Histoire de la Réformation du seizième siècle

12.10

Catholicité de la Réforme – Amitié de Farel et d’Œcolampade – Farel et Érasme – Altercation – Farel demande à disputer – Thèses – L’Écriture et la foi – Dispute

C’est un beau trait de la Réformation, que la catholicité qu’elle manifeste. Les Allemands viennent en Suisse ; les Français vont en Allemagne ; plus tard les hommes de l’Angleterre et de l’Ecosse se rendent sur le continent, et des docteurs du continent dans la Grande-Bretagne. Les réformations des divers pays naissent presque toutes indépendamment les unes des autres ; mais à peine sont-elles nées qu’elles se tendent les mains. Il y a une seule foi, un seul esprit, un seul Seigneur. On a eu tort, ce me semble, de n’écrire jusqu’à présent l’histoire de la Réformation que pour un seul pays ; cette œuvre est une, et les Églises protestantes forment, dès leur origine, un seul corps, bien ajusté par toutes les jointuresy. »

yÉphésiens 4.16.

Plusieurs réfugiés de France et de Lorraine formaient alors à Bâle une Église française sauvée de l’échafaud ; ils y avaient parlé de Lefèvre, de Farel, des évènements de Meaux ; et lorsque Farel arriva en Suisse, il y était déjà connu comme l’un des plus dévoués champions de l’Évangile.

On le conduisit aussitôt chez Œcolampade, de retour à Bâle depuis quelque temps. Il est rare que deux caractères plus opposés se rencontrent. Œcolampade charmait par sa douceur, Farel entraînait par son impétuosité ; mais du premier moment ces deux hommes se sentirent unis pour toujoursz. C’était de nouveau le rapprochement d’un Luther et d’un Mélanchthon. Œcolampade reçut Farel chez lui, lui donna une modeste chambre, une table frugale, le conduisit vers ses amis ; et bientôt la science, la piété, le courage du jeune Français lui gagnèrent tous les cœurs. Pellican, Imeli, Wolfhard, et d’autres ministres bâlois, se sentaient fortifiés dans la foi, par ses discours pleins d’énergie. Œcolampade était alors profondément découragé. « Hélas ! disait-il à Zwingle, je parle en vain, et ne vois pas le moindre sujet d’espérance. Peut-être aurais-je plus de succès au milieu des Turcsa !… Ah ! ajoutait-il avec un profond soupir, je n’en attribue la faute à personne qu’à moi seul. » Mais plus il voyait Farel, plus il sentait son cœur se ranimer, et le courage que celui-ci lui communiquait devenait la base d’une indestructible affection. O mon cher Farel, lui disait-il, j’espère que le Seigneur rendra notre amitié immortelle ! Et si nous ne pouvons être unis ici-bas, notre joie n’en sera que plus grande quand nous serons réunis près de Christ dans le cielb. » Pieuses et touchantes pensées !… L’arrivée de Farel fut évidemment pour la Suisse un secours d’en haut.

z – Amicum semper habui a primo colloquio. Farel ad Bulling. 27 mai 1556.

a – Fortasse in mediis Turcis felicius docuissem. (Zw. et Œcol. Epp. p. 200.)

b – Mi Farelle, spero Dominum conservaturum amicitiam nostram immortalem ; et si hic conjungi nequimus, tanto beatius alibi apud Christum erit contubernium. (Ibid. p. 201.)

