Histoire de la Réformation du seizième siècle

15.6

Mission de Farel – Farel à Lausanne – Morat – Neuchâtel – Farel prêche à Serrière – Il entre à Neuchâtel – Les moines – Prédication de Farel – La Papauté à Neuchâtel – Les chanoines et les moines se coalisent – Farel dans le Vully – L’évêché de Bâle – Placards à Neuchâtel – Farel dans la chapelle de l’hôpital – La députation de Berne

Le contre-coup de la dispute de Berne avait fait tomber la Papauté dans une partie considérable de la Suisse allemande. Il se fit de même sentir dans plusieurs églises de la Suisse française situées au pied du Jura, ou semées au milieu des sapins, sur ses hautes vallées, et qui avaient montré jusqu’à cette heure le plus entier dévouement au pontife romain.

Farel, voyant l’Évangile établi dans les lieux où le Rhône jette dans le cristal du Léman ses eaux sablonneuses, portait ailleurs ses regards. Berne le secondait. Cet État, qui possédait en commun avec Fribourg les bailliages de Morat, d’Orbe, de Grandson, et qui avait des alliances avec Lausanne, Avanches, Payerne, Neuchâtel, Genève, comprenait que son intérêt et son devoir l’appelaient également à faire prêcher l’Évangile à ses alliés et à ses sujets. Il autorisa Farel à l’y porter, sous la réserve toutefois du consentement des gouvernements respectifs.

Un jour donc, se dirigeant vers Morat, Farel arriva au pied de ces tours et de ces créneaux qu’avaient attaqués, à trois reprises, les armées de Conrad le Salique, de Rodolphe de Habsbourg et de Charles le Téméraire, et y prêcha l’Evangile. Bientôt les amis de la Réforme y furent en grand nombre. Une votation générale s’étant néanmoins prononcée en faveur du Pape, Farel se rendit à Lausanne.

Repoussé d’abord par l’évêque et son clergé, il reparut bientôt muni d’une lettre des seigneurs de Berne. « Nous vous l’envoyons, disaient leurs Excellences aux autorités de la ville, pour défendre sa cause et la nôtre. Permettez qu’on vous prêche la Parole de Dieu, et prenez garde que l’on ne touche à un cheveu de sa tête. »

Grand trouble dans les Conseils. Placés entre Berne et l’évêque, que feront-ils ? Le Conseil des Vingt-Quatre, trouvant l’affaire fort grave, convoqua le Conseil des Soixante ; et celui-ci s’étant excusé, on assembla, le 14 novembre 1529, le Conseil des Deux-Cents. — Mais les Deux-Cents renvoyèrent à leur tour l’affaire au Petit-Conseil. Personne n’en voulait. Les Lausannois se plaignaient fort, il est vrai, des saints personnages de leurs chapitres, dont la vie n’était, disaient-ils, qu’une longue orgie. Mais quand leurs regards s’arrêtaient sur le visage austère de la Réforme, ils s’épouvantaient encore plus. D’ailleurs, comment ôter à Lausanne son évêque, sa cour et ses dignitaires ? Quoi ! plus de pèlerins dans les temples ; plus de plaideurs devant les justices ecclésiastiques ; plus d’acheteurs dans les carrefours, ni de joyeux convives dans les tavernes !… Lausanne, veuve et désolée, ne verrait plus ce concours bruyant de peuple, qui fait à la fois sa richesse et sa gloire ! Mieux vaut encore des désordres qui enrichissent, qu’une Réforme qui appauvrit. Farel dut s’en aller une seconde fois.

Il revint à Morat ; et bientôt la Parole y gagna les cœurs. Les jours de fête, on voyait les routes de Payerne et d’Avanches se couvrir de joyeuses compagnies, qui se disaient en riant : « Allons à Morat entendre les prêcheurs ! » et s’exhortaient malignement, le long du chemin, à ne pas tomber dans les filets de l’hérésie. Mais le soir tout était changé. Saisis par la main forte de la vérité, ces mêmes gens revenaient les uns pensifs, les autres discutant avec vivacité les doctrines qu’ils avaient entendues. Le feu pétillait dans toute cette contrée, et lançait dans tous les sens de longues gerbes de lumière. C’était assez pour Farel ; il lui fallait de nouvelles conquêtes.

