Histoire de la Réformation du seizième siècle

11.4

Diète de Lucerne – Hottinger arrêté – Sa mort – Députation de la diète à Zurich – Abolition des processions – Abolition des images – Les deux Réformations – Appel au peuple

Les adversaires le comprirent. Ils sentirent qu’il fallait se décider à frapper un coup énergique. Assez longtemps ils étaient restés muets. Les hommes forts de la Suisse, tout cuirassés et bardés de fer, résolurent enfin de se lever ; et ils ne s’étaient jamais levés sans que le sang rougît le champ de bataille.

La diète était réunie à Lucerne ; les prêtres s’efforçaient de soulever en leur faveur le premier conseil de la nation. Fribourg et les Waldstettes se montraient leurs instruments dociles ; Berne, Bâle, Soleure, Glaris, Appenzel étaient incertains. Schaffouse était presque décidé pour l’Évangile ; mais Zurich seul se posait avec hardiesse comme son défenseur. Les partisans de Rome pressaient l’assemblée de céder à leurs exigences et à leurs préjugés. « Qu’il soit défendu, disaient-ils, de prêcher ou de raconter quelque chose de nouveau ou de luthérien, secrètement ou publiquement, et de parler ou disputer de ces choses dans les auberges et entre les verresa. » Tel était le droit ecclésiastique que l’on voulait établir dans la confédération.

a – Es soll nieman in den Wirtzhüseren, oder sunst hinter dem Wyn von Lutherischen, oder newen Sachen uzid reden. (Bull. Chr. p. 144.)

Dix-neuf articles furent rédigés dans ce sens, approuvés le 26 janvier 1523, par tous les États, sauf Zurich, et envoyés à tous les baillis, avec ordre de les faire sévèrement observer ; « ce qui causa, dit Bullinger, une grande joie parmi les prêtres et beaucoup de tristesse parmi les fidèles. » La persécution commençait, régulièrement organisée par l’autorité supérieure de la confédération.

L’un des premiers qui reçurent le mandat de la diète fut Henri Flackenstein de Lucerne, bailli de Bade. C’était sur son territoire que s’était retiré Hottinger, banni de Zurich, après avoir renversé le crucifix de Stadelhofen, et il n’avait pas imposé silence à sa langue. Un jour, se trouvant à table à l’auberge de l’Ange, à Zurzach, il avait dit que les prêtres interprétaient mal la sainte Écriture, et qu’il fallait mettre toute sa confiance en Dieu seulb… L’hôte, qui entrait et sortait sans cesse, pour apporter du pain et du vin, prêtait l’oreille à des discours qui lui paraissaient fort étranges. Un autre jour, Hottinger avait été voir un de ses amis, Jean Schutzde Schneyssingen : « Qu’est-ce donc, dit Schutz, après qu’ils eurent bu et mangé ensemble, que cette nouvelle foi que les prêtres de Zurich annoncent ? — Ils prêchent, répondit Hottinger, que Christ s’est immolé une seule fois pour tous les chrétiens, que par ce seul sacrifice il les a purifiés et rachetés de tous leurs péchés, et ils montrent par l’Écriture sainte que la messe est un mensonge. »

b – Wie wir unser pitt Hoffnung und Trost allein uf Gott. (Bull. Chr. p. 146.)

Hottinger avait ensuite quitté la Suisse (c’était en février 1523), et s’était rendu pour affaires au delà du Rhin, à Waldshut. On prit des mesures pour s’assurer de lui, et vers la fin de février, le pauvre Zuricois, qui ne soupçonnait rien, ayant traversé le Rhin, était à peine à Coblentz, village sur la rive gauche du fleuve, qu’on l’arrêta. On le conduisit à Klingenau, et comme il y confessait sa foi avec franchise : « Je vous conduirai en un lieu, lui dit Flackenstein irrité, où l’on saura bien vous répondre. »

En effet, le bailli le conduisit successivement devant les juges de Klingenau, devant le tribunal supérieur de Bade, et enfin, ne pouvant trouver personne qui le déclarât coupable, devant la diète assemblée à Lucerne. Il lui fallait absolument des juges qui le condamnassent.

