Histoire de la Réformation du seizième siècle

8.5

Notre-Dame d’Einsidlen – Vocation de Zwingle – L’abbé – Géroldsek – Société d’études – La Bible copiée – Zwingle et la superstition.– Première opposition aux erreurs – Sensation – Hédion – Zwingle et les légats – Les honneurs de Rome – L’évêque de Constance – Samson et les indulgences – Stapfer – Charité de Zwingle – Ses amis – Myconius à Zurich

Un moine allemand, Meinrad de Hohenzollern, s’étant avancé, vers le milieu du neuvième siècle, entre le lac de Zurich et celui de Wallstetten, s’était arrêté sur un monticule adossé à un amphithéâtre de sapins, et y avait bâti une cellule. Des brigands trempèrent leurs mains dans le sang du saint. La cellule ensanglantée demeura longtemps déserte. Vers la fin du dixième siècle, on éleva sur ce sol sacré un couvent et une église à l’honneur de la Vierge. La veille du jour de la consécration, à minuit, l’évêque de Constance et ses prêtres étaient en prières dans l’Église ; un chant céleste, provenant d’êtres invisibles, retentit tout à coup dans la chapelle. Ils l’écoutèrent prosternés et dans l’admiration. Le lendemain, comme l’évêque allait consacrer la chapelle, une voix répéta à trois reprises : « Arrête ! Arrête ! Dieu l’a lui-même consacréeq ! » Christ lui-même, dit-on, l’avait bénie pendant la nuit : les chants que l’on avait entendus étaient ceux des anges, des apôtres et des saints, et la Vierge, debout sur l’autel, avait brillé comme un éclair. Une bulle du pape Léon VIII défendit aux fidèles de révoquer en doute la vérité de cette légende. Dès lors une foule immense de pèlerins n’a cessé de se rendre à Notre-Dame des Ermites pour la « consécration des anges. » Delphes et Éphèse dans l’antiquité, Lorette dans les temps modernes, ont seules égalé la gloire d’Einsidlen. C’est dans ce lieu étrange qu’Ulrich Zwingle fut appelé, l’an 1516, comme prêtre et prédicateur.

q – « Cessa, cessa, frater, divinitus capella consecrata est. » (Hartm. Annal. Einsiedl., p. 51.)

Zwingle n’hésita pas. « Ce n’est ni l’ambition ni la cupidité qui m’y portent, dit-il, mais les intrigues des Françaisr. » Des raisons plus élevées achevèrent de le décider. D’un côté, ayant plus de solitude, plus de calme et une paroisse moins considérable, il pourra donner plus de temps à l’étude et à la méditation ; d’autre part, ce lieu de pèlerinage lui offrira la facilité de répandre jusque dans les contrées les plus lointaines la connaissance de Jésus-Christs.

r – « Locum mutavimus non cupidinis aut cupiditatis moti stimulis, verum Gallorum technis. » (Zw. Ep., 24.)

s – « Christum etejus veritatemin regiones et varias et remotas divulgari tam felici opportunitate. » (Osw Myc., Vit. Zw.)

Les amis de la prédication évangélique à Glaris témoignèrent hautement leur douleur. « Que pourrait-il arriver de plus triste pour Glaris, dit Pierre Tschudi, l’un des citoyens les plus distingués de ce canton, que d’être privé d’un si grand hommet, » Ses paroissiens, le voyant inébranlable, résolurent de lui laisser le titre de pasteur de Glaris, avec une partie du bénéfice et la facilité d’y revenir quand il voudraitu.

t – «  Quid enim Glareanæ nostræ tristius accidere poterat, tanto videlicet privari viro ? » (Zw. Ep., p. 16)

u – Zwingle signe encore deux ans plus tard : Pastor Glaronæ, Minister Eremi. (Zw. Ep., p. 30.)

