Histoire de la Réformation du seizième siècle

3.6

Reuchlin – Érasme – Flek – Bibra – L’Empereur – Le pape – Myconius – Les moines – Appréhensions – Adelman – Un vieux prêtre – L’évêque – L’Électeur – Les gens d’Erfurt – Réponse de Luther – Trouble – Mobile de Luther

Il faut suivre ces propositions partout où elles pénétrèrent, dans le cabinet des savants, dans la cellule des moines, dans le palais des princes, pour se faire quelque idée des effets divers, mais prodigieux, qu’elles produisirent en Allemagne.

Reuchlin les reçut. Il était las du rude combat qu’il avait eu à livrer contre les moines. La force que le nouvel athlète déployait dans ses thèses, ranima les esprits abattus du vieux champion des lettres, et rendit la joie à son cœur attristé. « Grâces en soient rendues à Dieu ! s’écria-t-il après les avoir lues, maintenant ils ont trouvé un homme qui leur donnera tant à faire, qu’ils seront bien obligés de laisser ma vieillesse s’achever en paix. »

Le prudent Érasme se trouvait dans les Pays-Bas, lorsque les thèses lui parvinrent. Il se réjouit intérieurement de voir ses vœux secrets pour le redressement des abus exprimés avec tant de courage : il approuva leur auteur, l’exhortant seulement à plus de modération et de prudence. Néanmoins, quelques-uns reprochant devant lui à Luther sa violence : « Dieu, dit-il, a donné aux hommes un médecin qui tranche ainsi dans les chairs, parce que sans lui la maladie serait devenue incurable. » Et plus tard, l’électeur de Saxe lui demandant son avis sur l’affaire de Luther : « Je ne m’étonne pas du tout, répondit-il en souriant, qu’il ait occasionné tant de bruit ; car il a commis deux fautes impardonnables, qui sont d’avoir attaqué la tiare du pape et le ventre des moiness. »

s – Müllers Denkw. IV, 256.

Le docteur Flek, prieur du cloître de Steinlausitz, ne lisait plus la messe depuis longtemps, mais il n’en avait dit à personne la véritable cause. Un jour il trouva affichées dans le réfectoire de son couvent les thèses de Luther : il s’approcha, il les lut, et il n’en avait encore parcouru que quelques-unes, que, ne se tenant plus de joie, il s’écria : « Oh ! oh ! il est venu enfin celui que nous avons si longtemps attendu et qui vous en fera voir, à vous autres moines !… » Puis, lisant dans l’avenir, dit Mathésius, et jouant sur le sens du mot Wittemberg : « Tout le monde, dit-il, viendra chercher la sagesse à cette montagne et l’y trouverat. » Il écrivit au docteur de continuer avec courage ce glorieux combat. Luther l’appelle un homme plein de joie et de consolation.

t – Alle Welt von diessem Weissenberg, Weissheit holen und bekommen. (p. 13)

Alors se trouvait sur l’antique et célèbre siège épiscopal de Würzbourg un homme pieux, honnête et sage, selon le témoignage de ses contemporains, Lorence de Bibra. Lorsqu’un gentilhomme venait lui annoncer qu’il destinait sa fille au cloître : « Donnez-lui plutôt un mari, » lui disait- il. Puis il ajoutait : « Avez-vous besoin d’argent pour cela ? je vous en prêterai. » L’Empereur et tous les princes avaient pour lui la plus haute estime. Il gémissait sur les désordres de l’Église, et surtout sur ceux des couvents. Les thèses parvinrent aussi dans son palais : il les lut avec grande joie, et déclara publiquement qu’il approuvait Luther. Plus tard, il écrivit à l’électeur Frédéric : « Ne laissez pas partir le pieux docteur Martin Luther, car on lui fait tort. » L’Électeur, réjoui de ce témoignage, écrivit de sa propre main au réformateur, pour lui en faire part.