La diète ne perdit pas de temps et condamna Hottinger à perdre la tête. En apprenant son arrêt, il rendit gloire à Jésus-Christ. « C’est bon, c’est bon, dit Jacques Troger, l’un des juges ; nous ne sommes pas ici pour entendre des sermons. Tu babilleras une autre fois ! — Il faut que sa tête lui soit une fois ôtée, dit en riant le bailli Am-Ort de Lucerne ; mais si elle lui revient, nous embrasserons tous sa foi. » — « Que Dieu, dit l’accusé, pardonne à tous ceux qui me condamnent ! Alors un moine ayant mis sur sa bouche un crucifix : C’est dans le cœur, dit-il en le repoussant, que nous devons rece voir le Christ. »

Quand on le conduisit au supplice, plusieurs dans la foule ne pouvaient retenir leurs larmes. « Je vais au bonheur éternel, » dit-il en se tournant vers eux. Arrivé au lieu de l’exécution, il leva les yeux au ciel et dit : « Je remets mou âme en tes mains, ô mon Rédempteur ! » Puis sa tête roula sur l’échafaud.

A peine le sang de Hottinger avait-il coulé, que les ennemis de la Réforme en profitèrent pour enflammer encore plus la colère des confédérés. C’était dans Zurich même qu’il fallait aller étouffer le mal. L’exemple terrible qui venait d’être donné devait remplir de terreur Zwingle et ses partisans. Encore un effort vigoureux, et la mort de Hottinger sera suivie de celle de la Réforme… On résolut aussitôt en diète qu’une députation se rendrait à Zurich, pour demander aux conseils et aux citoyens de renoncer à leur foi.

Ce fut le 21 mars que la députation fut admise. « L’antique unité, chrétienne, dirent les députés, est rompue ; le mal s’étend ; déjà le clergé des quatre Waldstettes a déclaré aux magistrats que s’ils ne venaient à son aide, il devrait cesser ses fonctions. Confédérés de Zurich, joignez vos efforts aux nôtres ; étouffez cette foi nouvellec ; destituez Zwingle et ses disciples ; puis réunissons-nous tous pour porter remède aux atteintes des papes et de leurs courtisans. »

c – Zurich selbigen ausreuten und untertrucken helfe. (Hott. Helv. K. G. III. 170.)

Ainsi parlaient les adversaires. Qu’allait faire Zurich ? Le cœur lui défaudrait-il, et son courage se serait-il écoulé avec le sang de son concitoyen ?

Zurich ne laissa pas longtemps ses amis et ses adversaires dans l’incertitude. Le conseil répondit avec calme et avec noblesse qu’il ne pouvait rien céder en ce qui concernait la Parole de Dieu. Puis il procéda aussitôt à une réponse plus éloquente encore.

Il était d’usage, depuis l’an 1351, que, le lundi de la Pentecôte, une nombreuse procession, dont chaque pèlerin portait une croix, se rendit à Einsidlen pour adorer la Vierge. De grands désordres accompagnaient cette fêted

d – Uff einen Creitzgang, sieben unehelicher kinden überkommen wurdend. (Bull. Chr. p. 160.)

, établie en mémoire de la bataille de Tatwyll. La procession devait avoir lieu le 7 mai. Sur la demande de trois pasteurs, les conseils l’abolirent, et toutes les autres processions furent successivement réformées.

On ne s’en tint pas là. Les reliques, source de beaucoup de superstitions, furent honorablement enseveliese

e – Und es eerlich bestattet hat. (Ibid. 161.)

