Histoire de la Réformation du seizième siècle

10.6

Persécution – Gaspard Tauber – Un libraire – Cruautés en Wurtemberg, en Salzbourg, en Bavière – Poméranie – Henri de Zuphten

Le parti romain ne s’en tint pas là. L’alliance de Ratisbonne ne devait pas être seulement pour la forme ; il fallait qu’elle fût scellée par le sang. Ferdinand et Campeggi descendirent ensemble le Danube, de Ratisbonne à Vienne, et se firent l’un à l’autre, pendant le voyage, de cruelles promesses. La persécution commença aussitôt dans les États autrichiens.

Un bourgeois de Vienne, Gaspard Tauber, avait répandu les livres de Luther, et avait lui-même écrit contre l’invocation des saints, le purgatoire et la transsubstantiationl. Jeté en prison, il fut sommé par les juges, tant théologiens que jurisconsultes, de rétracter ses erreurs. On crut qu’il y consentait, et tout se prépara dans Vienne pour donner au peuple ce spectacle solennel. Le jour de la naissance de Marie, deux chaires furent élevées sur le cimetière de Saint-Étienne, l’une pour le chef du chœur qui devait célébrer par ses chants la repentance de l’hérétique, et l’autre pour Tauber lui-même. On mit en sa main la formule de rétractationm ; le peuple, les chantres et les prêtres attendaient en silence. Soit que Tauber n’eût fait aucune promesse, soit qu’au moment d’abjurer, sa foi se ranimât tout à coup avec une force nouvelle : « Je ne suis point convaincu, s’écria-t-il, et j’en appelle au saint empire romain ! Les ecclésiastiques, le chœur, le peuple, sont saisis d’étonnement et d’effroi. Mais Tauber continue à demander la mort plutôt que de renier l’Évangile. Il fut décapité, son corps fut brûlén ; et son courage fit sur les bourgeois de Vienne une impression ineffaçable.

l – Atque etiam proprios ipse tractatus perscripserim. (Cochlœus, p. 92, verso.)

m – Voir Cochl., ibid. Cum igitur ego Casparus Tauber, etc.

n – Credo te vidisse Casparis Tauber historiam martyris novi Viennæ, quem cæsum capite scribunt et igne exustum pro verbo Dei.(Luther à Hausmann, 12 novembre 1524. II, p. 563.)

A Bude, en Hongrie, un libraire évangélique, nommé Jean, avait répandu dans le pays le Nouveau Testament et les livres de Luther. On l’attacha à un poteau, puis on éleva peu à peu autour de lui tous ses livres, de manière à l’enfermer comme dans une tour, et on y mit le feu. Jean témoignait un inébranlable courage, s’écriant, du milieu des flammes, qu’il était heureux de souffrir pour le Seigneuro. « Le sang succède au sang, s’écria Luther en apprenant cette mort ; mais ce sang généreux que Rome se plaît à répandre, étouffera à la fin le pape avec tous ses royaumes et ses roisp. »

o – Idem accidit Budæ in Ungaria bibliopolæ cuidam Johanni, simul cum libris circa eum positis exusto, fortissimeque passo pro Domino. (Luther à Hausmann, II. 563.)

p – Sanguis sanguinem tangit, qui suffocabit papam cum regibus et regnis suis. (Ibid.)

Le fanatisme s’enflammait toujours plus ; on chassait les ministres évangéliques des églises ; on bannissait les magistrats ; on en venait quelquefois aux plus terribles supplices. Dans le Wurtemberg, un inquisiteur, nommé Reichler, faisait pendre aux arbres les luthériens, et surtout les prédicateurs. On voyait des hommes barbares clouer froidement par la langue, des ministres au poteau ; en sorte que ces malheureux, faisant un effort et s’arrachant avec violence de la pièce de bois où ils étaient retenus, se mutilaient horriblement pour retrouver la liberté et se privaient eux-mêmes de ce don de la parole qu’ils avaient longtemps fait servir à annoncer l’Évangileq.

q – Ranke, Deutsche Gesch. II. 174.

