Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 15
Strasbourg et Genève

(Fin 1538-1539)

11.15

Calvin à Strasbourg – Ses horizons s’élargissent – Calvin pasteur – Ses joies spirituelles – Calvin docteur – Traité sur la cène – Débats théologiques – Pauvreté de Calvin – Mort d’Olivétan – Courage de Calvin – Despotisme à Genève – Épurations – Les régents du collège – Ils sont bannis – On ne peut les remplacer – Les amis des réformateurs – Ils sont poursuivis – Nouveaux syndics – Désordres réprimés – Conférence à Francfort – Calvin va à Francfort – Ses entretiens avec Mélanchthon – Sur la cène et la discipline – Sur les cérémonies du culte – Henri VIII appelle Mélanchthon – Opinion de Calvin sur Henri VIII – Calvin rentre à Strasbourg

Cependant Calvin, malgré les tristesses que lui causaient les souvenirs de ses luttes passées, se trouvait bien à Strasbourg. Cette ville où se concentraient les influences de l’Allemagne, de la Suisse, de la France, était considérée comme la plus importante pour la Réformation après Wittemberg. On l’appelait l’Antioche de cette époque ; on se souvient de ce qu’Antioche fut au temps apostolique. Quelques-uns même la nommèrent plus tard la nouvelle Jérusalem, et cela en partie parce qu’elle fut « l’hôtesse de celui qui a donné le nom au calvinismea. » Déjà quand Calvin y arriva, elle comptait dans son sein des hommes distingués, Capiton, Bucer, Hédion, Niger, Matthieu Zell et d’autres encore qui semblables à des pierres précieuses et lumineuses brillaient dans cette Égliseb. « Quelle reconnaissance nous vous devons, écrivaient-ils à Farel, de ce que vous nous avez cédé Calvin ! » Il était pour eux un trésor. Il jouissait fort lui-même de leur société et ce séjour devait lui être salutaire. Non seulement l’affection de Strasbourg guérissait les plaies que l’hostilité de Genève lui avait faites, mais encore son esprit devait y recevoir des développements nouveaux. La petite cité des bords du Léman était une plate-forme étroite, où on ne pouvait facilement se mouvoir. Mais en arrivant à Strasbourg, Calvin mettait le pied sur le vaste monde germanique qui renfermait tant d’hommes illustres, où s’agitaient tant d’idées profondes, où la Réformation avait déjà livré tant de combats et remporté tant de victoires. Il y avait aussi, il est vrai, des enseignements opposés, mais il fallait les connaître ; Strasbourg d’ailleurs était la place où se pondéraient les doctrines et où s’accomplissait le travail destiné à les concilier. Calvin eût pu faire à Genève l’office d’un observateur, qui cherche à démêler avec une longue-vue une action engagée à une grande distance. Mais maintenant il était au milieu de la bataille, apprenait à connaître le faible et le fort, et devenait l’un des combattants ou du moins l’un des négociateurs. Son horizon s’élargissait, son intelligence dans ce vaste espace allait s’agrandir, ses idées se développer, s’accroître, se mûrir, se mouvoir avec plus de liberté. Il aurait à subir des influences qu’il n’eût point rencontrées à Genève et qui contribueraient à former le grand théologien. Embrassant d’un coup d’œil toute l’étendue du royaume de Dieu, il se familiariserait avec ses diverses provinces. Des vents soufflant de tant de régions diverses lui apporteraient des bruits nouveaux. Il y aurait sans doute quelquefois des souffles impétueux, capables de renverser les plus forts, mais souvent aussi un air pur et vivifiant propre à sanctifier sa chrétienne énergie.

a – FI. Ræmond, Naissance de l’hérésie, l. VII, ch. I.

b – « Quibus tanquam lucidis gemmis, illa tum ecclesia fulgebat. » (Beza, Vita Calvini, p. 6.)

Le cercle théologique et chrétien qu’il trouvait à Strasbourg lui était à plus d’un égard sympathique, Il était convaincu, comme les docteurs de cette ville, qu’il ne fallait pas s’arrêtera de minimes différences, mais considérer le christianisme dans ses grands faits, ses grandes doctrines, la vie nouvelle qu’il crée, dans ce grand ensemble sur lequel tous les réformateurs étaient d’accord. Tous ceux qui se trouvaient sur le même rocher — Jésus-Christ — qu’ils fussent un peu plus haut ou un peu plus bas, devaient selon lui se tenir par la main. Calvin et les théologiens de Strasbourg étaient dégoûtés des subtilités théologiques, des nomenclatures scolastiques dans lesquelles on étouffait la vivante doctrine de l’Évangile, de la cène en particulier : « Puis-je véritablement croire que je reçois dans la sainte cène le corps et le sang du Seigneur, substantialiter, essentialiter, realiter, naturaliter, presentialiter, localiter, corporaliter, quantitative, qualitative, ubiqualiter, carnaliter ? C’est le diable qui du fond de l’enfer nous a apporté tous ces mots. Christ a dit simplement : Ceci est mon corps. Si toutes ces bizarres expressions avaient été nécessaires, il les eût certes employées. » Calvin, comme Zell, l’auteur de ce passage, trouvait dans cet amas de qualificatifs beaucoup de tintamarre et de brouillamini. Il y avait pourtant une différence entre les docteurs de Strasbourg et celui de Genève. Bucer et Capiton voulaient unir au moyen d’accommodements, peut-être de phrases à double entente. L’aigle de Genève, planant dans des régions plus élevées, appelait les chrétiens à n’avoir qu’une même pensée en contemplant le seul et même soleil, en s’attachant à une seule et même véritéc.

c – Rœhrich, Mittheilungen aus der Gesch. der Ev. Kirch des Elsass., III, p. 133.