. Puis, sur la demande des trois pasteurs, le conseil rendit une ordonnance, portant que Dieu seul devant être honoré, les images seraient enlevées de toutes les églises du canton, et leurs ornements employés au soulagement des pauvres. Douze conseillers, un de chaque tribu, les trois pasteurs, l’architecte de la ville, des forgerons, des serruriers, des charpentiers et des maçons se rendirent dans les divers temples, et, les portes ayant d’abord été ferméesf, ils descendirent la croix, piquèrent les fresques, blanchirent les murs et enlevèrent les images, à la grande joie des fidèles qui voyaient dans cet acte, dit Bullinger, un hommage éclatant rendu au vrai Dieu. Dans quelques églises de la campagne, on brûla les ornements des églises, à l’honneur et à la gloire de Dieu. Bientôt on abolit les orgues, dont le jeu se trouvait en rapport avec diverses superstitions ; et l’on rédigea pour le baptême une nouvelle formule, de laquelle on bannit tout ce qui n’était pas scripturaire.

f – Habend die nach inen zu beschlossen. (Ibid, 175.)

Le bourgmestre Roust et son collègue saluèrent avec joie de leurs derniers regards le triomphe de la Réforme. Ils avaient assez vécu, et ils moururent dans les jours mêmes de cette grande rénovation de culte.

La réformation suisse nous apparaît ici sous un aspect un peu différent de celui que nous présente la réformation allemande. Luther s’était élevé contre les excès de ceux qui avaient brisé les images dans les églises de Wittemberg ; et les images tombent en présence de Zwingle, dans les temples de Zurich. Cette différence s’explique par les points de vue différents des deux réformateurs. Luther voulait maintenir dans l’Eglise tout ce qui n’était pas expressément contraire à l’Écriture, et Zwingle voulait abolir tout ce qu’on ne pouvait pas prouver par l’Écriture. Le réformateur allemand voulait rester uni à l’Église de tous les siècles, et se contentait de la purifier de tout ce qui y était opposé à la Parole de Dieu. Le réformateur zuricois passait sur tous ces siècles, revenait aux temps apostoliques et, faisant subir à l’Église une transformation complète, s’efforçait de la rétablir dans son état primitif.

La réforme de Zwingle était donc plus complète. L’œuvre que la Providence avait confiée à Luther, le rétablissement de la justification par la foi, était sans doute la grande œuvre de la Réforme ; mais cette œuvre une fois achevée, il en restait d’autres à faire, qui, peut-être secondaires, étaient pourtant importantes ; et ce fut là spécialement l’œuvre de Zwingle.

En effet, deux grandes tâches étaient imposées aux réformateurs. Le catholicisme chrétien, né au milieu du pharisaïsme juif et du paganisme grec, avait peu à peu subi l’influence de ces deux religions, qui l’avaient transformé en catholicisme romain. Or la Réformation, appelée à purifier l’Église, devait la dégager également de l’élément païen et de l’élément juif.

L’élément juif se trouvait surtout dans cette partie de la doctrine chrétienne qui a rapport à l’homme. Le catholicisme avait reçu du jadaïsme les idées pharisaïques de propre justice, de salut par des forces et des œuvres humaines.

L’élément païen se trouvait surtout dans cette partie de la doctrine chrétienne qui a rapport à Dieu. Le paganisme avait altéré dans le catholicisme l’idée d’un Dieu infini, dont la puissance, parfaitement suffisante, agit partout et sans cesse. Il avait établi dans l’Église le règne des symboles, des images, des cérémonies ; et les saints étaient devenus les demi-dieux de la papauté.

La réformation de Luther fut dirigée essentiellement contre l’élément judaïque. C’était avec cet élément qu’il avait eu à lutter, lorsqu’un moine audacieux vendait, argent comptant, de la part du pape, le salut des âmes,

La réformation de Zwingle fut spécialement dirigée contre l’élément païen. C’était cet élément qu’il avait rencontré, quand, au temple de Notre-Dame d’Einsidlen, comme jadis à celui de la Diane des Éphésiens, une foule, accourue de toute part, se prosternait stupidement devant une idole couverte d’or.