Les mêmes persécutions avaient lieu dans les autres États de la ligue catholique. Un ministre évangélique du pays de Salzbourg était conduit à la prison où il devait finir ses jours ; pendant que les archers qui le menaient buvaient dans une auberge de la route, deux jeunes paysans, émus de compassion, trompèrent leur vigilance et délivrèrent le pasteur. La colère de l’archevêque s’enflamma contre ces pauvres gens, et sans leur faire subir aucun procès, il ordonna qu’ils fussent décapités. Ils furent conduits secrètement, et de grand matin, hors de la ville : arrivés dans la plaine où ils devaient mourir, le bourreau hésitait lui-même ; car, disait-il, ils n’ont pas été jugés. « Fais ce que je te commande, lui répondit brusquement l’émissaire de l’archevêque, et laisses-en au prince la responsabilité ! » Et les têtes des jeunes libérateurs tombèrent aussitôt sous le glaiver.

r – Zauner, Salzburger Chronik. 4. 381.

La persécution désolait surtout les États des ducs de Bavière ; les prêtres étaient destitués, les nobles chassés de leurs châteaux ; la délation s’exerçait dans tout le pays ; dans tous les cœurs régnaient la défiance et l’effroi. Un magistrat, Bernard Fichtel, se rendait à Nuremberg pour les affaires du duc ; il rencontra sur le grand chemin François Bourkard, professeur d’Ingolstadt, ami du docteur Eck. Bourkard l’aborda, et ils firent route ensemble. Après le souper, le professeur vint à parler religion ; Fichtel, connaissant son compagnon de voyage, lui rappela que le nouvel édit interdisait de tels entretiens. « Entre nous, répondit Bourkard, il n’y a rien à craindre. — Je ne crois pas, dit alors Fichtel, que cet édit puisse jamais s’exécuter ; » puis il s’exprima d’une manière équivoque sur le purgatoire, et dit que c’était une chose horrible que de punir de mort pour des opinions religieuses. A ces mots, Bourkard ne put se contenir : « Quoi de plus juste, s’écria-t-il, que de couper la tête à tous ces scélérats de luthériens ? » Il quitta pourtant Fichtel de bonne grâce, mais il courut le dénoncer ! Fichtel fut jeté en prison, et ce malheureux, qui n’avait jamais pensé à devenir martyr et dont les convictions n’étaient pas profondes, n’échappa à la mort que par une honteuse rétractation. Il n’y avait plus de sûreté nulle part, et même dans le sein d’un ami.

Mais la mort à laquelle Fichtel échappa, d’autres la trouvèrent. En vain l’Évangile ne se prêchait-il plus qu’en secrets ; les ducs le poursuivaient dans l’ombre, dans le mystère, sous les toits des maisons, dans les retraites cachées des campagnes.

s – Verbi non palam seminati. (L. Epp. II. 559.)

« La croix et la persécution, disait Luther, règnent dans la Bavière ; ces bêtes féroces s’emportent avec fureurt. »

t – In Bavaria multum regnat crux et persecutio. (L. Epp. II. 559.)

Le nord de l’Allemagne même n’était point à l’abri de ces cruautés. Bogislas, duc de Poméranie, étant mort, son fils, élevé à la cour du duc George, persécuta l’Évangile ; Suaven et Knipstraw durent s’enfuir.

Mais ce fut dans le Holstein que l’un des plus grands exemples de fanatisme fut alors donné.

Henri de Zuphten, échappé, comme nous l’avons vu, du couvent d’Anvers, prêchait l’Évangile à Brême ; Nicolas Boye, pasteur à Mehldorf, dans le pays des Dittmarches, et plusieurs hommes pieux de ces contrées, l’appelèrent pour leur annoncer Jésus-Christ ; il se rendit à leurs vœux. Aussitôt le prieur des dominicains et le vicaire de l’official de Hambourg tinrent conseil. « S’il prêche et que le peuple l’entende, dirent-ils, tout est perdu ! » Le prieur, après avoir passé une nuit agitée, se leva de grand matin et se rendit à l’inculte et stérile bruyère où s’assemblaient d’ordinaire les quarante-huit régents du pays. « Le moine de Brême est arrivé, leur dit-il, pour perdre tous les Dittmarches. » Ces quarante-huit hommes simples et ignorants, auxquels on assura qu’ils acquerraient une grande gloire en délivrant le monde du moine hérétique, résolurent de le mettre à mort, sans l’avoir encore ni vu, ni entendu.