Un gentilhomme, issu d’une antique famille, grave, ouvert, intrépide, et quelquefois un peu rude, Conrad de Rechberg, était l’un des plus célèbres chasseurs des contrées où Zwingle se rendait. Il avait établi dans une de ses terres, le Silthal, un haras, où il éleva une race de chevaux qui devint célèbre en Italie. Tel était l’abbé de Notre-Dame des Ermites. Rechberg avait également horreur des prétentions de Rome et des discussions des théologiens. Un jour que, dans une visite de l’Ordre, on lui faisait quelques remarques : « Je suis maître ici, et non pas vous, dit-il un peu brusquement ; passez votre chemin. » Un autre jour, comme Léon Juda discutait à table avec l’administrateur du couvent, sur des questions difficiles, l’abbé-chasseur s’écria : « Laissez-moi là vos disputes ! Je m’écrie avec David : Aie pitié de moi, ô Dieu ! selon ta bonté, et n'entre pas en jugement avec ton serviteur ; et je n’ai pas besoin de savoir autre chosev. »

v – « Wirz, K. Gesch. III, p. 363 – Zwinglis Bildung v. Schüler, p. 174. Miscell. Tigur. III, p. 28.

Le baron Théobald de Géroldsek était administrateur du monastère ; il avait un esprit doux, une piété sincère, et beaucoup d’amour pour les lettres. Son dessein favori était de réunir dans son couvent une société d’hommes instruits ; c’est pourquoi il avait adressé vocation à Zwingle. Avide d’instruction et de lectures, il supplia son nouvel ami de le diriger. « Lisez les saintes Écritures, répondit Zwingle, et, pour les mieux comprendre, étudiez saint Jérôme. Cependant, ajouta-t-il, il arrivera (et bientôt, avec l’aide du Seigneur) que les chrétiens n’estimeront à un haut prix ni saint Jérôme ni aucun autre docteur, mais seulement la Parole de Dieuw. » La conduite de Géroldsek se ressentit de ses progrès dans la foi. Il permit aux religieuses d’un couvent de femmes, dépendant d’Einsidlen, de lire la Bible en langue vulgaire, et quelques années après Géroldsek vint demeurer à Zurich, auprès de Zwingle, et mourir avec lui sur le champ de Cappel. Le même charme unit bientôt tendrement à Zwingle, non seulement Géroldsek, mais encore le chapelain Zink, l’excellent Œxlin, Lucas et d’autres habitants de l’abbaye. Ces hommes studieux, éloignés du bruit des partis, lisaient ensemble les Écritures, les Pères de l’Église, les chefs-d’œuvre de l’antiquité, et les écrits des restaurateurs des lettres. Souvent des amis étrangers venaient grossir ce cercle intéressant. Un jour, entre autres, Capiton arriva à Einsidlen. Les deux anciens amis de Bâle parcouraient ensemble le couvent et ses sauvages alentours, absorbés dans leurs conversations, examinant l’Écriture et cherchant à connaître la volonté divine. Il y eut un point sur lequel ils tombèrent d’accord ; ce fut celui-ci : « Le pape de Rome doit tomber ! » Capiton était dans ce temps plus courageux qu’il ne le fut plus tard.

w – « Fore, idque brevi, Dec sic juvante, ut neque Hieronymus neque cæteri, sed sola Scriptura divina, apud Christianos in prætio sit futura » (Zw. Op., I, p. 273.)

Repos, loisirs, livres, amis, Zwingle avait tout dans cette tranquille retraite, et il croissait en intelligence et en foi. Ce fut alors (mai 1517) qu’il se mit à un travail qui lui fut très utile. Comme autrefois les rois d’Israël écrivaient de leur propre main la loi de Dieu, Zwingle copia de la sienne les épîtres de saint Paul. Il n’existait, alors que les éditions volumineuses du Nouveau Testament, et Zwingle voulait pouvoir le porter partout avec luix. Il apprit par cœur ces épîtres, plus tard les autres livres du Nouveau-Testament, puis une partie de l’Ancien. Ainsi son cœur s’attachait toujours plus à l’autorité souveraine de la Parole de Dieu. Il ne se contentait pas de la reconnaître ; il voulait encore lui soumettre vraiment sa vie. Il entrait peu à peu dans des voies toujours plus chrétiennes. La tâche pour laquelle il avait été amené dans ce désert s’accomplissait. Sans doute ce ne fut qu’à Zurich que la vie chrétienne pénétra avec puissance toute son âme ; mais déjà à Einsidlen il fit des progrès marqués dans la sanctification. A Glaris, on l’avait vu prendre part aux divertissements du monde ; à Einsidlen, il rechercha davantage une vie pure de toute souillure et de toute mondanité ; il commença à mieux comprendre les grands intérêts spirituels du peuple, et il apprit peu à peu ce que Dieu voulait lui enseigner.

x – Ce manuscrit se trouve à la bibliothèque de la ville de Zurich.

