Histoire de la Réformation du seizième siècle

12.8

Lefèvre et Farel poursuivis – Différence entre les Eglises luthériennes et réformées – Leclerc affiche ses pancartes – Leclerc marqué – Zèle et Berquin – Berquin devant le parlement – François Ier le délivre – Apostasie de Mazurier – Chute et deuil de Pavanne – Metz – Châtelain – Pierre Toussaint devient attentif – Leclerc brise les images – Condamnation et tortures de Leclerc – Martyre de Châtelain – Fuite

Lefèvre intimidé, Briçonnet faisant un pas en arrière, Farel contraint à s’enfuir, c’était une première victoire. Déjà, à la Sorbonne, on se croyait maître du mouvement ; les docteurs et les moines se félicitaient de leur triomphe. Pourtant ce n’était pas assez ; le sang n’avait pas coulé. On se remit donc à l’œuvre ; et du sang, puisqu’il en fallait, devait bientôt satisfaire le fanatisme de Rome.

Les chrétiens évangéliques de Meaux, voyant leurs conducteurs dispersés, cherchèrent à s’édifier entre eux. Le cardeur de laine, Jean Leclerc, que les enseignements des docteurs, la lecture de la Bible, et celle de plusieurs traités, avaient instruit dans la doctrine chrétienneu, se signalait par son zèle et sa facilité à exposer l’Écriture. Il était de ces hommes que l’Esprit de Dieuv remplit de courage, et place bientôt à la tête d’un mouvement religieux. L’Église de Meaux ne tarda pas à le regarder comme son ministre.

u – Aliis pauculis libellis diligenter lectis. (Bezæ Icones.)

v – Animosæ fidei plenus. (Ibid.)

L’idée d’un sacerdoce universel, si vivante chez les premiers chrétiens, avait été rétablie au xvie siècle par Luther. Mais cette idée sembla rester alors à l’état de théorie dans l’Église luthérienne et ne passa réellement dans la vie, que chez les chrétiens réformés. Les Églises luthériennes (et en cela elles sont d’acord avec l’Église anglicane) tenaient peut-être un certain milieu à cet égard entre l’Église romaine et l’Église réformée. Chez les luthériens, tout procédait du pasteur ou du prêtre, et il n’y avait de bon dans l’Église que ce qui découlait organiquement de ses chefs. Mais les Églises réformées, tout en maintenant l’institution divine du ministère, que quelques sectes méconnaissent, se rapprochèrent davantage de l’état primitif des communautés apostoliques. Elles reconnurent et proclamèrent, dès les temps où nous parlons, que les troupeaux chrétiens ne doivent pas recevoir simplement ce que le prêtre donne ; que les membres de l’Église, aussi bien que ses conducteurs, possèdent la clef du trésor où ceux-ci puisent leurs enseignements, puisque la Bible est dans les mains de tous ; que les grâces de Dieu, l’esprit de foi, de sagesse, de consolation, de lumière, ne sont pas accordés seulement au pasteur ; que chacun est appelé à faire servir le don qu’il a reçu à l’utilité commune ; que souvent même un certain don, nécessaire à l’édification de l’Église, peut être refusé au ministre et accordé à un membre de son troupeau. Ainsi l’état passif des Églises fut alors changé en un état d’activité générale ; et ce fut en France surtout que cette révolution s’accomplit. Dans d’autres contrées, les réformateurs sont presque exclusivement des pasteurs et des docteurs. Mais en France, aux hommes de la science se joignent aussitôt les hommes du peuple. Dieu y prend pour ses premiers ouvriers un docteur de la Sorbonne et un cardeur de laine.

