Histoire de la Réformation du seizième siècle

9.10

Opposition – Henri VIII – Wolsey – La reine – Fischer – Thomas Morus – Livres de Luther brûlés – Henri attaque Luther – Présentation au pape – Effet de Luther – Force et violence – Son livre – Réponse de l’évêque de Rochester – Réponse de Morus – Démarche du roi

Tandis que le grammairien Mélanchthon apportait, par de si doux accords, un si puissant secours à Luther, des hommes redoutables, hostiles au réformateur, se tournaient avec violence contre lui. Échappé de la Wartbourg, il avait reparu sur la scène du monde ; et à cette nouvelle, ses anciens adversaires avaient retrouvé toute leur rage.

Il y avait trois mois et demi que Luther était de retour à Wittemberg, lorsqu’un bruit, que grossissaient toutes les voix de la renommée, lui apporta la nouvelle, qu’un des plus grands rois de la chrétienté s’était levé contre lui. Le chef de la maison des Tudors, prince issu à la fois des Yorks et des Lancastres, et sur la tête duquel, après tant de sang répandu, la Rose rouge et la Rose blanche se trouvaient enfin réunies, le puissant roi d’Angleterre, qui prétendait rétablir sur le continent, et sur la France en particulier, l’antique influence de sa couronne, Henri VIII venait de composer un livre contre le pauvre moine de Wittemberg. « On vante fort, écrivit Luther à Lange, le 26 juin 1522, un petit livre du roi d’Angleterrer.

r – Jactant libellum regis Angliæ; sed leum illum suspicor sub pelle tectum. (Allusion à Lee, chapelain de Henri VIII, et jeu de mots avec leo (lion), L.Epp. II, p. 213.)

Henri VIII avait alors trente et un ans, il était bien fait, un air de majesté et de domination était répandu sur toute sa personnes ; et sa physionomie annonçait la vivacité de son esprit. Véhément, prétendant tout faire plier sous la violence de ses passions, et ayant soif de gloire, il cacha d’abord ses défauts sous une certaine fougue qui est le propre de la jeunesse, et ne manqua pas de flatteurs qui les encouragèrent. Souvent il se rendait, avec la troupe de ses favoris, dans la demeure de son chapelain, Thomas Wolsey, fils d’un boucher d’Ipswich. Doué d’une grande habileté, d’une excessive ambition et d’une audace sans borne, cet homme, protégé par l’évêque de Winchester, chancelier du royaume, s’était rapidement avancé dans la faveur de son maître, et l’attirait dans sa maison par la séduction de plaisirs et de désordres, auxquels le jeune prince n’eût osé se livrer dans son propre palais. Polydore Virgile, alors sous-collecteur du pape en Angleterre, le rapportet. Dans ces folles réunions, le chapelain dépassait en licence les jeunes courtisans qui accompagnaient Henri VIII. On le voyait, oubliant la gravité qui convient à un ministre des autels, chanter, danser, rire, folâtrer, tenir des discours obscènes, et faire des armesu. Il réussit bientôt ainsi à obtenir la première place dans le conseil du roi, et, gouvernant seul le royaume, fit acheter ses bonnes grâces à tous les princes de la chrétienté.

s – He was tall, strong built and proportioned and had an air of authority and empire. (Collier Eccl. Hist. of G.-Brit., in-fol. II, p. 1.)

t – Domi suæ voluptatum omnium sacrarium fecit, quo regem frequenter ducebat. (Polyd. Virgilius, Angl. Hist. Bâle, 1570, in-fol., p. 633.) Polydore Virgile paraît avoir souffert de l’orgueil de Wolsey et être plutôt porté à exagérer les torts de ce ministre.

u – Cum illis adolescentibus una psallebat, saltabat, sermones leporis plenos habebat, ridebat, jocabatur, (Polyd. Virgilius, Angl. Hist. Basle, 1570, fol. p. 633.)



