Histoire de la Réformation du seizième siècle

16.10

Prêtres et moines partout – Tristesse d’Œcolampade –Une scène paisible – Mort d’Œcolampade – Caractère d’Œcolampade – Bullinger remplace Zwingle – Humiliation de la Réforme – Retour à la foi – La leçon de Cappel – Nouvelles destinées

Aussitôt commença en Suisse la restauration de la Papauté. Partout Rome se présentait fière, exigeante, ambitieuse ; et la Réformation, froissée, humiliée, affaiblie, voyait s’échapper de ses mains d’importantes conquêtes.

Immédiatement après la bataille de Cappel, la minorité romaine de Glaris avait repris le dessus. Elle marcha sans délai avec Schwitz contre Wesen et le pays de Gaster. La veille de l’invasion, à minuit, douze députés vinrent se jeter aux pieds des chefs de Schwitz. Ils se laissèrent toucher, se contentant de confisquer les bannières nationales de ces deux districts, de supprimer leurs tribunaux, d’annuler leurs anciennes libertés, de condamner les uns à de grosses amendes, les autres au bannissement, et de rétablir la messe, les autels et les idoles qui subsistent encore aujourd’huir. Tel fut le pardon de Schwitz.

r – Es wurdent mäss, altär und götzen vieder uff gericht. (Bull. 3, p. 277.)

Mais c’était surtout de Bremgarten, de Mellingen et des bailliages libres, que les cinq cantons se proposaient de tirer une éclatante vengeance. Berne en ayant rappelé son armée, l’avoyer de Bremgarten, Mutschli, poursuivit Diesbach jusqu’à Arau. En vain lui rappela-t-il que ce n’était que sur les ordres de Berne et de Zurich que Bremgarten avait bloqué les cinq cantons : « Pliez-vous aux circonstances, » répondit le général. Alors le malheureux Mutschli, s’éloignant de l’impitoyable Bernois, s’écria : « Le prophète Jérémie a bien dit : Maudit soit l'homme qui se confie en l'homme ! Aujourd’hui cette parole est accomplie. Dieu sera juge entre nous. » Les bailliages se tournèrent vers Zurich. Le Conseil se montra plus compatissant que Diesbach. Mais tout fut inutile ; les bandes suisses et italiennes entrèrent furieuses dans ces florissantes contrées, frappant de grosses amendes tous les habitants, obligeant les prédicateurs évangéliques à s’enfuir, et relevant partout, à la pointe de l’épée, la messe, les idoles et les autels.

De l’autre côté du lac, le mal était plus grand encore. Le 18 novembre, tandis que les Réformés de Rapperschwil dormaient paisiblement sur la foi des traités, une armée de Schwitz passait en silence le grand pont de bois, long de près de deux mille pas, qui traverse le lac, et était introduite dans la ville par le parti romain. Tout à coup les Réformés se réveillent au son retentissant des cloches, et aux voix tumultueuses des Catholiques ; la plupart quittèrent la ville. L’un d’eux cependant, Michel Wohlgemuth, barricade sa maison, place des arquebuses à toutes ses fenêtres, et repousse l’attaque. L’ennemi irrité amène de fortes pièces d’artillerie, assiége en règle cette citadelle improvisée ; et bientôt Wohlgemuth, fait prisonnier, meurt au milieu d’horribles tourments.

Nulle part la lutte ne fut plus violente qu’à Soleure. Les deux partis s’étaient rangés en bataille des deux côtés de l’Aar, et déjà les Catholiques-romains avaient lancé un premier boulet à la rive opposée ; le second allait partir, quand l’avoyer Wenge, se précipitant à la bouche du canon, s’écria avec énergie : « Épargnez le sang des citoyens, ou que je sois votre première victime ! » La multitude étonnée laissa tomber ses armes ; mais soixante et dix familles évangéliques durent émigrer, et Soleure rentra sous le joug de l’Eglise romaine.

En même temps les cellules désertes de Saint-Gall, de Mouri, d’Einsiedlen, de Wettingen, de Rheinau, de Sainte-Catherine, d’Hermatschwil, de Gnadenthal, voyaient revenir en triomphe bénédictins, franciscains, dominicains. Toute la milice de Rome, prêtres et moines, enivrés de leur victoire, parcouraient les campagnes et les villes, et se préparaient à de nouvelles conquêtes. Le vent de l’adversité soufflait avec furie ; les églises évangéliques tombaient l’une après l’autre comme les pins de la forêt, dont la chute, avant la bataille du Goubel, avait rempli les âmes de sombres pressentiments. Zurich se remplissait de ministres fugitifs, qui avaient dû céder la place à des légions de moines et de prêtres arrivés de la Souabe. Ceux-ci prêchaient avec une hardiesse inouïe : Ce n’est pas seulement Jésus-Christ, disaient-ils, qui a souffert pour nous sur la croix ; mais c’est aussi la sainte Vierge qui a souffert pour nous sous la croix ; » et quand les Réformés voulaient répondre à ces blasphèmes, on leur imposait silence avec de rudes menaces. Partout la consternation frappait les esprits, et une terreur panique jetait une multitude d’âmes timides dans les bras de la Papauté.

