Histoire de la Réformation du seizième siècle

3.9

Visite de l’évêque – Prierio – Système de Rome – Le dialogue – Système de la réforme – Réponse à Prierio – La parole – Le pape et l’Église – Hochstraten – Les moines – Luther répond – Eck – L’école – Les Obélisques – Sentiments de Luther – Les Astérisques – Rupture

Une résistance plus grave que celle de Tetzel était déjà opposée à Luther. Rome avait répondu. Une réplique était partie des murailles du sacré palais. Ce n’était pas Léon X qui s’était avisé de parler théologie : « Querelle de moines, avait-il dit un jour ; le mieux est de ne pas s’en mêler. » Et une autre fois : « C’est un Allemand ivre qui a écrit ces thèses ; quand son vin aura passé, il parlera tout autrementa. » Un Dominicain de Rome, Sylvestre Mazolini de Prierio ou Prierias, maître du sacré palais, exerçait les fonctions de censeur et fut en cette qualité le premier qui eut connaissance en Italie des thèses du moine saxon.

a – Ein voller trunkener Deutscher. (L. Opp. (W.) XXII, p. 1337)

Un censeur romain et les thèses de Luther, quelle rencontre ! La liberté de la parole, la liberté d’examen, la liberté de la foi viennent heurter, dans la ville de Rome, ce pouvoir qui prétend tenir en ses mains le monopole des intelligences, et ouvrir et fermer, comme il lui plaît, la bouche de la chrétienté. La lutte de la liberté chrétienne, qui produit des enfants de Dieu, avec le despotisme pontifical, qui produit des esclaves de Rome, est comme symbolisée, dès les premiers jours de la Réformation, dans la rencontre de Luther et de Prierio.

Le censeur romain, prieur général des Dominicains, chargé de décider ce que la chrétienté doit dire ou taire, et ce qu’elle doit savoir ou ignorer, se hâta de répondre. Il publia un écrit qu’il dédia à Léon X. Il y parlait avec mépris du moine allemand, et déclarait, avec une suffisance toute romaine, qu’il serait curieux de s’assurer « si ce Martin-là avait un nez de fer ou une tête d’airain, qu’on ne pût le briserb !… » Puis, sous la forme du dialogue, il attaquait les thèses de Luther, en employant tour à tour la moquerie, les injures et les menaces.

b – An ferreum nasum aut caput æneum gerat iste Lutherus, ut effringi non possit. (Sylv. Prieratis Dialogus.)

Ce combat entre l’augustin de Wittemberg et le dominicain de Rome se livra sur la question même qui est le principe de la réforme, savoir : « Quelle est pour les chrétiens la seule autorité infaillible ? » Voici le système de l’Église exposé d’après ses organes les plus indépendantsc  :

c – Voyez Joh. Gersonis Propositiones de sensu litterali S. Scripturæ. (Opp. tom. I)

La lettre de la Parole écrite est morte, sans l’esprit d’interprétation qui seul en fait connaître le sens caché. Or, cet esprit n’est point accordé à chaque chrétien, mais à l’Église, c’est-à-dire aux prêtres. C’est une grande témérité que de prétendre que celui qui a promis à l’Église d’être toujours avec elle jusqu’à la fin du monde, ait pu l’abandonner à la puissance de l’erreur. On dira peut-être que la doctrine et la constitution de l’Église ne sont plus telles qu’on les trouve dans les saints oracles. Sans doute ; mais ce changement n’est qu’apparent : il se rapporte à la forme et non au fond. Il y a plus, ce changement est un progrès. La force vivifiante de l’Esprit divin a donné de la réalité à ce qui dans l’Écriture n’était qu’en idée ; elle a donné un corps aux esquisses de la Parole ; elle a mis la dernière main à ses ébauches, elle a achevé l’ouvrage dont la Bible n’avait fourni que les premiers traits. Il faut donc comprendre le sens de la sainte Écriture ainsi que l’a déterminé l’Église, conduite par l’Esprit saint. Ici les docteurs catholiques se divisaient. Les conciles généraux, disaient les uns, et Gerson était de ce nombre, sont les représentants de l’Église. Le pape, disaient les autres, est le dépositaire de l’esprit d’interprétation, et personne n’a le droit de comprendre l’Écriture autrement que l’arrête le pontife romain. C’était l’avis de Prierio.