Le cardeur Leclerc se mit donc à aller de maison en maison, fortifiant les disciples. Mais ne s’arrêtant pas à ces soins ordinaires, il eût voulu voir s’écrouler l’édifice de la papauté, et la France, du sein de ces décombres, se tourner, avec un cri de joie, vers l’Évangile. Son zèle peu modéré rappelait celui d’Hottinger à Zurich et de Carlstadt à Wittemberg. Il écrivit donc une proclamation contre l’antechrist de Rome, y annonçant que le Seigneur allait la détruire par le souffle de sa bouche. Puis il afficha courageusement ses pancartes à la porte même de la cathédralew. Bientôt tout fut en confusion autour de l’antique édifice. Les fidèles s’étonnaient ; les prêtres s’irritaient. Quoi ! un homme dont l’état est de peigner la laine, oser s’en prendre au pape !… Les franciscains étaient hors d’eux-mêmes. Ils demandaient que cette fois du moins on fit un terrible exemple. Leclerc fut jeté en prison.

w – Cet hérétique écrivit des pancartes qu’il attacha aux portes de la grande église de Meaux (MS. de Meaux). Voyez aussi Bezæ Icones ; Crespin Actes des Martyrs, etc.

Son procès fut en peu de jours terminé, sous les yeux mêmes de Briçonnet, qui devait tout voir et tout tolérer. Le cardeur fut condamné à être frappé de verges, trois jours de suite, à travers les rues de la ville, puis marqué au front le troisième jour. Bientôt commença ce triste spectacle. Leclerc, les mains liées, le dos nu, était conduit par les rues, et les bourreaux faisaient tomber sur son corps les coups qu’il s’était attirés en s’élevant contre l’évêque de Rome. Une immense foule suivait le cortège qui marquait sa marche par les traces de sang du martyr. Les uns poussaient des cris de colère contre l’hérétique ; les autres lui donnaient par leur silence même, des marques non équivoques de leur tendre compassion ; une femme encourageait le malheureux de ses paroles et de son regard : c’était sa mère.

Enfin le troisième jour, après qu’on eut achevé cette procession sanglante, on fit arrêter Leclerc sur la place ordinaire des exécutions. Le bourreau prépara le feu, y chauffa le fer dont l’empreinte devait brûler l’évangéliste, et, s’approchant de lui, le marqua au front comme hérétique. Un cri se fit alors entendre, mais ce n’était pas le martyr qui l’avait poussé. Sa mère, présente à cet affreux spectacle, déchirée par la douleur, sentait en elle un violent combat ; c’était l’enthousiasme de la foi qui luttait dans son cœur avec l’amour maternel ; à la fin, la foi eut le dessus ; et elle s’écria d’une voix qui fit tressaillir tous ses adversaires : « Vivent Jésus-Christ et ses enseignesx ! » Ainsi, cette Française du xvie siècle accomplissait le commandement du Fils de Dieu : « Celui qui aime son fils plus que moi n’est pas digne de moi. » Tant d’audace en un tel moment méritait une punition éclatante ; mais cette mère chrétienne avait glacé d’épouvante les prêtres et les soldats. Toute leur furie était bâillonnée par un bras plus puissant que le leur. La foule, se rangeant avec respect, laissa la mère du martyr regagner d’un pas lent sa pauvre demeure. Les moines, les sergents de ville eux-mêmes la regardaient immobiles. « Pas un de ses ennemis n’osa lui mettre la main dessus, » dit Théodore de Bèze. Après cette exécution, Leclerc ayant été relâché, se retira à Rosay en Brie, bourg à six lieues de Meaux, et plus tard il se rendit à Metz où nous le retrouverons.

x – Hist. Eccles. de Th. de Bèze, p. 4. Hist. des Martyrs de Crespin, p. 92.

Les adversaires triomphaient. « Les cordeliers ayant reconquis la chaire, semaient leurs mensonges et fariboles comme de coutumey. Mais les pauvres ouvriers de cette ville, privés d’entendre la Parole dans des réunions régulières, commencèrent à s’assembler en cachette, dit notre chroniqueur, à l’exemple des fils des prophètes du temps d’Achab et des chrétiens de la primitive Église ; et selon que l’opportunité s’offrait, ils se réunissaient une fois en une maison, une autre fois en quelque caverne, quelquefois aussi en quelque vigne ou bois. Là, celui d’entre eux qui était le plus exercé ès saintes Écritures les exhortait ; et ce fait, ils priaient tous ensemble d’un grand courage, s’entretenant en l’espérance que l’Évangile serait reçu en France et que la tyrannie de l’antechrist prendrait finz. » Il n’est aucune puissance capable d’arrêter la vérité.

y – Actes des Martyrs, p. 183.

z – Ibid.

