Histoire de la Réformation du seizième siècle

7.6

Courage de Luther – Bugenhagen à Wittemberg – Persécutions en Poméranie – Mélanchthon veut partir avec Luther – Amsdorff, Schurff, Suaven – Hütten à Charles-Quint – Prière au nom de l’Allemagne…

C’était le 24 mars. Enfin le héraut impérial avait passé les portes de la ville où se trouvait Luther. Gaspard Sturm se présenta chez le docteur, et lui remit la sommation de Charles-Quint. Moment grave et solennel pour le réformateur ! Tous ses amis étaient consternés. Aucun prince, sans excepter Frédéric le Sage, ne s’était encore déclaré pour lui. Les chevaliers, il est vrai, faisaient entendre des menaces ; mais le puissant Charles les méprisait. Luther cependant ne fut point troublé. « Les papistes, dit-il, en voyant l’angoisse de ses amis, ne désirent pas ma venue à Worms, mais ma condamnation et ma mortα. N’importe ! priez, non pour moi, mais pour la Parole de Dieu. Mon sang n’aura point encore perdu sa chaleur, que déjà des milliers d’hommes dans tout l’univers seront rendus responsables de l’avoir versé ! Le très saint adversaire de Christ, le père, le maître, le généralissime des homicides, insiste pour le répandre. Amen ! Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! Christ me donnera son esprit pour vaincre ces ministres de l’erreur. Je les méprise pendant ma vie et j’en triompherai par ma mortβ. On s’agite à Worms pour me contraindre à me rétracter. Voici quelle sera ma rétractation : J’ai dit autrefois que le pape était le vicaire de Christ ; maintenant je dis qu’il est l’adversaire du Seigneur et l’apôtre du diable. » Et quand il apprit que toutes les chaires des franciscains et des dominicains retentissaient d’imprécations et de malédictions contre lui : « Oh ! quelle merveilleuse joie j’en éprouveγ ! » s’écria-t-il. Il savait qu’il avait fait la volonté de Dieu, et que Dieu était avec lui : pourquoi donc ne partirait-il pas avec courage ? Cette pureté de l’intention, cette liberté de la conscience, est une force cachée, mais incalculable, qui ne manque jamais au serviteur de Dieu, et qui le rend plus invincible que ne pourraient le faire toutes les cuirasses et toutes les armées. Luther vit alors arriver dans Wittemberg un homme qui devait être, comme Mélanchthon, l’ami de toute sa vie, et qui était destiné à le consoler au moment de son départδ. C’était un prêtre de trente-six ans, nommé Bugenhagen, qui fuyait les rigueurs dont l’évêque de Camin et le prince Bogislas de Poméranie poursuivaient les amis de l’Évangile, ecclésiastiques, bourgeois ou lettrésε. D’une famille sénatoriale, né à Wollin en Poméranie, d’où on l’a appelé communément Poméranus, Bugenhagen enseignait depuis l’âge de vingt ans à Treptow. Les jeunes gens accouraient pour l’entendre ; les nobles et les savants se disputaient sa société ; il étudiait assidûment les saintes Lettres, suppliant Dieu de l’instruireζ. Un jour, c’était vers la fin de décembre 1520, on lui remit, comme il était à souper avec plusieurs amis, le livre de Luther sur la Captivité de Babylone. « Depuis que Christ est mort, dit-il, après l’avoir parcouru, bien des hérétiques ont infesté l’Église ; mais il n’exista jamais une peste semblable à l’auteur de ce livre. » Ayant emporté le livre chez lui, l’ayant lu et relu, toutes ses pensées changèrent ; des vérités toutes nouvelles se présentèrent à son esprit ; et étant retourné, quelques jours après, vers ses collègues, il leur dit : « Le monde entier est tombé dans les plus obscures ténèbres. Cet homme seul voit la véritéη. » Des prêtres, un diacre, l’abbé lui-même, reçurent la pure doctrine du salut, et bientôt, prêchant avec puissance, ils amenèrent leurs auditeurs, dit un historien, des superstitions humaines au mérite, seul puissant, de Jésus-Christθ. Alors la persécution éclata. Déjà plusieurs gémissaient dans les prisons. Bugenhagen se déroba à ses ennemis, et arriva à Wittemberg. « Il souffre pour l’amour de l’Évangile, écrivit aussitôt Mélanchthon au chapelain de l’Électeur. Où pouvait-il s’enfuir, si ce n’est dans notre ἄσυλον, et sous la garde de notre princeι ? »

