Histoire de la Réformation du seizième siècle

7.4

Sentiments des princes – Discours du duc George – Caractère de la Réformation – Cent-un griefs – Charle cède – Pratiques d’Aléandre – Les grands d’Espagne – Paix de Luther – La mort et non la rétractation

Peu de jours suffirent pour dissiper ces premières impressions, comme cela arrive toujours quand un orateur couvre de paroles sonores le vide de ses arguments.

Le plus grand nombre des princes étaient prêts à sacrifier Luther ; mais nul ne voulait immoler les droits de l’Empire et les griefs de la nation germanique. On voulait bien livrer le moine insolent qui avait osé parler si haut ; mais on prétendait faire sentir d’autant plus au pape la justice d’une réforme, quand c’était la bouche des chefs de la nation qui la réclamait. Aussi fut-ce le plus grand ennemi personnel de Luther, le duc George de Saxe, qui parla avec le plus d’énergie contre les empiétements de Rome. Le petit-fils de Podiebrad, roi de Bohême, repoussé par les doctrines de la grâce qu’annonçait le réformateur, n’avait pas encore perdu l’espérance de voir s’opérer une réforme morale et ecclésiastique. Ce qui l’irritait si fort contre le moine de Wittemberg, c’était qu’avec ses doctrines méprisées il gâtait toute l’affaire. Mais maintenant, voyant le nonce affecter de confondre Luther et la réforme de l’Église dans une même condamnation, George se leva tout à coup dans l’assemblée des princes, au grand étonnement de ceux qui connaissaient sa haine contre le réformateur. « La Diète, dit-il, ne doit point oublier ses griefs contre la cour de Rome. Que d’abus se sont glissés dans nos États ! Les annates que l’Empereur accorda librement pour le bien de la chrétienté, maintenant exigées comme une dette ; les courtisans romains inventant chaque jour de nouvelles ordonnances, pour accaparer, pour vendre, pour amodier à d’autres les bénéfices ecclésiastiques ; une multitude de transgressions permises ; les transgresseurs riches indignement tolérés, tandis que ceux qui n’ont rien pour se racheter sont impitoyablement punis ; les papes ne cessant de donner aux gens de leur palais des expectatives et des réserves, au détriment de ceux auxquels les bénéfices appartiennent ; les commendes des abbayes et des couvents de Rome remises aux cardinaux, aux évêques, aux prélats qui s’en approprient les revenus ; en sorte que l’on ne trouve plus de religieux dans des couvents qui devraient en avoir vingt ou trente ; les stations se multipliant à l’infini, et des boutiques d’indulgences établies dans toutes les rues et sur toutes les places de nos cités, les boutiques de Saint-Antoine, celles du Saint-Esprit, celles de Saint-Hubert, celles de Saint-Corneille, celle de Saint-Vincent, et bien d’autre encore ; des sociétés achetant à Rome le droit de tenir de tels marchés, puis achetant de leur évêque le droit d’étaler leur marchandise, et pour avoir tant d’argent, pressant, vidant la bourse des pauvres ; l’indulgence, qui ne doit être accordée que pour le salut des âmes, et que l’on ne doit mériter que par des prières, des jeûnes, des œuvres de charité, se vendant à prix ; les officials des évêques accablant les petits de pénitences, pour des blasphèmes, des adultères, des débauches, des violations de tel ou tel jour de fête, mais n’adressant pas même une réprimande aux ecclésiastiques qui se rendent coupables de tels crimes ; des peines imposées au pénitent, et combinées de manière à ce qu’il retombe bientôt dans la même faute et donne d’autant plus d’argentk… voilà quelques-uns de ces abus qui crient contre Rome. On a mis de côté toute honte, et l’on ne s’applique plus qu’à une seule chose de l’argent ! encore de l’argent !… en sorte que les prédicateurs qui devraient enseigner la vérité, ne débitent plus que des mensonges, et que non seulement on les tolère, mais on les récompense, parce que plus ils mentent plus ils gagnent. C’est de ce puits fangeux que proviennent tant d’eaux corrompues. La débauche donne la main à l’avarice. Les officials font venir chez eux des femmes sous divers prétextes, et s’efforcent de les séduire, tantôt par des menaces, tantôt par des présents ; ou s’ils ne le peuvent, ils les perdent dans leur réputationl. Ah ! c’est le scandale que le clergé donne qui précipite tant de pauvres âmes dans une condamnation éternelle. Il faut opérer une réforme universelle. Il faut réunir un concile général pour accomplir cette réforme. C’est pourquoi, très-excellents Princes et Seigneurs, je vous supplie avec soumission de vous en occuper en toute diligence. » Le duc George remit la liste des griefs qu’il avait énumérés. Ce fut quelques jours après le discours d’Aléandre. Cet écrit important nous a été conservé dans les archives de Weimar.