Henri VIII



Thomas Wolsey

Henri vivait au milieu des bals, des festins, des joutes et dissipait follement les trésors que l’avarice de son père avait lentement amassés. Des tournois magnifiques se succédaient sans cesse. Le roi, qui, par sa mâle beauté, se distinguait entre tous les combattantsv, y jouait le premier rôle. Si la lutte paraissait un instant douteuse, l’adresse, la force du prince, ou l’adroite politique de ses adversaires lui assuraient la victoire, et l’enceinte retentissait decris et d’applaudissements en son honneur. La vanité du jeune prince s’exaltait de ces faciles triomphes, et il n’y avait succès au monde auquel il ne crût pouvoir prétendre. Parmi les spectateurs se trouvait quelquefois la reine. Sa figure grave, son regard triste, son air recueilli et abattu contrastaient avec le bruyant éclat de ces fêtes. Henri VIII, peu après son avènement au trône, avait épousé, par des raisons d’État, Catherine d’Aragon, plus âgée que lui de cinq ans, veuve de son frère Arthur et tante de Charles-Quint. Tandis que son époux se livrait aux plaisirs, la vertueuse Catherine, d’une piété tout espagnole, se levait au milieu de la nuit pour prendre part en silence aux prières des moinesw. Elle se jetait à genoux, sans coussin, sans tapis. A cinq heures du matin, après avoir pris un peu de repos, elle était de nouveau debout ; elle se revêtait de l’habit de Saint-François ; car elle s’était fait recevoir dans l’ordre tertiaire de ce saint ; puis, le recouvrant à la hâte des vêtements royauxx, elle se rendait à l’église à six heures, pour assister aux saints offices.

v – Eximia corporis forma præditus, in qua etiam regiæ majestatis augusta quædam species elucebat. (Sanderus de Schismate Anglicano, p. 4.) L’ouvrage de Sanders, nonce du pape en Irlande, doit être lu avec beaucoup de précaution ; car les assertions fausses et calomnieuses n’y manquent pas, comme l’ont remarqué le cardinal Quirini et le docteur catholique romain Lingard eux-mêmes. Voyez l’Histoire d’Angleterre de ce dernier, t. VI, p. 173.

w – Surgebat media nocte ut nocturnis religiosorum precibus interesset. (Sanders. p. 5.)

x – Sub regio vestitu Divi Francisci habitu utebatur. (Ibid. p. 5.)

Deux êtres vivant dans deux mondes si différents, ne pouvaient longtemps demeurer unis.

La piété romaine avait pourtant d’autres représentants que Catherine à la cour de Henri VIII. Jean Fisher, évêque de Rochester, presque septuagénaire, aussi distingué par sa science que par la sévérité de ses mœurs, était l’objet de la vénération générale. Il avait été le plus ancien conseiller de Henri VII, et la duchesse de Richmond, aïeule de Henri VIII, l’appelant auprès de son lit de mort, lui avait recommandé la jeunesse et l’inexpérience de son petit-fils. Longtemps le roi, au milieu de ses écarts, vénéra le vieux évêque comme un père.

Un homme beaucoup plus jeune que Fisher, laïque et jurisconsulte, attirait déjà alors, par son génie et la noblesse de son caractère, les regards de tous. Il s’appelait Thomas Morus. Fils d’un juge du banc du roi, pauvre, austère, ardent au travail, il avait cherché à vingt ans à éteindre les passions de la jeunesse, en portant un cilice et en se donnant la discipline. Appelé un jour par Henri VIII, au moment où il assistait à la messe, il répondit que le service de Dieu devait passer avant le service du roi. Wolsey le présenta à Henri VIII, qui l’employa dans diverses ambassades et lui voua une grande affection. Il l’envoyait souvent chercher et s’entretenait avec lui des planètes, de Wolsey et de la théologie.