α – « Damnatum et perditum. » (Luth. Ep., I, p. 556.)

β – « … Ut hos Satanæ ministros et contemnam vivens et vincam moriens. » (Luth. Ep., I, p. 379.)

γ – « … Quod mire quam gaudeam ! » (Ibid., p. 567.)

δ – « Venit Vittembergam paulo ante iter Lutheri ad comitia Wormatiæ indicta. » (Melch. Adam., Vita Bugenhagii, p. 314.)

ε – « Sacerdotes, cives et scholasticos in vincula conjecit. » (Ibid., p. 313.)

ζ – « Precesque adjunxit, quibus divinitus se regi ac doceri petivit. (Melch. Adam., Vita Bugenhagii, p. 312.)

η – « … In cimmeriis tenebris versatur : hic vir unus et solus verum videt. » (Ibid., p. 313.)

θ – « A supepstitionibus ad unicum Christi meritum traducere. » (Ibid.)

ι – « Corp. Refor. I, p. 361.



Bugenhagen (1485-1558)

Mais nul ne reçut Bugenhagen avec autant de joie que Luther. Il fut convenu entre eux qu’aussitôt après le départ du réformateur Bugenhagen commencerait à expliquer les Psaumes. C’est ainsi que la Providence divine amena alors cet homme puissant pour remplacer en partie celui que Wittemberg allait perdre. Placé un an plus tard à la tête de l’Église de cette ville, Bugenhahen la présida durant trente-six ans. Luther le nommait par excellence le Pasteur.

Luther devait partir. Ses amis, alarmés, pensaient que si Dieu n’intervenait par un miracle, c’était à la mort qu’il marchait. Mélanchthon, éloigné de sa patrie, s’était attaché à Luther avec toute l’affection d’une âme tendre. « Luther, disait-il, me tient lieu de tous mes amis ; il est pour moi plus grand, plus admirable que je ne puis le dire. Vous savez combien Alcibiade admirait son Socratea ; mais c’est autrement encore que j’admire Luther, car c’est en chrétien. » Puis il ajoutait cette parole si belle et si simple : « Chaque fois que je le contemple, je le trouve de nouveau plus grand que lui mêmeb. » Mélanchthon voulait suivre Luther dans ses dangers. Mais leurs amis communs, et sans doute le docteur lui-même, s’opposèrent à ce désir. Philippe ne devait-il pas remplacer son ami ? et si celui-ci ne revenait jamais, qui dirigerait alors l’œuvre de la Réforme ? Ah ! plût à Dieu, dit Mélanchthon, résigné mais chagrin, qu’il m’eût été permis de partir avec luic. »

a – « Alcibiade fut persuadé que le commerce de Socrate était un secours que les dieux envoyaient pour instruire et pour sauver. » (Plutarque, Vie d’Alcibiade.)

b – « Quem quoties contemplor, se ipso subinde majorerai judico. » (Corp. Ref. I, p. 264.)

c – « Utinam Jicuisset mihi una proficisci. » (Ibid., I, p. 365.)

