Histoire de la Réformation du seizième siècle

10.11

Munzer à Mulhouse – Appel au peuple – Marche des princes – Fin de la révolte – Influence des réformateurs – Souffrances – Changement

Mais ce n’était pas au midi et à l’ouest de l’Allemagne que le mal devait se borner. Münzer, après avoir parcouru une partie de la Suisse, de l’Alsace et de la Souabe, avait dirigé de nouveau ses pas du côté de la Saxe. Quelques bourgeois de Mulhouse en Thuringe l’appelèrent dans leur ville, et le nommèrent leur pasteur. Le conseil de la ville ayant résisté, Münzer le destitua et en nomma un autre, composé de ses amis, et dont il se fit lui-même le chef. Plein de mépris pour le Christ doux comme le miel que prêchait Luther, décidé à recourir aux moyens les plus énergiques : « Il faut, disait-il, faire périr par le glaive, comme Josué, tous les peuples de Chanaan. » Il établit la communauté des biens et pilla les couventsj. « Münzer, écrivait Luther, le 11 avril 1525, à Amsdorff, Münzer est roi et empereur de Mulhouse, et non plus seulement son pasteur. » Les pauvres ne travaillaient plus ; si quelqu’un avait besoin de drap ou de blé, il allait en demander à un riche ; si celui-ci le refusait, le pauvre s’en emparait ; si le riche résistait, on le pendait. Mulhouse étant une ville indépendante, Münzer put sans opposition y exercer son pouvoir pendant près d’une année. La révolte du midi de l’Allemagne lui fit croire qu’il était temps d’étendre son nouveau royaume. Il fit fondre des canons de gros calibre, dans le couvent des Franciscains, et tâcha de soulever les paysans et les mineurs de Mansfeld. « Combien de temps voulez-vous dormir encore ? leur dit-il dans une proclamation fanatique ; levez-vous et combattez le combat du Seigneur ! Il en est temps. La France, l’Allemagne et l’Italie sont en marche. En avant ! en avant ! en avant ! Dran !… dran !… dran !… N’ayez pas égard à la douleur des impies. Ils vous supplieront comme des enfants mais demeurez impitoyables. Dran !… dran !… dran !… Le feu brûle : que votre glaive soit toujours teint de sangk. Dran !… dran !… dran !… Travaillez tandis qu’il est jour. » — La lettre était signée : Münzer, serviteur de Dieu contre les impies. »

j – Omnia simul communia (L. Opp. XIX, p. 292.)

k – Lasset euer Schwerdt nicht kalt werden von Blut. L. Opp. XIX. 289.

Le peuple des campagnes, avide de richesses, accourt en foule sous ses drapeaux. Partout dans les pays de Mansfeld, Stolberg, Schwarzbourg, dans la Hesse, le duché de Brunswick, les paysans se soulevèrent. Les couvents de Michelstein, Ilsenbourg, Walkenried, Rossleben et beaucoup d’autres près du Hartz, ou dans les plaines de la Thuringe, furent dévastés. A Reinhardsbrunn, que Luther avait visité, les tombes des anciens landgraves furent profanées et la bibliothèque détruite.

La terreur se répandit au loin. A Wittemberg même, on n’était pas sans inquiétude. Ces docteurs, qui n’avaient craint ni l’Empereur, ni le pape, se voyaient obligés de trembler devant un insensé. On était à la piste de toutes les nouvelles ; on comptait pas à pas les progrès des révoltés. « Nous sommes ici, disait Mélanchthon, dans un grand danger. Si Münzer réussit, c’en est fait de nous, à moins que Christ ne nous sauve. Münzer s’avance avec une cruauté qui dépasse celle des Scythesl, et l’on ne peut dire les affreuses menaces qu’il profère. »

l – Moncerus plus quam Scythicam crudelitatem præ se fert. (Corp. Ref. I. 741.)