Mais tandis que ce Français jouissait avec délices d’Œcolampade, il reculait avec froideur et une noble fierté, devant un homme aux pieds duquel se prosternaient tous les peuples de la chrétienté. Le prince des écoles, celui dont chacun ambitionnait une parole et un regard, le maître du siècle, Érasme, était négligé par Farel. Le jeune Dauphinois s’était refusé à aller rendre hommage au vieux savant de Rotterdam, méprisant ces hommes qui ne sont jamais qu’à moitié du côté de la vérité, et qui, tout en comprenant les dangers de l’erreur, sont pleins de ménagements pour ceux qui la propagent. Ainsi l’on voyait dans Farel cette décision, qui est devenue l’un des caractères distinctifs de la Réformation en France et dans la Suisse française, et que quelques-uns ont appelée roideur, exclusisme, intolérance. Une discussion s’était engagée, à l’occasion des commentaires du docteur d’Étaples, entre les deux grands docteurs de l’époque, et il ne se faisait pas un festin où l’on ne prît parti pour Érasme contre Lefèvre, ou pour Lefèvre contre Érasmec. Farel n’avait pas hésité à se ranger du côté de son maître. Mais ce qui l’avait surtout indigné, c’était la lâcheté du philosophe de Rotterdam à l’égard des chrétiens évangéliques. Érasme leur fermait sa porte. Eh bien, Farel n’y heurtera pas. C’était pour lui un petit sacrifice, convaincu qu’il était que la base de toute vraie théologie, la piété du cœur, manquait à Érasme. « La femme de Frobenius, disait-il, a plus de théologie que lui ; » et indigné de ce qu’Érasme avait écrit au pape comment il devait s’y prendre « pour éteindre l’incendie de Luther, » il affirmait hautement qu’Érasme voulait étouffer l’Évangiled.

c – Nullum est pene convivium. (Er. Epp. p. 179.)

d – Consilium quo sic extinguatur incendium Lutheranum. (Ibid.)

Cette indépendance du jeune Farel irrita l’illustre savant. Princes, rois, docteurs, évêques, papes, réformateurs, prêtres, gens du monde, tous se trouvaient heureux de venir lui payer leur tribut d’admiration ; Luther lui-même avait gardé quelques ménagements pour sa personne ; et ce Dauphinois inconnu, exilé, osait braver sa puissance ! Cette insolente liberté donnait plus de chagrin à Érasme, que tous les hommages du monde entier ne lui causaient de joie ; aussi ne négligeait-il pas une occasion de décharger son humeur contre Farel ; d’ailleurs, en attaquant un hérétique aussi prononcé, il se lavait aux yeux des catholiques romains du soupçon d’hérésie. « Je n’ai jamais rien vu de plus menteur, de plus violent, de plus séditieux que cet hommee, disait-il ; c’est un cœur plein de vanité et une langue remplie de malicef. » Mais la colère d’Érasme ne s’arrêtait pas à Farel ; elle se portait sur tous les Français réfugiés à Bâle, dont la franchise et la décision le heurtaient. On les voyait faire peu d’attention aux personnes ; et si la vérité n’était pas franchement professée, ne pas se soucier de l’homme, quelque grand que fût son génie. Il leur manquait peut-être un peu de la débonnaireté de l’Évangile, mais il y avait dans leur fidélité quelque chose de la force des anciens prophètes ; et l’on aime à rencontrer des hommes qui ne plient point devant ce que le monde adore. Érasme, étonné de ces dédains altiers, s’en plaignait à tout le monde. « Quoi ! écrivait-il à Mélanchthon, ne rejetterons-nous les pontifes et les évêques que pour avoir des tyrans plus cruels, des galeux, des enragés… ? car la France nous en a envoyé de telsg. » — Quelques Français, écrivait-il au secrétaire du pape, en lui présentant son livre sur le Libre arbitre, sont encore plus hors de sens que les Allemands eux-mêmes. Ils ont toujours ces cinq mots à la bouche, Evangile, Parole de Dieu, Foi, Christ, Esprit saint, et pourtant je ne doute pas que ce ne soit l’esprit de Satan qui les pousseh. » Au lieu de Farellus il écrivait souvent Fallicus, désignant ainsi l’un des hommes les plus francs de son siècle, par les épithètes de fourbe et de trompeur.

e – Quo nihil vidi mendacius, virulentius, et seditiosius. (Ibid. 798.)

f – Acidæ linguæ et vanissimus. (Ibid. 2129.)

g – Scabiosos… rabiosos… nam nuper nobis misit Gallia. (Er. Epp. p. 350.)

h – Non dubitem quin agantur spiritu Satanæ. (Ibid.)