L’empereur Maximilien, prédécesseur de Charles-Quint, lut lui-même avec admiration les thèses du moine de Wittemberg ; il découvrit la portée de cet homme ; il prévit que cet obscur augustin pourrait bien devenir un puissant allié pour l’Allemagne dans sa lutte avec Rome. Aussi fit-il dire à l’électeur de Saxe par un envoyé : « Gardez avec soin le moine Luther, car il pourra venir un temps où l’on aura besoin de luiu. » Et peu après, se trouvant en Diète avec Pfeffinger, conseiller intime de l’Électeur : « Eh bien ! lui dit-il, que fait votre augustin ? Vraiment ses propositions ne sont pas à mépriser ! Il en fera voir de belles aux moinesv. »

u – Dass er uns den Munch Luther fleissig beware. (Matthieu 15.)

v – Schmidt, Brand. Reformationgesch, p. 124.

A Rome même, et dans le Vatican, les thèses ne furent pas aussi mal reçues qu’on pourrait le croire. Léon X les jugea en ami des lettres plutôt qu’en pape. Le divertissement qu’elles lui causèrent lui fit oublier les vérités sévères qu’elles contenaient ; et comme le maître du sacré palais, qui avait la charge d’examiner les livres, Sylvestre Prierias, l’invitait à traiter Luther en hérétique : « Ce frère Martin Luther, répondit-il, est un très beau génie, et tout ce qu’on dit contre lui n’est que jalousie de moinesw. »

w – Che frate Martino Luthero haveva un bellissimo ingegno, e che coteste erano invidie fratesche. (Brandelli, contemporain de Léon et Dominicain, Hist. trag., pars 3.)

Il y eut peu d’hommes sur lesquels les thèses de Luther eurent plus d’influence que sur l’écolier d’Annaberg que Tetzel avait si impitoyablement repoussé. Myconius était entré dans un couvent. La nuit même de son arrivée, il avait cru voir en songe un champ immense tout couvert d’épis mûrs. « Coupe, » lui avait dit la voix de celui qui le conduisait ; et comme il s’était excusé sur son inhabileté, son guide lui avait montré un moissonneur qui travaillait avec une inconcevable activité. « Suis-le et fais comme lui, » avait dit le guidex. Myconius, avide de sainteté comme Luther, se livra dans le couvent aux veilles, aux jeûnes, aux macérations et à toutes les œuvres inventées par les hommes. Mais à la fin il désespéra d’arriver jamais au but de ses efforts. Il abandonna les études et ne se livra plus qu’à des travaux manuels. Tantôt il reliait des livres, tantôt il tournait, tantôt il faisait quelque autre ouvrage. Cette activité extérieure ne pouvait néanmoins apaiser sa conscience troublée. Dieu lui avait parlé, et il ne pouvait retomber dans son ancien sommeil. Cet état d’angoisse dura plusieurs années. On s’imagine quelquefois que les sentiers des réformateurs furent tout à fait faciles, et qu’en rejetant les pratiques de l’Église, il ne leur restait plus qu’agréments et commodités. On ne sait pas qu’ils n’arrivèrent à la vérité que par des luttes intérieures, mille fois plus pénibles que les observances auxquelles se soumettaient facilement des esprits serviles.

x – Melch. Adami Vita Myconii.