Thomas Morus

En effet, le roi lui même n’était point étranger aux doctrines romaines. Il paraît même que si Arthur eût vécu, Henri eût été destiné au siège archiépiscopal de Cantorbéry. Thomas d’Aquin, saint Bonaventurey, les tournois, les festins, Elisabeth Blount et d’autres maîtresses encore, tout cela se mêlait dans l’esprit et la vie de ce prince, qui faisait chanter dans sa chapelle des messes de sa composition.

y – Legebat studiose libros divi Thomæ Aquinatis. (Pol. Virg. p. 634.)

Dès que Henri VIII ouït parler de Luther, il se courrouça contre lui, et à peine le décret de la diète de Worms fut-il connu en Angleterre, qu’il ordonna d’exécuter la bulle du pontife contre les livres du Réformateurz. Le 12 mai 1521, Thomas Wolsey, qui, à la charge de chancelier d’Angleterre, unissait celles de cardinal et de légat de Rome, se rendit à Saint-Paul, en procession solennelle. Cet homme, parvenu au plus haut degré de l’orgueil, se croyait l’égal des rois. Il ne s’asseyait que sur un siège d’or, il couchait dans un lit d’or, et une nappe de drap d’or couvrait la table sur laquelle il mangeaita. Il étala en cette occasion une grande pompe. Sa maison, composée de huit cents personnes, parmi lesquelles se trouvaient des barons, des chevaliers, des fils des familles les plus distinguées, qui espéraient, en le servant, parvenir aux charges publiques, entourait le superbe prélat. L’or et la soie brillaient non seulement sur ses habits (il était le premier ecclésiastique qui eût osé se vêtir si somptueusement)b, mais encore sur les housses et les harnais de ses chevaux. Devant lui, un prêtre de la plus belle figure portait une colonne d’argent terminée par une croix ; derrière lui, un autre ecclésiastique, d’une figure non moins remarquable, tenait dans sa main la croix archiépiscopale d’York ; un seigneur, qui marchait à son côté, était chargé de son chapeau de cardinalc. Des nobles, des prélats, des ambassadeurs du pape et de l’Empereur l’accompagnaient, suivis d’une longue troupe de mules, ayant sur leur dos des coffres couverts des étoffes les plus riches et les plus brillantes. C’est au milieu de ce cortège magnifique qu’on portait au bûcher, à Londres, les écrits du pauvre moine de Wittemberg. Arrivé dans la basilique, le prêtre orgueilleux fit déposer sur l’autel même son chapeau de cardinal. Le vertueux évêque de Rochester se rendit au pied de la croix, et, faisant entendre une voix émue, il prêcha avec force contre l’hérésie. Puis on apporta les écrits impies de l’hérésiarque, et on les brûla dévotement, en présence d’une foule immense. Telle fut la première nouvelle que l’Angleterre reçut de la Réformation.

z – Primum libros Lutheranos, quorum magnus jam numerus pervenerat in manus suorum Anglorum, comburendos curavit. (Pol. Virg. p. 664.)

a – Uti sella aurea, uti pulvino aureo, uti velo aureo ad mensam. (Ibid.)

b – Primus episcoporum et cardinalium, vestitum exteriorem sericum sibi induit. (Ibid. p. 633.)

c – Galerum cardinalium, ordinis insignem, sublime a ministro præferebat… super altare collocabat. (Ibid. p. 645.)

Henri ne voulut pas s’en tenir là. « C’est le diable, » écrivit à l’électeur palatin ce prince dont le glaive ne cessa jamais d’être levé sur ses adversaires, ses femmes et ses favoris ; c’est le diable qui, par Luther, a allumé cet immense incendie. Si Luther ne veut pas se convertir, que les flammes le consument avec ses écritsd ! »

d – Knapp’s Nachlese, II, p. 458.