k – « Sondern dass er es bald wieder begehe und mehr Geld erlegen müsse. » (Archives de Weimar, Seckend., p. 328.)

l – « Dass sic Weibesbilder unter mancherley Schein beschicken, selbigesodann mit Drohungen und Geschenken su fallën, suchen, oder in einen bösen Verdacht bringen. » (Weimar Arch., Seck., p. 330.)

Luther n’avait pas parlé avec plus de force contre les abus de Rome ; mais il avait fait quelque chose de plus. Le duc signalait le mal ; Luther avec le mal en avait signalé et la cause et le remède. Il avait montré que le pécheur reçoit l’indulgence véritable, celle qui vient de Dieu, uniquement par la foi à la grâce et au mérite de Jésus-Christ ; et cette simple mais puissante doctrine avait renversé tous les lieux de marché établis par les prêtres. « Comment devenir pieux ? demandait-il un jour. Un cordelier répondra : Revêtez un capuchon gris, et ceignez-vous d’une corde. Un Romain répliquera : Entendez la messe et jeûnez. Mais un chrétien dira : La foi en Christ seule justifie et sauve. Avant les œuvres nous devons avoir la vie éternelle. Mais quand nous sommes nés de nouveau et faits enfants de Dieu par la parole de la grâce, alors nous faisons de bonnes œuvresm. »

m – « Luth. Op. (W.), XXII, p. 748, 752.

Le discours du duc était celui d’un prince séculier ; le discours de Luther était celui d’un réformateur. Le grand mal de l’Église était de s’être jetée tout entière au dehors, d’avoir fait de toutes ses œuvres et de toutes ses grâces des choses extérieures et matérielles. Les indulgences avaient été le point extrême de cette marche, et ce qu’il y a de plus spirituel dans le christianisme, le pardon, s’était acheté dans des boutiques, comme le manger et le boire. La grande œuvre de Luther consista précisément en ce qu’il se servit de ce point extrême de la dégénération de la chrétienté pour reconduire l’homme et l’Église à la source primitive de la vie et rétablir dans le sanctuaire du cœur le règne du Saint-Esprit. Le remède sortit ici, comme cela arrive souvent, du mal même, et les deux extrêmes se touchèrent. Dès lors l’Église, qui pendant tant de siècles s’était développée au dehors en cérémonies en observances et en pratiques humaines, recommença à se développer au dedans en foi, en espérance et en charité.

Le discours du duc fit d’autant plus d’effet que son opposition à Luther était plus connue. D’autres membres de la Diète firent valoir des griefs différents. Les princes ecclésiastiques eux-mêmes appuyèrent ces plaintesn. « Nous avons un pontife qui n’aime que la chasse et les plaisirs, disaient-ils ; les bénéfices de la nation germanique se donnent à Rome à des bombardiers, à des fauconniers, à des chambrelans, à des âniers, à des garçons d’écurie, à des gardes du corps, et à d’autres gens de cette espèce, ignorants, inhabiles et étrangers à l’Allemagneo. »

n – Seckend. Vorrede von Frick.

o – Büchsenmeistern, Falknern, Pfistern, Eseltreibern, Stallknechten, Trabanten (Kapp’s Nachlese nützl. Réf. Urkunden, III, p. 262.)