Enfin, l’an 1517 arriva ; les thèses de Luther furent publiées ; elles parcoururent la chrétienté, et arrivèrent aussi dans le couvent où se trouvait alors l’écolier d’Annaberg. Il se cacha avec un autre moine, Jean Voit, dans un coin du cloître, pour les lire tout à son aisey. C’était bien là la vérité qu’il avait apprise de son père ; ses yeux s’ouvrirent ; il sentit en lui une voix qui répondait à celle qui retentissait alors dans toute l’Allemagne, et une grande consolation remplit son cœur. « Je vois bien, dit-il, que Martin Luther est le moissonneur que j’ai vu en songe, et qui m’a enseigné à cueillir les épis. » Il se mit aussitôt à professer la doctrine que Luther avait proclamée. Les moines s’effrayèrent en l’entendant : ils le combattirent ; ils s’élevèrent contre Luther et contre son couvent. « Ce couvent, répondait Myconius, est comme le sépulcre du Seigneur : on voudrait empêcher que Christ n’y ressuscite ; mais on n’y parviendra pas. » Enfin, ses supérieurs, voyant qu’ils ne pouvaient le convaincre, lui interdirent pendant un an et demi tout commerce au dehors, ne lui permettant ni d’écrire, ni de recevoir des lettres, et le menaçant d’une prison éternelle. Cependant l’heure de la délivrance vint aussi pour lui. Nommé plus tard pasteur à Zwickau, il fut le premier qui se prononça contre la papauté dans les églises de la Thuringe. « Alors je pus, dit-il, travailler avec mon vénérable père Luther, dans la moisson de l’Évangile. » Jonas l’a nommé un homme qui pouvait ce qu’il voulaitz.

y – Legit tune cum Joanne Voito, in angulum abditus, libellos Lutheri. (Melch. Adam.)

z – Qui potuit quod voluit.

Sans doute il y eut d’autres âmes encore pour lesquelles les thèses de Luther furent le signal de la vie. Elles allumèrent une lumière nouvelle dans bien des cellules, des cabanes, des palais. Tandis que ceux qui étaient venus chercher dans les couvents une bonne table, une vie fainéante ou de la considération et des honneurs, dit Mathésius, se mirent à couvrir d’injures le nom de Luther, les religieux qui vivaient dans la prière, le jeûne et les macérations, rendirent grâces à Dieu, dès qu’ils entendirent le cri de cet aigle, que Jean Hus avait annoncé un siècle auparavanta. Le peuple même, qui ne comprenait pas trop la question théologique, mais qui savait seulement que cet homme s’élevait contre l’empire des quêteurs et des moines fainéants, l’accueillit avec des éclats de joie. Une sensation immense fut produite en Allemagne par ses propositions hardies. Toutefois, quelques-uns des contemporains du réformateur prévirent les suites graves qu’elles pourraient avoir et les nombreux obstacles qu’elles devaient rencontrer. Ils exprimèrent hautement leurs craintes et ne se réjouirent qu’en tremblant.

a – Darvon Magister Johann Huss geweissaget. (Matthieu 13.)

« Je crains bien, » écrivait l’excellent chanoine d’Augsbourg, Bernard Adelman, à son ami Pirckheimer, « que le digne homme ne doive enfin céder à l’avarice et au pouvoir des partisans des indulgences. Ses représentations ont eu si peu d’effet, que l’évêque d’Augsbourg, notre primat et notre métropolitainb, vient d’ordonner au nom du pape, de nouvelles indulgences pour Saint-Pierre de Rome. Qu’il se hâte de rechercher le secours des princes ; qu’il se garde de tenter Dieu ; car il faudrait être destitué de sens pour méconnaître le danger imminent dans lequel il se trouve. » Adelman se réjouit fort quand le bruit se répandit que Henri VIII avait appelé Luther en Angleterre. « Il pourra, pensa-t-il, y enseigner en paix la vérité. » Plusieurs s’imaginèrent ainsi que la doctrine de l’Évangile devait avoir pour appui le pouvoir des princes. Ils ne savaient pas qu’elle marche sans ce pouvoir, et que quand il est avec elle, souvent il l’entrave et il l’affaiblit.

b – Totque uxorum vir, ajoute-t-il. (Heumani Documenta litt., p. 167.)

Le fameux historien Albert Kranz se trouvait à Hambourg sur son lit de mort, lorsqu’on lui apporta les thèses de Luther : « Tu as raison, frère Martin ! s’écria le mourant, mais tu n’y parviendras pas… Pauvre moine ! va dans ta cellule et crie : Dieu ! aie pitié de moic ! »

c – Frater, abi in cellam, et dic : Miserere mei. (Linduer in Luthers Leben, p. 93.)