Le véhément Amsdorff déclara aussitôt qu’il accompagnerait le docteur. Son âme forte trouvait plaisir à s’exposer au danger. Sa fierté lui permettait de paraître sans crainte devant une assemblée de rois. L’Électeur avait appelé à Wittemberg, comme professeur de droit, un homme célèbre, d’une grande douceur, fils d’un médecin de Saint Gall, Jérôme Schurff, qui vivait avec Luther dans une grande intimité. « Il n’a pas encore pu se résoudre, disait Luther, à prononcer la sentence de mort contre un seul malfaiteurd. » Cet homme timide désira néanmoins assister le docteur en qualité de conseil dans ce voyage dangereux. Un jeune étudiant danois, Pierre Suaven, qui logeait chez Mélanchthon, célèbre plus tard par ses travaux évangéliques en Poméranie et en Danemark, déclara aussi qu’il accompagnerait son maître. La jeunesse des écoles devait être représentée à côté du champion de la vérité.

d – Luth. Op. (W), XXII, p. 2067, 1819.

L’Allemagne était émue à la pensée des périls qui menaçaient le représentant de son peuple. Elle trouva alors une voix digne d’elle pour exprimer ses craintes. Ulrich de Hütten tressaillit à la pensée du coup dont la patrie allait être frappée ; il écrivit, le 1er avril, à Charles-Quint lui-même. « Très-excellent Empereur, dit-il, vous êtes sur le point de nous perdre et vous-même avec nous. Que se propose-t-on dans cette affaire de Luther, si ce n’est de détruire notre liberté et d’abattre votre puissance ? Il n’y a pas dans toute l’étendue de l’Empire un homme juste qui ne porte à cette affaire l’intérêt le plus vife. Les prêtres seuls s’élèvent contre Luther, parce qu’il s’est opposé à leur puissance excessive, à leur luxe honteux, à leur vie dépravée, et qu’il a plaidé pour la doctrine de Christ, pour la liberté de la patrie et pour la sainteté des mœurs.

e – « Neque enim quam lata est Germania, ulli boni sunt… » (Luth. Op. lat., II, p. 182, verso.)

O Empereur ! éloignez de votre présence ces orateurs de Rome, ces évêques, ces cardinaux, qui veulent empêcher toute réforme. N’avez-vous pas remarqué la tristesse du peuple en vous voyant, à votre arrivée, vous approcher du Rhin, entouré de ces gens à chapeau rouge d’un troupeau de prêtres, et non d’une cohorte de vaillants guerriers ?…

Ne livrez pas Votre Majesté souveraine à ceux qui veulent la fouler aux pieds ! Ayez pitié de nous ! N’entraînez pas dans votre ruine la nation tout entière !… Conduisez-nous au milieu des plus grands périls, sous les glaives des soldats, sous les bouches de feuf ; que toutes les nations conspirent contre nous ; que toutes les armées nous assaillent, en sorte que nous puissions montrer ouvertement notre valeur, plutôt que d’être ainsi vaincus et asservis obscurément et en cachette, comme des femmes, sans armes et sans combats… Ah ! nous espérions que ce serait vous qui nous délivreriez du joug des Romains, et qui renverseriez la tyrannie pontificale. Dieu fasse que l’avenir vaille mieux que ces commencements !

f – « Buenos in manifestum potiuspericulum, duc in ferrum, duc in ignes… » (Luth. Op. lat., II, p. 183.)

L’Allemagne tout entière tombe à vos genouxg  ; elle vous supplie avec larmes ; elle implore votre secours, votre compassion, votre fidélité ; et par la sainte mémoire de ces Germains qui, lorsque le monde entier était soumis à Rome, ne baissèrent point la tête devant cette ville superbe, elle vous conjure de la sauver, de la rendre à elle-même, de la délivrer de l’esclavage, et de la venger de ses tyrans !…  »

g – « Omnem nunc Germaniam quasi ad genua provolutam tibi…. » (Ibid., p. 184.)

Ainsi parlait à Charles-Quint la nation allemande, par l’organe du chevalier. L’Empereur n’y fit pas attention, et jeta probablement avec dédain cette épître à l’un de ses secrétaires. Il était Flamand, et non Germain. Sa puissance personnelle, et non la liberté et la gloire de l’Empire, était l’objet de tous ses désirs.

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