Le dépit et la colère d’Érasme furent à leur comble, quand on lui rapporta que Farel l’avait appelé Balaam. Farel croyait qu’Érasme, comme ce prophète, se laissait, à son insu peut-être, entraîner, par des présents, à parler contre le peuple de Dieu. Le savant hollandais, ne pouvant plus se contenir, résolut de prendre à partie l’audacieux Dauphinois, et un jour que Farel discutait avec plusieurs amis, sur la doctrine chrétienne, en présence d’Érasme, celui-ci l’interrompant brusquement lui dit : « Pourquoi m’appelez-vous Balaami ? » Farel, étonné d’abord d’une si brusque question, se remit bientôt et répondit, que ce n’était point lui qui l’avait ainsi nommé. Pressé d’indiquer le coupable, il nomma Du Blet de Lyon, comme lui réfugié à Bâlej. Il se peut que ce soit lui qui l’ait dit, répliqua Érasme, mais c’est vous qui lui avez appris à le dire. » Puis, honteux de s’être mis en colère, il porta promptement la conversation sur un autre sujet : « Pourquoi, dit-il à Farel, prétendez-vous qu’il ne faut pas invoquer les saints ? Est-ce parce que la sainte Écriture ne le commande pas ? — Oui, dit le Français. — Eh bien ! reprit le savant, je vous somme de prouver par les Écritures qu’il faut invoquer le Saint-Esprit. »

i – Diremi disputationem. (Ibid. p. 804.)

j – Ut diceret negotiatorem quemdam Dupletum hoc dixisse. (Ibid. p. 2129.)

Farel fit cette réponse simple et vraie : « S’il est Dieu, il faut qu’on l’invoquek. » « Je laissai la dispute, dit Érasme, car la nuit approchaitl. » Dès lors, toutes les fois que le nom de Farel se présenta sous sa plume, ce fut pour le représenter comme un être odieux, qu’il fallait fuir à tout prix. Les lettres du réformateur sont, au contraire, pleines de modération à l’égard d’Érasme. L’Évangile est plus doux que la philosophie, même dans le caractère le plus emporté.

k – Si Deus est, inquit, invocandus est. (Er. Epp. p. 804.)

l – Omissa disputatione, nam imminebat nox. (Ibid.) Nous n’avons cette conversation que d’après Érasme ; il nous apprend lui-même que Farel en fit une relation qui différait beaucoup de la sienne.

La doctrine évangélique avait déjà beaucoup d’amis à Bâle, dans le conseil et parmi le peuple ; mais les docteurs de l’université la combattaient de toutes leurs forces. Œcolampade et Stör, pasteur de Liestal, avaient soutenu des thèses contre eux. Farel crut devoir professer aussi en Suisse le grand principe de l’école évangélique de Paris et de Meaux : La Parole de Dieu suffit. Il demanda à l’université la permission de soutenir des thèses, « plutôt, ajouta-t-il avec modestie, pour que l’on me reprenne si je me trompe, que pour enseigner autruim ; » mais l’université refusa.

m – Damit er gelehrt werde, ob er irre. (Fussli Beytr. IV. 244.)

Farel s’adressa alors au conseil ; et le conseil annonça publiquement, qu’un homme chrétien, nommé Guillaume Farel, ayant rédigé par l’inspiration de l’Esprit saint des articles conformes à l’Évangilen, il lui accordait la permission de les soutenir en latin. L’université défendit à tout prêtre ou étudiant de paraître à cette dispute ; mais le conseil rendit un arrêt contraire.

n – Aus Eingiessung des heiligen Geistes ein christlicher Mensch und Bruder. (Ibid.)

Voici quelques-unes des treize propositions que Farel afficha :

o – Gulielmus Farellus Christianis lectoribus, die Martis post Reminiscere. (Füssli Beytr. IV. 247.) Füssli ne donne pas le texte latin.

Ainsi se présentait ce « Français » dans Bâlep. C’était un enfant des montagnes du Dauphiné, élevé à Paris aux pieds de Lefèvre, qui venait exposer avec courage, dans cette illustre université de la Suisse et près d’Érasme, les grands principes de la Réforme. Deux idées étaient contenues dans les thèses de Farel : l’une était le retour à la sainte Écriture ; l’autre était le retour à la foi : deux choses que la papauté a décidément condamnées au commencement du xviiie siècle, comme hérétiques et impies, dans la fameuse constitution Unigenitus, et qui, intimement unies entre elles, renversent en effet le système de la papauté. Si la foi en Christ est le commencement et la fin du christianisme, c’est donc à la Parole du Christ qu’il faut s’attacher, et non à celle de l’Église. Et il y a plus encore : si la foi unit les âmes, qu’importe un lien extérieur ? Est-ce avec des crosses, des bulles et des tiares que se forme leur unité sainte ? La foi unit d’une unité spirituelle et véritable tous ceux dans les cœurs desquels elle établit sa demeure. Ainsi s’évanouissait d’un seul coup la triple illusion des œuvres méritoires, des traditions humaines et d’une fausse unité. C’est tout le catholicisme romain.

p – Schedam conclusionum a Gallo illo. (Zw. Epp. p. 333.)