Une joie non moins grande attendait Calvin à Strasbourg. Ce qui lui avait donné tant d’angoisses à Genève était cette Église d’État, cette Église peuple, cette communauté informe qui renfermait toute la nation, les croyants et les incrédules, les justes et les débauchés. Il trouvait à la place, à Strasbourg, des chrétiens exilés à cause de leur foi, purifiés par l’épreuve comme l’or, et qui avaient tout abandonné pour Christ, leur justice et leur vie. Les masses prétendues chrétiennes l’avaient à Genève comme asphyxié ; maintenant, à Strasbourg, il se trouvait au milieu de frères et de sœurs, et ils appartenaient presque tous à sa patrie, la France. Il respirait. L’ordre évangélique voulu par les apôtres régnait dans son Églised. Il prêchait quatre fois par semaine. Il se réunissait une fois avec ses anciens et ses diacres pour l’étude des saintes Écritures et la prière ; et quelques-uns de ces amis laïques que Dieu avait bien doués purent bientôt remplacer leur pasteur en cas d’absence et édifier leurs frères. La première cène fut célébrée en septembre, et elle se répétait chaque mois. Quelle différence pour Calvin entre ce repas, auquel se présentaient à Genève certains hommes qui s’enivraient, jouaient, se querellaient, chantaient des chansons déshonnêtes, et qu’il fallait pourtant admettre à la communion au corps et au sang du Rédempteur, et cette cène fraternelle de Strasbourg, célébrée avec des chrétiens pieux, persécutés pour la justice, dont les noms étaient écrits dans le ciel et qui s’approchaient avec recueillement du Seigneur, comme membres de sa famille ! Calvin donnait tous ses soins à la cure d’âmes. S’il y avait des chrétiens qui n’eussent pas une connaissance suffisante de la doctrine du salut, il les instruisait ; s’il y en avait qui fussent repris par leur conscience, abattus, angoissés, il les consolait et les relevait ; s’il y en avait qui se détournassent de la voie de la justice, il les reprenait. Il rencontra bien aussi quelque opposition, surtout de la part des plus jeunes, mais il tint bon. Tout en demandant une foi et une vie pures, il s’élevait contre la tyrannie exercée par les prêtres dans la confession auriculaire, et déclarait qu’aucun homme n’avait le droit de lier la conscience de ses frères. Il voyait ainsi son troupeau croître de jour en jour sous sa directione. « Ce fut là que la première Église fut dressée pour servir de patron aux autres, » dit Ræmond. Une conversion remarquable en signale les commencements. Hermann, de Liège, qui avait disputé à Genève avec Calvin, fut converti par lui et se joignit à son Église. Il embrassa les doctrines que Calvin trouvait dans les saintes Écritures, sur le libre arbitre, la divinité et l’humanité de Christ, la régénération, le baptême, et il n’hésitait que quant à la prédestination. Calvin gagna encore d’autres victoires.

d – « Gallicam ecclesiam, constituta etiam ecclesiastica disciplina plantavit. » (Beza, Vita Calvini, p. 6.) Calvin Opp. X, p. 288.

e – Lettres de Calvin à Farel, 1538, octobre, etc. (Bibl. de Genève.) Calvin, Opp., X, p. 273. Ræmond, in loc cit.

Calvin n’était pas seulement pasteur, il était aussi docteur. Au commencement de l’an 1539, Capiton, frappé de ses dons pour l’enseignement théologique, le conjura de joindre cette charge à l’autre. Quoiqu’il y répugnât, sentant la difficulté de ce ministère, il y consentit. Chaque jour il prêchait dans l’église Saint-Nicolas ou il instruisait les étudiants à l’académie. L’interprétation des Écritures était pour lui la base de la science théologique, et il choisit pour les expliquer deux des livres les plus riches du Nouveau Testament : l’évangile de saint Jean et l’épître aux Romains. Sa règle était de rechercher l’intention de l’auteur sacré et de l’exposer avec une facile « brièveté qui n’emportait point d’obscurité, » et à cet effet « il prenait peine de modérer et compasser son style. » A ses yeux, l’épître aux Romains était « une ouverture pour l’intelligence de toute l’Écrituref. » Des docteurs mêmes suivaient ces cours et manifestaient une haute admirationg. Il ne se contentait pas d’être à la fois pasteur et professeur il travaillait assidûment dans son cabinet. Il revoyait son Institution et en préparait la seconde édition. Il donnait à son catéchisme une autre forme ; il faisait sur la cène un écrit dont il envoyait un exemplaire à Luther. Calvin, ainsi que Zwingle, regardait le pain et le Vin comme des signes, comme des gages que Christ donne au croyant son corps crucifié, son sang répandu, c’est-à-dire lui communique la vertu expiatoire de sa mort ; il enseignait que le croyant reçoit le corps et le sang par la foi, qui est la bouche de l’âme, et non par la bouche du corps. Mais il se distinguait du réformateur de Zurich en ce qu’il voyait aussi dans la cène Une union mystérieuse avec la personne glorifiée de Christ : « C’est à bon droit, dit-il, que le pain est nommé corps, puisque non seulement il nous le représente, mais aussi nous le présente. Il faut donc que nous recevions vraiment en la cène le corps et le sang de Jésus-Christ, puisque le Seigneur nous y représente la communion de l’un et de l’autre. Si Dieu ne nous donnait que pain et vin, laissant la vérité spirituelle derrière, ne serait-ce pas à fausses enseignes qu’il aurait institué ce mystèreh ? Cette alliance s’accomplit de notre part par la foi, et de la part de Dieu par sa vertu secrète et miraculeuse ; l’Esprit de Dieu est le lien de cette participation : c’est pourquoi elle est appelée spirituelle. Quand Luther commença, il semblait dire que le pain était le corps de Christ. Œcolampade et Zwingle semblaient ne laisser dans la Cène que les signes nus et sans leur substance spirituelle. Ainsi, Luther a failli de son côté, Zwingle et Œcolampade du leur. Toutefois, n’oublions pas les grâces que le Seigneur leur a faites à tous et les biens qu’il nous a distribués par leur moyeni. »

f – Epître de Calvin à Grynée, en tête du Comment, sur l’Ep. aux Romains.

g – « theologiam illic docuit magno cum doctorum omnium applausu. » (Beza, Vita Calvini, p. 6.)

hDe la Cène. Calvin, Opp., V, p, 439, 440.

iIbid.. p. 458 à 460.

