Histoire de la Réformation du seizième siècle

13. Protestation de Spire et concorde de Marbourg

1526 à 1529

13.1

Double mouvement de la Réformation – Il y a un temps réformateur – Diète de Spire, 1526 – Les prêches évangéliques – Palladium. Réforme des mœurs – Fermeté des Réformateurs – Commission pour abolir les abus – Tiers-parti entre la Papauté et la Réforme – Colporteurs – La Papauté et ses membres – La destruction de Jérusalem – Réveil de Rome – L’ordonnance de Séville publiée – Désunion de l’Empereur et du Pape – Ligue et bref de Clément VII – On propose la liberté religieuse – Époque importante – Ferdinand appelé en Hongrie

Nous avons vu les commencements, les luttes, les revers et les progrès de la Réformation ; mais les combats que nous avons jusqu’à présent décrits n’ont été que partiels : nous entrons maintenant dans une période nouvelle, celle des batailles générales. Spire (1529) et Augsbourg (1530) sont deux noms qui brillent d’une gloire plus immortelle que Marathon, Pavie ou Marengo. Des forces jusqu’à présent dispersées se réunissent en un énergique faisceau ; la puissance de Dieu opère de ces actions d’éclat qui ouvrent une ère nouvelle à l’histoire des peuples, et donnent une impulsion irrésistible à l’humanité ; les consciences sont affranchies ; la liberté de l’esprit est conquise. Le passage des temps moyens aux temps modernes est enfin arrivé.

Une grande protestation va s’accomplir ; et bien qu’il y ait des protestants et des protestations dans l’Église depuis le commencement même du christianisme, puisque la liberté et la vérité ne peuvent se maintenir ici-bas qu’en protestant sans cesse contre le despotisme et l’erreur, le protestantisme va faire un pas nouveau. Il va prendre un corps, et attaquer ainsi avec d’autant plus d’énergie ce mystère d’iniquité qui depuis des siècles a pris un corps à Rome, dans le temple même de Dieub.

b2 Thessaloniciens 2.3-4.

Mais quoiqu’il s’agisse de protestation, il ne faut pas croire pourtant que la Réformation soit une œuvre négative. Partout où quelque chose de grand se développe, dans la nature comme dans la société, il y a un principe de vie qui opère, un germe que Dieu féconde. Une simple négation ne saurait émouvoir les peuples. La Réformation, quand elle se leva au seizième siècle, ne fit pas une œuvre nouvelle, car une réformation n’est pas une formation ; mais elle tourna sa face vers les origines du christianisme, se précipita vers elles, et les embrassa avec amour. Cependant, elle ne se contenta pas de ce retour aux temps primitifs. Chargée de ces principes créateurs de la foi, qu’elle avait saisis avec adoration, la Réformation rapporta à la chrétienté déchue et inanimée du seizième siècle les éléments divins, le feu sacré, qui devaient lui rendre la lumière et la vie. C’est dans ce double mouvement que furent son action et sa force. Sans doute, elle repoussa plus tard des formes surannées et combattit l’erreur ; mais ce ne fut là que la moindre de ses œuvres et son troisième mouvement. La protestation même dont nous avons à parler eut pour but le rétablissement de la vérité et de la vie, et fut un acte essentiellement positif.

Cette action double, puissante et rapide de la Réforme, par laquelle les temps apostoliques furent rétablis à l’entrée des temps modernes, ne vint pas des hommes. Une réformation ne se fait pas arbitrairement, comme, en quelques pays, les chartes et les révolutions. Une vraie réformation, préparée pendant plusieurs siècles, est le produit de l’esprit de Dieu. Avant le temps voulu, les plus grands génies, et même les hommes de Dieu les plus fidèles, ne sauraient la produire ; mais quand le temps réformateur est arrivé, quand Dieu veut intervenir dans le monde pour le renouveler, il faut que la vie divine se fraye un passage, et elle sait se créer elle-même les humbles organes par lesquels elle se communique à l’humanité. Alors, si les hommes se taisent, les pierres mêmes crierontc.

cLuc 19.40.

C’est sur la protestation de Spire (1529) que nous allons surtout fixer nos regards ; mais cette protestation fut préparée par des années de paix, et suivie par des essais de concorde, que nous devrons aussi raconter. Néanmoins, l’établissement formel du protestantisme demeure le grand fait qui domine l’histoire de la Réformation, de 1526 à 1529.