Telle fut la doctrine que le maître du sacré palais opposa à la Réformation naissante. Il avança sur la puissance de l’Église et du pape des propositions dont les flatteurs les plus déhontés de la cour de Rome auraient eux-mêmes rougi. Voici l’un des points qu’il établit en tête de son écrit : « Quiconque ne s’appuie pas sur la doctrine de l’Église romaine et du pontife romain, comme sur la règle infaillible de la foi, de laquelle l’Écriture sainte elle-même tire sa force et son autorité, est un hérétiqued. »

d – A qua etiam sacra Scriptura robur trahit et auctoritatem, hæreticus est (fumdamentum tertum.)

Puis, dans un dialogue, dont les interlocuteurs sont Luther et Sylvestre, ce dernier cherche à réfuter les propositions du docteur. Les sentiments du moine saxon étaient chose toute nouvelle pour un censeur romain ; aussi Prierio montre-t-il qu’il n’a compris ni les émotions de son cœur, ni les mobiles de sa conduite. Il mesurait le docteur de la vérité à la petite mesure des valets de Rome. « O cher Luther ! lui dit-il, si tu recevais de notre seigneur le pape un bon évêché et une indulgence plénière pour la réparation de ton église, tu filerais plus doux, et tu prônerais même l’indulgence que maintenant tu te plais à noircir ! » L’Italien, si fier de l’élégance de ses mœurs, prend quelquefois le ton le plus grossier : « Si le propre des chiens est de mordre, dit-il à Luther, je crains bien que tu n’aies eu un chien pour pèree. » Le dominicain s’étonne presque, à la fin, de la condescendance qu’il a eue de parler au moine rebelle, et il termine en montrant à son adversaire les dents cruelles d’un inquisiteur : « L’Église romaine, dit-il, qui a dans le pape le faîte de son pouvoir spirituel et temporel, peut contraindre par le bras séculier ceux qui, ayant d’abord reçu la foi, s’en écartent. Elle n’est point tenue d’employer des raisons pour combattre et pour vaincre les rebellesf. »

e – Si mordere canum est proprium, vereor ne tibi pater canis fuerit. (Sylvestri Prieratis Dialog.)

f – Seculari brachio potest eos compescere, nec tenetur rationibus certare ad vincendos protervientes. (Ibid.)

Ces mots, tracés par la plume de l’un des dignitaires de la cour romaine, avaient un sens très positif. Ils n’épouvantèrent cependant pas Luther. Il crut, ou feignit de croire, que ce Dialogue n’était point de Prierio, mais d’Ulrich de Hütten, ou de l’un des autres auteurs des Lettres de quelques hommes obscurs, qui, disait-il, dans sa satirique humeur et pour exciter Luther contre Prierio, avait compilé cet amas de sottisesg. Il ne désirait pas voir la cour de Rome soulevée contre lui. Toutefois, après avoir gardé quelque temps le silence, ses doutes, s’il en avait, furent dissipés : il se mit à l’œuvre, et, deux jours après, sa réponse fut prêteh.

g – Convenit inter nos, esse personatum aliquem Sylvestrum ex obscuris viris, qui tantas ineptias in hominem luserit ad provocandum me adversus eum. (Epp. I, p. 87, du 14 janvier.)

h – T. I, Witt. lat., p. 170.

La Bible avait formé le réformateur et commencé la Réformation. Luther n’avait pas eu besoin du témoignage de l’Église pour croire. Sa foi était venue de la Bible elle-même, du dedans et non du dehors. Il était si intimement convaincu que la doctrine évangélique était inébranlablement fondée sur la Parole de Dieu, que toute autorité extérieure était inutile à ses yeux. Cette expérience que Luther avait faite, ouvrait à l’Église un nouvel avenir. La source vive qui venait de jaillir pour le moine de Wittemberg, devait devenir un fleuve qui désaltérerait les peuples.