Ce n’était point encore assez. Henri, convaincu que les progrès de l’hérésie provenaient de l’extrême ignorance des princes allemands, pensa que le moment était venu de déployer tout son savoir. Les victoires de sa hache d’armes ne lui permettaient pas de douter de celles qui étaient réservées à sa plume. Mais une autre passion encore, toujours grande dans les petites âmes, la vanité, aiguillonnait le roi. Il était humilié de n’avoir aucun titre à opposer à ceux de catholique et de très chrétien que portaient les rois d’Espagne et de France, et il mendiait depuis longtemps, près de la cour romaine, une semblable distinction. Quoi de plus propre à la lui faire enfin obtenir, qu’une attaque contre l’hérésie ? Henri jeta donc de côté la pourpre royale et descendit des hauteurs du trône dans l’arène des théologiens. Il compulsa Thomas d’Aquin, Pierre Lombard, Alexandre de Hales et Bonaventure, et le monde vit paraître la Défense des sept sacrements, contre Martin Luther, par le très invincible roi d'Angleterre et de France, seigneur d'Irlande, Henri, huitième du nom. »

« Je me jetterai au-devant de l’Église pour la sauver, disait le roi d’Angleterre dans cet écrit ; je recevrai dans mon sein les traits empoisonnés de l’ennemi qui l’assaillee. L’état présent des choses m’y appelle. Il faut que tout serviteur de Jésus-Christ, quels que soient son âge, son sexe, son rang, se lève contre l’ennemi commun de la chrétientéf.

e – Meque adversus venenata jacula hostis eam oppugnantes objicerem. (Assertio septem sacramentorum adv. M. Lutherum, in prologo.)

f – Omnis Christi servus, omnis ætas, omnis sexus, omnis ordo consurgat. (Ibid.)

Armons-nous d’une double armure, d’une armure céleste, pour vaincre, par les armes de la vérité, celui qui combat avec celles de l’erreur ; mais aussi d’une armure terrestre, afin que, s’il se montre obstiné dans sa malice, la main du bourreau le contraigne à se taire, et qu’une fois du moins il soit utile au monde, par l’exemple terrible de sa mortg.

g – Et qui nocuit verbo malitiæ, supplicii prosit exemplo. (Ibid.)

Henri VIII ne pouvait cacher le mépris que lui inspirait son faible adversaire. « Cet homme, dit le théologien couronné, semble être en travail d’enfantement ; il fait des efforts inouïs ; puis il n’enfante que du venth. Otez l’enveloppe audacieuse des paroles superbes dont il revêt ses absurdités, comme on revêt un singe de la pourpre, que restera-t-il ?… un misérable et vide sophisme. »

h – Mirum est quanto nixu parturiens, quam nihil peperit, nisi merum ventum. (Ibid.)

Le roi défend successivement la messe, la pénitence, la confirmation, le mariage, les ordres, l’extrême-onction ; il n’épargne pas les épithètes injurieuses à son adversaire ; il l’appelle tour à tour un loup infernal, une vipère empoisonnée, un membre du diable. L’honnêteté même de Luther est attaquée. Henri VIII écrase le moine mendiant de sa colère royale et écrit comme avec son sceptre, dit un historieni.

i – And writes as it were with his scepter. (Collyer. Eccl. Hist. of Great Britain, p. 17.)

Cependant, il faut le reconnaître, l’ouvrage n’était pas mauvais pour l’auteur et pour son siècle. Le style ne manque pas d’une certaine force. Mais le public d’alors ne sut pas se borner à lui rendre justice. Une explosion de louanges accueillit le traité théologique du puissant roi d’Angleterre. « Jamais le soleil n’a vu encore un livre aussi savantj, » disaient ceux-ci. — On ne peut le comparer, reprenaient d’autres, qu’aux œuvres de saint Augustin. C’est un Constantin, c’est un Charlemagne ! — C’est plus encore, disaient d’autres voix, c’est un second Salomon ! »

j – The most learned work that ever the sun saw. (Burnet, Hist. of the Ref. of England. I. p. 50.)