Le duc de Brunswick avait apporté en Allemagne le message menaçant de Charles-Quint. L’Empereur allait se rendre d’Espagne à Rome, pour s’entendre avec le Pape, et de là passer les Alpes, afin de soumettre les hérétiques. Mais auparavant la Diète de Spire (1526) devait leur adresser une dernière sommationd. L’heure fatale allait sonner pour la Réforme.

d – Voir tome III, fin du livre X. Il ne faut pas confondre la diète de Spire, 1526, avec celle de 1529, où eut lieu la protestation.

Le 25 juin 1526, la Diète s’ouvrit. Dans son instruction, datée de Séville, 23 mars, l’Empereur ordonnait qu’on maintînt en entier les coutumes de l’Église, et invitait la Diète à punir ceux qui se refuseraient à exécuter l’édit de Wormse. Son frère, Ferdinand, se trouvait à Spire, et sa présence rendait ces ordres plus redoutables. Jamais l’inimitié que les partisans de Rome portaient aux princes évangéliques, n’avait paru d’une manière si éclatante : « Les pharisiens, dit Spalatin, poursuivaient Jésus-Christ d’une véhémente hainef. »

e – Sleidan, Hist. de la Réf., liv. VI.

f – Christum pharisæis vehementer fuisse invisum. (Seckend. 2.45.)

Jamais aussi les princes évangéliques n’avaient montré tant d’assurance. Au lieu de paraître effrayés et tremblants comme des coupables, on les vit s’avancer entourés des ministres de la Parole, la tête levée et le regard joyeux. Leur première démarche fut de demander un temple. L’évêque de Spire, comte palatin du Rhin, le leur ayant refusé avec indignationg, les princes s’en plaignirent comme d’une injustice, et ordonnèrent à leurs ministres de prêcher chaque jour dans les salles de leurs palais. Une foule immense de la ville et de la campagne s’y précipita aussitôth. En vain, dans les jours de fête, Ferdinand, les princes ultramontains et les évêques, assistaient-ils aux pompes du culte romain dans la belle cathédrale de Spire ; la simple parole de Dieu, prêchée dans les vestibules des princes protestants, attirait des milliers d’auditeurs, et la messe se célébrait dans le videi.

g – Fortiter interdixit. (Cochloeus, p. 138.)

h – Ingens concursus plebis et rusticorum (ibid.) ; multis millibus hominum accurrentibus. (Seckend., 2.45)

i – Populum a sacris avertebant. (Cochlœus, 138.)

Ce n’étaient pas seulement des ministres, c’étaient des chevaliers, des palefreniers, « des idiots, » qui, ne pouvant contenir leur zèle, exaltaient partout avec vivacité la parole du Seigneurj. Tous les serviteurs des princes évangéliques portaient, brodées sur la manchette de la main droite, ces lettres : v. d. m. i. æ, c’est-à-dire : la parole du Seigneur demeure éternellementk. On lisait la même inscription sur les armes des princes, suspendues à leurs hôtels. La parole de Dieu, tel était dès ce moment le mot d’ordre et le palladium de la Réforme.

j – Ministri eorum, equites et stabularii, idiotæ, petulanter jactabant verbum Domini. Ibid.

k – Verbum Domini Manet in æternum. (Cochlœus, p. 138.)

Ce n’était pas tout : les protestants savaient que le culte ne suffit pas ; aussi le Landgrave avait-il demandé à l’Électeur d’abolir « certains usages de cour, » qui déshonoraient l’Evangile. En conséquence, ces deux princes avaient rédigé un ordre de vie qui interdisait l’ivresse, la débauche, et autres coutumes vicieuses usitées en Diètel.

l – Adversus inveteratos illos et impios usus nitendum esse. Seck. 2.46.

Peut-être les princes protestants affichaient-ils quelquefois leur dissidence au delà de ce que la sagesse eût exigé. Non seulement ils n’allaient point à la messe et n’observaient pas les jeûnes prescrits, mais encore on voyait, dans les jours maigres, leurs serviteurs porter les plats de viande et de gibier destinés à la table de leurs maîtres, et passer, dit Cochléus, sous les yeux de la foule que le culte rassemblait. C’était, dit cet auteur, afin d’attirer les catholiques par le fumet des viandes et des vinsm.

m – Ut complures allicerentur ad eorum sectam, in ferculis portabantur carnes coctæ in diebus jejunii, aperte in conspectu totius auditorii. (Cochlœus, p. 138.)