Cependant une victime ne suffisait pas ; et si le premier contre lequel se déchaîna la persécution fut un ouvrier en laine, le second fut un gentilhomme de la cour. Il fallait effrayer les nobles aussi bien que le peuple. Messieurs de la Sorbonne, à Paris, n’entendaient pas d’ailleurs se laisser devancer parles franciscains de Meaux. « Le plus savant des nobles, » Berquin, avait puisé dans les Écritures toujours plus de courage ; et après avoir attaqué par quelques épigrammes « les frelons de la Sorbonne, » il les avait accusés ouvertement d’impiétéa.

a – Impietatis etiam accusatos, tum voce, tum scriptis. (Bezæ Icones.)

Beda, Duchesne, qui n’avaient osé répondre à leur manière aux saillies spirituelles d’un gentilhomme du roi, changèrent de pensée, dès qu’ils découvrirent derrière ces attaques, des convictions sérieuses. Berquin était devenu chrétien ; sa perte était assurée. Beda et Duchesne, ayant saisi quelques-unes de ses traductions, y trouvèrent de quoi faire brûler plus d’un hérétique. « Il prétend, dirent ils, qu’il ne convient pas d’invoquer la Vierge Marie à la place de l’Esprit saint, et de l’appeler la source de toute grâceb ! Il s’élève contre l’habitude de la nommer notre espérance, notre vie, et dit que ces titres ne conviennent qu’au Fils de Dieu ! » Il y avait plus encore. Le cabinet de Berquin était comme une librairie d’où se répandaient dans tout le royaume des livres corrupteurs. Les Lieux communs de Mélanchthon, surtout, écrits avec tant d’élégance, ébranlaient les lettres de la France. Le pieux gentilhomme ne vivant qu’au milieu des in-folio et des tracts, s’était fait, par charité chrétienne, traducteur, correcteur, imprimeur, libraire… Il fallait arrêter ce torrent redoutable, à sa source même.

b – Incongrue beatam Virginem invocari pro Spiritu Sancto. (Erasm. Epp. 1279.)

Un jour que Berquin était tranquillement à ses études, au milieu de ses livres chéris, sa demeure fut tout à coup entourée de sergents d’armes, et l’on frappa violemment à la porte ; c’étaient la Sorbonne et ses agents qui, munis de l’autorité du parlement, venaient faire chez lui une descente. Beda, le redoutable syndic, était à leur tête, et jamais inquisiteur ne remplit mieux son devoir ; il pénétra avec ses satellites dans la bibliothèque de Berquin, lui dénonça la mission dont il se disait chargé, ordonna qu’on eût l’œil sur lui, et commença son enquête ; pas un livre n’échappa à son regard perçant, et l’on dressa, de tous, par son ordre, un exact inventaire. Ici, un traité de Mélanchthon ; là, un écrit de Carlstadt ; plus loin, un ouvrage de Luther ! Voici des livres hérétiques traduits du latin en français par Berquin ; en voici d’autres de sa composition. Tous les ouvrages que Beda saisit, à l’exception de deux, étaient remplis d’erreurs luthériennes. Il sortit de la maison, emportant son butin, et plus glorieux que ne le fut jamais un général d’armée chargé des dépouilles des peuples vaincusc.

c – Gaillard Hist. de François Ier IV. 241. Crévier, Univ. de Paris, v. 171.

Berquin comprit qu’un grand orage venait de fondre sur sa tête ; mais son courage ne faillit point : il méprisait trop ses adversaires pour les craindre. Cependant Beda ne perdait pas de temps. Le 13 mai 1523, le parlement rendit un arrêt portant que tous les livres saisis chez Berquin seraient communiqués à la faculté de théologie. L’avis de la compagnie ne se fit pas attendre ; le 25 juin, elle condamna au feu comme hérétiques ces ouvrages, à l’exception des deux dont nous avons parlé, et ordonna que Berquin abjurât ses erreurs. Le parlement admit ces conclusions.