La dispute commença en latinq. Farel et Œcolampade exposèrent et prouvèrent leurs articles, sommant à plusieurs reprises leurs adversaires de répondre ; mais nul d’entre eux ne parut. Ces sophistes, ainsi les appelle Œcolampade, faisaient les téméraires, mais cachés dans leurs recoins obscursr. Aussi le peuple commença-t-il à mépriser la lâcheté des prêtres, et à détester leur tyrannies.

q – Schedam conclusionum Latine apud nos disputatam. (Zw. Epp. p. 333.)

r – Agunt tamen magnos interim thrasones sed in angulis lucifugæ. (Ibid.)

s – Incipit tamen plebs paulatim illorum ignaviam et tyrannidem verbo Dei agnoscere. (Ibid.)

Ainsi Farel prit rang parmi les défenseurs de la Réformation. On se réjouissait de voir un Français réunir tant de science et de piété. Déjà l’on anticipait les plus beaux. triomphes. « Il est assez fort, disait-on, pour perdre, à lui seul, toute la Sorbonnet. » Sa candeur, sa sincérité, sa franchise captivaient les cœursu. Mais, au milieu de son activité, il n’oubliait pas que c’est par notre propre âme que toute mission doit commencer. Le doux Œcolampade faisait avec l’ardent Farel un pacte, en vertu duquel ils s’engageaient à s’exercer à l’humilité et à la douceur dans leurs conversations familières. Ces hommes courageux savaient, sur le champ de bataille même, se former à la paix. Au reste l’impétuosité d’un Luther et d’un Farel était une vertu nécessaire. Il faut quelque effort quand il s’agit de déplacer le monde et de renouveler l’Église. On oublie trop souvent de nos jours cette vérité, que les hommes les plus doux reconnurent alors. « Quelques-uns, disait Œcolampade à Luther, en lui adressant Farel, voudraient que son zèle contre les ennemis de la vérité fût plus modéré ; mais je ne puis m’empêcher de voir dans ce zèle même une vertu admirable, qui, si elle se déploie à propos, n’est pas moins nécessaire que la douceurv. » La postérité a ratifié le jugement d’Œcolampade.

t – Ad totam Sorbonicam affligendam si non et perdendam. (Œcol. Luthero, Epp. p. 200.)

u – Farello nihil candidius est. (Ibid.)

v – Verum ego virtutem illam admirabilem et non minus placiditate, si tempestive fuerit, necessariam. (Ibid.)

Au mois de mai 1624, Farel, avec quelques amis de Lyon, se rendit à Schaffouse, à Zurich et à Constance. Zwingle et Myconius reçurent avec une vive joie cet exilé de la France, et Farel s’en souvint toute sa vie. Mais, de retour à Bâle, il trouva Érasme et ses autres ennemis à l’œuvre, et reçut l’ordre de quitter la ville. En vain ses amis témoignèrent-ils hautement leur désapprobation d’un tel abus de pouvoir, il fallait abandonner le sol de la Suisse, consacré dès lors aux grands revers. « C’est ainsi, dit Œcolampade indigné, que nous entendons l’hospitalité, nous véritables habitants de Sodomew !… »

w – Adeo hospitum habemus rationem, veri Sodomitæ. (Zw. Epp. p. 434.)

Farel s’était intimement lié à Bâle avec le chevalier d’Esch ; celui-ci voulut l’accompagner, et ils partirent, munis par Œcolampade de lettres pour Capiton et pour Luther, à qui le docteur de Bâle recommandait Farel comme « ce Guillaume qui avait tant travaillé pour l’œuvre de Dieux. » Farel se lia, à Strasbourg, d’une étroite amitié avec Capiton, Bucer et Hédion ; mais il ne paraît pas qu’il soit allé jusqu’à Wittemberg.

x – Gulielmus ille qui tam probe navavit operam. (Zw. et Œcol. Epp. p. 175.)

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