Pour comprendre la Parole, il faut que l’Esprit de Dieu en donne l’intelligence, avait dit l’Église ; et elle avait eu raison jusque-là. Mais son erreur avait été de considérer l’Esprit saint comme un monopole accordé à une certaine caste, et de penser qu’il pouvait être renfermé exclusivement dans des assemblées, dans des collèges, dans une ville, dans un conclave. Le vent souffle ou il veut, avait dit le Fils de Dieu en parlant de l’Esprit de Dieu ; et en une autre occasion : Ils seront tous enseignés de Dieu. La corruption de l’Église, l’ambition des pontifes, les passions des conciles, les querelles du clergé, la pompe des prélats, avaient fait fuir loin des demeures sacerdotales cet Esprit saint, ce souffle d’humilité et de paix. Il avait déserté les assemblées des superbes, les palais des princes de l’Église, et s’était retiré chez de simples chrétiens et de modestes prêtres. Il avait fui une hiérarchie dominatrice, qui faisait souvent jaillir le sang des pauvres, en les foulant aux pieds ; un clergé fier et ignorant, dont les chefs savaient se servir, non de la Bible, mais de l’épée ; et il se rencontrait tantôt dans des sectes méprisées, tantôt dans les hommes d’intelligence et de savoir. La nuée sainte, qui s’était éloignée des superbes basiliques et des orgueilleuses cathédrales, était descendue sur les lieux obscurs habités par les humbles, ou sur les cabinets, tranquilles témoins d’un consciencieux travail. L’Église, dégradée par son amour du pouvoir et des richesses, déshonorée aux yeux du peuple par l’usage vénal qu’elle faisait de la doctrine de vie, l’Église qui vendait le salut pour remplir les trésors que vidaient son faste et ses débauches, avait perdu toute considération, et les hommes sensés n’ajoutaient plus aucun prix à son témoignage. Méprisant une autorité si avilie, ils se tournaient avec joie vers la Parole divine et son autorité infaillible, comme vers le seul refuge qui leur demeurât en un désordre si général.

Le siècle était donc préparé. Le mouvement hardi par lequel Luther changea le point d’appui des plus grandes espérances du cœur de l’homme, et, d’une main puissante, les transporta des murs du Vatican sur le rocher de la Parole de Dieu, fut salué avec enthousiasme. C’est l’œuvre que se proposa le réformateur dans sa réponse à Prierio.

Il laisse de côté les fondements que le dominicain avait posés en tête de son ouvrage : « Mais, dit-il, à votre exemple, je vais aussi, moi, poser quelques fondements.

Le premier est cette parole de saint Paul : « Si quelqu’un vous annonce une autre évangile, que celui que nous vous avons annoncé, quand ce serait nous-mêmes ou un ange du ciel, qu’il soit anathème. » (Gal.1.8)

Le second est ce passage de saint Augustin à saint Jérôme : « J’ai appris à ne rendre qu’aux seuls livres canoniques l’honneur de croire très fermement qu’aucun d’eux n’a erré : quant aux autres, je ne crois pas ce qu’ils disent, par cela seul qu’ils le disent. »

Luther pose donc ici d’une main ferme les principes essentiels de la Réformation : la Parole de Dieu, toute la Parole de Dieu, rien que la Parole de Dieu. « Si vous comprenez bien ces points, continue-t-il, vous comprendrez aussi que tout votre Dialogue est renversé de fond en comble ; car vous n’avez fait autre chose que mettre en avant des mots et des opinions de saint Thomas. » Puis, attaquant les axiomes de son adversaire, il déclare franchement qu’il pense que papes et conciles peuvent errer. Il se plaint des flatteries des courtisans romains, qui attribuent au pape l’un et l’autre pouvoir. Il déclare que l’Église n’existe virtuellement qu’en Christ, et représentativement que dans les concilesi. En venant ensuite à la supposition que Prierio avait faite : « Sans doute vous me jugez d’après vous-même, lui dit-il ; mais si j’aspirais à l’épiscopat, certainement je ne tiendrais pas ces discours qui sonnent si mal à vos oreilles. Vous imaginez-vous que j’ignore comment l’on parvient à Rome aux évêchés et au sacerdoce ? Les enfants eux-mêmes ne chantent-ils pas dans toutes les places de cette cité ces paroles si connuesj :

