Histoire de la Réformation du seizième siècle

6. La bulle de Rome.

1520

6.1

Caractère de Maximilien – Les prétendants à l’Empire – Charles – François Ier – Dispositions des Allemands – La couronne offerte à Frédéric – Charles est élu

Un nouveau personnage allait paraître sur la scène. Dieu voulait mettre en présence du moine de Wittemberg le monarque le plus puissant qui depuis Charlemagne eût paru dans la chrétienté. Il choisit un prince dans la force de la jeunesse, et à qui tout annonçait un règne d’une longue durée, un prince dont le sceptre s’étendait sur une partie considérable de l’ancien monde et sur un monde nouveau, en sorte que, selon une expression célèbre, le soleil ne se couchait jamais sur ses vastes États, et il l’opposa à cette humble Réformation, commencée dans la cellule obscure d’un couvent d’Erfurt, par les angoisses et les soupirs d’un pauvre moine. L’histoire de ce monarque et de son règne était destinée, ce semble, à donner au monde une grande leçon. Elle devait montrer le néant de toute « la puissance de l’homme, » quand elle prétend lutter avec « la faiblesse de Dieu. » Si un prince ami de Luther avait été appelé à l’Empire, on eût attribué les succès de la Réforme à sa protection. Si même un empereur opposé à la doctrine nouvelle, mais faible, avait occupé le trône, on eût expliqué les triomphes de cette œuvre par la faiblesse du monarque. Mais ce fut le superbe vainqueur de Pavie qui dut humilier son orgueil devant la puissance de la Parole divine ; et tout le monde put voir que celui pour qui c’était chose facile que de traîner François Ier captif à Madrid devait déposer son épée devant le fils d’un pauvre mineur.

L’empereur Maximilien était mort, et les électeurs s’étaient réunis à Francfort pour lui donner un successeur. C’était une affaire importante pour l’Europe dans les circonstances où elle se trouvait. Toute la chrétienté était occupée de cette élection. Maximilien n’avait pas été un grand prince ; mais sa mémoire était chère au peuple. On aimait à rappeler sa présence d’esprit et sa débonnaireté. Luther s’entretenait souvent de lui avec ses amis. Il leur raconta un jour le trait suivant de ce monarque :

Un mendiant s’était attaché à ses pas, et lui demandait l’aumône, en l’appelant son frère, car, disait-il, nous descendons l’un et l’autre du même père, d’Adam. Je suis pauvre, continuait-il ; mais vous êtes riche, vous devez donc me secourir. L’empereur se retourna à ces mots, et lui dit : « Tiens, voilà deux sous ; va vers tes autres frères, et si chacun t’en donne autant, tu seras plus riche que moie. »

e – Luth. Op. (W.), XXII, p. 1869.

Ce n’était pas un débonnaire Maximilien qui devait être appelé à porter la couronne impériale. Les temps allaient changer ; de puissantes ambitions devaient se disputer le trône des empereurs d’Occident ; une main énergique devait s’emparer des rênes de l’Empire, et des guerres longues et sanglantes étaient sur le point de succéder à une profonde paix.

Trois rois demandaient à l’assemblée de Francfort la couronne des Césars. Un jeune prince, petit-fils du dernier empereur, né avec le siècle, et par conséquent âgé de dix-neuf ans, se présentait le premier. Il s’appelait Charles, et était né à Gand. Sa grand-mère, du côté de son père, Marie, fille de Charles le Hardi, lui avait laissé les Flandres et les riches États de Bourgogne. Sa mère, Jeanne, fille de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille, et femme de Philippe, fils de l’empereur Maximilien, lui avait transmis les couronnes réunies des Espagnes, de Naples et de Sicile, auxquelles Christophe Colomb avait ajouté un nouveau monde. La mort de son grand-père le mettait en ce moment en possession des États héréditaires d’Autriche. Ce jeune prince, doué de beaucoup d’intelligence, aimable quand il le voulait, joignait au goût des exercices militaires, dans lesquels s’étaient distingués si longtemps les brillants ducs de Bourgogne, à la finesse et à la pénétration des Italiens, au respect pour les institutions existantes, qui caractérise encore la maison d’Autriche, et qui promettait à la papauté un ferme défenseur, une grande connaissance des affaires publiques, acquise sous la direction de Chièvres, car dès l’âge de quinze ans il avait assisté à toutes les délibérations de ses conseilsα. Ces qualités si diverses étaient comme couvertes et voilées par le recueillement et la taciturnité espagnole ; il y avait quelque chose de triste dans sa figure allongée. « Il est pieux et tranquille, disait Luther ; je soutiens qu’il ne parle pas autant dans une année que moi dans un jourβ. » Si Charles s’était développé sous une influence libre et chrétienne, il eût été peut-être l’un des princes les plus dignes d’admiration dont parle l’histoire ; mais la politique absorba sa vie et flétrit ses heureuses dispositions.

αMémoires de du Bellay, I, p. 45.

β – Luth. Op. (W.), XXII, p. 1874.