Les Waldstettes, pleins de reconnaissance pour la Vierge, se rendirent solennellement en pèlerinage à son temple d’Einsiedlen. Des chapelains y célébrèrent de nouveau leurs mystères ; et cette fameuse chapelle, que la voix de Zwingle avait transformée en un sanctuaire de la Parole, redevint pour la Suisse ce qu’elle est restée jusqu’à ce jour, le centre de la puissance et des intrigues de Rome.

Mais ce n’était pas assez : en même temps que des églises s’écroulaient, la Réforme voyait s’éteindre ses plus brillants flambeaux. Un coup de pierre avait frappé l’énergique Zwingle sur le champ de bataille ; et la douleur allait atteindre le pacifique Œcolampade à Bâle, au sein d’une vie tout évangélique. La mort de son ami, et la catastrophe dont elle avait été le signal, déchiraient le cœur d’Œcolampade, et bientôt sa tête et sa vie s’inclinèrent tristement vers la tombe. Hélas ! s’écriait-il, ce Zwingle que j’ai si longtemps regardé comme mon bras droit, est tombé sous les coups de cruels ennemiss. » Il retrouva cependant quelque énergie pour défendre la mémoire de son frère. « Ce ne fut pas, dit-il, sur les plus coupables que tombèrent la colère de Pilate et la tour de Siloé. Le jugement commence par la maison de Dieu. Notre présomption a été abaissée : que notre confiance se porte sur le Seigneur seul, et ce sera un immense gain. » Œcolampade rejeta la vocation que Zurich lui adressa pour succéder à Zwingle : « C’est ici ma place, » dit-il, parlant de Bâle.

s – Zwinglium nostrum, quem pro manu altera nunc multo tempore habui. (Msc. de Zurich.)

Il ne devait pas longtemps l’occuper. La maladie vint se joindre à tant d’afflictions ; la peste était dans la ville ; une inflammationt consumante l’atteignit ; et bientôt une scène touchante succéda au tumulte de Cappel. Un lit de mort, entouré de paix, vint reposer les cœurs agités des fidèles, et remplacer, par de calmes et célestes émotions, l’effroi et l’angoisse dont un horrible désastre les avait partout remplis.

t – Ater carbunculus quovis carbunculo, in domo Dei splendidiorem perdidit. (Jf. J. Hottinger, III, p. 634.)

A l’ouïe du danger d’Œcolampade, toute la ville fut dans le deuil, et une foule d’hommes de tout âge et de tout rang se rendirent dans sa maison : « Réjouissez-vous, leur disait avec un doux regard le réformateur ; je vais au lieu de l’éternelle joie. » Puis il célébra la mort du Seigneur avec sa femme, ses parents et ses domestiques, qui fondaient en larmes. Cette cène, dit le mourant, est un témoignage de ma foi véritable en Jésus-Christ, mon Rédempteur. »

Le lendemain, il fit venir ses collègues. « Frères, dit-il, le Seigneur est là ; il m’appelle. O frères ! quel sombre nuage monte sur l’horizon ! quelle tempête s’approche !… Demeurez fermes ; le Seigneur sauvera les siens. » Il leur tendit la main, et tous ces ministres fidèles la pressèrent avec respect.

Le 23 novembre, il fit venir ses enfants, dont le plus âgé avait à peine trois ans. « Eusèbe, Irène, Aléthéa, leur dit-il en prenant leurs petites mains, aimez Dieu votre père. » Leur mère l’ayant promis pour eux, les enfants s’éloignèrent avec la bénédiction du mourant. La nuit qui suivit devait être la dernière pour le saint Jean de la Réformation. Tous les pasteurs l’entouraient. Un ami étant entré : « Qu’y a-t-il de nouveau ? lui demanda Œcolampade. Celui-ci ayant répondu : Rien. – Eh bien ! dit le fidèle disciple, je veux vous dire quelque chose de nouveau. » On attendait avec étonnement. « Dans peu, reprit-il, je serai près du Seigneur Jésus. » Puis un de ses amis lui demandant si la lumière l’incommodait, il répondit, en mettant la main sur son cœur : Il y a là assez de lumière ! » L’aurore commençait à paraître ; il récita d’une voix faible le psaume 51 : O Dieu, aie pitié de moi selon tes gratuités ! Ensuite s’étant tu, comme s’il voulait reprendre des forces, il dit : « Seigneur Jésus, aide-moi ! » Les dix pasteurs tombèrent à genoux autour de son lit, les mains jointes. Dans ce moment le soleil se leva, et vint éclairer de ses premiers rayons le dernier regard d’Œcolampade, et le deuil si profond dont l’Église de Dieu était de nouveau frappéeu.

u – De Joannis Œcolampadis obitu, per Simonem Gryneum. (Epp. Œcol. Et Zwinglii, libri 4. — Herzog, Vie d’Œcolampade.)