A peu de distance de Morat, se trouvait l’une des forteresses de la Papauté, le pays de Neuchâtel. Jeanne de Hochberg, qui avait hérité de ses pères cette principauté, avait épousé, en 1504, Louis d’Orléans, duc de Longueville. Ce seigneur français ayant soutenu le roi de France, en 1512, dans sa guerre contre les Suisses, les Cantons avaient pris possession de Neuchâtel ; mais ils l’avaient rendu à sa veuve en 1529.

Peu de pays devaient présenter des difficultés plus grandes à l’audacieux Réformateur. La princesse de Longueville résidant en France près de François Ier, femme de cour, vaine, prodigue, toujours endettée, et ne se souvenant de Neuchâtel que comme d’une ferme qui devait lui rapporter un bon revenu, était dévouée au Pape et à la Papauté. Douze chanoines et plusieurs prêtres et chapelains y formaient un clergé puissant, à la tête duquel se trouvait le prévôt Olivier de Hochberg, frère naturel de la princesse. Des auxiliaires pleins de zèle flanquaient ce corps de bataille. C’étaient, d’un côté, l’abbaye de Prémontrés de Fontaine-André, à trois quarts de lieue de la ville, dont les moines, après avoir, au douzième siècle, défriché le pays de leurs propres mainsr, étaient devenus, peu à peu, de puissants seigneurs ; et de l’autre, les religieux bénédictins de l’île Saint-Jean, dont l’abbé, dépossédé par les Bernois, s’était réfugié, plein de haine et de vengeance, dans son prieuré de Corcelles.

r – ropriis manibus. (Hist. de Neuchâtel, F. de Chambrier, p. 13.)

Les Neuchâtelois avaient un grand respect pour les droits anciens, et l’on pouvait facilement en profiter, vu l’ignorance générale, pour maintenir les innovations de la Papauté. Les chanoines y prenaient peine. Aux enseignements de l’Évangile, ils substituaient des pompes et des spectacles. Le temple, situé sur un rocher escarpé, était rempli d’autels, de chapelles, d’images de saints ; et la religion, descendant de ce sanctuaire, courait les rues, et s’y travestissait en drames et en mystères, entremêlés d’indulgences, de miracles et de débordementss.

s – Mémoires sur l’église collégiale de Neuchâtel, p. 240.

Cependant les soldats neuchâtelois, qui avaient fait avec l’armée bernoise la campagne de 1529, rapportèrent dans leurs foyers le plus vif enthousiasme pour la cause évangélique. Par une froide journée d’hiver, vers la fin de cette même année, un frêle bateau, parti de la rive méridionale du lac, du côté de Morat, portant un Français de pauvre apparence, cinglait au nord vers la rive neuchâteloise. Farel, car c’était lui, avait appris que le village de Serrière, situé aux portes de Neuchâtel, dépendait, pour le spirituel, de la ville évangélique de Bienne, et que le curé du lieu, Émer Beynon, « avait quelque goût pour l’Évangile. » Aussitôt son plan de campagne avait été dressé. Il se présente à maître Émer : celui-ci le reçoit avec joie ; mais que faire ? car il y avait défense que Farel prêchât en église quelconque du comté… Le pauvre curé crut tout concilier en permettant à Farel de monter sur une pierre dans le cimetière, et de prêcher ainsi au peuple, le dos tourné à l’égliset.

t – M. de Perrot, ancien pasteur de Serrière, auteur de l’ouvrage intitulé l'Église et la Réformation, m’a montré la pierre où Farel se plaça.

