Histoire de la Réformation du seizième siècle

6.11

Rétractation de Luther – Couronnement de Charles-Quint – Le nonce Aléandre – Les livres de Luther seront-ils brûlés ? – Aléandre et l’Empereur – Les nonces et l’Électeur – Le fils du duc Jean parle pour Luther – Calme de Luther – L’Électeur protège Luther – Réponse des nonces – Érasme à Cologne – Érasme chez l’Électeur – Déclaration d’Érasme – Conseil d’Érasme – Système de Charles-Quint

Les paroles puissantes du réformateur pénétraient dans tous les esprits, et servaient à les affranchir. L’étincelle qui s’échappait de chacune d’elles se communiquait à la nation entière. Mais une grande question restait à résoudre. Le prince dans les États duquel demeurait Luther favoriserait-il l’exécution de la bulle, ou s’y opposerait-il ? La réponse paraissait douteuse. L’Électeur se trouvait alors, ainsi que tous les princes de l’Empire, à Aix-la-Chapelle. C’est là que la couronne de Charlemagne fut posée sur la tête du plus jeune, mais du plus puissant monarque de la chrétienté. On déploya dans cette cérémonie une pompe et une magnificence inouïes. Charles-Quint, Frédéric, les princes, les ministres et les ambassadeurs se rendirent aussitôt après à Cologne. Aix-la-Chapelle, où régnait la peste, parut se vider dans cette ville antique des bords du Rhin.

Parmi la foule d’étrangers qui se pressaient dans cette cité se trouvaient les deux nonces du pape, Marino Caraccioli et Jérôme Aléandre. Caraccioli, qui avait déjà rempli une mission auprès de Maximilien, était chargé de féliciter le nouvel empereur et de traiter avec lui des choses politiques. Mais Rome avait compris que pour mener à bonne fin l’extinction de la réforme il fallait envoyer en Allemagne un nonce chargé spécialement de cette œuvre, et d’un caractère, d’une adresse, d’une activité propres à l’accomplir. Aléandre avait été choisia. Cet homme, qui fut plus tard décoré de la pourpre des cardinaux, était, à ce qu’il paraît, issu d’une famille assez ancienne, et non de parents juifs, comme on l’a dit. Le criminel Borgia l’appela à Rome pour le faire secrétaire de son fils, de ce César devant le glaive meurtrier duquel Rome tout entière tremblaitb. Tel maître, tel serviteur, » dit un historien qui compare ainsi Aléandre à Alexandre VI. Ce jugement nous paraît trop sévère. Après la mort de Borgia, Aléandre se livra à l’étude avec une nouvelle ardeur. Ses connaissances en grec, en hébreu, en chaldéen, en arabe, lui valurent la réputation d’être l’homme le plus savant de son siècle. Il se livrait de toute son âme à tout ce qu’il entreprenait. Le zèle avec lequel il étudiait les langues ne le cède en rien à celui qu’il mit plus tard à persécuter la Réformation. Léon X l’attacha à son service. Quelques historiens parlent de ses mœurs épicuriennes ; d’autres, de l’honnêteté de sa viec. Il paraît qu’il aimait le luxe, la représentation, les divertissements. « Aléandre vit à Venise en bas épicurien et dans les hautes dignités, » dit de lui son ancien ami Érasme. On s’accorde à reconnaître qu’il était véhément, prompt dans ses actions, plein d’ardeur, infatigable, impérieux, et dévoué au pape. Eck est le fougueux et intrépide champion de l’école ; Aléandre, le superbe ambassadeur de l’orgueilleuse cour des pontifes. Il semblait fait pour être nonce.

a – « Studium flagrantissimum religionis, ardor indolis… incredibile quanta solertia.… (Pallavicini, I, p. 84.)

b – Capello, ambassadeur vénitien à Rome en 1500, dit de lui : « Tutta Roma trema di esso ducha non li faza amazzar… » (Relatione msc, Archives de Vienne, extraite par Ranke.)

c – « Er wird übel als ein gebohrner Jude und schændlicher Epicurer beschrieben. » (Seckend,288.) — « Integritas vitæ qua prænoscebatur… » (Pallavicini, I, p. 84.)