Le gentilhomme parut devant ce corps redoutable. Il savait que derrière cette assemblée était peut-être un échafaud ; mais, comme Luther à Worms, il demeura ferme. En vain le parlement lui ordonna-t-il de se rétracter ; Berquin n’était pas de ceux qui retombent après avoir été faits participants du Saint-Esprit. Celui qui est né de Dieu se conserve soi-même, et le malin ne le touche pointd. Toute chute prouve que la conversion n’a été qu’apparente ou que partielle ; or la conversion de Berquin était véritable. Il répondit avec décision à la cour devant laquelle il comparaissait. Le parlement, plus sévère que ne l’avait été la diète de Worms, ordonna à ses agents de se saisir de l’accusé, et le fit conduire à la Conciergerie. C’était le Ier août 1523. Le 5 août, le parlement remit l’hérétique entre les mains de l’évêque de Paris, afin que ce prélat prît connaissance de l’affaire, et que, assisté de docteurs et de conseillers, il prononçât la peine due au coupable. On le transféra dans les prisons de l’officialitée. Ainsi Berquin passait de tribunaux en tribunaux et de prison en prison. Beda, Duchesne et leur compagnie tenaient leur victime ; mais la cour en voulait toujours à la Sorbonne, et François était plus puissant que Beda. Il y eut alors parmi les nobles un mouvement d’indignation. Ces moines et ces prêtres oubliaient-ils donc ce que valait l’épée d’un gentilhomme ?… « De quoi l’accuse-t-on ? disait-on à François Ier ; de blâmer l’usage d’invoquer la Vierge au lieu du Saint-Esprit ? Mais Érasme et beaucoup d’autres le blâment de même. Est-ce pour de tels riens qu’on met en prison un officier du roif ? C’est aux lettres, à la vraie religion, aux nobles, à la chevalerie, à la couronne même qu’on en veut. » Le roi voulut encore cette fois faire pousser des cris à toute la compagnie. Il donna des lettres d’évocation au conseil, et le 8 août un huissier se présenta à la prison de l’officialité, portant ordre du roi de mettre Berquin en liberté.

d – Héb.6.4 ; 1Jean.5.16

e – Ductus est in carcerem, reus hæreseos periclitatus. (Erasmi Epp. 1279 ; Crévier ; Gaillard; loc. cit.)

f – Ob hujusmodi nœnias. (Erasm. Epp. 1279.)

La question était de savoir si les moines céderaient. François Ier, qui avait prévu quelques difficultés, avait dit à l’agent chargé de ses ordres : « Si vous trouvez de la résistance, je vous autorise à enfoncer les portes. » Ces paroles étaient claires. Les moines et la Sorbonne cédèrent, en dévorant l’affront, et Berquin, mis en liberté, comparut devant le conseil du roi qui le renvoya absousg.

g – At judices, ubi viderunt causam esse nullius momenti, absolverunt hominem. (Ibid.)

Ainsi François Ier avait humilié l’Église. Berquin s’imagina que la France, sous son règne, pourrait s’émanciper de la papauté. et pensa à recommencer la guerre. Il entra, à cet effet, en rapport avec Érasme, qui reconnut aussitôt en lui un homme de bienh. Mais, toujours timide et temporiseur : « Rappelez-vous. dit le philosophe, qu’il ne faut pas irriter les frelons, et jouissez en paix de vos étudesi. Surtout ne me mêlez pas dans votre affaire ; cela ne serait utile ni à moi, ni à vousj. »

h – Ex epistola visus est mihi vir bonus. (Ibid.)

i – Sineret crabrones et suis se studiis oblectaret. (Ibid.)

j – Deinde ne me involveret suæ causæ. (Ibid.)

Ces refus ne découragèrent pas Berquin ; si le génie le plus puissant du siècle se retire, il s’appuiera sur Dieu qui ne se retire jamais. L’œuvre de Dieu veut être faite avec ou sans les hommes. « Berquin, dit Érasme lui-même, avait quelque chose de semblable au palmier ; il se relevait et devenait fier et superbe, contre quiconque cherchait à l’épouvanterk. »

k – Ille, ut habebat quiddam cum palma commune, adversus deterrentem tollebat animos. (Ibid. Allusion probablement à Pline, Naturat. Histor., XVI, 42.)