La Providence avait eu encore d’autres vues en l’amenant à Einsidlen. Il devait voir de plus près les superstitions et les abus qui avaient envahi l’Église. L’image de la Vierge, gardée précieusement dans le monastère, avait, disait-on, le pouvoir d’opérer des miracles. Au-dessus de la porte de l’abbaye se lisait cette inscription orgueilleuse : « Ici l’on trouve une pleine rémission de tous les péchés. » Une multitude de pèlerins accouraient à Einsidlen de tous les pays de la chrétienté, pour mériter cette grâce par leur pèlerinage. L’église, l’abbaye, toute la vallée, se remplissaient aux fêtes de la Vierge de ses dévots adorateurs. Mais ce fut surtout à la grande fête de la « consécration des Anges » que la foule inonda l’ermitage. Des rangées de plusieurs milliers d’individus des deux sexes gravissaient la pente de la montagne qui conduit à l’oratoire, en chantant des cantiques, ou en roulant entre les doigts les grains de leur chapelet. Ces dévots pèlerins se pressaient dans l’église, croyant être là plus près de Dieu que partout ailleurs.

Le séjour de Zwingle à Einsidlen eut, sous le rapport de la connaissance des abus de la papauté, un effet analogue à celui de Luther à Rome. Zwingle acheva à Einsidlen son éducation de réformateur. — Dieu seul est la source du salut, et il l’est partout : — ce fut là ce qu’il apprit à Einsidlen, et ces deux vérités devinrent les articles fondamentaux de la théologie de Zwingle. Le sérieux qu’il avait acquis dans son âme agit bientôt au dehors. Frappé de tant de maux, il résolut de s’y opposer avec courage. Il n’hésita pas entre sa conscience et ses intérêts ; il se leva hardiment, et sa parole énergique attaqua sans détour la superstition de la foule qui l’entourait. « Ne pensez pas, lui dit-il du haut de la chaire, que Dieu soit dans ce temple plus qu’en aucun autre lieu de sa création. Quelle que soit la contrée de la terre que vous habitiez, Dieu vous entoure et vous entend aussi bien qu’à Notre-Dame d’Einsidlen. Seraient-ce des œuvres inutiles, de longs pèlerinages, des offrandes, des images, l’invocation de la Vierge ou des saints qui vous obtiendraient la grâce de Dieu ?… Qu’importe la multitude des paroles dont nous formons nos prières ! Qu’importent un capuchon brillant, une tête bien rasée, une robe longue et bien plissée, et des mulets ornés d’or !… C’est au cœur que Dieu regarde, et notre cœur est éloigné de Dieuy. »

y – « Vestis oblonga et plicis plena, muli auro ornati… Cor vero interim procul a Deo est. » (Zw. Op., I, p. 236.)

Mais Zwingle voulait faire plus que de s’élever contre les superstitions ; il voulait satisfaire le désir ardent d’une réconciliation avec Dieu qu’éprouvaient plusieurs des pèlerins accourus à la chapelle de Notre-Dame d’Einsidlen. « Christ, criait-il comme Jean-Baptiste, dans ce nouveau désert des montagnes de Judée, Christ, qui s’est offert une fois sur la croix, est l’hostie et la victime qui satisfait, jusque dans toute l’éternité, pour les péchés de tous les fidèlesz. » Ainsi Zwingle avançait. Le jour où l’on entendit une prédication si courageuse dans le sanctuaire le plus vénéré de la Suisse l’étendard dressé contre Rome commença à paraître plus distinctement au-dessus de ses montagnes, et il y eut comme un tremblement de réformation qui en ébranla les fondements.

z – « Christus, qui sese semel in cruce obtulit, hostia est et victima satisfaciens in æternum pro peccatis omnium fidelium. » (Zw. Op., I, p. 263.)