La Diète nomma une commission chargée de recueillir tous les griefs ; elle en trouva cent un. Une députation, composée de princes séculiers et ecclésiastiques, en présenta le relevé à l’Empereur, le conjurant d’y faire droit, comme il s’y était engagé dans sa capitulation. Que d’âmes chrétiennes perdues ! dirent-ils à Charles-Quint ; que de déprédations, que de concussions, à cause des scandales dont s’entoure le chef spirituel de la chrétienté ! Il faut prévenir la ruine et le déshonneur de notre peuple. C’est pourquoi tous ensemble nous vous supplions très humblement, mais de la manière la plus pressante, d’ordonner une réformation générale, de l’entreprendre et de l’accomplirp. » Il y avait alors dans la société chrétienne un pouvoir inconnu qui travaillait les princes et les peuples, une sagesse d’en haut qui entraînait les adversaires mêmes de la Réforme, et qui préparait l’émancipation dont l’heure avait enfin sonné.

p – « Dass eine Besserung und gemeine Reformation geschehe. » (Kapp’s Nachlese nutzl. Réf. Urkunden, III, p. 275.)

Charles ne pouvait être insensible à ces représentations de l’Empire. Ni le nonce ni lui ne s’y étaient attendus. Son confesseur lui avait même dénoncé les vengeances du ciel s’il ne réformait pas l’Église. L’Empereur retira aussitôt l’édit qui ordonnait de livrer aux flammes les écrits de Luther dans tout l’Empire, et y substitua un ordre provisoire de remettre ces livres aux magistrats.

Cela ne satisfit point l’assemblée ; elle voulait que le réformateur comparût. Il est injuste, disaient ses amis, de condamner Luther sans l’avoir entendu, et sans savoir par lui-même s’il est l’auteur des livres que l’on veut brûler — Sa doctrine, disaient ses adversaires, s’est tellement emparée des cœurs, qu’il est impossible d’en arrêter les progrès, si nous ne l’entendons pas lui-même. On ne disputera point avec lui ; et s’il avoue ses écrits et refuse de les rétracter, alors, électeurs, princes, État du Saint-Empire, tous ensemble, fidèles à la foi de nos ancêtres, nous aiderons Votre Majesté de toutes nos forces dans l’exécution de ses décretsq.

q – Luth. Op. (L.), XXII, p. 567.

Aléandre, alarmé, redoutant tout de l’intrépidité de Luther et de l’ignorance des princes, se mit aussitôt à l’œuvre pour empêcher la comparution du réformateur. Il allait des ministres de Charles aux princes les mieux disposés en faveur du pape et de ces princes à l’Empereur lui-mêmer. « Il n’est pas permis, disait-il, de mettre en question ce que le Souverain Pontife a arrêté. On ne disputera pas avec Luther, dites-vous ; mais, poursuivait-il, la puissance de cet homme audacieux, le feu de ses regards, l’éloquence de ses paroles, l’esprit mystérieux qui l’anime, ne suffiront-ils pas pour exciter quelque séditions ? Déjà plusieurs le vénèrent comme un saint, et l’on trouve partout son image entourée d’une auréole de gloire, comme la tête des bienheureux… Si l’on veut le citer à comparaître, que du moins on ne le mette pas sous la protection de la foi publiquet  ! » Ces dernières paroles devaient effrayer Luther ou préparer sa ruine.

r – « Quam ob rem sedulo contestatus est apud Cæsaris administros… (Pallavicini, I, p. 113.)

s – « Lingua promptus, ardore vultus, et oris spiritu ad concitandam seditionem… » (Ibid.).

t – « Haud certefidem publicam illi præbendam.… » (Ibid.)

Le nonce trouva un accès facile auprès des grands d’Espagne. En Espagne, comme en Allemagne, l’opposition aux inquisiteurs dominicains était nationale. Le joug de l’inquisition, qui avait été pour un temps écarté, venait d’être rétabli par Charles. Un parti nombreux sympathisait dans la Péninsule avec Luther ; mais il n’en était pas ainsi des grands, qui retrouvaient près du Rhin ce qu’ils haïssaient au delà des Pyrénées. Enflammés du plus ardent fanatisme, ils étaient impatients d’anéantir la nouvelle hérésie. Frédéric, duc d’Albe, était surtout transporté de rage chaque fois qu’il était question de la réformeu. Il eût voulu marcher dans le sang de tous ses sectateurs. Luther n’était pas encore appelé à comparaître, que déjà son nom seul agitait tous les seigneurs de la chrétienté réunis alors dans Worms.

u – « Albæ dux videbatur aliquando furentibus modis agitari… » (Pallavicini, I, p. 362.)