Grande rumeur dans Neuchâtel. D’un côté, le gouvernement, les chanoines et les prêtres criaient à l’hérésie ; mais de l’autre, « aucuns de Neuchâtel, auxquels Dieu avait donné connaissance de la véritéu, » accouraient à Serrière. Bientôt ceux-ci ne purent se contenir. « Venez, dirent-ils à Farel, et prêchez-nous dans la ville même. »

u – Msc. de Choupart.

C’était au commencement de décembre. On entra par la porte du château, et laissant le temple à gauche, sur la hauteur, on passa devant les maisons des chanoines, et on descendit dans les rues étroites qu’habitaient les bourgeois. Parvenu à la croix du marché, Farel monta sur une plateforme, et s’adressa à la foule qui accourait de toutes les rues voisines, tisseurs de laine, vignerons, agriculteurs, peuple honnête ayant plus de cœur que d’imagination. L’apparence du prêcheur était grave, son discours énergique, sa voix comme celle du tonnerre ; ses yeux, sa figure, ses gestes, tout annonçait en lui un homme plein d’intrépidité. Le peuple, accoutumé à courir les rues après les baladins, fut saisi par sa parole puissante. « Farel fit un sermon d’une si grande efficace, dit un manuscrit, qu’il gagna beaucoup de mondev. »

v – Cité dans le Msc. de Choupart.

Cependant quelques moines à la tête rasew, s’étant glissés parmi le peuple, cherchaient à l’exciter contre le prédicateur hérétique. « Assommons-le, disaient quelques-uns ; à l’eau, à l’eau ! » criaient d’autres, en s’avançant pour plonger Farel dans une fontaine qui se trouve encore à l’endroit où il prêchait. Mais le Réformateur demeura ferme.

w – Rasorum remoramenta. (Farellus Molano, Neuchâtel MS.)

A cette première prédication en succédèrent plusieurs. Pour le missionnaire, toute place était un temple ; toute pierre, tout banc, toute plateforme était une chaire. Les vents froids et les neiges de décembre auraient dû retenir les Neuchâtelois autour de leurs foyers ; « les chanoines faisaient de vigoureuses défensesx ; » partout on voyait s’agiter les têtes rases, suppliant, menaçant, glapissant, tonnant… Mais tout était inutile. A peine voyait-on arrêté quelque part cet homme de petite stature, au teint pâle et brûlé du soleil, à la barbe rousse et mal peignée, à l’œil de feu, aux traits expressifs, que, malgré les moines, le peuple s’attroupait autour de lui ; car c’était la parole de Dieu qui sortait de ses lèvresy. Tous les yeux étaient fixés sur le ministre, les bouches béantes, les oreilles tendues ; on dévorait ses parolesz … Et à peine avait-il parlé, que cette multitude croyait, comme si elle n’eût eu qu’une seule âme. « Oh ! œuvre admirable de Dieu ! » s’écrie-t-il lui-mêmea.

x – Contra tyrannica præcepta. (Ibid.)

y – Ad verbum festinarent. (Ibid.)

z – Avide audientes. (Ibid.)

a – Dictu mirum. (Ibid.)

La parole de Dieu emportait la place comme du premier assaut, et, renversant des inventions que Rome avait mis des siècles à composer, s’établissait triomphante sur les ruines des traditions humaines. Il semblait à Farel voir Jésus-Christ lui-même se promener en esprit au milieu de cette foule, ouvrir les yeux de ces aveugles, toucher ces cœurs endurcis, et opérer des merveillesb… Aussi, à peine était-il de retour dans son humble demeure, que, d’un cœur ému, il écrivait à ses amis : « Frères, rendez grâces avec moi au Père des miséricordes, de ce qu’il fait reluire sa faveur à ceux qu’accablait une pesante tyrannie ! » Et, se prosternant, il adoraitc.

b – Quid Christus in suis egerit. (Ibid.)

c – Gratias ergo, Fratres, mecum agite Patri misericordiarum, quod sit propitius gravi pressis tirannide. (Ibid.)

Pendant ce temps, que faisaient à Neuchâtel les adhérents du Pape ?