L’Électeur avait, en effet, un grand état ; sept cents personnes formaient sa suite. Un jour, il donna un banquet où assistaient vingt-six princes avec leurs gentilshommes et leurs conseillers. On y joua jusqu’à une heure très tardive, dix heures du soir. Tout, dans le duc Jean, annonçait le prince le plus puissant de l’Empire. Le jeune landgrave de Hesse, plein de zèle et de science, et qui se trouvait, quant à l’Évangile, dans la force du premier amour, faisait une impression profonde sur ceux qui l’approchaient ; il disputait souvent avec les évêques, et, grâce à la connaissance qu’il avait des saintes Écritures, il leur fermait aisément la bouchen.

n – Annales Spalatini.

Cette fermeté des amis de la Réformation porta des fruits qui dépassèrent leurs espérances. On ne pouvait plus se faire illusion ; l’esprit qui se manifestait dans ces hommes était bien celui de la Bible. Partout le sceptre tombait des mains de Rome. « Le levain de Luther, disait un zélé papiste, fait fermenter tous les peuples de l’Allemagne, et les nations étrangères elles-mêmes sont agitées par de redoutables mouvementso. »

o – Germaniæ populi Lutherico fermento inescati, et in externis quoque nationibus, gravissimi erant motus. (Cochlœus, p. 138.)

On vit aussitôt quelle est la force des grandes convictions. Les États bien disposés pour la Réforme, mais qui n’avaient osé y adhérer publiquement, s’enhardirent. Les États neutres, qui désiraient le repos de l’Empire, prirent la résolution de s’opposer à l’édit de Worms, dont l’exécution eût porté le trouble dans toute l’Allemagne ; et les États papistes perdirent tout à coup leur hardiesse. L'arc des forts fut brisép.

p1 Samuel 2.4.

Ferdinand ne crut pas, en un moment si critique, pouvoir communiquer à la Diète la rigoureuse instruction de Sévilleq ; et il y substitua une proposition de nature à satisfaire les deux partis.

q – Ranke, Deutsche Gesch., II, p. 362.

Aussitôt les laïques reprirent l’influence dont le clergé les avait dépossédés. Les ecclésiastiques s’étant opposés, dans le collège des princes, à ce que la Diète s’occupât des abus de l’église, leur demande fut écartée. Sans doute, une assemblée non politique eût été préférable à la Diète ; mais c’était déjà quelque chose que les affaires de la religion ne dussent plus être réglées uniquement par les prêtres.

Les députés des villes ayant reçu communication de cette résolution, allèrent plus loin encore, et demandèrent l’abolition de tous les usages contraires à la foi en Jésus-Christ. En vain les évêques s’écrièrent-ils qu’au lieu d’abolir de prétendus abus, on ferait bien mieux de brûler tous les livres dont depuis huit années on inondait l’Allemagne : « Vous voulez, leur répondit-on, ensevelir toute sagesse et toute sciencer !… » La demande des villes fut admises, et la Diète se divisa en commissions pour l’abolition des abus.

r – Omnes libros esse comburendos. Sed rejectum est quia sic omnis doctrina et eruditio theologica interitura esset. (Seckend. 2.45).

s – Civitatum suffragia multum valuerunt. (Ibid.)

On vit alors se manifester le profond dégoût qu’inspiraient les prêtres de Rome. « Le clergé, dit le député de Francfort, se moque du bien public, et ne recherche que son intérêt propre. » « Les laïques, dit le député du duc George, ont bien plus à cœur que les ecclésiastiques le salut de la chrétienté. »

Les commissions firent leur rapport : on en fut étonné. Jamais l’on n’avait parlé avec tant de franchise contre le Pape et les évêques. La commission des princes, dans laquelle des députés ecclésiastiques et laïques se trouvaient en nombre égal, proposa une fusion de la Papauté et de la Réforme. Les prêtres font mieux de se marier, dit-elle, que de tenir dans leurs maisons des personnes mal famées ; chacun doit être libre de communier sous une ou sous deux espèces ; l’allemand et le latin peuvent être également employés dans la cène et dans le baptême ; quant aux autres sacrements, qu’on les conserve, mais qu’on les administre gratuitement ; enfin, que la parole de Dieu soit prêchée « selon l’interprétation « de l’Église, » (c’était la demande de Rome),« mais en expliquant toujours l’Écriture par l’Écriture, » (c’était le grand principe de la Réformation).

Les évêques de Würzbourg, de Strasbourg, de Freysingen, et George Truchsess même, se trouvaient dans la commission d’où émanaient ces propositions ; mais le bouillant Landgrave y était aussi, et ses invincibles citations de la Bible avaient fait taire les uns et entraîné les autres. Ainsi le premier pas vers une union nationale était fait. Encore quelques efforts, et toute la race germanique marchait dans le sens de l’Evangile.

