Histoire de la Réformation du seizième siècle

17.9

Triomphe des doctrines de Wiclef après sa mort – Pétition et conclusions des wicléfites – Opposition d’Arondel et du roi Richard – Persécutions de Henri IV – Le premier martyr – Constitution d’Arondel – Évangélisme de lord Cobham – Cobham devant Henri V – Devant la cour ecclésiastique – Sa confession – Sa condamnation – Sa mort – Les lollards

La mort de Wiclef manifesta la puissance de ses enseignements. Le maître ayant été retiré, les disciples se mirent à l’œuvre, et l’Angleterre se trouva presque gagnée aux doctrines du réformateur. Les wicléfites reconnaissaient un ministère indépendant de Rome, et qui ne relevait que de la Parole de Dieu. Tout ministre, disaient-ils, peut aussi bien que le pape, administrer les sacrements et conférer la charge d’âmes. » A la richesse licencieuse du clergé, ils opposaient la pauvreté chrétienne, et à l’ascétisme dégénéré des ordres mendiants, une vie spirituelle et libre. Les bourgeois se pressaient en foule autour de ces humbles prédicateurs ; les soldats les écoutaient, armés du bouclier et de l’épée pour les défendrea ; les comtes et les ducsb faisaient enlever les images des églises seigneuriales, et la famille royale elle-même était en partie gagnée à la Réformation. On eût dit un arbre coupé par le pied, dont les racines poussaient de toutes parts de jeunes rejetons, et qui recouvrirait bientôt toute la terrec.

a – Assistere solent gladio et pelta stipati ad eorum defensionem. (Knyghton, lib. 5 p. 2660.)

b – Milites cum ducibus et comitibus erant præcipue eis adhærentes. (Ibid.)

c – Quasi germinantes multiplicati sunt nimis et impleverunt ubique orbem regni. (Ibid.)

Le courage des disciples de Wiclef s’en accrut, et en plusieurs lieux le peuple prit l’initiative de la Réforme. On afficha aux murailles de Saint-Paul et d’autres cathédrales, des placards dirigés contre les prêtres, les moines et les abus dont ils étaient les défenseurs ; et, en 1395, les amis de l’Évangile demandèrent au parlement une réforme générale. « L’essentiel du sacerdoce qui vient de Rome, disaient-ils, est dans des signes et des cérémonies, et non dans l’efficace du Saint-Esprit ; ce n’est donc point celui que Christ a ordonné. Les choses temporelles sont distinctes des choses spirituelles ; le roi et l’évêque ne doivent pas être un seul et même individud. » Puis, faute de bien comprendre le principe de la séparation des pouvoirs, qu’ils proclamaient, ils disaient au parlement : « Abolissez le célibat, la transsubstantiation, les prières pour les morts, les offrandes faites aux images, la confession auriculaire, la guerre, les arts qui ne sont pas nécessaires à la vie, l’habitude de bénir l’huile, le sel, la cire, l’encens, les pierres, les mitres, et les bâtons des pèlerins. Tout cela est de la nécromancie et non de la théologie. » Enhardis par l’absence du roi, qui se trouvait en Irlande, ils affichaient leurs douze conclusions aux portes de Saint-Paul et de Westminster. Ceci devint le signal de la persécution.

d – Rex et episcopus in una persona, etc. (Ibid.)

A peine Arondel, archevêque d’York, et Braybrocke, évêque de Londres, eurent-ils lu ces thèses, qu’ils passèrent en hâte le canal Saint-Georges, et conjurèrent le roi de revenir en Angleterre. Ce prince n’hésita pas, car sa femme, la pieuse Anne de Luxembourg, n’était plus. Richard, confié successivement pendant ses jeunes années à la direction de plusieurs tuteurs, s’en était mal trouvé, comme les enfants, dit un historien, que l’on change souvent de nourrice. Il faisait bien ou mal, suivant l’impulsion de ses alentours, et n’avait de penchant décidé que pour l’ostentation et la luxure. Le clergé ne s’était pas trompé en comptant sur un tel prince. De retour à Londres, il défendit au parlement de discuter la pétition des wicléfites ; et ayant appelé devant lui les plus distingués d’entre eux, Stury, Clifford, Latimer, Montacute, il les menaça de la mort s’ils s’avisaient de soutenir ces abominables opinions. Ainsi l’œuvre du réformateur allait être anéantie.

Mais à peine Richard eut-il retiré sa main de l’Évangile de Dieu, que Dieu, dit un chroniqueur, retira de lui la siennee. Son cousin, Henri de Hereford, fils du fameux duc de Lancaster, banni de l’Angleterre, quitta le continent, arriva dans le comté d’York, appela tous les mécontents à lui, se fit couronner, et enferma Richard dans le château de Pomfret, où ce malheureux prince expira bientôt.

e – Fox, Acts, III, p. 216.