i – Ego ecclesiam virtualiter non scio nisi in Christo, representative non nisi in concilio. (L. Opp. lat., p. 174)

j – Quando hanc pueri in omnibus plateis urbis cantant : Denique nimc facta est… fœdissima Roma. (Ibid., p. 183.)

Maintenant, Rome est plus immonde
Que tout ce qu’on voit dans le monde ?

C’étaient des chansons qui avaient cours à Rome, avant l’élection de l’un des derniers papes. Néanmoins Luther parle de Léon avec estime : « Je sais, dit-il, que nous avons en lui comme un Daniel dans Babylone ; son innocence a déjà souvent mis sa vie en danger. » Il termine en répondant quelques mots aux menaces de Prierio : « Enfin, vous dites que le pape est à la fois pontife et empereur, et qu’il est puissant pour contraindre par le bras séculier. Avez-vous soif du meurtre ?… Je vous le déclare : vous ne m’épouvanterez ni par vos rodomontades ni par le bruit menaçant ce de vos paroles. Si l’on me tue, Christ vit, Christ mon Seigneur et le Seigneur de tous, béni éternellement. Amenk. »

k – Si occidor, vivit Christus, Dominus meus et omnium. (L. Opp. la t., p. 186)

Ainsi, Luther élève d’une main ferme, contre l’autel infidèle de la papauté, l’autel de la Parole de Dieu, seule sainte, seule infaillible, devant lequel il veut que tout genou fléchisse, et sur lequel il se déclare prêt à immoler sa vie.

Prierio publia une réplique, puis un troisième livre sur « la vérité irréfragable de l’Église et du pontife romain, » dans lequel, s’appuyant sur le droit ecclésiastique, il disait que quand même le pape ferait aller les peuples en masse au diable avec lui, on ne pourrait pour cela ni le juger, ni le destituerl. Le pape, à la fin, fut obligé d’imposer silence à Prierio.

l – De juridica et irrefragabili veritate romanæ ecclesiæ, lib. tertius, cap. 12.

Bientôt un nouvel adversaire se présenta dans la lice ; c’était encore un dominicain. Jacques Hochstraten, inquisiteur à Cologne, que nous avons déjà entendu s’élever contre Reuchlin et les amis des lettres, frémit quand il vit la hardiesse de Luther. Il fallait bien que l’obscurantisme et le fanatisme monacal en vinssent aux mains avec celui qui devait leur donner le coup de mort. Le monachisme s’était formé quand la vérité primitive avait commencé à se perdre. Depuis lors les moines et les erreurs avaient crû de pair. L’homme qui devait hâter leur ruine avait paru ; mais ces robustes champions ne pouvaient abandonner le champ de bataille sans lui avoir livré un rude combat. Ils le lui livrèrent pendant toute sa vie ; mais c’est dans Hochstraten que ce combat est particulièrement personnifié : Hochstraten et Luther ; le chrétien libre et fort, et l’esclave fougueux des superstitions monacales ! Hochstraten s’irrite, il se déchaîne, il demande à grands cris la mort de l’hérétique… C’est par les flammes qu’il veut qu’on fasse triompher Rome. « C’est un crime de haute trahison contre l’Église, s’écrie-t-il, que de laisser vivre une heure de plus un si horrible hérétique. Qu’on élève à l’instant même un échafaud pour lui ! » Ce conseil de sang ne fut, hélas ! que trop bien suivi dans beaucoup de contrées ; la voix de bien des martyrs, comme aux premiers temps de l’Église, rendit, au milieu des flammes, témoignage à la vérité. Mais le fer et le feu furent en vain invoqués contre Luther. L’ange de l’Éternel campa continuellement auprès de lui et le garantit.