Les chanoines, membres des audiences générales, dont ils formaient le premier état, traitaient prêtres et laïques avec une intolérable hauteur. Se déchargeant de leurs fonctions sur de pauvres vicaires, ils entretenaient publiquement des femmes corrompues, les habillaient somptueusement, dotaient leurs enfants par des actes publics, se battaient dans l’église, couraient la ville pendant la nuit, ou s’en allaient à l’étranger jouir dans quelque lieu caché du produit de leur avarice ou de leurs brigues. De pauvres lépreux, placés dans une maison près de la ville, y étaient entretenus des produits de certaines offrandes ; les riches chanoines osèrent, du milieu de leurs festins, enlever à ces malheureux le pain de la charitéd.

d – Histoire de Neuchâtel, par F. de Chambrier, p. 280.

A quelque distance, se trouvait l’abbaye de Fontaine-André. Or, les chanoines de Neuchâtel et les moines de Fontaine étaient en pleine guerre. Campées sur deux hauteurs, ces puissances ennemies se disputaient leurs biens, s’arrachaient leurs privilèges, se jetaient à la tête de grossières injures, et même en venaient aux mains. « Corrupteur de femmes ! » disaient les chanoines à l’abbé de Fontaine-André ; et l’abbé usait aussitôt du droit de représailles. C’est la Réforme qui, par la foi, a rétabli dans la chrétienté la loi morale, foulée aux pieds par la Papauté.

Depuis longtemps ces guerres de sacristie troublaient la Principauté. Tout à coup elles s’arrêtèrent. Une chose étrange se passe dans Neuchâtel… On y prêche la parole de Dieu. Les chanoines, étonnés, saisis d’effroi au sein de leurs incontinences, regardent, de leurs demeures escarpées, ce mouvement nouveau. Le bruit en arrive à Fontaine-André. Ces moines et ces prêtres suspendent leurs orgies et leurs combats. Le sensualisme païen, qui avait envahi l’Église, est déconcerté : le spiritualisme chrétien a reparu.

Aussitôt chanoines et moines, si longtemps ennemis, s’embrassent et s’unissent contre le Réformateur. Il nous faut sauver la religion, disent-ils, c’est-à-dire, leurs dîmes, leurs festins, leurs désordres et leurs privilèges. Pas un d’eux ne saurait opposer une doctrine à la doctrine que prêche Farel ; l’injurier est toute leur polémique. A Corcelles pourtant, ils font plus. Le ministre y prêchant près du prieuré, les moines se précipitent sur lui ; au milieu d’eux est le prieur, Rodolphe de Benoît, s’agitant, excitant, cherchant à augmenter la tempête, tenant même un poignard à la main, dit un auteure. Farel n’échappa qu’avec peine.

e – Rosselet in Annotat. Farel Leben von Kirchofer.

Ce n’était pas assez. La Papauté, comme toujours, recourut au pouvoir civil ; les chanoines, l’abbé, le prieur, sollicitèrent à la fois le gouverneur, Georges de Rive. Farel tint ferme. « La gloire de Jésus-Christ, dit-il, et la vive affection que ses brebis portent à sa parole, me contraignent à endurer des souffrances plus grandes que la langue ne saurait les exprimerf. » Bientôt pourtant il fallut céder. Farel passa de nouveau le lac ; mais que cette traversée était différente de la première ! Le feu était allumé… Le 22 décembre, il était à Morat ; plus tard, à Aigle.

f – At levia facit omnia Christus, ajoutait-il. (Farel à Dumoulin, msc. de Neuchâtel, 15 décembre.)

Bientôt il fut rappelé. Le 7 janvier 1530, on vota, à Morat, sur la religion ; la majorité fut pour l’Évangile. Mais la minorité romaine, appuyée de Fribourg, entreprit aussitôt de reconquérir son ancienne position, par des insultes et des mauvais traitements. « Farel, Farel ! » s’écrièrent les Réformésg.

g – Manuscrit de Choupart. Chambrier, Histoire de Neuchâtel, p. 293.