Ces exclamations dépassèrent bientôt les limites de l’Angleterre. Henri voulut que le doyen de Windsor, Jean Clarke, son ambassadeur auprès du pape, remit son livre au souverain pontife. Léon X reçut l’ambassadeur en plein consistoire. Clarke lui présenta l’œuvre royale, en disant : « Le roi mon maître vous donne l’assurance qu’après avoir réfuté les erreurs de Luther avec la plume, il est prêt à combattre ses adhérents avec le fer. » Léon, touché de cette promesse, répondit que le livre du roi n’avait pu être composé qu’avec l’aide du Saint-Esprit ; et il nomma Henri défenseur de la foi : titre que portent encore les souverains de l’Angleterre.

L’accueil fait à Rome à l’ouvrage du roi contribua beaucoup à le faire lire. En plusieurs mois, il en sortit, de diverses presses, plusieurs milliers d’exemplairesk. Tout le monde chrétien, dit Cochléus, fut rempli d’admiration et de joiel.

k – Intra paucos menses, liber ejus a multis chalcographis in multa millia multiplicatus. (Cochlœus, p. 44.)

l – Ut totum orbem christianum et gaudio et admiratione repleverit. (Ibid.)

Ces louanges extravagantes augmentèrent l’insupportable vanité du chef des Tudors. Il ne douta point qu’il ne fût lui-même inspiré du Saint-Espritm. Dès lors il ne voulut plus supporter aucune contradiction. La papauté n’était plus pour lui à Rome, mais à Greenwich ; l’infaillibilité reposait sur sa tête : ceci contribua grandement plus tard à la réformation de l’Angleterre.

m – He was brought to fancy it was written with some degree of inspiration. (Burnet, Préface.)

Luther lut le livre de Henri avec un sourire mêlé de dédain, d’impatience et d’indignation. Les mensonges, les injures qu’il contenait, mais surtout l’air de mépris et de compassion que le roi y affectait, irritèrent au plus haut degré le docteur de Wittemberg. La pensée que le pape avait couronné cet écrit, et que partout les ennemis de l’Évangile insultaient à la Réforme et au réformateur, comme déjà renversés et vaincus, ajouta encore à son indignation. D’ailleurs, qu’avait-il à ménager ? Ne combattait-il pas pour un roi plus grand que tous les rois de la terre ? La douceur évangélique ne lui sembla pas de saison. Œil pour œil, dent pour dent. Il dépassa toute mesure. Poursuivi, outragé, traqué, blessé, le lion furieux se retourna et se dressa avec fierté pour écraser son ennemi. L’électeur, Spalatin, Mélanchthon, Bugenhagen, cherchèrent en vain à l’apaiser. Ils voulaient l’empêcher de répondre ; mais rien ne put l’arrêter. « Je ne serai pas doux avec le roi d’Angleterre, dit-il. C’est en vain, je le sais, que je m’humilie, que je cède, que je conjure, que j’essaye les voies de la paix. Je vais enfin me montrer plus terrible avec ces furieux, qui chaque jour me heurtent de leurs cornes. Je dresserai contre eux les miennes ; je provoquerai, j’irriterai Satan, jusqu’à ce que, épuisé, il tombe anéantin. Si cet hérétique ne se rétracte pas, dit le nouveau Thomas, Henri VIII, il faut qu’on le brûle ! Telles sont les armes que l’on emploie maintenant contre moi : la fureur d’ânes stupides et de porcs à la Thomas d’Aquin ; puis le feuo. Eh bien, à la bonne heure ! Que ces porcs s’avancent, s’ils l’osent, et qu’ils me brûlent ! Me voici, je les attends.

n – Mea in ipsos exercebo cornua, irritaturus Satanam, donec effusis viribus et conatibus corruat in se ipso. (L. Epp. II. 236.)

o – Ignis et furor insulsissimorum asinorum et Thomisticorum porcorum. (Contra Henricum Regem, Opp. Lat. II. 331.) Il y a dans ce discours quelque chose qui rappelle ceux du grand agitateur de la Grande-Bretagne. Il y a pourtant plus de force et plus de noblesse dans l’orateur du xvie siècle que dans celui du xixe. (Voyez Revue britannique, novembre 1835. Le règne d'O'Connell : « Pourceaux savonnés de la société civilisée, » etc., p. 30.