Luther répondit à Hochstraten en peu de mots, mais avec une grande énergie : « Va, lui dit-il en finissant, meurtrier en délire, qui n’es altéré que du sang des frères ; mon sincère désir est que tu te gardes bien de m’appeler chrétien et fidèle, et que tu ne cesses, au contraire, de me décrier comme un hérétique. Comprends bien ces choses, homme sanguinaire ! ennemi de la vérité ! et si ta rage furibonde te porte à entreprendre quelque chose contre moi, prends garde d’agir avec circonspection, et de bien prendre ton temps. Dieu sait ce que je me propose s’il m’accorde la vie… Mon espérance et mon attente, si Dieu le veut, ne me tromperont pasm. » Hochstraten se tut.

m – L. Opp. Leips XVII, p. 140.

Une attaque plus pénible attendait le réformateur. Le docteur Eck, le célèbre professeur d’Ingolstadt, le libérateur d’Urbain Régius, l’ami de Luther, avait reçu les fameuses thèses. Eck n’était pas homme à défendre les abus des indulgences ; mais il était docteur de l’École et non de la Bible, versé dans les scolastiques et non dans la Parole de Dieu. Si Prierio avait représenté Rome, si Hochstraten avait représenté les moines, Eck représentait l’École. L’École, qui depuis environ cinq siècles dominait la chrétienté, loin de céder aux premiers coups du réformateur, se leva avec orgueil pour écraser celui qui osait verser sur elle des flots de mépris. Eck et Luther, l’École et la Parole, en vinrent encore plus d’une fois aux mains ; mais c’est alors que le combat s’ouvrit.

Eck dut trouver des erreurs dans plusieurs assertions de Luther. Rien ne nous oblige à mettre en doute la sincérité de ses convictions. Il défendit avec enthousiasme les opinions scolastiques, comme Luther les déclarations de la Parole de Dieu. On peut même supposer qu’il éprouva quelque peine, en se voyant obligé de s’opposer à son ancien ami ; cependant, à la manière dont il l’attaqua, il semble que la passion et la jalousie ne furent pas étrangères à sa détermination.

Il donna le nom d’Obélisques à ses remarques contre les thèses de Luther. Voulant d’abord sauver les apparences, il ne publia pas son ouvrage, et se contenta de le communiquer confidentiellement à son ordinaire, l’évêque d’Eichstädt. Mais bientôt les Obélisques furent partout répandus, soit que l’indiscrétion vint de l’évêque, soit qu’elle vînt du docteur. Il en tomba une copie entre les mains de Linck, ami de Luther et prédicateur à Nuremberg. Celui-ci se hâta de l’envoyer au réformateur. Eck était un adversaire tout autrement redoutable que Tetzel, Prierio et Hochstraten : plus son écrit surpassait les leurs en science et en subtilité, plus il était dangereux. Il prenait un ton de compassion pour son « faible adversaire », sachant bien que la pitié fait plus de mal que la colère. Il insinuait que les propositions de Luther répandaient le poison bohémien, qu’elles sentaient la Bohême, et, par ces malignes allusions, il faisait tomber sur Luther la défaveur et la haine attachées en Allemagne au nom de Hus et à celui des schismatiques de sa patrie.