Rome avait tout préparé pour perdre le moine de Wittemberg. Le devoir d’assister au couronnement de l’Empereur, comme représentant du pape, n’était pour Aléandre qu’une mission secondaire, propre à lui faciliter sa tâche, par la considération qu’elle lui assurait. Mais il était essentiellement chargé de porter Charles à écraser la Réformation naissanted. « Le pape, avait dit le nonce à l’Empereur en lui remettant la bulle, le pape, qui est venu à bout de tant et de si grands princes, saura bien mettre à l’ordre trois grammairiens. » Il entendait par là Luther, Mélanchthon et Érasme. Érasme était présent à cette audience.

d – « Cuitota sollicitudo inniteretur nascentis hæresis evellendæ. » (Cardinal Pallavicini, I, p. 83.)

A peine arrivée Cologne, Aléandre mit tout en mouvement avec Caraccioli, pour qu’on brûlât dans tout l’Empire, mais surtout sous les yeux des princes d’Allemagne réunis à Cologne, les écrits hérétiques de Luther. Charles-Quint y avait déjà consenti pour ses États héréditaires. L’agitation des esprits était grande. De telles mesures, dit-on aux ministres de Charles et aux nonces eux-mêmes, loin de guérir la plaie, ne feront que l’accroître. Pensez-vous que la doctrine de Luther ne se trouve que dans ces livres que vous jetez aux flammes ? Elle est écrite où vous ne sauriez l’atteindre, dans le cœur de la natione … Si vous voulez employer la force, il faut que ce soit celle de glaives innombrables tirés pour égorger un peuple immensef. Quelques morceaux de bois assemblés pour consumer quelques feuilles de papier ne feront rien ; et de telles armes ne conviennent ni à la dignité de l’Empereur ni à celle du pontife. » — Le nonce défendait ses bûchers : « Ces flammes, disait-il, sont une sentence de condamnation écrite en caractères gigantesques, et que comprennent également ceux qui sont près et ceux qui sont loin, les savants et les ignorants, et ceux même qui ne savent pas lire. »

e – « Altiusque insculptam in mentibus universæ fere Germaniæ. » (Ibid., I, p. 88.)

f – « In vi innumerabilium gladiorum qui infinitum populum trucidarent. » (Cardinal Pallavicini, I, p. 88.)

Mais au fond, ce n’est pas des papiers et des livres qu’il fallait au nonce, c’était Luther lui-même. « Ces flammes, reprit-il, ne suffisent pas pour purifier l’air infect de l’Allemagneg. Si elles épouvantent les simples, elles ne corrigent pas les méchants. Il faut un édit de l’Empereur contre la tête même de Lutherh. »

g – « Non satis ad expurgandum aerem Germaniæ jam tabificum. » (Ibid., p. 89.)

h – « Cæsaris edictum in caput Lutheri. » (Ibid.)

Aléandre ne trouva pas l’Empereur aussi facile quand il s’agit de la personne du réformateur que quand il n’était question que de livres.

« A peine monté sur le trône, dit-il à Aléandre, je ne puis, sans l’avis de mes conseillers et le consentement des princes, frapper d’un tel coup une faction immense qu’entourent de si puissants défenseurs. Sachons d’abord ce que pense de cette affaire notre père l’Électeur de Saxe ; nous verrons ensuite ce qu’il faudra répondre au papei. » C’est donc auprès de l’Électeur que les nonces vont essayer leurs artifices et le pouvoir de leur éloquence.

i – « Audiamus antea hac in re patrem nostrum Fredericum. » (Luth. Op. lat., II, p. 117.)

Le premier dimanche de novembre, Frédéric, ayant assisté à la messe dans le couvent des Cordeliers, Caraccioli et Aléandre lui firent demander audience. Il les reçut en présence de l’évêque de Trente et de plusieurs de ses conseillers. Caraccioli présenta d’abord à l’Électeur le bref du pape. Plus doux qu’Aléandre, il pensa devoir gagner le prince par des flatteries, et se mit à l’exalter, lui et ses ancêtres. « C’est en vous, dit-il, que l’on espère pour le salut de l’Église romaine et de l’Empire romain. »

Mais l’impétueux Aléandre, voulant en venir au fait, s’avança brusquement, et interrompit son collègue, qui lui céda modestement la parolej. « C’est à moi, dit-il, et à Eck que l’affaire de Martin a été confiée. Voyez les dangers immenses dans lesquels cet homme plonge la république chrétienne. Si l’on ne s’empresse d’y porter remède, c’en est fait de l’Empire. Pourquoi les Grecs sont-ils perdus, si ce n’est parce qu’ils ont abandonné le pape ? Vous ne pouvez demeurer uni à Luther sans vous séparer de Jésus-Christk. Je vous demande deux choses, au nom de Sa Sainteté : la première, que vous brûliez les écrits de Luther ; la seconde, que vous le punissiez lui-même du supplice qu’il mérite, ou tout au moins que vous le livriez captif au papel. L’Empereur et tous les princes de l’Empire se sont déclarés prêts à accéder à nos demandes ; vous seul tardez encore… »

j – « Cui ita loquenti de improviso sese addit Aleander.… » (Ibid., p. 117.)