Charles Quint, vers 1519

Non content de tous les sceptres qu’il réunissait en sa main, le jeune Charles ambitionnait la dignité impériale. « C’est un rayon du soleil qui jette de l’éclat sur la maison qu’il éclaire, disaient plusieurs ; mais avancez la main pour le saisir, vous ne trouverez rien. » Charles y voyait, au contraire, le faîte de toute grandeur terrestre, et un moyen d’obtenir sur l’esprit des peuples une influence magique.

François Ier, roi de France, était le second des compétiteurs. Les jeunes paladins de la cour de ce roi chevalier lui répétaient sans cesse qu’il devait, comme Charlemagne, être empereur de tout l’Occident, et, ressuscitant les exploits des anciens preux, attaquer le Croissant, qui menaçait l’Empire, pourfendre les infidèles, et recouvrer le saint-sépulcre.

« Il faut prouver aux ducs d’Autriche que la couronne de l’Empire n’est pas héréditaire, disaient aux électeurs les ambassadeurs de François. L’Allemagne d’ailleurs a besoin, dans les circonstances actuelles, non d’un jeune homme de dix-neuf ans, mais d’un prince qui à un jugement éprouvé joigne des talents déjà reconnus. François réunira les armes de la France et de la Lombardie à celles de l’Allemagne pour faire la guerre aux musulmans. Souverain du duché de Milan, il est d’ailleurs déjà membre de l’Empire. » Les ambassadeurs français appuyaient ces raisons de quatre cent mille écus qu’ils distribuaient pour acheter les suffrages, et de festins d’où l’on devait emporter les convives.

Enfin, Henri VIII, roi d’Angleterre, jaloux de l’influence que le choix des électeurs donnerait à François ou à Charles, se mit aussi sur les rangs ; mais il laissa bientôt ces deux puissants rivaux se disputer seuls la couronne.

Les électeurs étaient peu disposés en faveur de ceux-ci. Leurs peuples, pensaient-ils, verraient dans le roi de France un maître étranger, et ce maître pourrait bien leur enlever à eux-mêmes cette indépendance dont les grands de ses États s’étaient vus naguère privés. Quant à Charles, c’était un antique principe des électeurs de ne point choisir un prince qui jouât déjà un rôle important dans l’Empire. Le pape partageait ces craintes. Il ne voulait ni du roi de Naples, son voisin, ni du roi de France, dont il redoutait l’esprit entreprenant. « Choisissez plutôt l’un d’entre vous, » fit-il dire aux électeurs. L’électeur de Trèves proposa de nommer Frédéric de Saxe. La couronne impériale fut déposée aux pieds de cet ami de Luther.

Ce choix eût obtenu l’approbation de toute l’Allemagne. La sagesse de Frédéric et son amour pour le peuple étaient connus. Lors de la révolte d’Erfurt, on l’avait engagé à prendre cette ville d’assaut. Il s’y refusa, pour épargner le sang. « Mais lui répondit-on, cela ne coûtera pas cinq hommes. – Un seul homme serait trop, » répliqua le princef. Il semblait que l’élection du protecteur de la Réformation allait assurer le triomphe de cette œuvre. Frédéric n’aurait-il pas dû voir dans le désir des électeurs un appel de Dieu même ? Qui eût pu mieux présider aux destinées de l’Empire qu’un prince si sage ? Qui mieux qu’un empereur plein de foi eût pu être fort contre les Turcs ? Peut-être le refus de l’électeur de Saxe, si loué par les historiens, fut-il une faute de ce prince. Peut-être faut-il lui attribuer en partie les luttes qui déchirèrent plus tard l’Allemagne. Mais il est difficile de dire si Frédéric mérite d’être blâmé pour son manque de foi, ou d’être honoré pour son humilité. Il crut que le salut même de l’Empire exigeait qu’il refusât la couronneg. « Il faut, dit ce prince modeste et désintéressé, un empereur plus puissant que moi pour sauver l’Allemagne. Le Turc est à nos portes. Le roi d’Espagne, dont les possessions héréditaires d’Autriche bordent la frontière menacée, en est le défenseur naturel. »

f – Luth. Op. (W.), XXII, p. 1858.

g – « Is vero heroica plane moderatione animi magnifice repudiavit… » (Pallavicini, I, p. 79.)

Le légat de Rome, voyant que Charles allait être choisi, déclara que le pape retirait ses objections, et le 28 juin le petit-fils de Maximilien fut élu. « Dieu, dit plus tard Frédéric, nous l’a donné dans sa faveur et dans sa colèreh. » Les envoyés espagnols présentèrent trente mille florins d’or à l’électeur de Saxe, comme marque de la reconnaissance de leur maître ; mais ce prince les refusa, et défendit à ses ministres d’accepter aucun présent. En même temps il assura les libertés allemandes par une capitulation que les envoyés de Charles jurèrent en son nom. Les circonstances dans lesquelles celui-ci ceignait sa tête de la couronne impériale, paraissaient, au surplus, devoir assurer, mieux encore que ces serments, les libertés germaniques et l’œuvre de la Réformation. Ce jeune prince était offusqué des palmes que son rival François Ier avait cueillies à Marignan. La lutte devait se poursuivre en Italie ; et ce temps suffirait sans doute à la Réformation pour s’affermir. Charles quitta l’Espagne en mai 1520, et fut couronné le 22 octobre à Aix-la-Chapelle.

h – Luth. Op. (W.), XXII, p. 1880.

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