Tels n’étaient pas tous ceux qui avaient accueilli la doctrine évangélique. Martial Mazurier avait été l’un des prédicateurs les plus zélés. On l’accusa d’avoir prêché des propositions fort erronéesl, et même d’avoir commis, pendant qu’il était à Meaux, certains actes de violence. « Ce Martial Mazurier étant à Meaux, dit un manuscrit de cette ville que nous avons cité, allant à l’église des révérends pères cordeliers, et voyant la figure de saint François, stigmatisée sur le dehors de la porte du couvent où est à présent mis un saint Roch, le jeta à bas et le rompit. » Mazurier fut saisi, et mis à la Conciergeriem, où il tomba soudain dans de profondes rêveries et de vives angoisses. C’était la morale plutôt que la doctrine évangélique, qui l’avait attiré dans les rangs des réformateurs ; et la morale le laissait sans force. Effrayé du bûcher qui l’attendait, croyant que décidément la victoire demeurerait en France au parti de Rome, il se convainquit facilement qu’il trouverait plus d’influence et d’honneurs en retournant à la papauté. Il rétracta donc ses enseignements, et fit prêcher dans sa paroisse les doctrines opposées à celles qu’on l’accusait d’y avoir enseignéesn ; et se liant plus tard avec les docteurs les plus fanatiques, et en particulier avec l’illustre Ignace de Loyola, il se montra dès lors le plus ardent soutien de la cause papaleo. Depuis le temps de l’empereur Julien, les apostats sont toujours devenus, après leur infidélité, les plus impitoyables adversaires de la doctrine qu’ils avaient quelque temps professée.

l – Hist. de l’Université, par Crévier, v. 203.

m – Gaillard, Hist. de François Ier. v. 234.

n – « Comme il était homme adroit, il esquiva la condamnation, » dit Crévier, V, p. 203.

o – Cum Ignatio Loyola init amicitiam. (Launoi, Navarræ gymnasii historia, p. 621.)

Mazurier trouva bientôt une occation d’exercer son zèle. Le jeune Jacques Pavanne avait aussi été jeté en prison. Martial espérait, en le faisant tomber comme lui, couvrir sa propre chute. La jeunesse, l’amabilité, la science, l’intégrité de Pavanne, intéressaient vivement en sa faveur, et Mazurier s’imaginait qu’il serait lui-même moins coupable, s’il entraînait maître Jacques à le devenir autant que lui. Il se rendit dans son cachot, et commença ses manœuvres. Il affecta d’avoir été plus loin que lui dans la connaissance de la vérité : « Vous errez, Jacques, lui répétait-il souvent ; vous n’avez pas vu au fond de la mer ; vous ne connaissez que la surface des ondes et des vaguesp. » Les sophismes, les promesses, les menaces, rien n’était épargné. Le malheureux jeune homme, séduit, agité, ébranlé, succomba enfin à ces perfides attaques, rétracta publiquement ses prétendues erreurs, le lendemain de Noël 1524. Mais dès lors un esprit d’accablement et de deuil envoyé de l’Eternel fut sur Pavanne. Une profonde tristesse le consuma, et il ne cessa de pousser des soupirs. « Ah ! répétait-il, il n’y a plus pour moi qu’amertume dans la vie. » Triste salaire de l’infidélité.

p – Actes des Martyrs, p. 99.

Cependant, parmi ceux qui avaient reçu la Parole de Dieu en France, se trouvaient des hommes d’un esprit plus intrépide que Pavanne et que Mazurier. Leclerc s’était retiré vers la fin de l’an 1523 à Metz en Lorraine, et là, dit Théodore de Bèze, il avait suivi l’exemple de saint Paul à Corinthe, qui, tout en faisant des tentes, persuadait les Juifs et les Grecsq. Leclerc, tout en exerçant son métier de cardeur de laine, éclairait les gens de son état ; et plusieurs d’entre eux avaient été réellement convertis. Ainsi cet humble artisan avait jeté les fondements d’une Église qui devint plus tard célèbre.

q – Act.18.3-4. Apostoli apud Corinthios exemplum secutus. Bezæ Icones.