k – « Non posse cum Luthero conjungi quin sejungeretur a Christo. (Pallavicini, p. 86.)

l – « Ut de eo supplicium sumeret, vel captura pontifici transmitteret. » (Luth. Op. lat., II, p. 117.)

Frédéric répondit par l’intermédiaire de l’évêque de Trente : « Cette affaire est trop grave pour la décider en ce moment. Nous vous ferons connaître notre résolution. »

La position dans laquelle se trouvait Frédéric était difficile. Quel parti prendra-t-il ? D’un côté sont l’Empereur, les princes de l’Empire et le grand pontife de la chrétienté, à l’autorité duquel l’Électeur ne pensait point encore à se soustraire ; de l’autre, un moine, un faible moine, car ce n’est que lui seul qu’on demande. Le règne de Charles vient de commencer. Sera-ce Frédéric, le plus ancien, le plus sage de tous les princes de l’Allemagne, qui jettera la désunion dans l’Empire ? D’ailleurs, cette antique piété qui l’a conduit jusqu’au sépulcre de Christ, peut-il y renoncer ?…

D’autres voix se firent alors entendre. Un jeune prince, qui porta plus tard la couronne électorale, Jean Frédéric, fils du duc Jean, neveu de l’Électeur, élève de Spalatin, âgé de dix-sept ans, et dont le règne fut signalé par de grandes infortunes, avait reçu dans son cœur un grand amour pour la vérité, et était vivement attaché à Lutherm. Quand il le vit frappé des anathèmes de Rome, il embrassa sa cause avec la chaleur d’un jeune chrétien et d’un jeune prince. Il écrivit au docteur ; il écrivit à son oncle, et sollicita ce dernier avec noblesse de protéger Luther contre ses ennemis. D’un autre côté Spalatin, souvent, il est vrai, très abattu, Pontanus et les autres conseillers qui étaient avec l’Électeur à Cologne, représentaient au prince qu’il ne pouvait abandonner le réformateurn.

m – « … Sonderliche Gunst und Gnade zu mir unwirdiglich, und den grossen Willen und Lust zu der heiligen göttliclieii Wahrheit… » (Luth. Ep. I, p. 548, à Jean Frédéric, le 30 octobre 1520.)

n – « Assiduo flabello ministrorum, illi jugiter suadentium ne Lutherum desereret. » (Pallavicini, I, p. 86.)

Au milieu de cette agitation générale, un seul homme demeurait paisible : c’était Luther. Tandis qu’on cherchait à le sauver par l’influence des grands, le moine, dans son cloître de Wittemberg, pensait que c’était plutôt à lui de sauver ces grands du monde. « Si l’Évangile, écrivait-il à Spalatin, était de nature à être propagé ou maintenu par les puissances du monde, Dieu ne l’eût pas confié à des pêcheurso. Ce n’est pas aux princes et aux pontifes de ce siècle qu’il appartient de défendre la Parole de Dieu. Ils ont assez affaire de se mettre à l’abri des jugements du Seigneur et de son Oint. Si je parle, je le fais afin qu’ils obtiennent la connaissance de la Parole divine et qu’ils soient sauvés par elle. »

o – « Evangelium si tale esset quod potentatibus mundi aut propagaretur aut servaretur, non illud piscatoribus Deus demandasset. » (Luth. Ep. I, p. 521.)