En effet, un étonnement universel saisissait la foule à l’ouïe des discours du prêtre éloquent. Les uns s’éloignaient avec horreur, d’autres hésitaient entre la foi de leurs pères et cette doctrine qui devait assurer leur paix ; plusieurs allaient à Jésus, qu’on leur annonçait être rempli de douceur, et remportaient les cierges qu’ils étaient venus présenter à la Vierge. Une foule de pèlerins retournaient dans leur patrie, annonçant partout ce qu’ils avaient ouï à Einsidlen : « Christ seul sauve, et il sauve partout. » Souvent des troupes, étonnées de ce qu’elles entendaient raconter, rebroussaient chemin, sans avoir terminé leur pèlerinage. Les adorateurs de Marie diminuaient de jour en jour. C’était de leurs offrandes que se composait à peu près tout le revenu de Zwingle et de Géroldsek. Mais ce hardi témoin de la vérité était heureux de s’appauvrir pour enrichir spirituellement les âmes.

Lors des fêtes de la Pentecôte, l’an 1518, au milieu des nombreux auditeurs de Zwingle se trouvait un homme savant, d’un caractère doux et d’une active charité, Gaspard Hédion, docteur en théologie à Bâle. Zwingle prêchait sur l’histoire du paralytique (Luc 5.16-39), où se trouve cette déclaration du Seigneur : Le fils de l’homme a sur la terre l'autorité de pardonner les péchés, parole bien propre à frapper la foule réunie dans le temple de la Vierge. Le sermon du prédicateur remuait, ravissait, embrasait l’assemblée, et en particulier le docteur de Bâleγ. Longtemps après Hédion en exprimait encore toute son admiration. « Que ce discours, disait-il, est beau, profond, grave, complet, pénétrant, évangélique, et comme il rappelle l’ἐνέργεια (la force) des anciens docteursδ ! » Dès cet instant Hédion admira et aima Zwingleε. Il eût voulu aller à lui, lui ouvrir son cœur : il errait autour de l’abbaye, et n’osait avancer, retenu, dit-il, par une timidité superstitieuse. Il remonta à cheval, et s’éloigna lentement de Notre-Dame, tournant la tête vers les lieux qui renfermaient un si grand trésor, et emportant dans son cœur les regrets les plus vifsζ.

γ – « Is sermo ita me inflammavit… (Zw. Ep., p. 90.)

δ – « Elegans ille, doctus, gravis, copiosus, penetrans et evangelicus… » (Ibid., p. 89.)

ε – « Ut inciperem Zwinglium arctissime complecti, suscipere et admirari. » (Ibid.)

ζ – « Sicque abequitavi, non sine molestia, quam tamen ipse mihi pepereram. » (Ibid., p. 90.)



Hédion (1494-1552)

Ainsi prêchait Zwingle ; avec moins de force sans doute, mais avec plus de modération et non moins de succès que Luther : il ne précipitait rien ; il heurtait moins les esprits que ne le faisait le réformateur saxon ; il attendait tout de la puissance de la vérité. Il agissait avec la même sagesse dans ses rapports avec les chefs de l’Église. Loin de se montrer immédiatement leur adversaire, comme Luther, il demeura longtemps leur ami. Ceux-ci le ménageaient extrêmement, non seulement à cause de sa science et de ses talents (Luther eût eu les mêmes droits aux égards des évêques de Mayence et de Brandebourg), mais surtout à cause de son attachement au parti politique du pape et de l’influence que possédait un homme tel que Zwingle dans un État républicain.

En effet, divers cantons, dégoûtés du service du pape, étaient près de rompre avec lui. Mais les légats se flattaient d’en retenir plusieurs en gagnant Zwingle, comme ils gagnaient Érasme, par des pensions et des honneurs. Les légats Ennius et Pucci allaient souvent alors à Einsidlen, d’où, vu la proximité des cantons démocratiques, leurs négociations avec ces États étaient plus faciles. Mais Zwingle, loin de sacrifier la vérité aux demandes et aux offres de Rome, ne laissait passer aucune occasion de défendre l’Évangile. Le fameux Schinner, qui avait alors des désagréments dans son diocèse, passa quelque temps à Einsidlen. Toute la papauté, dit un jour Zwingle, repose sur de mauvais fondementsa. Mettez la main à l’œuvre, rejetez les erreurs et les abus, ou bien vous verrez s’écrouler tout l’édifice avec un effroyable vacarmeb. »

a – « Dass das ganz papstum einen schlechten grand habe. » (Zw. Op., II, 1re partie, p. 7.)

b – « Oder aber sy werdind mit grosser unrüw selbs umfallen. » (Ibid.)