Le pieux électeur avait longtemps hésité sur ce qu’il devait faire. Münzer l’avait exhorté, lui et tous les princes, à se convertir, parce que, disait-il, leur heure était venue ; et il avait signé ces lettres : « Münzer, armé du glaive de Gédéon. » Frédéric eût voulu employer la douceur pour ramener ces hommes égarés. Dangereusement malade, il avait écrit, le 14 avril, à son frère Jean : « Peut-être a-t-on donné à ces pauvres gens plus d’un motif de révolte. Ah ! les petits sont opprimés de plusieurs manières par leurs seigneurs temporels et spirituels. » Et comme on lui représentait les humiliations, les révolutions, les dangers auxquels il s’exposait, s’il n’étouffait pas promptement cette rébellion : « J’ai été jusqu’à présent, répondit-il, un électeur puissant, ayant en abondance chevaux et carrosses ; si maintenant Dieu veut me les prendre, eh bien, j’irai à piedm. »

m – So wolle er hinkünftig zu fuss gehen. (Seck. p. 685.)

Le premier des princes qui prit les armes, fut le jeune landgrave Philippe de Hesse. Ses chevaliers et ses soldats jurèrent de vivre et de mourir avec lui. Après avoir pacifié ses États, il se dirigea vers la Saxe. De leur côté, le duc Jean, frère de l’électeur, le duc George de Saxe et le duc Henri de Brunswick s’avancèrent et réunirent leurs troupes à celles de la Hesse. Les paysans, effrayés à la vue de cette armée, se réfugièrent sur une colline, où, sans discipline, sans armes et la plupart sans courage, ils se firent un rempart de leurs chars. Münzer n’avait pas même su préparer de la poudre pour ses immenses canons. Aucun secours ne paraissait ; l’armée serrait de près les rebelles ; le découragement les saisit. Les princes, ayant pitié d’eux, leur firent des propositions qu’ils semblaient vouloir accepter. Münzer eut alors recours au plus puissant ressort que puisse faire jouer l’enthousiasme. « Nous verrons aujourd’hui le bras de Dieu, dit-il, et tous nos ennemis seront détruits. » En ce moment même parut un arc-en-ciel ; cette foule fanatique, qui portait un arc-en-ciel sur ses drapeaux, y vit un signe assuré de la protection du ciel. Münzer en profita : « Ne craignez point, dit-il aux bourgeois et aux paysans ; je recevrai dans ma manche toutes les balles qu’on tirera sur vousn. » En même temps il fit massacrer cruellement un jeune gentilhomme, Maternus de Geholfen, envoyé des princes, afin d’ôter ainsi aux rebelles toute espérance de pardon.

n – Ihr sollt sehen dass ich alle Büchsensteine im Ermel fassen will. L. Opp. XIX. 297.

Le landgrave, ayant rassemblé ses cavaliers, leur dit : « Je sais bien que nous sommes souvent en faute, nous autres princes ; car nous sommes des hommes ; mais Dieu veut que l’on honore les puissances. Sauvons nos femmes et nos enfants de la furie de ces meurtriers. Le Seigneur nous donnera la t victoire ; car il a dit : Celui qui s'oppose à la puissance, s'oppose à l'ordre de Dieu. » Puis Philippe donna le signal de l’attaque ; c’était le 15 mai 1525. L’armée s’ébranla ; mais la foule des paysans demeura immobile, entonnant le cantique : « Viens, Saint-Esprit, » et attendant que le ciel se déclarât en sa faveur. Bientôt l’artillerie brisa leur grossier rempart, et porta au milieu d’eux le trouble et la mort. Alors le fanatisme et le courage les abandonnèrent à la fois ; une terreur panique les saisit, et ils s’enfuirent à la débandade. Cinq mille d’entre eux perdirent la vie dans leur fuite.

Les princes et leurs troupes victorieuses entrèrent, après la bataille, dans Frankenhausen. Un soldat, étant monté jusqu’au grenier de la maison où il logeait, aperçut un homme couchéo : « Qui es-tu ? lui dit-il ; es-tu un rebelle ? » Puis, ayant découvert un portefeuille, il le prit et y trouva des lettres adressées à Thomas Münzer. Es-tu Thomas ? » dit le cavalier. Le malade consterné répondit : « Non. » Mais le soldat lui faisant de terribles menaces, Münzer, car c’était bien lui, avoua qui il était. « Tu es mon prisonnier, » dit le soldat. Conduit devant le duc George et le landgrave, Münzer ne cessa de dire qu’il avait eu raison de vouloir châtier les princes, puisqu’ils s’opposaient à l’Évangile. « Malheureux, lui dit-on, pense à tous ceux dont tu as causé la perte ! » Mais lui, leur répondit, en souriant, au milieu de son angoisse : « Ils l’ont ainsi voulu ! » Il prit le sacrement sous une seule espèce. Sa tête et celle de Pfeiffer, son lieutenant, tombèrent en même temps. Mulhouse fut prise, et les paysans furent chargés de liens.

o – So findet er einen am Bett.