Linck (1483-1547)

La méchanceté qui perçait dans cet écrit indigna Luther ; mais la pensée que ce coup venait d’un ancien ami l’affligea encore plus. C’est donc au prix de l’affection des siens qu’il faut défendre la vérité. Luther épancha son cœur et sa tristesse dans une lettre à Egranus, pasteur à Zwickau. « On m’appelle dans les Obélisques un homme venimeux, lui dit-il, un bohémien, un hérétique, un séditieux, un insolent, un téméraire… Je passe sur les injures plus légères, telles qu’endormi, imbécile, ignorant, contempteur du souverain pontife, et autres. Ce livre est plein des insultes les plus noires. Cependant celui qui les a écrites est un homme distingué, d’un esprit plein de science, d’une science pleine d’esprit, et, ce qui me cause le plus de chagrin, un homme qui m’était uni par une grande amitié récemment contractéen  : c’est Jean Eck, docteur en théologie, chancelier d’Ingolstadt, homme célèbre et illustre par ses écrits. Si je ne connaissais pas les pensées de Satan, je m’étonnerais de la fureur qui a porté cet homme à rompre une amitié si douce et si nouvelleo, et cela sans m’avertir, sans m’écrire, sans me dire un seul mot. »

Mais si Luther a le cœur brisé, son courage n’est point abattu. Il s’anime, au contraire, pour le combat. « Réjouis-toi, mon frère, dit-il à Egranus qu’un violent ennemi avait aussi attaqué, réjouis-toi, et que toutes ces feuilles volantes ne t’épouvantent pas ! Plus mes adversaires se livrent à leur furie, plus j’avance. Je laisse les choses qui sont derrière moi, afin qu’ils aboient après elles, et je poursuis celles qui sont devant moi, pour qu’ils aboient contre elles à leur tour. »

n – Et quod magis urit, antea mihi magna recenterque contracta amicitia conjunctus. (L. Epp. I, p. 100.)

o – Quo furore ille amicitias recentissimas et jucundissimas solveret. (Ibid.)

Eck sentit tout ce que sa conduite avait de honteux, et il s’efforça de se justifier dans une lettre à Carlstadt. Il y appelait Luther « leur ami commun, » Il rejetait toute la faute sur l’évêque d’Eichstädt, à la sollicitation duquel il prétendait avoir écrit son ouvrage. Son intention n’avait pas été de publier les Obélisques. Il eût eu sans cela plus égard aux liens d’amitié qui l’unissaient à Luther. Il demandait enfin qu’au lieu d’en venir publiquement aux mains avec lui, Luther tournât plutôt ses armes contre les théologiens de Francfort. Le professeur d’Ingolstadt, qui n’avait pas craint de porter le premier coup, commençait à craindre, en pensant à la force de l’adversaire auquel il avait eu l’imprudence de s’attaquer. Il eût volontiers éludé la lutte ; mais il était trop tard.

Toutes ces belles paroles ne persuadèrent pas Luther ; il était cependant disposé à se taire : « J’avalerai en patience, dit-il, ce morceau digne de Cerbèrep. » Mais ses amis furent d’un autre avis. Ils le sollicitèrent, ils le contraignirent même. Il répondit donc aux Obélisques par ses Astérisques, opposant, dit-il en jouant sur ce mot, à la rouille et à la couleur livide des Obélisques du docteur d’Ingolstadt, la lumière et la blancheur éclatante des étoiles du ciel. Dans cet ouvrage il traitait son nouvel adversaire moins durement que ceux qu’il avait eus à combattre avant lui ; mais son indignation perçait à travers ses paroles.

p – Volui tamen hauc oftam Cerbero dignam absorber patientia. (L. Epp. I, p. 100)

Il montrait que dans le chaos des Obélisques ne se trouvait rien des saintes Écritures, rien des Pères de l’Église, rien des canons ecclésiastiques ; qu’on n’y rencontrait que gloses scolastiques, opinions, opinions encore et purs songesq  ; en un mot, tout cela même que Luther avait attaqué. Les Astérisques sont pleins de mouvement et de vie. L’auteur s’indigne des erreurs du livre de son ami ; mais il a pitié de l’hommer. Il professe de nouveau le principe fondamental qu’il a posé dans sa réponse à Prierio : « Le souverain pontife est un homme, et il peut être induit en erreur ; mais Dieu est la vérité et nul ne peut le trompers. » Plus loin, usant envers le docteur scolastique d’un argument ad hominem, il lui dit : « C’est certes une impudence, si quelqu’un enseigne dans la philosophie d’Aristote ce qu’il ne peut prouver par l’autorité de cet ancien. — Vous l’accordez. — Eh bien, c’est à plus forte et raison la plus impudente de toutes les témérités, que d’affirmer dans l’Église et parmi les chrétiens ce que Jésus-Christ n’a pas lui-même enseignét. Or, que le trésor des mérites de Christ soit dans les mains du pape, où cela se trouve-t-il dans la Bible ? »