Luther reconnut que la doctrine de Calvin allait au delà de celle de Zwingle, et exprima la joie qu’elle lui faisait éprouver. Déjà, en octobre 1539, le réformateur saxon écrivait à Bucer : « Salue respectueusement Jean Calvin, dont j’ai lu le livre avec un singulier plaisirj. » Le traité de la Cène n’ayant paru qu’en 1541, il s’agissait alors de l’Institution, où la doctrine de l’eucharistie est déjà exposée. Quand le réformateur de l’Allemagne lut le petit traité que nous venons de citer : « Ah ! dit-il, si les Suisses en faisaient autant, nous serions en paix au lieu d’être en querellek. »

j – « Saltitabis Sturmiam et Johannum Calvinum reverenter, quorum libelles cum singulari voluptate legi. » (Luther, Epp. V, p. 211.) Calvin, Opp, X, 402.

k – « Helvetii si idem facerent… jam pax esset in hac controversia. » La même pensée fut exprimée par plusieurs Eglises. (Mecklenburg, Chevenfæltz, Wurtemb., Pommer., etc., Kirchenordnungen).

En sus de tous ces travaux, Calvin assistait aux débats théologiques en usage dans les universités, ou même les présidait ; il avait des conférences avec des docteurs catholiques-romains, dans lesquelles il défendait les principes de la théologie évangélique, et il acquérait ainsi une telle renommée qu’un grand nombre d’étudiants et même d’hommes savants se rendaient de France à Strasbourg pour l’entendrel.

l – « Quod ex Gallia multi propter Calvinum accesserunt studiosi adolescentes atque etiam litterati viri. » (Sturm, Antipap., VI, p. 21.)

Cet homme, qui prenait déjà une place si importante, se trouvait cependant dans la condition la plus humble. La pauvreté se joignait chez lui à d’autres épreuves. Il ne recevait des éditeurs de ses écrits que de très médiocres droits d’auteur. Il ne croyait pas devoir rien demander à l’État ni même à l’Église, quoiqu’il n’eût pas refusé ce qu’on lui eût spontanément offert. Il vivait alors d’une petite somme provenant de l’héritage paternel et de la vente de sa bibliothèque ou de divers autres objets ; mais cela était loin de lui suffire, et parfois le payement de son loyer l’embarrassait fort. Il écrivait à Farel : « Il faut que je vive à mes propres dépens, à moins que je ne veuille être à charge à mes et frères, et mon dénuement est maintenant tel que je ne possède pas un soum. Il ne m’est donc pas si facile de prendre soin de ma santé, comme tu me le recommandes avec tant de sollicitude. » Calvin reçut plus tard un traitement, mais trop modique pour suffire à ses modestes besoins.

m – « Ea enim mea nunc est conditio, ut assem a me numerare nequeam. » (Calvin, Epp., édit. de 1575, p. 12. Opp., X, 332.)

Au moment où Calvin acquérait de nouveaux amis à Strasbourg, il en perdait des plus anciens et des plus aimés. Nous avons vu sa douleur en apprenant la mort de Courault. Au commencement de janvier 1539, il recevait une lettre de Francesca Bucyronia, femme du médecin Sinapi, précepteur des enfants de la duchesse de Ferrare, lui apprenant qu’Olivétan, son cousin, l’un des premiers évangélistes de Genève, le traducteur de la Bible française, venait de mourir en cette ville. Ce qui devait augmenter la peine de Calvin, c’était le bruit que, étant à Rome, son ami y avait reçu le poison dont il mourut. C’était là une supposition par laquelle on expliquait alors les morts inattendues ; elle est peu probable. Calvin n’en parle pas ; il se contente d’appeler Olivétan notre ami, et ajoute que la juste tristesse qu’il éprouve doit porter ses correspondants à l’excuser de ce que ses lettres sont à la fois courtes et confusesn. Peu d’hommes ont eu autant d’amis que Calvin ; son amitié n’était pas ordinaire, on la retrouvait toujours profonde et incorruptible.

n – Calvin à Farel. (Bib. de Genève.) Opp., X, 315.

Il y avait toutefois un autre genre d’affection qui occupait alors la pensée de Calvin : il croyait que ceux qui ont reçu de Christ une vie nouvelle sont appelés à aimer tous ceux qui ont reçu la même grâce, « à les aimer, dit-il, de cette affection nayfve, de cette inclination naturelle que les parents ont à s’entr’aimer. » Ce n’était pourtant pas un amour exclusif qu’il demandait : « En commandant de commencer par aimer les fidèles, le Seigneur nous induit ainsi, comme par un apprentissage, à aimer tous hommes sans exceptiono. » Mais l’union, la concorde entre les enfants de Dieu était le grand besoin de son cœur. Écrivant le 12 mars (1539) à Bullinger, il lui disait : Satan, qui complote la ruine du royaume de Christ, sème la discorde entre nous. Ayons donc tous entre nous un cordial accord, et qu’il en soit de même de toutes les Églises. Je vous serre avec bonheur dans mes brasp. »

o – Calvin sur Romains.12.10 ; 1Jean.5.1.

p – Calvin à Bullinger, Strasbourg, 12 mars. (Bibl. de Genève.)