Il parlait avec la même franchise au légat Pucci. Quatre fois il revint à la charge. « Avec l’aide de Dieu, lui dit-il, je continuerai à prêcher l’Évangile, et cette prédication ébranlera Rome. » Puis il lui exposa ce qu’il y avait à faire pour sauver l’Église. Pucci promit tout, mais ne tint rien. Zwingle déclara qu’il renonçait à la pension du pape. Le légat le supplia de la garder, et Zwingle, qui ne se proposait point alors de se mettre en hostilité ouverte avec le chef de l’Église, consentit encore pendant trois ans à la recevoir. Mais ne pensez pas, ajouta-t-il, que pour l’amour de l’argent je retranche de la vérité une seule syllabec. » Pucci, alarmé, fit nommer le réformateur chapelain acolyte du pape. C’était un acheminement à de nouveaux honneurs. Rome voulait effrayer Luther par des jugements et gagner Zwingle par des grâces. Elle lançait à l’un ses excommunications, et jetait à l’autre son or et ses splendeurs. C’étaient deux voies diverses pour arriver au même but, et faire taire les lèvres hardies qui osaient, malgré le pape, proclamer en Allemagne et en Suisse la Parole de Dieu. La dernière était la plus habile ; mais ni l’une ni l’autre ne réussirent. Les âmes affranchies des prédicateurs de la vérité se montrèrent également inaccessibles aux vengeances et aux faveurs.

c – « Frustra sperari me vel verbulum de veritate deminuturum esse, pecuniæ gratia. (Ibid. Op., I, p. 365.)

Un autre prélat suisse, Hugues de Landenberg, évêque de Constance, donna alors quelques espérances à Zwingle. Il ordonna une visite générale des églises. Mais Landenberg, homme sans caractère, se laissait conduire un jour par Faber, son vicaire, un autre jour par une méchante femme, à l’empire de laquelle il ne savait échapper. Il semblait quelquefois honorer l’Évangile, et pourtant, si on l’annonçait avec courage, on n’était plus à ses yeux qu’un perturbateur. Il était de ces hommes, trop communs dans l’Église, qui, en aimant mieux la vérité que l’erreur, ont plus de ménagements pour l’erreur que pour la vérité, et qui finissent souvent par se tourner contre ceux avec lesquels ils devraient combattre. Zwingle s’adressa à lui, mais en vain. Il devait faire l’expérience qu’avait faite Luther, et reconnaître qu’il était inutile d’invoquer le secours des chefs de l’Église, et que la seule voie pour restaurer le christianisme était de se comporter en fidèle docteur de la Parole de Dieu. L’occasion s’en offrit bientôt.

Sur les hauteurs du Saint-Gothard, dans ces passages élevés qu’on y a frayés avec peine à travers les rocs escarpés qui séparent la Suisse de l’Italie, s’avançait, en août 1518, un moine franciscain. Sorti d’un couvent italien, il portait avec lui des indulgences papales, qu’il avait été chargé de vendre aux bons chrétiens des ligues helvétiques. De brillants succès, remportés sous deux papes précédents, l’avaient illustré dans ce honteux commerce. Des compagnons, destinés à faire valoir la marchandise qu’il allait débiter, passaient avec lui ces neiges et ces glaces aussi anciennes que le monde. Cette caravane avide, d’une apparence assez misérable, ne ressemblant pas mal à une bande d’aventuriers qui cherchent à butiner, marchant en silence au bruit de ces torrents fougueux qui forment le Rhin, la Reuss, l’Aar, le Rhône, le Tessin et d’autres fleuves, méditait la spoliation des simples peuples de l’Helvétie. Samson, c’était le nom du franciscain, et sa compagnie arrivèrent d’abord dans Uri, et y commencèrent leur trafic. Ils en eurent bientôt fini avec ces pauvres campagnards, et passèrent dans le canton de Schwitz. C’est là que se trouvait Zwingle, et que devait s’engager le combat entre ces deux serviteurs de deux maîtres bien différents. « Je puis pardonner tous les péchés, disait dans Schwitz le moine italien, le Tetzel de la Suisse. Le ciel et l’enfer sont soumis à mon pouvoir ; et je vends les mérites de Jésus-Christ à quiconque veut les acheter en payant comptant une indulgence. »