q – Omnia scholasticissima, opiniosissima, meraque somma. (Asterci. Opp. L. lat. I, p. 145)

r – Indignor rei et misereor hominis. (Ibid. p. 150.)

s – Homo est summus pontifex, falli potest. Sed veritas est Deus, qui falli non potest. (Ibid., p. 155.)

t – Longe ergo impudentissima omnium temeritas est, aliquid in ecclesia asserere, et inter christianos, quod non docuit Christus. (Ibid., p. 156.)

Il ajoute encore : « Quant au reproche malicieux d’hérésie bohémienne, je porte avec patience cet opprobre pour l’amour de Jésus-Christ. Je vis dans une université célèbre, dans une ville estimée, dans un évêché considérable, dans un puissant duché, où tous sont orthodoxes, et où l’on ne tolérerait pas, sans doute, un si méchant hérétique. »

Luther ne publia pas les Astérisques ; il ne les communiqua qu’à des amis. Ce ne fut que plus tard qu’ils furent livrés au publicu.

u – Cum privatim dederim Asteriscos meos non fit ei respondendi necessitas. (L. Epp., p. 126.)

Cette rupture entre le docteur d’Ingolstadt et le docteur de Wittemberg fit sensation en Allemagne. Ils avaient des amis communs. Scheurl surtout, qui paraît avoir été celui par le moyen duquel les deux docteurs s’étaient liés, Scheurl en fut alarmé. Il était de ceux qui désiraient voir la Réforme s’opérer dans toute l’étendue de l’Église germanique par le moyen de ses organes les plus distingués. Mais si, dès le principe, les théologiens les plus éminents de l’époque en venaient aux mains ; si, tandis que Luther s’avançait avec des choses nouvelles, Eck se faisait le représentant des choses anciennes, quel déchirement n’y avait-il pas à craindre ? De nombreux adhérents ne se grouperaient-ils pas autour de chacun de ces deux chefs, et ne verrait-on pas deux camps ennemis se former au sein de l’Empire ?

Scheurl s’efforça donc de réconcilier Eck et Luther. Celui-ci déclara qu’il était prêt à tout oublier, qu’il aimait le génie, qu’il admirait la science du docteur Eckv, et que ce qu’avait fait cet ancien ami lui avait causé plus de douleur que de colère. « Je suis prêt, dit-il à Scheurl, pour la paix et pour la guerre ; mais je préfère la paix. Mettez-vous donc à l’œuvre ; affligez-vous avec nous de ce que le diable a jeté parmi nous ce commencement de discorde, et puis réjouissez-vous de ce que Christ dans sa miséricorde l’a anéanti. » Il écrivit vers le même temps à Eck une lettre pleine d’affectionw  ; mais Eck ne répondit point à la lettre de Luther ; il ne lui fit même faire aucun messagex. Il n’était plus temps de réconcilier les esprits. Le combat s’engagea toujours plus. L’orgueil de Eck et son esprit implacable rompirent bientôt entièrement les derniers fils de cette amitié qui se relâchait toujours plus.

v – Diligimus hominis ingenium et admiramur eruditionem. (L. Epp. ad Scheurlum, 15 juin 1518, I, p. 125.)

w – Quod ad me attinet, scripsi ad eum ipsum has, ut vides, amicissimas et plenas litteras humanitate erga cum. (Ibid.)

x – Nihil neque litterarum neque verborum me participem fecit. (Ibid.)

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