fussent convoqués pour l’après-midi. Ils répétèrent devant cette assemblée, qu’après les avoir entendus, les magistrats bernois avaient déclaré que « la chose (de la confession) avait été bien faite. » Quant à l’accusation d’avoir dit que tous les maux venaient de l’Allemagne, ils représentèrent que des ambassadeurs devant se rendre à Berne, il faudrait les charger de s’informer qui étaient ceux qui avaient rapporté de telles choses. Le Conseil arrêta que Farel irait lui-même à Berne avec les ambassadeurs et ferait enquêtez.

z – Registres du Conseil de Genève, du 14 décembre 1537.

Les députés de Genève chargés de défendre près du gouvernement bernois certains intérêts de l’État, étaient Claude Savoye, Michel Sept, Claude Rozet, secrétaire du Conseil et père du chroniqueur, tous bons amis des réformateurs et des magistrats ; Jean Lullin, qui avait finalement consenti à faire partie de l’ambassade, était le seul membre de l’oppositiona. Ils se rendaient à Berne avec Farel, et celui-ci ayant donné des explications satisfaisantes, les magistrats bernois écrivirent le 22 décembre à Genève : « Qu’eux et leurs prédicateurs avaient trouvé « la confession genevoise selon Dieu et la sainte Ecriture et par ainsi conforme à leur religion. Mettez donc, ajoutaient-ils, les choses en bon ordre ; que les dissensions cessent, et que les sinistres machinations des mauvais soient confonduesb. »

aIbid., du 15 décembre.

b – Archives de Genève. Pièces historiques, no 1162. La pièce originale suivant M. Reuss (Calvin, Opp., p. 133), est datée du 28 décembre. Une copie porte pour date 22 décembre. (Editeur.)

Les passions qui animaient une partie de la population genevoise lui permettaient-elles de suivre de si bons conseils ? On ne devait pas tarder à le savoir.

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