Je veux que mes cendres, jetées après ma mort dans mille mers, se soulèvent, poursuivent et engloutissent cet abominable troupeau. Vivant, je serai l’ennemi de la papauté, et brûlé, je serai sa ruine. Allez, porcs de saint Thomas, faites ce que bon vous semble. Toujours vous trouverez Luther comme un ours sur votre chemin, et comme un lion sur votre sentier. Il fondra sur vous de toutes parts, et ne vous laissera aucune paix, jusqu’à ce qu’il ait broyé vos cervelles de fer, et réduit en poudre vos fronts d’airain. »

Luther reproche d’abord à Henri VIII de n’avoir appuyé ses doctrines que sur des décrets et des sentences d’hommes. « Moi, dit-il, je ne cesse de crier : Évangile ! Évangile ! — Christ ! Christ !… Et mes adversaires ne cessent de répondre : Usages ! usages ! — Ordonnances ! ordonnances ! — Pères ! Pères ! — Que votre foi, dit saint Paul, soit fondée, non sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu. — Et l’apôtre, par ce coup de tonnerre qui part du ciel, renverse et disperse, comme le vent disperse la poussière, tous les esprits follets de ce Henri-là. Confus, épouvantés, les Thomistes, les papistes, les Henri, tombent prosternés devant la foudre de ces parolesp. »

p – Confusi et prostrati jacent a facie verborum istius tonitrui. (Contra Henricum reg. Opp. Lat. II. 336.)

Il réfute ensuite en détail l’écrit du roi, et renverse l’un après l’autre ses arguments, avec une clarté, un esprit, une connaissance des saintes Écritures et de l’histoire de l’Église, mais aussi avec une assurance, un dédain, et quelquefois une violence, qui ne doivent pas nous surprendre.

Parvenu à la fin de son discours, Luther s’indigne de nouveau de ce que son adversaire ne puise ses arguments que dans les Pères ; c’était là la base de toute la controverse. « A toutes les paroles des Pères, des hommes, des anges, des diables, dit-il, j’oppose, non l’antiquité de l’usage, non la multitude, mais la Parole de la majesté éternelle, l’Évangile, qu’eux-mêmes sont contraints d’approuver. C’est à lui que je m’en tiens, c’est sur lui que je me repose, c’est en lui que je me glorifie, que je triomphe et que j’insulte aux papistes, aux Thomistes, aux Henri, aux sophistes et à tous les pourceaux de l’enferq. Le roi du ciel est avec moi ; c’est pourquoi je ne crains rien, quand même mille Augustins, mille Cypriens, et mille de ces Églises dont Henri est le défenseur, se lèveraient contre moi. C’est peu de chose que je méprise et morde un roi de la terre, puisque lui-même n’a pas craint de blasphémer dans ses dis cours le roi du ciel, et de profaner sa sainteté par les plus audacieux mensongesr. »

q – Hic sto, hic sedeo, hic maneo, hic glorior, hic triumphor, hic insulto papistis… (Ibid. 342.)

r – Nec magnum si ego regem terræ contemno. (Ibid. 344, verso).

« Papistes ! s’écrie-t-il en finissant, ne mettrez-vous pas fin à vos vaines poursuites ? Faites tout ce que vous voudrez. Il faudra pourtant que devant cet Évangile, que moi, Martin Luther, j’ai prêché, tombent et périssent papes, évêques, prêtres, moines, princes, diables, la mort, le péché, et tout ce qui n’est pas Jésus-Christ ou en Jésus-Christs. »

s – L. Opp. Leips. XVIII. 209.