Leclerc n’était pas seul à Metz. Il y avait parmi les ecclésiastiques de la ville un moine augustin de Tournay, docteur en théologie, nommé Jean Châtelain, qui avait été amené à la connaissance de Dieur par ses communications avec les augustins d’Anvers. Châtelain s’était attiré le respect du peuple par l’austérité de ses mœurs, et la doctrine de Christ prêchée par lui avec la chasuble et l’école, avait paru moins extraordinaire aux habitants de Metz, que quand elle leur venait du pauvre artisan, qui quittait le peigne dont il cardait la laine, pour expliquer un Évangile imprimé en français.

r – Vocatus ad cognitionem Dei. (Act. Mart. p. 180.)

La lumière évangélique, grâce au zèle de ces deux hommes, commençait à se répandre dans toute la ville. Une femme très dévote, nommée Toussaint, d’une famille bourgeoise, avait un fils appelé Pierre, à qui, au milieu de ses jeux, elle adressait souvent de graves paroles. Partout, et jusque dans les maisons des bourgeois, on s’attendait alors à quelque chose d’extraordinaire. Un jour l’enfant, se livrant aux divertissements de son âge, allait à cheval sur un long bâton, dans la chambre de sa mère, lorsque celle-ci qui s’entretenait avec des amis des choses de Dieu, leur dit d’une voix émue : «  L’antechrist viendra bien tôt avec une grande puissance, et il perdra ceux qui se seront convertis à la prédication d’Élies. » Ces paroles souvent répétées frappèrent l’esprit de l’enfant, qui se les rappela plus tard. Pierre Toussaint était devenu grand à l’époque où le docteur en théologie et le cardeur de laine prêchaient l’Évangile à Metz. Ses parents et ses amis, surpris de son jeune génie, espéraient le voir un jour occuper une place éminente dans l’Église. Un de ses oncles, frère de son père, était primicier de Metz ; c’était la première dignité dans le chapitret. Le cardinal Jean de Lorraine, fils du duc René, qui tenait une grande maison, témoignait beaucoup d’affection au primicier et à son neveu. Celui-ci, malgré sa jeunesse, venait d’obtenir un canonicat lorsqu’il commença à devenir attentif à l’Évangile. La prédication de Châtelain et de Leclerc ne serait-elle pas peut-être celle d’Élie ? Déjà, il est vrai, l’antechrist s’arme partout contre elle. Mais qu’importe ? « Élevons, dit-il, la tête vers le Seigneur, qui viendra et qui ne tardera pointu. »

s – Cum equitabam in arundine longa, memini sæpe audisse me a matre venturum Antichristum cum potentia magna, perditurumque eos qui essent ad Eliæ prædicationem conversi. (Tossarms Faretlo. 4 sept. 1525 ; manuscrit du conclave de Neuchâtel.)

t – Tossamis Farello, du 21 juillet 1525.

u – Levemus interim capita nostra ad Dominum qui veniet et non tardabit. (Ibid., du 4 sept. 1525.)

La doctrine évangélique pénétrait dans les premières familles de Metz. Un homme fort considéré, le chevalier d’Esch, ami intime du primicier, venait de se convertirv. Les amis de l’Évangile étaient dans la joie. Le chevalier notre bon maître.. répétait Pierre : si toutefois, ajoutait-il avec noblesse et candeur, il nous est permis d’avoir un maître sur la terrew. »

v – Clarissimum illum equitem… cui multum familiaritatis et amicitiæ, cum primicerio Metensi, patruo meo. (Ibid. 2 Août 1524.)

w – Ibid. du 31 juillet 1525. Manuscrit de Neuchâtel.

Ainsi Metz allait devenir un foyer de lumière, quand le zèle imprudent de Leclerc arrêta brusquement cette marche lente, mais sûre, et suscita un orage qui pensa ruiner entièrement cette Église naissante. La multitude du peuple messin continuait à marcher dans ses antiques superstitions, et Leclerc avait le cœur navré en voyant cette ville plongée dans « l’idolâtrie. » Le jour d’une grande fête approchait. A une lieue environ de la ville se trouvait une chapelle qui renfermait des images de la Vierge et des saints les plus célèbres du pays, et où tous les habitants de Metz avaient coutume de se rendre en pèlerinage, un certain jour de l’année, pour adorer ces images et obtenir le pardon de leurs péchés.