L’homme qui remuait ainsi les puissances de la terre semblait seul en paix. Les nouvelles de Worms étaient alarmantes. Les amis de Luther eux-mêmes étaient effrayés. « Il ne nous reste rien que vos vœux et vos prières, écrivait Mélanchthon à Spalatin. Oh ! si Dieu daignait racheter au prix de notre sang le salut du peuple chrétienv. » Mais Luther, étranger à la crainte, s’enfermant dans sa paisible cellule, y méditait, en se les appliquant, ces paroles où Marie, mère de Jésus, s’écrie : Mon âme magnifie le Seigneur, et mon esprit se réjouit en Dieu, mon Sauveur. Le Puissant m’a fait de grandes choses, et son nom est saint. Il a puissamment opéré par son bras. Il a renversé de dessus leurs trônes les puissants, et il a élevé les petits. (Luc 1.4, 46-55) Voici quelques-unes des pensées qui se pressaient dans le cœur de Luther : « Le Puissant… dit Marie. Oh ! c’est une grande hardiesse de la part d’une jeune fille ! D’un seul mot elle frappe de langueur tous les forts, de faiblesse tous les puissants, de folie tous les sages, d’opprobre tous ceux dont le nom est glorieux sur la terre, et elle dépose aux pieds de Dieu seul toute force, toute puissance, toute sagesse et toute gloirew. —Son bras, continue-t-elle, et elle appelle ainsi ce pouvoir par lequel il agit de lui-même, et sans le secours des créatures : pouvoir mystérieux !… qui s’exerce en secret et dans le silence, jusqu’à ce qu’il ait accompli ce qu’il s’était proposé. La destruction est là, sans que personne l’ait vue venir. Le relèvement est là, sans que personne s’en soit douté. Il laisse ses enfants dans l’oppression et la faiblesse, en sorte que chacun se dit : Ils sont perdus !… Mais c’est alors même qu’il est le plus fort ; car c’est quand la force des hommes finit, que la force de Dieu commence. Seulement, que la foi s’attende à lui… Et, d’autre part, Dieu permet à ses adversaires de s’élever dans leur grandeur et leur puissance. Il leur retire le secours de sa force, et les laisse s’enfler de la leur proprex. Il les met à vide de sa sagesse éternelle, et les laisse se remplir de leur sagesse d’un jour. Et tandis qu’ils se lèvent dans l’éclat de leur pouvoir le bras de Dieu s’est éloigné, et leur œuvre… s’évanouit comme une bulle de savon qui éclate dans les airs. »

v – « Utinam Deus redimat nostro sanguine salutem Christian ! populi. » (Corp Ref., I, p. 362.)

wMagnificat. (Luth. Op., Wittemberg. Deutsch. Ausg. III, p. 11, etc.)

x – « Er zieht seine Krafft heraus und laesst sie von eigener Krafft sich aufblasen. » (Luth. Op., Wittemb. Deutsch. Ausg. III, p. 11, etc.)

C’est le 10 mars, au moment où son nom remplissait de crainte la ville impériale, que Luther termina cette exposition du Magnificat.

On ne le laissa pas tranquille dans sa retraite. Spalatin, se conformant aux ordres de l’Électeur, lui envoya la note des articles dont on voulait lui demander la rétractation. Une rétractation après le refus d’Augsbourg !… « Ne craignez point, écrit-il à Spalatin, que je rétracte une seule syllabe, puisque leur unique argument est de prétendre que mes écrits sont opposés aux rites de ce qu’ils appellent l’Église. Si l’Empereur Charles m’appelle seulement pour que je me rétracte, je lui répondrai que je resterai ici ; et ce sera comme si j’eusse été à Worms et que j’en fusse revenu. Mais si, au contraire, l’Empereur veut m’appeler pour me mettre à mort, comme un ennemi de l’Empire, je suis prêt à me rendre à son appely ; car, avec le secours de Christ, je n’abandonnerai pas la parole sur le champ de bataille. Je le sais, ces hommes sanguinaires ne prendront aucun repos qu’ils ne m’aient ôté la vie. Oh ! si seulement il n’y avait que les papistes qui se rendissent coupables de mon sang ! »

y – « Si ad me occidendum deinceps vocare velit… offeram me venturum. » (Luth. Ep., I, p. 574.)

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