Cette cordiale charité n’empêchait pas Calvin d’avoir un indomptable courage. Capiton était porté à prendre les choses du côté fâcheux ; des pensées noires voltigeaient souvent autour de lui et s’emparaient de son imagination. En vain sa foi s’efforçait-elle d’éclaircir ces ténèbres, de tristes pressentiments l’accablaient et un sombre chagrin se lisait souvent sur son visage. Un jour, il protestait devant Dieu et devant les hommes que l’Église était perdue, à moins qu’un prompt secours ne survînt. Puis, « voyant que les choses ne s’amélioraient pas, il demandait à Dieu la mortq. » Il n’en était pas ainsi de Calvin : « Ah ! disait-il, le Seigneur nous bénira quand même tout nous serait contraire. Essayons donc de tous les remèdes, et si nous n’en trouvons point d’efficaces, persévérons toutefois tant que nous avons un souffle de vier. » C’est cette invincible fermeté qui a fait de Calvin le grand réformateur.

q – « Quia profectum nullum videt, mortem precatur. » (Calvin, Opp., X, p. 331.)

r – « Pergamus tamen usque ad ultimum spiritum. » (Calvin Epp., mars 1539.)

La foi de Calvin ne devait pas le tromper. Peu de voix seulement s’étaient élevées en sa faveur à Genève dans le Conseil général du 26 mai 1538. La minorité qui tenait à la Réformation s’était d’abord tenue dans la retraite et le silence ; les hommes les plus vifs, qui ne sont pas toujours les plus sages, avaient seuls parlé ; mais peu à peu de plus capables et plus influents se montraient, se reconnaissaient, s’unissaient et combinaient leur action. Le parti gouvernemental en faisait peu de cas, et comme maître Guillaume, ainsi qu’on appelait Farel, était aux yeux du peuple le chef des évangéliques, on les appelait, en haussant les épaules, les Guillemins, et l’on ne soupçonnait pas même qu’ils dussent jamais se relever. Le Conseil, qui se souciait peu de respecter la liberté individuelle, moins peut-être que Calvin et Farel, ordonna que tous les chefs de famille allassent au sermon le dimanche. Ceci avait surtout en vue les amis des réformateurs et leur refus d’entendre les ministres qui avaient pris leur place et qui, pour se rendre agréables au magistrat, blâmaient ouvertement leurs prédécesseurs.

Farel et Calvin avaient établi dans Genève non seulement l’Église, mais aussi l’école, où quelques-uns de leurs meilleurs amis, Saunier, Mathurin Cordier, étaient les maîtres les plus distingués. Cette institution resta naturellement fidèle à ses fondateurs, et la conduite du gouvernement à son égard montre qu’il la regardait comme décidément opposée à ses vues et à ses idées. Le Conseil n’entendait pas que ses subordonnés se montrassent hostiles à la direction qu’il voulait imprimer aux affaires ecclésiastiques. Toutefois, craignant peut-être de désorganiser cet établissement, il résolut, tout en épargnant d’abord les chefs, de leur donner une leçon en poursuivant avec ardeur un ou deux de leurs sous-maîtres.

Eynard et Gaspard furent en conséquence cités le 10 septembre devant le Conseil, qui se plaignit de ce qu’ils censuraient publiquement les prédicants et leur demanda où ils avaient pris la cène à Pâques et à la Pentecôte. Ils répondirent qu’ils n’avaient communié nulle part, parce que saint Paul commande que chacun s’éprouve soi-même, et qu’ils ne s’étaient pas sentis dans les dispositions voulues. Ils n’avaient sans doute pas voulu recevoir le pain et le vin, qui sont la communion au corps et au sang du Sauveur, de la main de pasteurs qu’ils tenaient pour indignes. Le Conseil leur ordonna de quitter la ville dans trois jours, et après avoir ainsi frappé de ses peines disciplinaires les humbles sous-maîtres, il attendit Noël.

Ce fut bien pis alors. Beaucoup d’étrangers, de réfugiés surtout, ne prirent pas la cène. Ils furent condamnés à vider la ville ; on ne leur accorda que dix jours pour mettre leurs affaires en ordre. Les conseillers et autres Genevois qui avaient commis le même délit furent obligés de s’excuser et de promettre de « vivre dès icy en là, selon le cours de la ville. » Ceci ne se passa pas sans de vives altercations, et, à la suite d’une dispute qui eut lieu dans la rue, la nuit du 30 décembre 1538, un homme fut tué et plusieurs furent blesséss. Les plus irrités des récalcitrants, croyant justifier leur conduite en attaquant les ministres établis, les appelaient des infidèles, des corrupteurs de l’Écriture, des papistes, qui voulaient décevoir le peuple. Les pauvres pasteurs, qui n’étaient pas de force sans doute à remplacer les docteurs éminents bannis par le Conseil, mais qui cherchaient en général à faire aussi bien que le leur permettaient leurs qualités morales et intellectuelles, en eurent beaucoup de dépit, se plaignirent au Conseil et demandèrent à se retirer pour faire place à d’autres plus capables : « Ces reproches, disaient-ils, nous sont choses trop dures à porter. » Le Conseil leur déclara qu’il entendait les garder, qu’il les réconcilierait avec leurs accusateurs.

s – Lettre de Calvin à Farel du 4 août 1538. (Calvin, Opp., X, 229.) Registres du Conseil des 10 septembre, 28 novembre, 26, 27, 31 décembre. Rozet. Chronique de Genève, l. IV, ch. 24. Gautier, Histoire msc. de Genève, 1. VI, p. 322. Roget, Histoire, p. 123, 124.