Un vieux prêtre de Hexter en Westphalie, ayant reçu et lu les thèses dans son presbytère, dit en bas allemand, en branlant la tête : « Cher frère Martin ! si tu parviens a renverser ce purgatoire et tous ces marchands de papier, vraiment tu es un grand monsieur ! » Erbénius, qui vivait un siècle plus tard, écrivit ces rimes au-dessous de ces parolesd :

d – Que si maintenant il vivait,
Qu’est-ce que le bon clerc dirait ?

Quid vero nunc si viveret,
Bonus iste clericus diceret ?

Non seulement un grand nombre des amis de Luther conçurent des craintes sur sa démarche ; plusieurs encore lui témoignèrent leur désapprobation.

L’évêque de Brandebourg, affligé de voir une si importante querelle s’engager dans son diocèse, eût voulu l’étouffer. Il résolut de s’y prendre par la douceur. « Je ne trouve, » fit-il dire à Luther par l’abbé de Lénin, « dans les thèses sur les indulgences, rien qui soit contraire à la vérité catholique ; je condamne moi-même ces indiscrètes proclamations ; mais pour l’amour de la paix et par égard pour votre évêque, cessez d’écrire sur ce sujet. » Luther fut confus de ce qu’un si grand abbé et un si grand évêque s’adressaient à lui avec tant d’humilité. Touché, entraîné par le premier mouvement de son cœur, il répondit : « J’y consens : j’aime mieux obéir que faire même des miracles, si cela m’était possiblee. »

e – Bene sum contentus : malo obedire quam miracula facere, etiam si possem. (Epp. I, 71.)

L’Électeur vit avec peine le commencement d’un combat, légitime sans doute, mais dont on ne pouvait prévoir la fin. Nul prince ne désirait plus que Frédéric le maintien de la paix publique. Or, quel immense incendie ce petit feu ne pouvait-il pas allumer ? quelles grandes discordes, quel déchirement des peuples, cette querelle de moines ne pouvait-elle pas produire ? L’Électeur fit donc signifier à plusieurs reprises à Luther toute la peine qu’il ressentaitf.

f – Suumque dolorem sæpe significavit, metuens discordias majores. (Melancht. Vita Luth.)

Dans son ordre même et jusque dans son couvent de Wittemberg, Luther rencontra des désapprobateurs. Le prieur et le sous-prieur furent épouvantés des hauts cris que poussaient Tetzel et ses compagnons. Ils se rendirent dans la cellule du frère Martin, émus et tremblants : « De grâce, lui dirent-ils, ne couvrez pas notre ordre de honte ! Déjà les autres ordres, et surtout les Dominicains, sautent de joie, de ce qu’ils ne sont pas seuls à porter l’opprobre. » Luther fut ému de ces paroles ; mais se remettant bientôt, il répondit : « Chers Pères ! si la chose n’est pas faite au nom de Dieu, elle tombera ; sinon, laissez-la marcher. » Le prieur et le sous-prieur se turent. « La chose marche encore maintenant, ajoute Luther après avoir raconté ce trait, et, s’il plaît à Dieu, elle ira toujours mieux jusqu’à a la fin. Ameng. »

g – L. Opp. (L.) VI, p. 518.

Luther eut encore bien d’autres attaques à soutenir. A Erfurt, on l’accusait de violence et d’orgueil dans la manière dont il condamnait les opinions des autres ; c’est le reproche qu’on fait d’ordinaire aux hommes qui ont cette force de conviction que donne la Parole de Dieu. On lui reprochait aussi de la précipitation et de la légèreté.