L’attente de Luther ne devait pas être trompée. Cette foi que recélait un couvent de Wittemberg exerçait sa puissance dans les palais de Cologne. Le cœur de Frédéric, ébranlé un instant peut-être, se fortifiait de plus en plus. Il était indigné que le pape, malgré ses instantes prières de faire informer l’affaire en Allemagne, l’eût jugée à Rome sur la demande d’un ennemi personnel du réformateur, et qu’en son absence cet adversaire eût osé publier en Saxe une bulle qui menaçait l’existence de l’université et la paix de son peuple. D’ailleurs, l’Électeur était convaincu que l’on faisait tort à Luther. Il frémissait à la pensée de livrer un innocent aux mains cruelles de ses ennemis. La justice plutôt que le pape, voilà la règle qu’il adopte. Il prit la résolution de ne pas céder à Rome. Le 4 novembre, ses conseillers dirent de sa part aux nonces romains réunis chez l’Électeur, en présence de l’évêque de Trente, qu’il avait vu avec beaucoup de peine le docteur Eck profiter de son absence pour envelopper dans la condamnation divers personnages dont il n’était point question dans la bulle ; qu’il se pouvait que depuis son départ de la Saxe un nombre immense de savants, d’ignorants, d’ecclésiastiques, de laïques, se fussent unis et eussent adhéré à la cause et à l’appel de Lutherp ; que ni sa majesté impériale, ni qui que ce fût, ne lui avait montré que les écrits de Luther eussent été réfutés, et qu’il ne restât plus qu’à les jeter au feu, et qu’il demandait que le docteur Luther, pourvu d’un sauf-conduit, pût comparaître devant des juges savants, pieux et impartiaux.

p – « Ut ingens vis populi, doctorum et radium, sacrorum et profanornm, sese conjunxerint… » (Luth. Op. lat., II, p. 116.)

Après cette déclaration, Aléandre, Caraccioli et ceux de leur suite se retirèrent pour délibérerq. C’était la première fois que l’Électeur faisait connaître publiquement ses intentions à l’égard du réformateur. Les nonces avaient attendu tout autre chose de sa part. Maintenant, avaient-ils pensé, que l’Électeur, en persistant dans son rôle d’impartialité, attirerait sur lui des dangers dont il ne saurait prévoir toute l’étendue, il n’hésitera pas à sacrifier le moine. Ainsi avait raisonné Rome. Mais ces machinations devaient échouer contre une force qui n’était pas dans ses calculs : l’amour de la justice et de la vérité.

q – « Quo audito, Marinus et Aleander seorsim cum suis locuti sunt… » (Ibid., p. 117.)

Admis de nouveau en présence des conseillers de l’Électeur : « Je voudrais bien savoir, dit l’impérieux Aléandre, ce que penserait l’Électeur si l’un de ses sujets choisissait pour juge le roi de France ou quelque autre prince étranger. » Et voyant enfin que rien ne pouvait ébranler les conseillers saxons : « Nous exécuterons la bulle, dit-il ; nous poursuivrons et brûlerons les écrits de Luther. Quant à sa personne, ajouta-t-il, en affectant une indifférence dédaigneuse, le pape ne se soucie point de tremper ses mains dans le sang de ce misérable. »

La nouvelle de la réponse que l’Électeur avait faite aux nonces étant parvenue à Wittemberg, remplit de joie les amis de Luther. Mélanchthon et Amsdorff surtout se livrent aux plus flatteuses espérances. « La noblesse allemande, dit Mélanchthon se dirigera d’après l’exemple de ce prince, qu’elle suit en tout comme son Nestor. Si Homère appelait son héros la muraille des Grecs, pourquoi n’appellerait-on pas Frédéric la muraille des Germainsr ? »

r – « Homerica adpellatione murum Germaniæ. » (Corp. Ref.,l, p. 272.)

L’oracle des cours, le flambeau des écoles, la lumière du monde, Érasme, se trouvait alors à Cologne. Plusieurs princes l’avaient appelé pour le consulter. Érasme fut, à l’époque de la Réforme, le chef du juste milieu ; du moins il s’imagina de l’être, mais faussement, car quand la vérité et l’erreur sont en présence la justice n’est pas au milieu. Il était le prince de ce parti philosophe et universitaire qui depuis des siècles avait prétendu corriger Rome, sans pouvoir jamais y parvenir ; il était le représentant de la sagesse humaine : mais cette sagesse était trop faible pour abattre les hauteurs de la papauté. Il fallait cette sagesse de Dieu, que les hommes appellent souvent une folie, mais à la voix de laquelle des montagnes s’écroulent. Érasme ne voulait ni se jeter dans les bras de Luther, ni s’asseoir aux pieds du pape. Il hésitait, et souvent chancelait entre ces deux pouvoirs, attiré quelquefois vers Luther, puis tout à coup repoussé vers le pape. Il s’était prononcé pour Luther dans une lettre à l’archevêque de Mayence. « La dernière étincelle de piété chrétienne semble près de s’éteindre, avait-il dit à Albert, et c’est là ce qui a ému le cœur de Luther ; il ne se soucie ni d’argent ni d’honneurss. » Mais cette lettre, que l’imprudent Ulrich de Hütten avait publiée, attira à Érasme tant d’ennuis, qu’il se promit d’agir à l’avenir avec plus de prudence. D’ailleurs, on l’accusait de complicité avec Luther, et celui-ci le blessait par des discours imprudents. Presque tous les gens de bien sont pour Luthert, dit-il ; mais je vois que nous marchons vers une révolte… Je ne voudrais pas que l’on joignît jamais mon nom au sien. Cela me nuit sans lui être utileu. » — « Soit, répondit Luther ; puisque cela vous peine, je vous promets de ne jamais faire mention de vous ni d’aucun de vos amis. » Tel était l’homme auquel s’adressèrent les ennemis et les amis du réformateur.