C’était un samedi, et le prieur voulait empêcher que Henri ne prêchât le dimanche. Il arriva chez le pasteur Boye au milieu de la nuit, avec la lettre des quarante huit régents. « Si Dieu veut que je meure chez les Dittmarches, dit Henri de Zuphten, le ciel est aussi près là qu’ailleursu ; je prêcherai. »

u – Der Himmel wäre da so nahe als anderswo. (L. Opp. xix. 330.)

Il monta en chaire et prêcha avec force. Les auditeurs, touchés, enflammés par son éloquence chrétienne, avaient à peine quitté le temple, que le prieur leur remit une lettre des quarante-huit régents, défendant de laisser prêcher le moine. Ils envoyèrent aussitôt leurs représentants à la bruyère, et après bien des débats, les Dittmarches tombèrent d’accord que, vu leur grande ignorance, ils attendraient jusqu’à Pâques. Mais le prieur, irrité, vint vers quelques-uns des régents, et enflamma de nouveau leur zèle. « Nous lui écrirons, dirent-ils. — Gardez-vous-en, répondit le prieur ; s’il commence à parler, on ne peut plus rien contre lui. Il faut le saisir pendant la nuit et le brûler avant qu’il ait pu ouvrir la bouche. »

Ainsi fut arrêté. Le lendemain de la fête de la Conception, la nuit étant venue, on sonna l’Ave Maria. A ce signal, tous les paysans des villages voisins se rassemblèrent au nombre de cinq cents, et les chefs, ayant fait défoncer trois tonneaux de bière de Hambourg, leur communiquèrent ainsi un grand courage. Minuit sonnait comme on arrivait à Mehldorf ; les paysans étaient en armes ; les moines tenaient des flambeaux ; tous marchaient sans ordre, échangeant des cris de fureur ; en arrivant au village, on fit un profond silence, de peur que Henri ne s’échappât.

Tout à coup on enfonça les portes de la cure ; les paysans ivres s’y précipitèrent et frappèrent tout ce qui se présenta devant eux ; ils jetèrent pêle-mêle vases, chaudrons, gobelets, vêtements, saisirent l’or et l’argent qu’ils purent trouver, et, se précipitant sur le pauvre pasteur, ils le frappèrent en criant : « Tue ! tue ! » puis ils le jetèrent dans la boue. Mais c’était à Henri qu’ils en voulaient ; ils le tirèrent de son lit, lui lièrent les mains derrière le dos et le traînèrent après eux, sans vêtements, et par un froid rigoureux. « Qu’es-tu donc venu faire ici ? » lui dirent-ils. Henri ayant répondu avec douceur : « A bas ! à bas ! dirent-ils ; si nous l’écoutons, nous deviendrons hérétiques comme lui ! » On l’avait traîné nu sur la glace et la neige ; ses pieds étaient en sang ; il pria qu’on le mit à cheval : « Vraiment oui, répondirent-ils en se moquant, nous allons fournir des chevaux aux hérétiques !… Marche ! » Et ils continuèrent à le traîner jusqu’à la bruyère. Une femme, qui était sur la porte de sa maison au moment où passait le pauvre serviteur de Dieu, se mit à pleurer : « Bonne femme, lui dit Henri, ne pleurez pas sur moi. » Le bailli prononça sa condamnation. Alors l’un des furieux qui l’avaient amené frappa, d’un coup d’épée sur le crâne, le prédicateur de Jésus-Christ ; un autre lui donna un coup de massue ; puis on lui amena un pauvre moine, afin qu’il se confessât. « Frère, lui dit Henri, vous ai-je fait quelque mal ? — Aucun, répondit le moine. — Je n’ai donc rien à vous confesser, reprit Henri, et vous n’avez rien à me pardonner. » Le moine confus se retira. En vain s’efforçait on d’allumer le bûcher, le feu ne voulait pas prendre. Le martyr demeura ainsi deux heures devant les paysans hors d’eux-mêmes, paisible et élevant les yeux vers le ciel. Comme on le liait pour le jeter sur le bûcher, il commença à confesser sa foi. Brûle d’abord, lui dit un paysan en le frappant du poing sur la bouche, et ensuite tu parleras ! On le jeta, mais il tomba de côté ; Jean Holme, saisissant une massue, lui frappa la poitrine, et on l’étendit mort sur des charbons ardents. « Telle est l’histoire véritable des souffrances du saint martyr Henri de Zuphtenv. »

v – Das ist die wahre Historie, etc. (L. Opp. L. xix. 333.)

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