Le fils de l’ancien patron de Wiclef étant devenu roi, la réforme de l’Église semblait imminente ; mais Arondel avait prévu le danger. Prêtre rusé, politique habile, il avait observé de quel côté soufflait le vent, et avait à temps abandonné Richard. Prenant Lancaster par la main, il lui mit la couronne sur la tête, en lui disant : « Pour consolider votre trône, gagnez le clergé, et sacrifiez les lollards. — Je serai le protecteur de l’Église, » répondit Henri IV ; et dès lors le pouvoir des prêtres remplaça le pouvoir des nobles. Rome a toujours été habile à profiter des révolutions.

Lancaster, empressé de témoigner aux prêtres sa reconnaissance, ordonna que tout hérétique obstiné serait brûlé, pour épouvanter ses pareilsf. La pratique suivit de près la théorie. Un ministre pieux, Guillaume Sautre, avait osé dire : « Au lieu d’adorer la croix, sur laquelle Christ a souffert, j’adore Christ qui a souffert sur elle. » On le traîna à Saint-Paul ; on lui coupa les cheveux ; on lui plaça sur la tête la cape d’un laïque, et le primat le remit à la bonté du grand maréchal d’Angleterre. Cette bonté ne lui manqua pas, il fut brûlé. Sautre fut le premier martyr du protestantisme.

fIbid., p. 222

Encouragé par cet acte de foi, le clergé rédigea les articles connus sous le nom de « Constitutions d’Arondel, » qui défendaient la lecture de la Bible, et appelaient le pape, non un simple homme, mais « un vrai Dieug. » Bientôt la tour des lollards, au palais archiépiscopal de Lambeth, se remplit de prétendus hérétiques, et plusieurs gravèrent sur les murailles de leurs cachots l’expression de leur douleur et de leurs espérances : Jesus amor meus, écrivit l’un d’euxh.

g – Not of pure man but of true God, here in earth. (Ibid. p. 596.)

h – Ces mots se lisent encore dans la Tour.

Frapper les petits, ce n’était pas assez ; il fallait chasser l’Évangile des régions élevées ; les prêtres, sincères dans leurs croyances, regardaient comme des séducteurs les nobles qui mettaient la Parole de Dieu au-dessus des lois de Rome ; ils se mirent donc à l’œuvre. Dans la presqu’île du Kent, au milieu des plaines fertiles qu’arrose la Medway

The fair Medway, that with wanton pride
Forms silver mazes with her crooked tidei,

i – Blackmore.

à environ trois milles de Rochester, se trouvait le château de Cowley, qu’habitait John Oldcastle, lord Cobham, fort en faveur auprès du roi. Les « pauvres prêtres » venaient à Cowley chercher les écrits de Wiclef, dont Cobham faisait faire de nombreuses copies, et de là ils les répandaient dans les diocèses de Cantorbéry, de Rochester, de Londres et de Hertford. Cobham assistait à leurs prédications, et si quelque ennemi venait à les interrompre, il portait hardiment la main sur son épéej. J’exposerai mes jours, disait-il, plutôt que de souffrir des décrets pervers qui déshonorent le Testament éternel. » Le roi ne permit pas aux prélats de toucher son favori.

j – Eorum prædicationibus nefariis interfuit, et contradictores, si quos repererat, minis et terroribus et gladii secularis potentia compescuit. (Rymer, Fœdera, tom. 4 pars 2 p. 50.)

Mais Henri V ayant, en 1413, succédé à son père, et passé des lieux de débauche, qu’il avait jusqu’alors fréquentés, au pied des autels et à la tête des armées, l’archevêque lui dénonça aussitôt Cobham, qui dut comparaître devant le roi. Le chevalier avait compris la doctrine de Wiclef, et éprouvé lui-même la puissance de la Parole divine. « Si quelque prélat de l’Église, dit-il à Henri V, exige que nous lui obéissions plutôt qu’à la Parole infaillible de Dieu, il devient par là même un Antechrist. » Henri repoussa la main du chevalier qui lui présentait sa confession de foi. « Je ne recevrai point a ce papier, lui dit-il, remettez-le à vos juges. » Cobham, voyant sa profession refusée, eut recours à la seule arme qu’il connût en dehors de l’Évangile. Les différends que nous vidons aujourd’hui par des pamphlets étaient alors souvent vidés par l’épée. — « J’offre, dit Cobham, pour maintenir ma foi, de combattre à la vie et à la mort avec tout homme, chrétien ou païen, n’exceptant que Votre Majesték. » Cobham fut conduit à la Tour.

k – After the laws of arms, to fight for life or death, with airy man living. (Fox, Acts, III, p. 325.)