s – « Et futurum erat… ut tandem prorsus exstingueretur illa scintilla christianæ pietatis ; hæc moverunt animum Lutheri… qui nec honores ambit nee pecuniam cupit. » (Erasmi Ep., (Londini, 1642), p. 586.)

t – « Favent vero ferme boni omnes. » (Corp. Réf., I, p.205.)

u – « Er will von mir ungennent seyn. » (Luth. Op. I, p.525.) « Nam ea res me gravat, et Lutherum non sublevat. » (Corp. Réf., I, p. 206.)

L’Électeur, comprenant que l’opinion d’un homme aussi respecté qu’Érasme serait d’une grande autorité, invita l’illustre Hollandais à se rendre auprès de lui. Érasme obéit à cet ordre. C’était le 5 décembre. Les amis de Luther ne virent pas cette démarche sans de secrètes appréhensions. L’Électeur était devant le foyer, ayant Spalatin à son côté, quand Érasme fut introduit. « Que pensez-vous de Luther ? » lui demanda aussitôt Frédéric. Le prudent Érasme, surpris d’une question si directe, chercha d’abord à éluder la réponse. Il se tordait la bouche, se mordait les lèvres, et ne disait mot. Alors l’Électeur, ouvrant de grands yeux, comme il avait coutume de faire quand il parlait avec des gens dont il voulait avoir une réponse précise, dit Spalatin, fixa des regards perçants sur Érasmev. Celui-ci, ne sachant comment se tirer d’embarras, dit enfin d’un ton moitié plaisant : « Luther a commis deux grands péchés, car il a attaqué la couronne du pape et le ventre des moinesw. » L’Électeur sourit ; mais il fit comprendre à son interlocuteur qu’il parlait sérieusement. Alors Érasme, sortant de sa réserve : « La source de toute cette dispute, dit-il, est la haine des moines pour les lettres, et la crainte qu’ils ont de voir finir leur tyrannie. Qu’ont-ils mis en œuvre contre Luther ? des clameurs, des cabales, des haines, des libelles. Plus un homme est vertueux et attaché à la doctrine de l’Évangile, moins aussi il est opposé à Lutherx. La dureté de la bulle a excité l’indignation de tous les gens de bien, et personne n’a pu y reconnaître la douceur d’un vicaire de Jésus-Christy. De tant d’universités, deux seulement ont condamné Luther ; encore l’ont-elles condamné et non convaincu. Que l’on ne s’y trompe pas : le danger est plus grand que quelques-uns ne l’imaginent. Des choses difficiles, ardues, sont à la portez… Commencer le règne de Charles par un acte aussi odieux que l’emprisonnement de Luther serait d’un triste augure. Le monde a soif de la vérité évangéliquea ; gardons-nous de lui opposer une résistance coupable. Qu’on fasse examiner l’affaire par des hommes graves et d’un jugement sain ; c’est ce qu’il y a de plus convenable pour la dignité du pape lui-même. »

v – « Da sperret auch wahrlich mein gnädister Herr seine Augen nur wohl auf… » (Spalatin, Hist. msc in Seckend., p. 291.)

w – « Lutherus peccavit in duobus, nempe quod tetigit coronam pontificis et ventres monachorum. » (Voyez Ier vol.)

x – « Cum optimus quisque et evangelicæ doctrinæ proximus dicatur, minime offensus Luthero. » (Axiomata Erasmi, in Luth. Op. lat., II, p. 115.)

y – « Bullæ sævitia probos omnes offendit, ut indigna mitissimo Christi vicario. » (Ibid.)

z – « Urgent ardua negotia… (Ibid.)

a – « Mundus sitit veritatem evangelicam. » (Ibid.)