Le réformateur de l’Allemagne proclama la grande doctrine de la justification par la foi, et par elle porta le coup de mort à la justice de Rome. Le réformateur de la Suisse le fit sans doute aussi ; l’incapacité de l’homme de se sauver lui-même forme la base de l’œuvre de tous les réformateurs. Mais Zwingle fit encore autre chose : il établit l’existence et l’action souveraine, universelle et exclusive de Dieu, et il porta ainsi une mortelle atteinte au culte païen de Rome.

Le catholicisme romain avait élevé l’homme et abaissé Dieu. Luther abaissa l’homme et Zwingle releva Dieu.

Ces deux tâches, qui furent spécialement, mais non exclusivement les leurs, se complétaient l’une l’autre. Celle de Luther jeta les fondements de l’édifice ; celle de Zwingle en posa le faîte.

Il était réservé à un génie plus vaste encore d’imprimer, des bords du Léman, ces deux caractères à l’ensemble de la Réformeg.

g – Litterarischer Anzeiger, 1840, No. 27.

Mais tandis que Zwingle avançait ainsi à grands pas à la tête de la confédération, les dispositions des cantons devenaient toujours plus hostiles. Le gouvernement zuricois sentait la nécessité de pouvoir s’appuyer sur le peuple. Le peuple, c’est-à-dire l’assemblée des croyants, était d’ailleurs, selon les principes de Zwingle, la puissance la plus élevée à laquelle on dût en appeler sur la terre. Le conseil résolut de sonder l’opinion, et ordonna aux baillis de demander à toutes les communes si elles étaient prêtes à tout endurer pour notre Seigneur Jésus-Christ, « qui, disait le conseil, a donné pour nous, pécheurs, sa vie et son sangh. » Tout le canton avait suivi attentivement la marche de la Réformation dans la ville ; et en bien des lieux, les maisons des paysans étaient devenues des écoles chrétiennes, où l’on lisait les saintes Écritures.

h – Der sin rosenfarw Blüt alein fur uns arme Sünder vergossen hat. (Bull. Chron. p. 180.)

La proclamation du conseil, lue dans toutes les communes, fut reçue par elles avec enthousiasme. « Que nos seigneurs, répondirent-elles, demeurent courageusement attachés à la Parole de Dieu : nous les aiderons à la mainteniri ; et si l’on veut leur faire de la peine, nous leur porterons secours en braves concitoyens. » Les campagnards de Zurich montrèrent alors, comme ils l’ont montré naguère, que la force de l’Église est dans le peuple chrétien.

i – Meine Herrn sollten auch nur dapfer bey dem Gottsworte verbleiben. Füsslin Beytr. iv. p. 107, où se trouvent les réponses de toutes les communes.

Mais le peuple n’était pas seul. L’homme que Dieu avait mis à sa tête répondait dignement à son appel. Zwingle se multipliait pour le service de Dieu. Tous ceux qui, dans les cantons helvétiques, enduraient quelque persécution pour l’Évangile s’adressaient à luij. La responsabilité des affaires, le soin des églises, les soucis du combat glorieux qui s’engageait dans toutes les vallées de la Suisse, pesaient sur l’évangéliste zuricoisk. A Wittemberg, on apprenait avec joie son courage. Luther et Zwingle étaient deux grandes lumières placées dans la haute et la basse Allemagne ; et la doctrine du salut, annoncée par eux avec tant de force, remplissait les vastes contrées qui descendent des hauteurs des Alpes jusqu’aux rives de la mer Baltique et de la mer du Nord.

j – Scribunt ex Helvetiis ferme omnes qui propter Christum premuntur. (Zw. Epp. p. 348.)

k – Negotiorum strepitus et ecclesiarum curæ ita me undique quatiunt. (Ibid.)

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