Après ce second acte de discipline ou plutôt en même temps, le Conseil en entreprit un troisième, plus grave encore. Le collège était toujours à ses yeux comme une forteresse où le calvinisme s’était retranché avec l’intention de résister aux attaques de ses adversaires. Le magistrat résolut de mettre les régents à même de se prononcer et, s’ils résistaient, de les chasser. S’unir aux ministres qui avaient pris la place de Farel et de Calvin, administrer avec eux la sainte cène, faire l’acte auquel ces grands docteurs s’étaient refusés, telle fut la demande que le magistrat adressa à Saunier, recteur du collège, et aux trois régents, Mathurin Cordier, Vautier et Vindos. C’eût été déjà beaucoup pour eux de prendre la cène, mais être au nombre de ceux qui l’administraient, après toutes les controverses qui avaient eu lieu, n’était-ce pas « être une occasion de chute » pour plusieurs et prendre parti contre les hommes vénérés, dont ils déploraient l’absence ? Ces quatre professeurs déclarèrent donc au Conseil que leur conscience ne leur permettait pas de faire ce qu’il demandait. Le magistrat eût dû se dire que cet acte n’était pas dans les attributions des régents, et qu’il ne devait rien faire qui pût, en éloignant du collège les hommes capables qui le dirigeaient, en amener peut-être la ruine. Mais Richardet et ses amis étaient des despotes qui n’entendaient pas qu’on leur résistât ; ils ordonnèrent dès le lendemain de Noël aux recteurs et aux trois régents de quitter Genève dans l’espace de trois jours. Saunier fut consterné. Il avait un train de maison assez considérable ; plusieurs garçons de bonnes familles de Bâle, Berne, Zurich, Bienne et autres villes se trouvaient chez lui, et il avait une petite fille délicate qu’il fallait emmener au milieu de l’hiver. Il parut le lendemain 27 décembre devant le Conseil des Deux-cents, exposa les circonstances que nous venons d’indiquer, rappela qu’il était bourgeois de la ville, représenta que le collège si nécessaire aux enfants de Genève pouvait périr par suite de l’arrêté qu’on avait pris. Il ne pouvait enfin arranger ses affaires en si peu de temps. Ce dernier point fut le seul qui frappa le Grand Conseil ; il confirma la résolution du Petit Conseil, mais accorda aux régents quinze jours pour l’exécuter. Il fallut partir. Saunier et ses collègues prirent le chemin qu’avaient pris Calvin et Farel. Mathurin Cordier, qui avait reçu la connaissance de l’Évangile du célèbre Robert Etienne, qui consacra sa vie « à former la jeunesse à la piété, aux bonnes mœurs, à un style élégant et pur et à l’amour des lettres, » qui a composé des écrits importantst, une de ces âmes antiques, a-t-on dit, qui préfèrent toujours le bien public à leur propre intérêt, était une perte irréparable, mais qui ne fut pas définitive. Le Conseil chercha à remplacer de tels hommes ; mais il dut reconnaître que ce n’était pas chose facile. Le premier candidat qui se présenta fut refusé parce qu’il était Allemand ; et le second, Cl. Viguier, battit tel de ses élèves jusqu’à l’effusion du sang. Les magistrats républicains de 1538 mettaient la soumission à des ordres arbitraires avant les vrais intérêts des écoles et du peupleu. Calvin parut regretter le parti pris par Saunier ; il demanda à Farel de faire tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher que la division et la confusion ne s’étendissent et pour obtenir des frères de ne plus se refuser aux rites admis par le Conseil.

t – Voir les titres, France protestante, VII, p. 60.

u – Registres du Conseil des 23, 27 déc. 1538. Rozet, IV, 28. Roget, p. 140 Calvin, Opp. X, p. 275.

Ayant ainsi fait, le Conseil entreprit une autre campagne. Il y avait parmi les partisans de Calvin et de la Réformation plusieurs hommes éminents que l’on tenait à soumettre ; la sévérité dont on venait d’user envers les savants pouvait engager ces citoyens à céder aux vainqueurs. Deux anciens syndics surtout, A. Porral et Cl. Pertemps, regardant plus aux tristes circonstances qui avaient accompagné l’institution gouvernementale de la cène qu’à la cène elle-même, n’avaient pu encore se résoudre à sanctionner des actes coupables (le bannissement de leurs pasteurs bien-aimés), en prenant part aux cérémonies que leurs amis avaient condamnées. Ils avaient, il est vrai, reçu la lettre de Calvin qui leur demandait « d’avoir seulement le zèle de Dieu modéré par son esprit et réglé par sa Parole ; » mais Noël s’approchant et la cène devant être donnée avec des pains azymes, ils avaient hésité sur ce qu’ils avaient à faire, et dans le doute ils s’étaient abstenus. Le Conseil n’était pas disposé à décider ce cas de conscience d’une manière accommodante. Le 9 janvier 1539, Porral ayant comparu et le Conseil lui demandant s’il voulait se ranger aux ordonnances sur la cène, répondit d’abord d’une manière un peu vague et étant invité à le faire plus nettement, il dit sans entrer dans la question des ordonnances : « S’il plaît à Dieu, je suis prêt à prendre la cène, après m’être éprouvé moi-même. » Pertemps parla dans le même sensv.

v – Registres du Conseil, 24, 27 décembre, 8 et 9 janvier 1539. Rozet, Gautier, loc cit.

Les amis de Calvin savaient que le réformateur était affligé des désordres qui régnaient dans Genève et mettaient la ville dans le plus triste état. « Rien ne me cause plus de tristesse, écrivait-il à ses amis, que les querelles et les débats que vous avez avec les ministres qui nous ont succédé. Il y a à peine quelque espoir d’amélioration là où il y a rixe et discorde. Que vos esprits et vos cœurs se détournent donc des hommes et s’attachent uniquement au Rédempteur. » Calvin n’approuvait pas que ses amis renonçassent à la communion, parce qu’on la célébrait avec du pain sans levain, et il les avertit sérieusement de ne pas troubler la paix par cette question indifférentew.

w – Calvin, Opp., X., p. 354. Lettre du 24 juin 1539 à l’Eglise de Genève. « Nisi Calvinus serio monuisset ne ob istud ἀδιάφορον litem moverent. » Beza, Calvini Vita, p. 6.