Ainsi parla Érasme à l’Électeur. Une telle franchise étonnera peut-être ; mais Érasme savait à qui il tenait ce langage. Spalatin en était dans la joie. Il sortit avec Érasme, et l’accompagna jusque chez le comte de Nuenar, prévôt de Cologne, où l’illustre savant demeurait. Celui-ci, dans un accès de franchise, rentré chez lui, prit la plume, s’assit, écrivit le sommaire de ce qu’il avait dit à l’Électeur, et remit ce papier à Spalatin ; mais bientôt la peur d’Aléandre s’empara du timide Érasme ; le courage que lui avait donné la présence de l’Électeur et de son chapelain s’évanouit, et il supplia Spalatin de lui renvoyer son écrit trop hardi, de peur qu’il ne tombât entre les mains du terrible nonce. Il n’était plus temps.

L’Électeur, se sentant fort de l’opinion d’Érasme, parla d’une manière plus décidée à l’Empereur. Érasme lui-même s’efforça, dans des conférences tenues pendant la nuitb comme autrefois celles de Nicodème, de persuader aux conseillers de Charles qu’il fallait renvoyer toute l’affaire à des juges impartiaux. Peut-être espérait-il être nommé lui-même arbitre dans cette cause qui menaçait de diviser le monde chrétien. Sa vanité eût été flattée d’un tel rôle. Mais en même temps, pour ne pas se perdre à Rome, il écrivit à Léon X les lettres les plus soumises, et Léon lui répondait avec bienveillance, ce qui mettait à la torture le pauvre Aléandrec. Il eût volontiers, pour l’amour du pape, repris vivement le pape ; car Érasme communiquait ces lettres du pontife, et elles ajoutaient encore à son crédit. Le nonce s’en plaignit à Rome. « Faites semblant, lui écrivait-on, de ne pas remarquer la méchanceté de cet homme. La prudence l’ordonne ; il faut laisser une porte ouverte au repentird. »

b – « Sollicitatis per nocturnos congressus… » (Pallavicini, I, p. 87.)

c – « Quæ male torquebant Aleandrum. » (Ibid.)

d – « Prudentis erat consilii hominis pravitatem dissimulare… » (Pallavicini, I, p. 88.)

Charles-Quint embrassa lui-même un système de bascule, qui consistait à flatter et le pape et l’Électeur, et à paraître incliner tour à tour vers l’un ou vers l’autre, suivant les besoins du moment. Un de ses ministres, qu’il avait envoyé à Rome, pour certaines affaires espagnoles, y était justement arrivé au moment où le docteur Eck y poursuivait à grand bruit la condamnation de Luther. Le rusé ambassadeur reconnut aussitôt quels avantages son maître pouvait tirer du moine saxon. « Votre Majesté, écrivit-il le 12 mai 1520, à l’Empereur, qui se trouvait encore en Espagne, doit aller en Allemagne, et y montrer quelque faveur à un certain Martin Luther, qui se trouve à la cour de Saxe, et qui par les choses qu’il prêche donne beaucoup de souci à la cour de Romee. » Voilà quel fut, dès le commencement, le point de vue de Charles. Il ne s’agissait pas pour lui de savoir de quel côté se trouvaient et la vérité et l’erreur, ou de connaître ce que demandaient les grands intérêts de la nation allemande. Qu’exige la politique et que faut-il faire pour porter le pape à soutenir l’Empereur ? C’était là toute la question ; et on le savait bien à Rome. Les ministres de Charles insinuèrent à Aléandre le plan que leur maître voulait suivre. L’Empereur, dirent-ils, se conduira envers le pape comme le pape envers l’Empereur ; car il ne se soucie pas d’augmenter la puissance de ses rivaux, et en particulier du roi de Francef. » A ces paroles, l’impérieux nonce fit éclater son indignation. « Eh quoi ! répondit-il, quand même le pape abandonnerait l’Empereur, faut-il que celui-ci abandonne la religion ? Si Charles veut ainsi se venger qu’il tremble ! cette lâcheté tournera contre lui-même. » Mais les menaces du nonce n’ébranlèrent pas les diplomates impériaux.

eDépêches de Manuel Llorente. I, 398.

f – « Cæsarem ita se gesturum erga Pontificem utise Pontifex erga Cœsarem gereret… » (Pallavicini, I, p. 91.)

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