Un seigneur ayant remarqué dans la foule des prisonniers un paysan de bonne mine, s’approcha de lui et lui dit : « Eh bien, mon garçon, quel gouvernement te plaît le mieux, celui des paysans, ou celui des princes ? » Le pauvre homme répondit en poussant un profond soupir : « Ah ! mon cher seigneur, il n’y a pas de couteau dont le tranchant fasse autant de mal que la domination d’un paysan sur un autrep. »

p – Kein Messer scherpfer schirrt denn wenn ein Baur des andern Herr wird. (Mathes. p. 48.)

Les restes de la révolte furent éteints dans le sang ; le duc George montra surtout une grande sévérité. Dans les États de l’électeur, il n’y eut ni châtiment ni suppliceq. La Parole de Dieu, prêchée dans toute sa pureté, s’y était montrée efficace pour contenir les passions tumultueuses du peuple.

q – Hic nulla carnificina, nullum supplicium. (Corp. Ref. I. 752.)

En effet, Luther n’avait pas cessé de combattre la rébellion, qui était pour lui l’avant-coureur du jugement universel. Instructions, prières, ironie même, il n’avait rien épargné. A la fin des articles dressés à Erfurt par les rebelles, il avait ajouté comme article supplémentaire : « Item : l’article suivant a été omis : Dorénavant l’honorable conseil n’aura aucun pouvoir ; il ne pourra rien faire, il siègera comme une idole, ou comme une bûche ; la commune lui mâchera tous les morceaux et il gouvernera pieds et mains liés ; désormais le char conduira les chevaux, les chevaux tiendront les rênes, et ainsi tout marchera admirablement, conformément au beau projet que ces articles exposent. »

Luther ne se contenta pas d’écrire. Tandis que le tumulte était encore dans toute sa force, il quitta Wittemberg et parcourut quelques-uns des pays où régnait le plus d’agitation. Il prêchait, il s’efforçait d’adoucir les esprits, et sa main, que Dieu rendait puissante, détournait, apaisait, faisait rentrer dans leur lit, des torrents furieux et débordés.

Partout les docteurs de la Réforme exerçaient la même influence. A Halle, Brentz avait relevé, par les promesses de la Parole divine, les esprits abattus des bourgeois, et quatre mille paysans s’étaient enfuis devant six cents citoyensr. A Ichterhausen, une multitude de paysans s’étant réunis dans l’intention de démolir plusieurs châteaux et de mettre les seigneurs à mort, Frédéric Myconius alla seul vers eux, et telle fut la force de sa parole, qu’ils abandonnèrent aussitôt leur desseins.

r – Eorum animos fractos et perturbatos verbo Dei erexit. (M. Adami Vit. Brentii, p. 441.)

s – Agmen rusticorum qui convenerant ad demeliendas arces, unice oratione sic compescuit. (M. Adami Vita Fred. Myconii, p. 178.)

Tel fut le rôle des réformateurs et de la Réformation au milieu de cette révolte ; ils la combattirent de tout leur pouvoir par le glaive de la Parole, et maintinrent avec énergie les principes, qui seuls, en tout temps, peuvent conserver l’ordre et l’obéissance dans les nations. Aussi Luther prétendit-il que si la puissance de la saine doctrine n’eût arrêté la furie du peuple, la révolte eût exercé de bien plus grands ravages, et eût renversé partout et l’Église et l’État. Tout fait croire que ces tristes prévisions se fussent en effet réalisées.

Si les réformateurs combattirent ainsi la sédition, ce ne fut pas sans en recevoir de terribles atteintes. Cette agonie morale, qui avait commencé pour Luther dans la cellule d’Erfurt, s’éleva peut-être au plus haut degré, après la révolte des paysans. Une grande transformation de l’humanité ne s’opère point sans souffrances, pour ceux qui en sont les instruments. Il a fallu, pour accomplir la création du christianisme, l’agonie de la croix ; mais Celui qui a été mis sur cette croix, adresse à chacun de ses disciples cette parole : Pouvez-vous être baptisés du même baptême dont j'ai été baptisé ?