Le Conseil n’en resta pas là. Il y avait encore quelques citoyens notables, dont il avait envie de se défaire. Claude Savoye, ancien premier syndic, qui avait montré tant d’amour pour Genève et même tant d’héroïsme, était ami des réformateurs et avait blâmé le Conseil ; il fut mis en prison le 6 septembre 1538, sur des accusations futiles. Il refusa de répondre à des magistrats qu’il regardait comme des ennemis personnels ; le Conseil délibéra s’il ne ferait pas donner la torture à ce grand citoyen ; mais cette pensée ayant révolté des hommes honorables, le Conseil, qui n’avait contre lui que des présomptions sans fondement, se contenta de lui ôter tous ses offices, de le priver de tous ses droits et de lui donner la ville pour prison. Savoye s’échappa, se rendit à Berne et annonça de là aux syndics qu’il renonçait à la bourgeoisie de Genève. Jean Goulaz, qui en 1532 avait affiché sur tous les murs de la ville le grand pardon de Jésus-Christ en opposition aux indulgences du papex, déclara au Conseil qu’il renonçait aussi à la bourgeoisie, demanda qu’on le tint quitte de son serment, se retira, et pendant que le Conseil délibérait sur sa demande, trouva plus prudent de quitter le territoire ; le Conseil en étant informé, fit courir après lui ; on l’atteignit sur le pont d’Arve et on le mit en prison. Michel Rozet dit au sujet de ces diverses poursuites : « Ceux, en somme, qui avoient banni les ministres, n’obmettoient nulles occasions pour desnicher entièrement leurs adhérentsy. »

x – Voir seconde série, vol. II, l. III, ch. 15.

y – L. IV, ch. 28. Gautier, l. VI. Registres du Conseil ad diem.

Il venait pourtant de se faire une amélioration dans le gouvernement. Le 9 février 1539 l’assemblée générale du peuple ayant à élire les syndics de l’année, aucun des citoyens qui avaient joué un rôle dans le bannissement de Calvin et de ses amis ne fut nommé. Les nouveaux magistrats étaient pris dans le juste milieu et l’un d’eux même, Antoine Chicand, était attaché au réformateur. Toutefois la partie la moins notable du peuple ne sembla pas s’être doutée du changement et célébra même d’une singulière façon l’avènement des nouveaux magistrats. C’était le temps du carnaval (Pâques étant cette année le 6 avril), et quoique l’on ne voulût plus à Genève de la religion de la papauté, cette classe d’habitants tenait encore à ses fêtes et à ses amusements. Les divertissements furent nombreux, burlesques et indécents même. « Il y eut des a dissolutions, mômeries, chansons déshonnêtes, danses, blasphèmes. On allait nud par la ville, avec tambourins et phiffres, » dit un contemporainz. Ces désordres faisaient-ils partie de la réaction catholique-romaine qui se produisait alors ? Nous ne l’affirmons pas. Quoi qu’il en soit, les pasteurs se plaignirent au Conseil, et celui-ci ordonna d’informer, surtout contre ceux qui allaient de nuit dans les rues sans être couverts d’aucun vêtement. Il résulta de l’enquête que « ceux qui l’avaient fait étaient tous jeunes et n’avaient agi que par folie de jeunesse. » Le Conseil « fit remontrance » aux délinquants, et quelques femmes qui avaient « dansé en chansons, » — les chansons pouvaient bien n’être pas très édifiantes, — furent mises en prison pour un jour et après cela fortement censurées par le syndic. Trois jours après, le Conseil rendit un arrêté qui prescrivait « d’ouïr dévotement le dimanche la Parole de Dieu, et selon icelle se régir, de ne jurer, ne blasphémer, ne jouer à or ni argent ; » qui défendait d’aller par la ville après neuf heures sans chandelles ; de danser à point de danses, sinon aux nopces, point chanter « chansons déshonnêtes, se déguiser, faire masque ni mômeries. »

z – Rozet, Chronique msc. de Genève, l. IV, ch. 27.

Au moment où des magistrats mieux disposés à l’égard de Calvin étaient appelés au gouvernement de la république, une porte s’ouvrait d’un autre côté, qui découvrait au réformateur un monde nouveau, l’Allemagne, ses docteurs et ses princes. Le temps où il se trouva sur les bords du Rhin fut celui où l’empereur convoquait de fréquentes et importantes assemblées, auxquelles les princes assistaient soit par leurs délégués soit en personne, et où l’on débattait les questions les plus profondes de la théologie avec le même zèle que des diplomates, réunis en congrès, discutent les intérêts de leurs gouvernements. De l’an 1535 à l’an 1539 le protestantisme s’était affermi ; il avait fait des conquêtes nombreuses dans le nord de l’Allemagne, et semblait sur le point de remporter la victoire. Les catholiques commençaient à perdre courage, et en voyant les congrès successifs où ils demandaient aux protestants de venir s’entendre avec eux, on eût dit une armée affaiblie qui ne désirait que des conditions favorables pour abaisser son drapeau. Calvin suivait de son œil perçant cette étonnante évolution. Il ne cessait de répéter dans ses lettres qu’il s’agissait là non seulement d’une Église (Genève) mais de toutes les Eglises. Par moments il croyait entrevoir le triomphe de l’Évangile en Europe ; puis il était saisi de grands découragements. Il y avait un combat en lui. Sa timidité naturelle lui faisait redouter de paraître dans les assemblées germaniques ; mais sa foi et son zèle pour le règne de Dieu lui faisaient désirer d’y prendre part.