La veille de la fête étant arrivée, l’âme pieuse et courageuse de Leclerc était violemment agitée. Dieu n’a-t-il pas dit : Tu ne te prosterneras point devant leurs dieux ; mais tu les détruiras et tu briseras entièrement leurs statuesx ? Leclerc crut que ce commandement lui était adressé, et, sans consulter ni Châtelain, ni Esch, ni aucun de ceux dont il eût pu craindre des avis contraires à son projet, le soir, au moment où la nuit commençait, il sortit de la ville et se rendit près de la chapelle. Là. il se recueillit quelque temps, assis silencieusement en présence de ces statues. Il pouvait encore s’enfuir ; mais… demain, dans quelques heures, toute une cité. qui devrait n’adorer que Dieu seul, allait être prosternée devant ces morceaux de pierre et de bois. Un combat semblable à celui que nous trouvons chez tant de chrétiens des premiers siècles de l’Église, se livre dans l’esprit du cardeur de laine. Que lui importe que ce soient les images des saints et des saintes qui se trouvent dans ces lieux, et non celles des dieux et des déesses du paganisme ? Le culte que le peuple rend à ces images, n’appartient-il pas à Dieu seul ?

x – Exode.20.4 ; 34.24

Comme Polyeucte près des idoles du temple, son cœur frissonne, son courage s’anime :

Ne perdons plus de temps, le sacrifice est prêt,
Allons-y du vrai Dieu soutenir l’intérêt.
Allons fouler aux pieds ce foudre ridicule.
Dont arme un bois pourri ce peuple trop crédule ;
Allons en éclairer l’aveuglement fatal,
Allons briser ces dieux de pierre et de métal ;
Abandonnons nos jours à cette ardeur céleste.
Faisons triompher Dieu… qu’il dispose du restey.

yPolyeucte, par Pierre Corneille. — Ce que plusieurs admirent en vers, ils le condamnent dans l’histoire.

En effet, Leclerc se lève, s’approche des images, les enlève, les brise et en disperse avec indignation les fragments devant l’autel. Il ne doutait pas que ce ne fût l’Esprit même du Seigneur qui lui eût inspiré cette action, et Théodore de Bèze pense de même

. Après cela, Leclerc retourna à Metz, où il rentra à la pointe du jour, aperçu de quelques-uns, au moment où il passait la porte de la villez.

z – Mane apud urbis portas deprehensus.

Cependant tout se mettait en mouvement dans l’antique cité ; les cloches sonnaient, les confréries se rassemblaient ; et toute la ville de Metz, conduite par les chanoines, les prêtres et les moines, sortait avec pompe ; on récitait des prières, on chantait des cantiques aux saints que l’on allait adorer ; les croix et les bannières défilaient en ordre, et les instruments de musique ou les tambours répondaient aux chants des fidèles. Enfin, après plus d’une heure de marche, la procession atteignit le lieu du pèlerinage. Mais quel n’est pas l’étonnement des prêtres, lorsque se présentant, l’encensoir à la main, ils découvrent les images qu’ils venaient adorer, mutilées et couvrant la terre de leurs débris. Ils reculent avec effroi ; ils annoncent à la foule l’acte sacrilège ; tout à coup les chants cessent, les instruments se taisent, les bannières s’abaissent, et toute cette multitude éprouve une inconcevable agitation. Les chanoines, les curés et les moines s’efforcent d’enflammer les esprits ; ils excitent le peuple à chercher le coupable et à demander sa morta. Un seul cri s’élève de toutes parts : « Mort, mort au sacrilège ! » On retourne à Metz précipitamment et en désordre.

a – Totam civitatem concitarunt ad auctorem ejus facinoris quærendum. (Act. Mart. Lat. p. 189.)

Leclerc était connu de tous ; plusieurs fois il avait appelé les images, des idoles. D’ailleurs, ne l’avait-on pas vu, au point du jour, revenir de la chapelle ? On le saisit ; il confessa aussitôt son crime et conjura le peuple d’adorer Dieu seul. Mais ce discours excita encore plus la fureur de la multitude, qui eût voulu, à l’instant même, le traîner à la mort. Conduit devant les juges, il déclara avec courage que Jésus-Christ, Dieu manifesté en chair, devait seul être adoré, et fut condamné à être brûlé vif. On le mena au lieu de l’exécution.