La mort de ce serviteur de Dieu avai été, comme sa vie, pleine de lumière et de paix. Œcolampade fut, par excellence, le chrétien spirituel et le théologien biblique. L’importance qu’il donna à l’étude des livres de l’Ancien Testament imprima à la théologie réformée un de ses caractères les plus essentielsv. Comme homme d’action, sa modération et sa douceur le placèrent au second rang. Peut-être aurait-il dû faire prévaloir davantage auprès de Zwingle l’esprit de paix dont il était animé : de grands maux auraient été évités par là. Mais, comme tous les hommes d’un caractère débonnaire, il plia trop son humeur paisible à la volonté énergique du Zurichois, et renonça ainsi, en partie du moins, à l’influence légitime qu’il devait exercer sur la réformation de la Suisse et de l’Église.

v – Voyez ses commentaires sur Ésaïe (1525) ; 1er chap. d’Ézéchiel (1527) ; Aggée, Zacharie, Malachie (1527) ; Daniel (1530) ; Job (1532), et les commentaires publiés après sa mort, avec des interprétations, sur Jérémie, Ézéchiel, Osée, Joël, Amos, Abdias, Jonas, et les deux premiers chapitres de Michée.

Zwingle et Œcolampade étaient tombés. Il y avait un grand vide et une grande douleur dans l’Église de Jésus-Christ. Les divisions, les inimitiés même s’évanouirent devant ces deux tombes, et on ne trouva plus que des larmes. Le cri qui se fit entendre dans la chrétienté fut un éclatant hommage rendu à ces hommes de Dieu. Luther lui-même fut ému. A la nouvelle de ces deux morts, il se rappela les jours qu’il avait passés avec eux à Marbourg ; et quoiqu’il ne pût s’empêcher de prononcer sur Zwingle quelques paroles sévères, la fin soudaine de ces théologiens de la Suisse lui porta un tel coup, que, plusieurs années après, il disait encore à Bullinger : « Leur mort m’a rempli d’une immense douleur, et j’en ai presque rendu l’âmew. »

w – De cujus morte dolorem concepi… ita ut eorum casus me pene exanimaverit. (L. Epp. 5, p. 112.)

Henri Bullinger, menacé de l’échafaud, avait dû se sauver de Bremgarten, avec son vieux père, ses collègues, et soixante des principaux habitants, qui abandonnaient leurs maisons au pillage des Waldstettesx. Trois jours après, il prêchait dans la cathédrale de Zurich. « Non, Zwingle n’est pas mort, s’écria Myconius, ou, semblable au phénix, il renaît de ses cendres ! » Bullinger fut élu à l’unanimité pour succéder au Réformateur. Il recueillit les enfants orphelins de Zwingle, Wilhelm, Regula, Ulrich, et leur tint lieu de père. De tous cotés on salua ce jeune homme de vingt-huit ans, qui présida quarante ans cette Église, comme l’apôtre de l’Helvétie.

x – Ne a quinque pagis aut obtruncarer aut comburerer.( Bull. ad Myc. Novembre 1531.)

Cependant, comme la mer mugit longtemps après une violente tempête, ainsi s’agitait encore sourdement le peuple de Zurich. Dieu parlait à plusieurs : ils rentraient en eux-mêmes ; ils reconnaissaient leur erreur ; ils se levaient ; ils allaient à leur Père, et lui confessaient leurs fautes. D’autres cependant étaient loin de s’humilier ; la vue de leurs alliés, contraints à fléchir sous le joug de Rome, et les cris présomptueux des Waldstettes, déchiraient leur âme. Aussi se dressaient-ils avec fierté, et protestaient-ils contre l’œuvre des diplomates. Les ministres même, cherchant à prévenir la ruine de la Réforme, parlaient avec hardiesse. « Si les bergers dorment, il faut que les chiens aboient, » s’écriait Léon Juda, prêchant un soir dans la cathédrale de Zurich ; mon devoir est d’annoncer le mal que l’on veut faire à la maison de mon maîtrey !

y – Ich mus bellen. (Bull. 3, p. 321).