Charles-Quint ayant fait la paix avec François Ier, avait convoqué pour le mois de février 1539, à Francfort, une conférence de théologiens évangéliques et catholiques-romains qui devaient chercher à se mettre d’accord. Nous n’avons pas à nous occuper ici de l’œuvre des assemblées allemandes auxquelles Calvin assista, mais seulement de ce qui le regarde personnellement. Des députés de Strasbourg s’étant rendus à Franfort le jeune docteur français ne les accompagna point et se contenta de recommander vivement à Bucer la cause des protestants persécutés. Mais ayant reçu peu après une lettre de Bucer, qui l’informait de l’impossibilité où il se trouvait de faire quelque chose pour ses coreligionnaires, et apprenant en même temps que Mélanchthon assistait aux conférences, le zèle spirituel l’emporta chez lui sur la timidité de sa nature ; il fut saisi d’un vif désir de se rendre à Francfort et de converser avec l’ami de Luther sur la religion et les affaires de l’Église. Il partit le lendemain en toute hâte. Il se rencontra à Francfort avec quelques-uns des personnages les plus marquants de la Réformation. C’étaient le pieux Jean-Frédéric, électeur de Saxe ; le jeune Maurice de Saxe qui devait un jour se montrer si redoutable à Charles-Quint, le célèbre landgrave Philippe de Hesse, le duc de Lunebourg, et plusieurs autres princes, dont la connaissance ne devait pas être indifférente au jeune réformateur. Plusieurs de ces jeunes princes étaient accompagnés d’un grand nombre de cavaliers et de lansquenets, et tous paraissaient pleins de courage pour défendre l’Évangile. Calvin rendait compte à Farel dans de longues lettres de tout ce qu’il voyait et pensait. Il se fit une idée très juste de la question protestante en Allemagne, des dispositions des princes, de la politique de Charles-Quint et des divers sujets discutés. Mais il y avait là un homme qu’il cherchait plus que tous les princes. Ce qui caractérise le séjour de Calvin à Francfort, ce sont « les entretiens qu’il y eut avec Mélanchthon sur beaucoup de chosesa. » Plusieurs des hommes les plus influents dans la Réformation, en Suisse et en France, n’étaient point au clair sur les opinions de ce docteur célèbre ; Calvin désirait pouvoir en rendre témoignage avec certitude. La grande pensée du docteur français était la concorde entre tous les chrétiens évangéliques. Il était convaincu qu’elle était nécessaire non seulement pour obéir aux commandements de Jésus-Christ, mais encore pour faire triompher la cause évangélique. Union non seulement des divers partis en Allemagne, mais de l’Allemagne et de la Suisse. — Or Mélanchthon lui semblait l’homme le plus propre à faire régner la concorde parmi les protestants. A peine ces deux grands docteurs s’étaient-ils rencontrés en se faisant le plus aimable accueil, que Calvin aborda la question. Il avait communiqué à Mélanchthon quelques articles où son sentiment sur la cène se trouvait exposé, de manière à faire cesser les dissidences. « Il n’y a pas lieu à controverse entre vous et moi, dit aussi tôt Mélanchthon, j’admets vos articlesb. » C’était une grande joie pour Calvin ; elle fut bientôt troublée. « Mais, continua l’ami de Luther, je dois vous confesser que nous avons quelques personnes qui demandent quelque chose de plus matériel, et cela avec tant d’obstination, pour ne pas dire de despotismec, que je me suis vu longtemps exposé à quelque danger, parce qu’ils savent bien que je diffère d’eux à ce sujet. Je ne crois pas qu’on en puisse venir à un accord solide. Mais je désire que nous nous en tenions à la présente concorde telle quelle, jusqu’à ce que le Seigneur nous amène de part et d’autre à l’unité dans la vérité. » Calvin, pleinement satisfait, se hâta d’écrire à Farel : « Qu’il ne vous reste aucun doute à son égard ; mais considérez-le comme ayant entièrement le même sentiment que nous. » Farel et Calvin trouvaient dans Mélanchthon un important allié.

a – « Cum Philippo fuit mihi multis de rebus colloquium. » (Calvin Epp., mars 1539. Opp., X, p. 331.)

b – « Iis sine controversia ipse quidem assentitur. » (Ibid.)

c – « Qui crassius aliquid requirent : atque id tanta pervicacia, ne dicam tyrannide. » (Ibid.)

Il y avait une autre question sur laquelle Calvin désirait connaître l’opinion de Mélanchthon : c’était celle de la discipline. Il ne fut pas à cet égard complètement satisfait. A peine l’eut-il indiqué, que son interlocuteur se mit comme les autres, dit Calvin, à en déplorer le défaut dans l’Église. — « Ah ! dit Calvin, il est plus aisé de déplorer le misérable état de l’Église à ce sujet que de le changer. Et cependant que d’exemples qui doivent nous exciter à chercher un remède à ce mal ! Il n’y a pas longtemps qu’un homme juste et savant, qui ne pouvait prendre sur lui de tolérer le vice, a été chassé d’Ulm avec ignominie, tandis que ses collègues lui donnaient les recommandations les plus honorables. Les nouvelles que l’on reçoit d’Augsbourg ne sont pas meilleures. On se fera quelque jour un jeu de déposer les pasteurs et de les envoyer en exil. — Nous sommes au mi lieu d’une telle tempête, dit Mélanchthon, qu’il n’y a rien de mieux à faire que de céder pour un peu de temps aux vents contrairesd. Nous pouvons espérer que quand les ennemis extérieurs nous donneront plus de repos, nous pourrons nous occuper de porter remède aux maux du dedans. »

d – « Ut in tanta tempestate ventis adversis aliquantum abscondemut. » (Ibid.)