Les chrétiens évangéliques, à la vue de cette perspective glorieuse, redoublèrent d’efforts. « Demeurons fermes dans la doctrine, » disait l’électeur de Saxe à ses conseillerst. En même temps, des colporteurs vendaient dans toute la ville des livres chrétiens courts, faciles à lire, en latin, en allemand, ornés de gravures, et où les erreurs de Rome étaient vivement attaquéesu. L’un de ces livres était intitulé : La papauté avec ses membres, peinte et décrite par le docteur Luther. On y voyait figurer le Pape, ses cardinaux, puis tous les ordres religieux, au delà de soixante, avec divers costumes et caractères. On lisait, sous l’image de l’un de ces ordres :

t – Elector Saxoniæ conciliarios suos exhortatus est, in doctrina evangelica firmi. (Seckend. 2.45).

u – Circumferebantur item libri Lutherani venales per totam civitatem. (Cochlœus, p. 138.)

Couchés dans l’or, la convoitise,
On les voit Jésus oublier ;

sous l’image d’un autrev :

v – Dass die Schrift sie nicht verfuhre,
Durft ihr keinen nicht studir. (Opp. 19. P. 536.)

Que la Bible ne vous séduise !
Défense de l’étudier !

sous une troisièmew :

w – Doch war ihr kuch nimmer leer. (Ibid.)

Jeûner, prier à perdre haleine…
Et la cuisine toujours pleine.

Ainsi des autres.

« Pas un seul de ces ordres, disait Luther au lecteur, ne pense à la foi ou à la charité. Celui-ci porte une tonsure, celui-là un capuchon, celui-ci un manteau, celui-là une robe. L’une est blanche, l’autre est noire, l’autre est grise, l’autre est bleue. Celui-ci tient un miroir, celui là des ciseaux ; chacun ses joujoux… Ah ! ce sont là les sauterelles, les hannetons, les hurbecs et les vermisseaux qui, comme le dit Joël, ont brouté toute la terrex. »

x – L. opp. XIX, p. 335. – Joël 1.5.

Mais si Luther maniait le fouet du sarcasme, il embouchait aussi la trompette des prophètes ; c’est ce qu’il fit dans l’écrit intitulé : La destruction de Jérusalem. Versant des larmes comme Jérémie, il dénonçait au peuple allemand une ruine semblable à celle de la sainte cité, si, comme elle, il rejetait l’Evangiley. « Dieu nous a communiqué tous ses trésors, s’écrie-t-il ; il est devenu homme, il nous a servis, il est mort pour nous, il est ressuscité, et il a tellement ouvert les portes du ciel, que tous peuvent y entrer,… Le temps de la grâce est venu… la bonne nouvelle est proclamée… Mais où est la ville, où est le prince qui la reçoive ?… Ils l’insultent ; ils tirent leur épée, et saisissent Dieu hardiment par la barbez… Mais attendez… il se retournera : d’un coup il leur brisera la mâchoire, et l’Allemagne tout entière ne sera plus qu’une grande ruine. »

y – Libelli, parvuli quidem mole, sed virulentia perquam grandes… Sermo Lutheri Teuthonicus de destructione Jerusalem. (Cochlœus, p. 138.)

z – Greiffen Gott zu frech in den Bart. (Ibid.) Deo nimis ferociter barbam vellicant. Cochlœus.

La vente de tous ces écrits était considérablea. Ce n’étaient pas seulement les paysans et les bourgeois qui lisaient ces livres ; c’étaient aussi les nobles et les princes. On laissait les prêtres seuls au pied des autels, et l’on se jetait dans les bras « du nouvel Évangileb. » La nécessité d’une réforme des abus fut proclamée le 1er août par un comité général.

a – Perquam plurima vendebantur exemplaria. Ibid. p. 139.

b – Non solum plebs et rustica turba, verum etiam plerique optimatum et nobilium trahebantur in favorem novi Evangelii, atque in odium antiquæ religionis. Ibid. p. 140.