Ainsi parlait le pauvre moine. Sa violence ne peut certes être excusée, si on la juge d’après la règle qu’il invoque lui-même, d’après la Parole de Dieu. On ne peut même le justifier en alléguant, soit la grossièreté du siècle, car Mélanchthon savait observer les bienséances dans ses écrits ; soit l’énergie de son caractère, car si cette énergie était pour quelque chose dans son langage, la passion aussi y était pour beaucoup. Il vaut donc mieux passer condamnation. Cependant, pour être juste, remarquons qu’au xvie siècle cette violence ne semblait pas si étrange qu’elle le paraîtrait aujourd’hui. Les savants étaient alors une puissance, aussi bien que les princes. Henri avait attaqué Luther en se faisant écrivain. Luther lui répondait d’après cette loi reçue dans la république des lettres, qu’il faut considérer la vérité de ce qui est dit, et non la qualité de celui qui parle. Ajoutons aussi que quand ce même roi se tourna contre le pape, les insultes dont les écrivains romains et le pape lui même l’accablèrent, dépassèrent de beaucoup tout ce que Luther lui avait jamais dit.

Au reste, si Luther appelait le docteur Eck un âne, et Henri VIII un porc, il rejetait avec indignation l’intervention du bras séculier ; tandis que le docteur Eck écrivait une dissertation pour prouver qu’il fallait brûler les hérétiques, et que Henri VIII élevait des échafauds pour se conformer aux préceptes du chancelier d’Ingolstadt.

L’émotion fut grande à la cour du roi. Surrey, Wolsey, et la multitude des courtisans, firent trêve aux fêtes et aux pompes de Greenwich, pour exhaler leur indignation en injures et en sarcasmes. Le vénérable évêque de Rochester, qui avait vu avec joie le jeune prince, confié naguère à ses soins, rompre une lance pour l’Église, fut vivement blessé de l’attaque du moine. Il y répondit aussitôt. Ses paroles caractérisent bien son temps et son Église. « Prenez-nous les petits renards qui gâtent les vignes, dit Christ dans le Cantique des cantiques. Ce qui montre, disait Fisher, qu’il faut mettre la main sur les hérétiques avant qu’ils grandissent. Maintenant Luther est devenu un grand renard, si vieux, si fin et si malin, qu’il est très difficile à prendre. Que dis-je, un renard ?… c’est un chien enragé, un loup ravissant, une ourse cruelle ; ou plutôt tous ces animaux à la fois ; car le monstre renferme plusieurs bêtes en sont. »

t – Canem dixissem rabidum, imo lupum rapacissimum, aut sævissimam quandam ursam. (Cochlœus, p. 60.)

Thomas Morus descendit aussi dans l’arène pour y rencontrer le moine de Wittemberg. Quoique laïque, il poussa le zèle contre la réformation jusqu’au fanatisme, s’il ne le poussa pas jusqu’au sang. Quand de jeunes nobles se mettent à soutenir la papauté, ils dépassent souvent dans leur violence les ecclésiastiques eux-mêmes. « Révérend frère, père, buveur, Luther, fugitif de l’ordre de Saint-Augustin, bacchante informe de l’un et de l’autre droit, indocte docteur de la sacrée théologieu. C’est ainsi que s’adresse au Réformateur l’un des hommes les plus illustres de son temps ; puis, expliquant la manière dont Luther a composé son livre contre Henri VIII : « Il rassembla, dit-il, ses compagnons, et les invita à aller chacun de son côté ramasser des bouffonneries et des injures. L’un hanta les voitures et les bateaux, l’autre les bains et les maisons de jeu ; celui-ci les boutiques de barbier et les tavernes, celui-là les moulins et les maisons de prostitution. Ils couchèrent sur leurs tablettes tout ce qu’ils entendaient de plus insolent, de plus immonde, de plus infâme ; et rapportant toutes ces t injures et ces indécences, ils en chargèrent l’impur cloaque qu’on appelle l’esprit de Luther. S’il rétracte, continue-t-il, ses mensonges et ses calomnies, s’il dépose ses folies et ses fureurs, s’il ravale ses excrémentsv… il trouvera quelqu’un qui discutera gravement avec lui. Mais s’il continue comme il a commencé, badinant, enrageant, folâtrant, calomniant, ne vomissant que cloaques et égoutsw…, que d’autres alors fassent ce qu’ils voudront : pour nous, nous préférons laisser le petit frère avec ses fureurs et ses saletésx… » Thomas Morus eût mieux fait de garder les siennes. Jamais Luther n’a abaissé son style à un tel point. Il ne répondit pas.