Peu de jours après, Farel, accompagné d’un messager bernois, gravissait, au-dessus de Vevey, ce magnifique amphithéâtre d’où l’on plonge sur les eaux du Léman ; et bientôt il traversait les terres du comte Jean de Gruyère, qui avait coutume de dire : « Il faut brûler le Luther françaish ! » A peine Farel avait-il atteint les hauteurs de Saint-Martin de Vaudi, qu’il vit accourir le vicaire du lieu et deux autres prêtres : « Hérétique… diable… » lui disaient-ils. Mais le chevalier, craignant Berne, resta derrière ses murailles, et Farel passa.

h – Missive de Berne au comte de Gruyère, 5 et 16 janvier 1530.

i – A gauche de la route actuelle de Vevey à Fribourg.

Le Réformateur, ne se laissant arrêter ni par l’obligation de se défendre dans Morat, ni par la rigueur de la saison, porta aussitôt l’Evangile sur ces belles collines qui s’élèvent entre les eaux riantes des lacs de Morat et de Neuchâtel, dans les villages du Vully. Le plus complet succès couronna ses travaux. Le 15 février, quatre députés du Vully vinrent à Morat annoncer leur désir d’embrasser la Réforme, ce qui leur fut aussitôt accordé. « Laissez nos ministres prêcher l’Evangile, dirent les seigneurs de Berne aux Fribourgeois ; et nous, nous laisserons vos prêtres faire leurs singeries. Nous ne voulons contraindre personnej. » Ainsi la Réforme rendait la liberté au peuple chrétien. Ce fut alors que Farel écrivit sa belle épître, A tous seigneurs, peuples et pasteurs, que nous avons souvent citéek.

j – Missive de Berne, Msc. de Choupart.

k – Voir le troisième volume, livre douzième de cette Histoire.

Puis l’infatigable Réformateur pensa à une nouvelle mission. Une chaîne de rochers sépare la vallée jurassique de l’Erguel, déjà évangélisée par Farel, du pays des anciens Rauraques, et un passage creusé dans le roc sert de communication entre les deux contrées. On était à la fin d’avril, quand Farel, franchissant Pierre-Pertuisl, descendit au village de Tavannes, et entra dans le temple au moment où le prêtre y disait la messe. Farel monte en chaire ; le prêtre, surpris, s’arrête ; le ministre émeut ses auditeurs, et leur semble un ange descendu du ciel. Aussitôt les images et les autels tombent ; « donc le pauvre prêtre qui chantait sa messe ne la peut pas achever. » Pour mettre bas la Papauté, il avait fallu moins de temps que le prêtre n’en passait à l’autelm. Une grande partie de l’évêché de Bâle fut, en quelques semaines, gagnée à la Réformation.

l – Petra Pertusa.

m – Ancien Manuscrit, cité dans celui de Choupart.

Pendant ce temps, l’Évangile fermentait dans Neuchâtel. Les jeunes gens qui avaient marché avec Berne, pour délivrer Genève des attaques de la Savoie, racontaient dans leurs joyeux entretiens les faits d’armes de cette campagne, et rapportaient comment les soldats bernois, ayant froid, avaient pris les images des dominicains de Genève, en disant : « Les idoles de bois ne sont bonnes qu’à faire du feu en hiver. »

Farel reparut dans Neuchâteln. Maître du bas de la ville, il porta ses regards sur le roc élevé où dominent la cathédrale et le château. Le mieux, pensa-t-il, c’est d’attirer vers nous ces prêtres orgueilleux. Un matin, ses jeunes amis se répandent dans les rues, et y affichent de grands placards portant ces mots : Tous ceux qui disent la messe sont des larrons, des meurtriers et des séducteurs du peuple0. Grand émoi dans Neuchâtel. Les chanoines assemblent leurs gens, appellent des huissiers, et, marchant à la tête d’une grande troupe armée d’épées et de bâtons, ils descendent dans la ville, arrachent les placards sacrilèges, et traduisent Farel devant la justice comme un diffamateur, demandant dix mille écus de dommages.

n – Farellus suo more magna fortitudine jam jam agit. (Megander Zwinglo, 6 Août. 1530.)

o – De Chambrier, Hist. De Neuchâtel, 1, p. 293.