Ici l’attendait une épouvantable scène. La cruauté de ses persécuteurs recherchait tout ce qui pouvait rendre son supplice plus horrible. Près de l’échafaud, on chauffait des tenailles qui devaient servir leur rage. Leclerc, ferme et calme, entendait sans émotion les clameurs sauvages des moines et du peuple. On commença par lui couper le poing droit ; puis, saisissant les tenailles ardentes, on lui arracha le nez ; puis, toujours avec ce même instrument, on se mit à tenailler ses deux bras, et quand on les eut rompus en plusieurs endroits, on finit par lui brûler les mamellesb. Pendant que la cruauté de ses ennemis s’acharnait ainsi sur son corps, l’esprit de Leclerc était en paix. Il prononçait solennellement, et d’une voix retentissantec, ces paroles de David : Leurs faux dieux sont de l'or et de l'argent, un ouvrage de main d'homme. Ils ont une bouche et ne parlent point ; ils ont des yeux et ne voient point ; ils ont des oreilles et n'entendent point ; ils ont un nez et ne sentent point ; des mains et ne touchent point, des pieds et ne marchent point ; ils ne rendent aucun son de leur gosier. Ceux qui les font et tous ceux qui s'y confient leur deviendront semblables. Israël, assure-toi sur l'Éternel, car il est l'aide et le bouclier de ceux qui l'invoquent. Les adversaires, en voyant tant de force d’âme, étaient épouvantés ; les fidèles se sentaient affermisd ; le peuple, qui avait montré auparavant tant de colère, était étonné et émue. Après ces tortures, Leclerc fut brûlé à petit feu, selon que sa condamnation le portait. Telle fut la mort du premier martyr de l’Évangile en France.

b – Naso candentibus forcipibus abrepto, iisdemque brachio utroque ipsisque mammis crudelissime perustis. (Bezæ Icones ; MS. de Meaux, Crespin, etc.)

c – Altissima voce recitans. (Bezæ Icones.)

d – Adversariis territis, piis magnopere confirmatis. (Bezæ Icones.)

e – Nemo qui non commoveretur, attonitus. (Act. Mart. Lat. p. 189.)

Mais les prêtres de Metz n’étaient point satisfaits. En vain s’étaient-ils efforcés d’ébranler Châtelain. « Comme l’aspic, disaient-ils, il fait le sourd, et refuse d’ouïr la véritéf. » Il fut saisi par les gens du cardinal de Lorraine, et transporté dans le château de Nomeny.

f – Instar aspidis serpentis aures omni surditate affectas. (Ibid. p. 183.)

Puis il fut dégradé par les officiers de l’évêque, qui lui enlevèrent ses vêtements, et lui raclèrent les doigts avec un morceau de verre, en disant : « Par ce raclement, nous t’ôtons la puissance de sacrifier, de consacrer et de bénir, que tu reçus par l’onction des mainsg. » Ensuite, l’ayant couvert d’un habit laïque, ils le remirent au pouvoir séculier qui le condamna à être brûlé vif. Le bûcher fut bientôt dressé, et le ministre de Christ consumé par les flammes. « Le luthéranisme ne s’en répandit pas moins dans tout le pays Messin, » disent les auteurs de l’Histoire de l’Église gallicane, qui, du reste, approuvent fort cette rigueur.

g – Utriusque manus digitos lamina vitrea erasit. (Ibid. p. 66.)

Dès que cet orage était venu s’abattre sur l’Église de Metz, la désolation avait été dans la maison de Toussaint. Son oncle le primicier, sans prendre une part active aux poursuites dirigées contre Leclerc et Châtelain, frémissait à la pensée que son neveu était de ces gens-là. L’effroi de la mère était plus grand encore. Il n’y avait pas un moment à perdre ; tous ceux qui avaient prêté l’oreille à l’Évangile étaient menacés dans leur liberté et dans leur vie. Le sang qu’avaient répandu les inquisiteurs n’avait fait qu’augmenter leur soif : de nouveaux échafauds allaient être dressés ; Pierre Toussaint, le chevalier d’Esch, d’autres encore quittèrent Metz en toute hâte et se réfugièrent à Bâle.

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