« Ils me demandent de la modestie, répondit Luther, et ils la foulent eux-mêmes aux pieds dans le jugement qu’ils portent de moi !… Nous voyons toujours la paille dans l’œil d’autrui, et ne remarquons pas la poutre qui est dans le nôtre… La vérité ne gagnera pas plus par ma modestie, qu’elle ne perdra par ma témérité. Je désire savoir, continua-t- il, en s’adressant à Lange, quelles erreurs vous et vos théologiens avez trouvées dans mes thèses ? Qui ne sait que l’on met rarement en avant une idée nouvelle, sans avoir une apparence d’orgueil et sans être accusé de chercher des disputes ? Si l’humilité elle-même voulait entreprendre quelque chose de nouveau, ceux qui sont d’une autre opinion crieraient qu’elle est une orgueilleuseh  ! Pourquoi Christ et tous les martyrs ont-ils été mis à mort ? Parce qu’ils ont paru d’orgueillenx contempteurs de la sagesse du temps, et qu’ils ont avancé des nouveautés, sans avoir auparavant pris humblement conseil des organes de l’ancienne opinion.

h – Finge enim ipsam humilitatem nova conari, statim superbiæ subjicietur ab iis qui aliter sapiunt. (L. Epp. I, p. 73.)

Que les sages d’aujourd’hui n’attendent donc pas de moi assez d’humilité, ou plutôt d’hypocrisie, pour demander leur avis, avant que de publier ce que mon devoir m’appelle à dire. Ce que je fais ne se fera pas par la prudence des hommes, mais par le conseil de Dieu. Si l’œuvre est de Dieu, qui l’arrêtera ? si elle n’est pas de lui, qui l’avancera ?… Non pas ma volonté, ni la leur, ni la nôtre, mais ta volonté, ô Père saint qui es dans le ciel ! » — Quel courage, quel noble enthousiasme, quelle confiance en Dieu, et surtout quelle vérité dans ces paroles, et quelle vérité de tous les temps !

Cependant les reproches et les accusations, qui arrivaient de tous côtés à Luther, ne laissaient pas que de faire quelque impression sur son esprit. Il s’était trompé dans ses espérances. Il s’était attendu à voir les chefs de l’Église, les savants les plus distingués de la nation, s’unir publiquement à lui ; mais il en fut autrement. Une parole d’approbation échappée dans un premier moment d’entraînement fut ce que les mieux disposés lui accordèrent ; plusieurs de ceux qu’il avait jusqu’alors le plus vénérés, le blâmèrent au contraire hautement. Il se sentit seul dans toute l’Église, seul contre Rome, seul au pied de cet édifice antique et redoutable dont les fondements pénétraient dans les entrailles de la terre, dont les murailles s’élevaient vers les nues, et sur lequel il venait de porter un coup audacieuxi. Il en fut troublé, abattu. Des doutes qu’il croyait avoir surmontés revinrent dans son esprit avec plus de force. Il tremblait à la pensée qu’il avait contre lui l’autorité de toute l’Église : se soustraire à cette autorité, récuser cette voix à laquelle les peuples et les siècles avaient humblement obéi, se mettre en opposition avec cette Église qu’il avait été accoutumé, dès son enfance, à vénérer comme la mère des fidèles… lui moine chétif… c’était un effort au-dessus de la puissance humainej  ! Aucun pas ne lui coûta plus que celui-là. Aussi fut-ce celui qui décida de la Réformation.

i – Solus primo eram. (L. Opp. lat. in præf.)

j – Consilium immanis audaciæ plenum. (Pallavicini, I, 17.)