u – Reverendus frater, pater, potator, Lutherus. (Cochlœus, p. 61.)

v – Si… suas resorbeat et sua relingat stercora. (Ibid. p. 62.)

w – Sentinas, cloacas, latrinas, … stercora. (Ibid. p. 63.)

x – Cimi suis… et stercoribus… relinquere. (Ibid.) Cochléus triomphe en citant ces passages, qu’il choisit parmi ce qu’il y a de plus beau, à son goût, dans l’écrit de Thomas Morus. M. Nisard, au contraire, reconnaît dans son travail sur Morus, dont il fait l’apologie avec tant de chaleur et d’érudition, que dans cet écrit les saletés inspirées par l’emportement du catholique sont telles, que la traduction en devient impossible. » (Revue des Deux-Mondes, V, p. 592.)

Cet écrit ajouta encore à l’attachement de Henri VIII pour Morus. Il allait lui-même le voir à Chelsea, dans sa modeste maison. Après dîner, le bras appuyé sur l’épaule de son favori, le roi parcourait avec lui son jardin, tandis que lady Morus et ses enfants, cachés derrière la croisée, ne pouvaient détacher d’eux leurs regards étonnés. Après l’une de ces promenades, Morus, qui connaissait son homme, dit un jour à sa femme : « Si ma tête pouvait lui faire gagner un seul château en France, il n’hésiterait pas à la faire tomber. »

Le roi, ainsi défendu par l’évêque de Rochester et par son futur chancelier, n’avait pas besoin de reprendre la plume. Confus de se voir traité, à la face de l’Europe, comme un simple écrivain, Henri VIII abandonna la position dangereuse qu’il avait prise ; et jetant loin de lui la plume des théologiens, il recourut aux voies plus efficaces de la diplomatie.

Un ambassadeur partit de la cour de Greenwich pour porter à l’électeur et aux ducs de Saxe une lettre du roi : « Véritable vipère tombée du ciel, y disait Henri, Luther verse à flots son venin sur la terre. Il excite la révolte dans l’Église de Jésus Christ, il abolit les lois, il insulte les puissances, il soulève les laïques contre les prêtres, les laïques et les prêtres contre le pape, les peuples contre les rois, et il ne demande rien d’autre que de voir les chrétiens s’entre-combattre et se détruire, et les ennemis de notre foi saluer d’un rire affreux cette scène de carnagey.

y – So ergiest er, gleich wie eine Schlang vom Himmel geworfen. (L. Opp. XVIII. 212.) L’original est en latin : Velut e cœlo dejectus serpens, virus effundit in terras.

Qu’est-ce que cette doctrine qu’il appelle évangélique, sinon la doctrine de Wyclif ? Or, très honorés oncles, je sais ce qu’ont fait vos ancêtres pour la détruire. Ils l’ont poursuivie en Bohême comme une bête sauvage, et la faisant tomber dans une fosse, ils l’y ont enfermée et barricadée. Vous ne permettrez pas qu’elle s’échappe par votre négligence, qu’elle se glisse dans la Saxe, qu’elle s’empare de toute l’Allemagne, et que ses naseaux fumants vomissent le feu de l’enfer, et répandent au loin l’incendie, que votre nation a voulu tant de fois éteindre dans son sang.

L’électeur et son frère renvoyèrent le roi au futur concile. Ainsi Henri VIII fut loin d’atteindre son but. « Un si grand nom mêlé dans la dispute, dit fra Paolo Sarpi, servit à la rendre plus curieuse, et à concilier la faveur universelle à Luther, comme il arrive d’ordinaire dans les combats et les tournois, où les spectateurs ont toujours du penchant pour le plus faible, et prennent plaisir à relever le prix médiocre de ses actionsz. »

z – Histoire du concile de Trente. pp. 15, 16.

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