Les deux parties comparurent. C’était tout ce que désirait Farel. « Je conviens des faits, dit-il, mais je maintiens mon droit. Où y a-t-il des meurtriers plus terribles que ces séducteurs qui vendent le paradis, et qui anéantissent ainsi les mérites du Seigneur Jésus-Christ ? Je prouve mon dire par l’Évangile. » Et il s’apprêtait à l’ouvrir, quand les chanoines, rouges de colère, s’écrièrent : « C’est de la coutume de Neuchâtel, et non de l’Évangile, qu’il est question ! Où sont tes témoins ? » Mais Farel, revenant toujours à ses accusations, prouvait, par la parole de Dieu, avec un imperturbable sang-froid, que les chanoines étaient bien coupables de meurtre et de vol. Plaider un tel procès, c’était perdre la Papauté. La justice de Neuchâtel, qui n’avait jamais ouï pareille cause, s’avisa de prendre, selon l’ancienne coutume, les entraides auprès du Conseil de Besançon, qui, n’osant prononcer que le premier État des audiences générales fût coupable de meurtre et de vol, renvoya à l’Empereur et au Concile… Les mauvaises causes ne gagnent rien à faire du bruit.

Chaque fois qu’on voulait le rejeter en arrière, Farel se précipitait en avant. Les rues et les maisons étaient toujours son temple. Un jour que les bourgeois de Neuchâtel étaient autour de lui : « Pourquoi donc, s’écrièrent-ils, la parole de Dieu n’est-elle pas annoncée dans une église ? » Puis ils entraînent Farel, ouvrent les portes de la chapelle de l’hôpital, établissent le ministre dans la chaire, et la foule nombreuse se tait pour l’écouter. « De même que Jésus-Christ, paraissant dans un état de pauvreté et de bassesse, est né dans une étable à Bethléem, dit le Réformateur, ainsi cet hôpital, cette demeure des malades et des pauvres, devient aujourd’hui son lieu de naissance dans la ville de Neuchâtel. » Puis, se sentant mal à l’aise en présence des figures peintes ou sculptées qui décoraient cet oratoire, il porte la main sur ces objets d’idolâtrie, les enlève, et les brisep.

p – Msc. de Choupart.

Alors la Papauté, aveuglée par sa colère, fit une démarche qu’elle était en droit de faire, mais qui la perdit ; elle eut recours au bras séculier ; et le Gouverneur envoya au Conseil bernois une députation pour lui dire : « Otez-nous Farel et ses compagnons ! »

Presque en même temps arrivaient à Berne les députés de la bourgeoisie. « Ces mains, dirent-ils, n’ont-elles pas porté les armes à Interlacken et à Bremgarten, pour soutenir votre réformation ? Et vous nous abandonneriez dans la nôtre ! »

Berne hésitait. Une affliction publique plongeait alors toute la ville dans le deuil. L’un des plus illustres citoyens de la République, le banneret de Weingarten, atteint de la peste, se mourait, entouré des larmes de ses fils et de ses concitoyens. Ayant appris la demande des Neuchâtelois, il ranima ses forces défaillantes : « Allez, dit-il, et suppliez de ma part le Sénat de provoquer pour dimanche prochain une assemblée générale du peuple de Neuchâtelq. » Ce message du banneret mourant décida le Conseil.

q – Wingarterus iste infectus peste apud senatum nostrum, pia legation. (Megander à Zwingle.)

Les députés de Berne arrivèrent à Neuchâtel le 7 août. Farel pensa que, pendant les débats, il avait le temps de faire une nouvelle conquête, et il sortit de la ville. Son zèle ne peut se comparer qu’à celui de saint Paul. Son corps était petit et faible, mais son activité tout apostolique ; les dangers et les mauvais traitements l’usaient chaque jour, mais il y avait en lui une force divine qui le rendait victorieux.

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