Personne ne peut décrire mieux que lui le combat qui se livrait dans son âme : « J’ai commencé cette affaire, dit-il, avec une grande crainte et un grand tremblement. Qui étais-je alors, moi, pauvre, misérable, méprisable frère, plus semblable à un cadavre qu’à un hommek, qui étais-je pour m’opposer à la majesté du pape, devant laquelle tremblaient, non seulement les rois de la terre et le monde entier, mais encore, si je puis ainsi dire, le ciel et l’enfer, contraints d’obéir à un signe de ses yeux ?… Personne ne peut savoir ce que mon cœur a souffert dans ces deux premières années, et dans quel abattement, je pourrais dire dans quel désespoir, j’ai souvent été plongé. Ils ne peuvent s’en faire une idée, ces esprits orgueilleux qui ont ensuite attaqué le pape avec une grande hardiesse, bien qu’avec toute leur habileté ils n’eussent pu lui faire le moindre mal, si Jésus-Christ ne lui eût déjà fait par moi, son faible et indigne instrument, une blessure dont il ne guérira jamais… Mais, tandis qu’ils se contentaient de regarder et me laissaient seul dans le péril, je n’étais pas si joyeux, si tranquille et si sûr de l’affaire ; car je ne savais pas alors beaucoup de choses que je sais maintenant, grâces à Dieu. Il se trouva, il est vrai, plusieurs chrétiens pieux à qui mes propositions plurent fort et qui en firent grand cas ; mais je ne pouvais les reconnaître et les considérer comme des organes du Saint-Esprit ; je ne regardais qu’au pape, aux cardinaux, aux évêques, aux théologiens, aux jurisconsultes, aux moines, aux prêtres… C’était de là que je m’attendais à voir souffler l’Esprit. Cependant, après être demeuré victorieux par l’Écriture de tous les arguments contraires, j’ai enfin surmonté par la grâce de Christ, avec beaucoup d’angoisses, de travail, et à grand’peine, le seul argument qui m’arrêtât encore, savoir, qu’il faut écouter l’Églisel  ; car j’honorais, et du fond du cœur, l’Église du pape comme la véritable Église ; et je le faisais avec bien plus de sincérité et de vénération que ne le font ces corrupteurs honteux et infâmes, qui, pour s’opposer à moi, la prônent si fort maintenant. Si j’avais méprisé le pape, comme le méprisent dans leur cœur ceux qui le louent tant des lèvres, j’eusse tremblé que la terre ne se fût entr’ouverte à l’heure même, et ne m’eût englouti tout vivant comme Coré et tous ceux qui étaient avec lui. »

k – Miserrimus tunc fraterculus, cadaveri similior quam homini. (L. Opp. lat. I, p. 49.)

l – Et cum omnia argumenta superassem per scripturas, hoc unum cum summa difficultate et angustia, tandem Christo favente, vix superavi, Ecclesiam scilicet esse audiendam. (L. Opp. lat. I, p. 49.)

Combien ces combats honorent Luther ! quelle sincérité, quelle droiture ils nous font découvrir dans son âme ! et que ces assauts pénibles qu’il eut à soutenir au dedans et au dehors le rendent plus digne de notre respect que n’eût pu le faire une intrépidité sans lutte semblable. Ce travail de son âme nous montre bien la vérité et la divinité de son œuvre. On voit que la cause et le principe en étaient dans le ciel. Qui osera, après tous les traits que nous avons signalés, dire que la Réformation fut une affaire de politique ? Non certes, elle ne fut pas l’effet de la politique des hommes, mais celui de la puissance de Dieu. Si Luther n’avait été poussé que par des passions humaines, il eût succombé à ses craintes ; ses mécomptes, ses scrupules eussent étouffé le feu qui avait été allumé dans son âme, et il n’eût jeté dans l’Église qu’une lueur passagère, comme l’ont fait tant d’hommes zélés et pieux dont les noms sont parvenus jusqu’à nous. Mais maintenant le temps de Dieu était arrivé ; l’œuvre ne devait pas s’arrêter ; l’affranchissement de l’Église devait être accompli. Luther devait tout au moins préparer ce complet affranchissement et ces vastes développements qui sont promis au règne de Jésus-Christ. Aussi éprouva-t-il la vérité de cette magnifique promesse : Les jeunes gens d’élite se lassent et se travaillent ; même les jeunes gens tombent sans force : mais ceux qui s’attendent à l’Éternel prennent de nouvelles forces ; les ailes leur reviennent comme aux aigles. (Ésaïe 40.30-31) Cette puissance divine qui remplissait le cœur du docteur de Wittemberg, et qui l’avait jeté dans le combat, lui rendit bientôt toute sa résolution première.

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