Zwingle apprend ces discours, et son zèle s’enflamme. Il prêche avec force. « Jésus-Christ, dit-il, le fils de Dieu, a dit : Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous soulagerai. N’est-ce donc pas une audacieuse folie et une témérité insensée que de dire, au contraire : Achète des lettres d’indulgence ! cours à Rome, donne aux moines sacrifie aux prêtres ! Si tu fais ces choses, je t’absoudrai de tes péchésd. Jésus-Christ est la seule offrande ; Jésus-Christ est le seul sacrifice ; Jésus-Christ est le seul chemine. »

d – « Roman curre ! redime literas indulgentiarum ! da tantumdem monachis ! offer sacerdotibus, etc. » (Zw. Op., I, p. 222).

e – « Christus una est oblatio, unum sacrificium, una via. » (Ibid., p. 201.)

Partout à Schwitz on appela bientôt Samson un fripon et un séducteur. Il prit le chemin de Zoug, et pour le moment les deux champions se manquèrent.

A peine Samson s’était-il éloigné de Schwitz, qu’un citoyen de ce canton, d’un esprit distingué, et qui fut plus tard secrétaire d’État, Stapfer, tomba avec sa famille dans une grande détresse. « Hélas ! dit-il en s’adressant à Zwingle dans son angoisse, je ne sais comment subvenir à ma faim et à la faim de mes pauvres enfantsf … » Zwingle savait donner quand Rome savait prendre ; et il était aussi prêt à pratiquer les bonnes œuvres qu’à combattre ceux qui enseignaient que par elles on acquiert le salut. Chaque jour il apportait à Stapfer d’abondants secoursg. « C’est Dieu, disait-il, désireux de ne garder pour lui aucune gloire, c’est Dieu qui engendre la charité dans le fidèle et lui donne tout à la fois la pensée, la résolution et l’œuvre elle-même. Tout ce que le juste fait de bien, c’est Dieu qui le fait par sa propre puissanceh. » Stapfer lui demeura attaché toute sa vie, et quatre ans plus tard, devenu secrétaire d’État à Schwitz, et se sentant poussé par des besoins plus élevés, il se tourna vers Zwingle, et lui dit avec noblesse et candeur : « Puisque vous avez pourvu à mes besoins temporels, combien plus attendrai-je maintenant de vous de quoi apaiser la faim de mon âme ! »

f – « Ut meæ meorumque liberorum inediæ corporali subveniretis. (Id. Ep., p. 234.)

g – « Largas mihi quotidie suppetias tulistis. » (Ibid.)

h – « Caritatem ingenerat Deus, consilium, propositum et opus. Quidquid boni præstat justus, hoc Deus sua virtute præstat. » (Zw. Op., I, p. 226.)

Les amis de Zwingle se multipliaient. Ce n’était pas seulement à Glaris, à Bâle et à Schwitz, qu’il se trouvait des âmes en accord avec la sienne : dans Uri, c’était le secrétaire d’État Schmidt ; à Zoug, Colin, Müller et Werner Steiner, son ancien compagnon d’armes à Marignan ; à Lucerne, Xylotect et Kilchmeyer ; Wittembach à Bienne, et beaucoup d’autres en d’autres lieux encore. Mais le curé d’Einsidlen n’avait pas d’ami plus dévoué qu’Oswald Myconius. Oswald avait quitté Bâle, en 1516, pour diriger à Zurich l’école de la cathédrale. Il ne se trouvait alors dans cette ville ni savants ni écoles savantes. Oswald y travaillait, avec quelques hommes bien disposés, et entre autres avec Utinger, notaire du pape, à faire sortir de l’ignorance le peuple zurichois, et à l’initier à la littérature de l’antiquité. En même temps il défendait l’immuable vérité de la sainte Écriture, et déclarait que si le pape ou l’Empereur commandait des choses contraires à l’Évangile, l’homme était tenu d’obéir à Dieu seul, qui est au-dessus de l’Empereur et du pape.

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