Alors Rome, qui avait paru sommeiller, se réveilla. Des prêtres fanatiques, des moines ignorants, des princes ecclésiastiques, assiégèrent Ferdinand. La ruse, l’argent, rien ne fut épargné pour l’émouvoir. Ferdinand ne tenait-il pas en main l’instruction de Séville ?… Se refuser à la publier, c’était accomplir la ruine de l’Église et de l’Empire. Que la voix de Charles oppose son puissant veto à l’étourdissement qui entraîne l’Allemagne, et l’Allemagne sera sauvée !… Ferdinand consentit à la démarche qu’on lui demandait, et fit enfin connaître, le 3 août, l’arrêt donné par l’Empereur plus de quatre mois auparavant, en faveur de l’édit de Wormsc.

c – Sleidan, Hist. De la Ref. 6.229.

La persécution allait commencer ; les réformateurs allaient être jetés au fond des cachots ; l’épée tirée aux bords du Guadalquivir allait enfin percer le cœur de la Réforme.

L’effet de l’ordonnance impériale fut immense. L’Electeur et le Landgrave annoncèrent aussitôt qu’ils allaient quitter la Diète, et ordonnèrent à leurs gens de tout préparer pour le départ. En même temps les députés des villes se rapprochaient de ces deux princes, et l’Évangile parut devoir entrer immédiatement en lutte avec le Pape et Charles-Quint.

Mais la Réformation n’était pas encore prête pour une lutte générale. Il fallait que l’arbre poussât de plus profondes racines, avant que le Tout-Puissant laissât se déchaîner sur lui les vents impétueux. Un esprit d’aveuglement, semblable à celui qui fut jadis envoyé sur Saül et sur Héroded, s’empara alors du grand ennemi de la parole de Dieu ; et ce fut ainsi que la Providence divine sauva la Réforme en son berceau.

d1 Samuel 16.14-23 ; Matthieu 2.7-16.

Le premier moment de trouble étant passé, les amis de l’Évangile se mirent à considérer la date de l’instruction impériale, et à peser les nouvelles combinaisons politiques qui semblaient annoncer au monde les événements les plus inattendus. « Quand l’Empereur a écrit ces lettres, dirent les villes de la haute Allemagne, il était en bon accord avec le Pape ; mais maintenant tout est changé. On assure même qu’il a fait dire à Marguerite, des Pays-Bas, de procéder doucement quant à l’Évangile. Envoyons-lui une députation. » Cela n’était pas nécessaire ; Charles n’avait pas attendu ce moment pour prendre une autre résolution. La marche des choses publiques, faisant un brusque détour, s’était précipitée dans des voies toutes nouvelles. Des années de paix allaient être accordées à l’Église renaissante.

Au moment où Charles voulait se rendre à Rome, afin d’y recevoir des mains du pontife la couronne impériale, et de lui livrer en échange l’Evangile et la Réformation, Clément VII, saisi d’un étrange vertige, venait de se tourner subitement contre ce puissant monarque. L’Empereur, ne voulant pas favoriser en tout point son ambition, s’était opposé à ses prétentions sur les États du duc de Ferrare. Aussitôt Clément, indigné, s’était écrié que Charles-Quint voulait asservir la Péninsule, et que le temps était venu de rétablir l’indépendance de l’Italie. Cette grande pensée de l’indépendance italienne, entretenue alors par quelques littérateurs, n’était point comme maintenant dans la masse de la nation. Aussi Clément s’empressa-t-il de recourir aux combinaisons de la politique. Le Pape, les Vénitiens, le roi de France, à peine sorti de captivité, formèrent une sainte ligue, dont une bulle proclama le roi d’Angleterre conservateur et protecteure. En juin 1526, l’Empereur, inquiet, fit faire au Pape les propositions les plus favorables ; mais ces avances furent inutiles, et le duc de Sessa, ambassadeur de Charles à Rome, revenant à cheval de sa dernière audience, indigné de l’accueil qu’il avait reçu, fit monter en croupe un fou de cour, qui, par mille singeries, donna à comprendre au peuple romain combien son maître se moquait des projets du Saint-Père. Celui-ci répondit à ces bravades par un bref, dans lequel il menaçait l’Empereur d’excommunication ; puis, sans perdre de temps, il fit entrer ses troupes en Lombardie, tandis que Milan, Florence et le Piémont se déclaraient pour la sainte ligue. Ainsi, de nombreux ennemis s’élevaient contre la puissance du jeune César, et l’Europe s’apprêtait à tirer vengeance du triomphe de Pavie.

e – Sleidan, Hist. de la Ref. 6 ; Bullar. Mag. Roman. 10.