Du côté des princes, on ne cessait de répéter que Luther et sa doctrine étaient la cause de la révolte, et, quelque absurde que fût cette idée, le Réformateur ne pouvait la voir si généralement accueillie, sans en éprouver une vive douleur. Du côté du peuple, Münzer et tous les chefs de la sédition le représentaient comme un vil hypocrite, un flatteur des grandst, et l’on croyait facilement ces calomnies. La violence avec laquelle Luther s’était prononcé contre les rebelles avait déplu, même aux hommes modérés. Les amis de Rome triomphaientu ; tous étaient contre lui, et il portait le poids de son siècle. Mais ce qui déchirait le plus son âme, c’était de voir l’œuvre du ciel ainsi traînée dans la fange et mise au rang des projets les plus fanatiques. Il reconnut ici son Gethsémané ; il vit la coupe amère qui lui était présentée ; et prévoyant un abandon universel, il s’écria : « Bientôt peut-être, moi aussi, je pourrai dire : Omnes vos scandalum patiemini in ista nocte (Cette nuit vous vous scandaliserez tous en moi, Marc.14.27). »

t – Quod adulator principum vocer. (L. Epp. II. 671.)

u – Gaudent papistæ de nostro dissidio. (Ibid. 612.)

Cependant, au sein d’une si grande amertume, il conserva sa foi : « Celui, dit-il, qui m’a fait fouler aux pieds l’ennemi, quand il se levait contre moi comme un dragon cruel, ou comme un lion furieux, ne permettra pas que cet ennemi m’écrase, maintenant qu’il se présente avec le regard perfide du basilicv. Je contemple ces malheurs et j’en gémis. Souvent je me suis demandé à moi-même, s’il n’eût pas mieux valu laisser la papauté suivre tranquillement sa marche, plutôt que de voir éclater dans le monde tant de troubles et de séditions. Mais non ! mieux vaut en arracher quelques-uns de la gueule du diable, que de les laisser tous sous sa dent meurtrièrew. »

v – Qui cum toties hactenus sub pedibus meis calcavit et contrivit leonem et draconem, non sinet etiam basiliscum super me calcare. (L. Epp. II, p. 671.)

w – Es ist besser einige aus dem Rachen des Teufels herausreissen. (L. Opp. H. Ed. IX. 961.)

Ce fut alors que se termina, dans l’esprit de Luther, cette révolution qui avait commencé au retour de la Wartbourg. La vie intérieure ne lui suffit plus ; l’Église et ses institutions prirent à ses yeux une grande importance. La hardiesse avec laquelle il avait tout abattu, s’arrêta à la vue de destructions bien plus radicales ; il sentit qu’il fallait conserver, gouverner, construire ; et ce fut du milieu des ruines sanglantes dont la guerre des paysans couvrit toute l’Allemagne, que l’édifice de la nouvelle Église commença lentement à s’élever.

Ces troubles laissèrent dans les esprits une vive et longue émotion. Les peuples étaient frappés d’effroi. Les masses, qui n’avaient cherché dans la Réforme que la liberté politique, s’en retirèrent spontanément, quand elles virent que la liberté spirituelle seule leur y était offerte. L’opposition de Luther aux paysans fut sa renonciation à la faveur éphémère du peuple. Bientôt un calme apparent s’établit, et au fracas de l’enthousiasme et de la séditionx, succéda, dans toute l’Allemagne, un silence inspiré par la terreur.

x – Ea res incussit… vulgo terrorem ut nihil usquam moveatur. (Corp. Ref. I. 752.)

Ainsi les passions populaires, la cause révolutionnaire, les intérêts d’une égalité radicale succombèrent dans l’Empire : mais la Réformation n’y succomba pas. Ces deux mouvements, confondus par plusieurs, furent nettement tranchés par la diversité de leur issue. La révolte venait d’en bas, la Réformation d’en haut. Il suffit de quelques cavaliers et de quelques canons pour abattre la première ; mais l’autre ne cessa de s’élever, de se fortifier et de croître, malgré les attaques sans cesse renouvelées de l’Empire et de l’Église.

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