Henri V

Le 23 septembre 1413, on le mena à Saint-Paul, devant la cour ecclésiastique. « Il faut croire, lui dit le primat, ce que la sainte Église de Rome enseigne, sans exiger l’enseignement de Christ — Croyez ! lui criaient les prêtres, croyez ! — Je suis prêt à croire tout ce que Dieu veut que je croie, dit le chevalier, mais que les papes aient le pouvoir d’enseigner des doctrines qui sont en opposition à la sainte Écriture, c’est ce que je ne croirai jamais. » On le reconduisit à la Tour. La Parole de Dieu allait avoir un martyr.

Le lundi 25 septembre une foule de prêtres, de chanoines, de moines, de clercs, de vendeurs d’indulgences, encombraient la salle des Dominicains et accablaient Cobham d’injures. Ces insultes, l’importance de ce moment pour la Réformation d’Angleterre, la catastrophe qui devait terminer cette scène, tout agitait profondément son âme. Lorsque l’archevêque le somma de confesser sa faute, il se jeta à genoux sur le pavé, et levant ses mains vers le ciel, il s’écria : « Je me confesse à toi, ô mon Dieu ! et je reconnais que dans ma fragile jeunesse je t’ai très gravement offensé par l’orgueil, la colère, l’intempérance et l’impureté ; c’est pourquoi j’implore ta miséricorde ! » Puis se relevant, le visage baigné de larmes, il dit : « Ce n’est pas votre absolution que je demande ; je ne recherche que celle de Dieul. » On ne désespérait cependant pas de soumettre l’énergique chevalier ; on savait que la force spirituelle n’est pas toujours unie à la force corporelle, et l’on espérait vaincre par les sophismes des prêtres celui qui osait provoquer en combat singulier les champions de la papauté. — « Sir John, dit le primat, après plusieurs discours, vous avez prononcé des paroles fort étranges ; nous avons mis beaucoup de temps pour tâcher de vous convaincre, mais tout a été inutile. Maintenant la nuit approche, il faut en finir ; soumettez-vous à l’Église. — Je ne puis autrement, dit Gobham, faites de moi ce que vous voulez. — A la bonne heure, répondit le primat. »

l – Quod nullam absolutionem in hac parte peteret a nobis, sed a solo Deo. (Rymer, Fœdera, p. 51.)

Arondel se leva ; tous les prêtres et le peuple se levèrent avec lui et ôtèrent leurs bonnets. Puis le primat tenant en main la sentence de mort, la lut à haute voix. « C’est bien, dit le chevalier ; vous condamnez mon corps, mais vous ne faites aucun mal à mon âme. J’en appelle à la grâce de mon Dieu éternel. » On le reconduisit en prison. Quelques-uns de ses partisans le firent échapper pendant la nuit, et il se réfugia dans le pays de Galles ; mais ayant été repris en décembre 1417, il fut conduit à Londres, traîné à Saint-Gilles sur une claie, suspendu par des chaînes et brûlé à petit feu. Ainsi mourut un chrétien, illustre à la manière de son siècle, un chevalier de la Parole de Dieu. Les prisons de Londres se remplirent de wicléfites, et l’on arrêta qu’ils seraient pendus pour offense au roi et brûlés pour offense à Dieum.

m – Incendio propter Deum, suspendio propter regem, Thom. Waldensis in prœmio. Raynald, ann. 1414. N° 16.

Depuis cette époque, les lollards, intimidés de nouveau, se cachèrent dans les humbles rangs du peuple, et ne tinrent plus que des conventicules secrets. L’œuvre de la rédemption s’accomplissait sans éclat dans les élus de Dieu. Il y eut parmi ces lollards beaucoup de rachetés de Jésus-Christ ; mais en général ils ne connurent pas, au même degré que les chrétiens évangéliques du seizième siècle, la force vivante et justifiante de la foi. C’étaient des gens simples, humbles, souvent timides, attirés par la Parole de Dieu, frappés de la condamnation qu’elle prononce contre les erreurs romaines, et désireux de vivre selon ses commandements. Dieu leur avait assigné une part dans la grande transformation de la chrétienté, et cette part fut importante. Leur humble piété, leur muette opposition, les traitements honteux qu’ils acceptaient avec résignation, l’habit de pénitent dont on les revêtait, la torche qu’on les obligeait à tenir aux portes des églises, accusaient l’orgueil des prêtres et remplissaient de doutes et de vagues désirs les âmes les plus généreuses. C’est par un baptême d’opprobre que Dieu préparait alors une glorieuse réformation.

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