Mais la Réforme devait boire le calice jusqu’à la lie. Les Waldstettes recherchaient tout ce qui pouvait l’humilier. Un jour, les députés des cinq cantons parurent à Bade en diète, tenant orgueilleusement suspendus à leurs bourses, en guise d’ornement, les sceaux de Zurich et des autres villes évangéliques, arrachés des lettres de la combourgeoisie chrétienne. On répandait partout le bruit du rétablissement de la messe dans la ville de Zwingle ; et le Conseil ayant publié une ordonnance dans laquelle il appelait la messe un abus, les cinq cantons n’eurent pas de repos qu’on ne leur eût donné satisfaction de cette injure. En même temps, les Waldstettes faisaient éclater leur joie. Le bruit des tambours et des fifres, les coups d’arquebuse, le son des cloches, avaient longtemps retenti sur les bords de leurs lacs, et jusque dans leurs plus hautes vallées. Maintenant on cherchait moins le bruit que l’effet. Les cinq cantons, auxquels Fribourg et Soleure s’étaient étroitement attachés, formèrent avec l’évêque de Sion et les dizains du Valais une ligue perpétuelle, pour la défense de leur foi.

Les Réformés suisses n’avaient rien à opposer à cette puissante coalition. Mais une ferme conviction se formait dans leur cœur. « La foi vient de Dieu, dirent-ils ; son sort ne dépend point de la vie ou de la mort d’un homme ! Que nos adversaires se glorifient de notre ruine, nous nous glorifierons en la croixz. Dieu règne, écrivait Berne à Zurich ; il ne laissera pas sombrer sa nacelle. » Cette assurance valait plus que des armées.

z – Gloriantibus adversariis in ruinant, nos in cruce gloriemur. (Ad Œcolampad., 29 nov. 1531 ; Msc. de Zurich.)

Ainsi la Réformation, qui s’était dévoyée, rentrait, par la violence même du coup qu’elle avait reçu, dans ses sentiers primitifs. Les hommes de la Bible avaient été pris d’un inconcevable étourdissement. Oubliant que notre guerre n’est point charnelle, ils avaient couru follement aux armes et aux combats. Mais Dieu règne : il punit les Eglises et les peuples qui se détournent de ses voies, et donne par ces châtiments mêmes de salutaires leçons aux générations à venir. Au moment de terminer ce triste récit, nous prenons quelques pierres, et, les dressant sur le champ de bataille de Cappel, nous y inscrivons d’un côté ces mots du Psalmiste : Les uns se vantent de leurs chariots, et les autres de leurs chevaux ; mais nous nous vanterons du nom de l'Éternel, notre Dieu ; et de l’autre, cette déclaration du roi de l’Église : Mon règne n'est pas de ce mondea. Si des tombes des martyrs de Cappel une voix pouvait se faire entendre, ces paroles de la Bible seraient celles que ces nobles confesseurs adresseraient, après trois siècles, aux chrétiens de nos jours. L’Église n’a d’autre roi que Jésus-Christ ; elle ne doit point se mêler à la politique du monde, recevoir de lui ses inspirations, invoquer les épées, les prisons, les trésors ; sa victoire est dans les puissances spirituelles que son Dieu a déposées en elle, et surtout dans le règne de son adorable chef ; il ne faut point attendre pour elle, sur la terre, des trônes et des triomphes humains ; mais sa marche, comme celle de son Roi, va de la crèche à la croix, et de la croix à la gloire. Voilà ce qu’enseigne cette page ensanglantée, qui est venue se glisser au milieu de ces évangéliques récits.

a – Le poirier de Zwingle ayant péri, un roc a été amené sur la place où le grand Réformateur mourut, et on y a gravé ses dernières paroles et une inscription convenable, qui n’est pas toutefois celle que nous proposons. Ce monument se voit à gauche de la route, quand on se rend, par l’Albis, de Zurich à Lucerne ou au Righi.

Mais si Dieu donne aux siens de grands enseignements, il leur donne aussi de grandes délivrances. La foudre était tombée du ciel. La Réformation semblait n’être plus qu’un corps inanimé, étendu sur le carreau, et dont les membres démis allaient être réduits en cendres. Mais Dieu fait revivre les morts. Des destinées nouvelles et plus glorieuses attendaient, au pied des Alpes, l’Évangile de Jésus-Christ. A l’extrémité méridionale et occidentale de la Suisse, dans une grande et large vallée que signale de loin le géant blanchi des montagnes ; sur les bords du lac Léman, aux lieux où le Rhône, aussi pur et aussi bleu que le ciel, en sort ses magnifiques eaux ; sur une colline que les pieds de César avaient jadis foulée, et sur laquelle les pas d’un autre conquérant, d’un Gaulois, d’un Picardb, devaient bientôt laisser une ineffaçable et glorieuse empreinte, se trouvait une ville antique, couverte encore des ombres épaisses de la Papauté, mais que Dieu allait élever comme un fanal de l’Église et un boulevard de la Chrétienté.

b – Jean Calvin, de Noyon.

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