Charles n’hésita pas. Il fit conversion à droite, aussi rapidement que le Pape l’avait faite à gauche, et se tourna brusquement vers les princes évangéliques. « Suspendons l’édit de Worms, écrivit-il à son frère, ramenons les partisans de Luther par la douceur, et faisons triompher par un bon concile la vérité évangélique. » Il demandait en même temps que l’Électeur, le Landgrave et leurs alliés marchassent avec lui « contre les Turcs ou contre l’Italie, pour le bien commun de la chrétienté. »

Ferdinand hésita. Gagner l’amitié des luthériens, c’était perdre celle des autres princes. Le frère de Charles faisait entendre de graves menacesf. Le duc Guillaume de Bavière affichait des prétentions à la couronne impériale, et le Pape, suivant l’exemple des Hildebrand, des Clément VI, et de tant d’autres de ses prédécesseurs, se préparait à donner à ce prince la dépouille de Charles-Quint. Les protestants eux-mêmes n’étaient pas très empressés à serrer la main que leur tendait l’Empereur : ils n’étaient pas sans défiance. C’est Dieu, Dieu lui-même, disaient-ils, qui sauvera ses églisesg. » Ils mettaient Jésus-Christ au-dessus de César.

f – Ferdinandus, ut audio, graviter minatur. (Corp. Ref. 1.801.)

g – Imperator pollicetur… sed nemo his promissis movetur. Spero Deum defensurum esse suas Ecclesias. (Ibid.)

La Diète était agitée. Que faire ? On ne pouvait ni abolir l’édit de Worms, ni l’exécuter.

Cette étrange situation amena de force la seule solution désirable : la liberté religieuse. Ce fut aux députés des villes qu’en vint la première pensée. « En tel lieu, disaient-ils, on a gardé les anciennes cérémonies ; en tel autre, on les a abolies ; et tous croient avoir raison. Laissons chacun libre de faire comme il l’entend, jusqu’à ce que, par la parole de Dieu, un concile rétablisse l’unité désirable. » Cette pensée prit faveur, et le recez de la Diète, sous la date du 27 août, arrêta « qu’un concile libre, universel, ou tout au moins national, serait convoqué dans l’espace d’une année, que l’on demanderait à Charles de revenir promptement en Allemagne, et que jusque-là chaque Etat se comporterait dans son territoire de manière à pouvoir en rendre compte à Dieu et à l’Empereurh. »

h – Unus quisque in sua ditione ita se gereret ut rationem Deo et imperatori reddere posset. (Seckend. 2.41)

Ainsi l’on se sauva par le juste-milieu ; et cette fois c’était bien le véritable. Chacun maintint son droit en reconnaissant celui des autres. Sans doute les situations ne devenaient pas égales. La doctrine évangélique n’avait qu’elle-même pour se protéger ; la doctrine romaine avait, dans les pays romains, l’édit de Worms, ses prisons et ses bûchers. Le protestantisme donne toujours plus de liberté qu’il n’en reçoit lui-même.

La diète de Spire, de 1526, forme une époque importante de l’histoire : une ancienne puissance, celle du moyen âge, est ébranlée ; une puissance nouvelle, celle des temps nouveaux, prend pied ; la liberté religieuse se pose hardiment en face du despotisme romain ; l’esprit laïque l’emporte sur l’esprit prêtre. Dans ce seul pas il y a une grande victoire ; la cause de la Réforme est gagnée.

On ne s’en douta guère. Luther, le lendemain du jour où le recez fut publié, écrivait à un ami : « La Diète se tient à Spire, à la mode allemande ; on y boit, on y joue ; mais, à cela près, on n’y fait rien. » Le congrès danse et ne marche pas, a-t-on dit de nos jours. C’est que de grandes choses se font souvent sous l’apparence de la frivolité, et que Dieu accomplit ses desseins à l’insu même de ceux dont il se sert comme de ses instruments. Il se manifesta, dans cette diète de Spire, un sérieux, un amour de la liberté de conscience, qui est le fruit du christianisme, et qui, au seizième siècle, eut, dans les nations germaniques, ses premiers, si ce n’est ses plus énergiques développements.

Cependant Ferdinand hésitait encore ; Mahomet lui-même vint en aide à l’Évangile. Louis, roi de Hongrie et de Bohême, noyé à Mohacz le 29 août 1526, au moment où il fuyait devant Soliman II, avait légué à Ferdinand la couronne de ces deux royaumes. Mais le duc de Bavière, le vayvode de Transylvanie, et par-dessus tout le terrible Soliman, la lui contestaient. C’était assez pour occuper le frère de Charles ; il laissa là Luther, et courut disputer deux trônes.

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