Ces conversations de Calvin et de Mélanchthon avaient pour l’un et l’autre un grand attrait. On peut comprendre l’intérêt de cet échange de propos entre deux des esprits les plus éminents du siècle. Leur parole était simple, profonde, naturelle ; ils écoutaient bien, ils répondaient bien. Calvin parlait avec une grande liberté, quoique sans despotisme. Les cérémonies du culte dans les églises luthériennes, le chant en latin, les images et d’autres choses tout aussi regrettables, étaient l’un des sujets qu’il avait à cœur. « Je dois vous avouer franchement, dit-il à Mélanchthon, que cette surabondance de cérémonies me déplaît ; il me semble que les formes que vous avez gardées ne sont pas éloignées du judaïsmee. » Calvin ayant exposé ses raisons : « Je ne veux point disputer avec vous sur ce sujet, dit Mélanchthon. Je reconnais qu’il y a trop chez nous de ces rites déraisonnables, ou du moins certainement superflusf. Mais il a été nécessaire d’accorder cela aux canonistes, qui se montrent très obstinés à cet égard. Au reste, il n’y a pas une place en Saxe qui en soit moins surchargée que Wittemberg ; et, même là, on retranchera peu à peu beaucoup de ce fourrage. Au reste, Luther désapprouve autant les cérémonies qu’il a été contraint de garder que votre parcimonie à cet égard. » Calvin, en racontant cette conversation à Farel, ajoute : « Bucer ne peut souffrir que pour ces petites observances extérieures nous nous séparions de Luther ; et je crois aussi que ce ne sont pas des causes légitimes de dissidenceg. » Calvin garda de toutes ces conversations la conviction de la grande sincérité de Mélanchthon, et il désirait la faire partager par ceux qui en doutaient.

e – « Formam quam tenent, non procul esse a Judaismo. » (Epp., avril 1599. Calvin, Opp., X, p. 340.)

f – « Nimis abundarent in ritibus illis aut ineptis aut certe supervacuis. » (Ibid.)

g – « Nec sane justas esse puto discidii causas. » (Ibid., p. 341.)

Henri VIII demandait alors qu’une nouvelle ambassade lui fût envoyée et que Mélanchthon en fût membre. Les princes n’étaient pas disposés à confier cette mission à ce docteur, craignant qu’il ne fît au roi des concessions fâcheuses par manque de fermeté dans son caractèreh. Calvin s’en ouvrit franchement à Mélanchthon : « Je vous jure de la manière la plus solennelle, répondit celui-ci, que cette crainte est sans fondement. » — « Je me fie à lui non moins qu’à Bucer, écrivait Calvin à Farel, quand il s’agit de traiter avec ceux qui deman dent d’être traités avec quelque indulgence. Bucer est animé d’un si grand zèle pour la propagation de l’Évangile que, content d’avoir obtenu les choses les plus importantes, il est peut-être quelquefois un peu trop facile à concéder celles qu’il regarde comme très secondaires et qui pour tant ont bien leur poids. » — Au reste, l’opinion de Calvin sur Henri VIII était formée, et il ne la cachait pas : « Ce prince, disait-il, est à peine à moitié sagei. Il défend aux prêtres et aux évêques de se marier non seulement en les privant du ministère, mais encore par de sévères châtiments. Il conserve les messes de chaque jour et les sept sacrements. Il a ainsi un Évangile mutilé, à moitié déchiré, et une Église encore pleine de beaucoup de futilitésj. Il a publié récemment un nouvel édit dans lequel il s’efforce d’éloigner le peuple de la lecture de la Bible ; et pour vous montrer que ce n’est pas folie, mais qu’il prend la chose fort au sérieux, il a fait brûler dernièrement un homme juste et savant, parce qu’il niait la présence charnelle de Christ dans le paink. » Calvin dit plus tard : « Le pis est que le roi ne tolère rien que ce qu’il a sanctionné de son autorité propre. Il arrivera ainsi que Christ ne leur servira de rien, à moins que le roi veuille bien le permettre. Le Seigneur punira une telle arrogance par quelque remarquable châtimentl. »

h – « Quod mollitiem animi ejus suspectant habeant. » (Ibid., p. 328.)

i – « Rex ipse vix dimidia ex parte sapit. » (Ibid. p. 328.)

j – « Habet mutilum et semilacerum Evangelium, Ecclesiam vero multis adhuc nugis refertam. » (Ibid.)

k – Jean Lambert.

l – A Farel, 21 juin 1540.

Il fut décidé à Francfort qu’il y aurait une nouvelle assemblée pendant l’été. Mélanchthon, peu après son arrivée dans cette ville, avait vu en songe un grand tableau, où était peinte l’image de Christ sur la croix et tout autour des âmes vêtues de blanc. Les électeurs de l’empire, ayant les insignes de leur dignité, s’en approchaient en bon ordre. Puis après eux venait un âne couvert d’une chape de lin, qui traînait après lui avec une corde l’empereur et le pape comme s’il voulait les conduire à cette assemblée des bienheureuxm. « Je pense, disait Myconius alors à Francfort, que c’est l’âne germanique que l’empereur et le pape ont jusqu’à présent monté tant et plus et misérablement vexé. » Le bon Mélanchthon était fort préoccupé de l’idée d’amener à Christ tous les princes allemands et même l’empereur et le pape ; et il semble qu’étant très humble il s’était représenté dans son rêve sous la figure d’un âne. Luther dans sa réponse pense bien qu’il s’agissait d’un âne à deux piedsn. Quoiqu’il en soit, l’assemblée de Francfort ne paraît pas avoir amené personne au crucifié, et surtout ni le pape ni l’empereur ; il eût fallu plus qu’une corde pour les y attirer, Calvin n’attendit pas la fin du colloque pour retourner à Strasbourg.

m – « Post hoc venit asinus quidam… qui fune quodam post se trahebat cæsarem et papam. » (Corp. Reform., III, p. 640.)

n – « Asinum stantem duobus pedibus. » (Luth., Epp., V, p. 172.)

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