Histoire de la Réformation du seizième siècle

18.7

Les justes hommes du Lincolnshire – Leurs conventicules – Agnès et Morden – Bibliothèque circulante – Conversations polémiques – Sarcasmes – Ordonnance royale et terreur – Dépositions et condamnations – Quatre martyrs – Un conclave – Charles console Wolsey

Wolsey n’attendit pas d’être pape pour persécuter les disciples de la Parole de Dieu. Désireux de réaliser les stipulations du traité de Bruges, il avait sévi contre « les sujets du roi qui inquiétaient le siège apostolique. » Henri avait à justifier le titre que lui avait donné le pape ; le cardinal avait à conquérir la papauté ; et tous deux pouvaient satisfaire leur désir en dressant quelques échafauds.

Dans le beau comté de Lincoln, sur les rives de la mer du Nord, le longdes bords fertiles de l’Humber, du Trent, du Witham, et sur le penchant de riantes collines, se trouvaient des chrétiens paisibles, laboureurs, artisans, bergers, qui passaient leur vie à travailler, à garder leurs troupeaux, à faire le bien et à lire la Bibleo. Plus la lumière évangélique augmentait en Angleterre, plus envoyait s’accroître le nombre de ces enfants de paixp. Ces « justes hommes, » comme on les appelait, étaient dépourvus de connaissances humaines, mais ils avaient soif de la connaissance de Dieu. Pensant être seuls de vrais disciples du Seigneur, ils ne se mariaient qu’entre euxq. Ils paraissaient quelquefois à l’église ; mais au lieu de bourdonner leurs prières comme la foule, ils y étaient, disaient leurs ennemis, « bouche close comme des bêtesr. » Les dimanches et les jours de fête, ils avaient des conventicules dans la maison de l’un ou l’autre d’entre eux, et ils passaient quelquefois toute une nuit à lire une portion de l’Écriture. Si les livres manquaient dans l’assemblée, l’un des frères qui avait appris par cœur l’épître de saint Jacques, le commencement de l’évangile de saint Luc, le discours de la montagne, ou une épître de saint Paul, en récitait quelques versets d’une voix sonore et recueillie ; puis tous s’entretenaient pieusement des saintes vérités de la foi, et s’exhortaient à les mettre en pratique. Mais si quelqu’un qui n’était pas des leurs paraissait par hasard dans l’assemblée, tous se taisaients. Parlant beaucoup entre eux, ils étaient muets devant ceux du dehors ; la crainte des flammes et des prêtres leur fermait la bouche. Sans les Écritures, il n’y avait pour eux point de fête de famille. Un de leurs patriarches, le vieux Durdant, mariant un jour l’une de ses filles, on se réunit en secret dans une grange, et on y lut toute une épître de saint Paul. Jamais noce n’avait été célébrée avec de tels divertissements.

o – Being simple labourers and artificers. (Foxe, Acts, 4 p. 240.)

p – As the light of the gospel began more to appear, and the number of professors to grow. (Ibid. p. 217.)

q – Did contract matrimony only with themselves. (Ibid. p. 223.)

r – Did sit mum like beasts. (Ibid., p. 225.)

s – If any came in among them that were not of their side, then they would keep all silent. (Ibid. p. 222.)

S’ils se taisaient devant les suspects et les ennemis, ces pauvres gens ne se taisaient pas en présence des petits ; un fervent prosélytisme les caractérisait. « Venez chez moi, disait la pieuse Agnès Ashford au bon James Morden, et je vous apprendrai quelques versets des Écritures. » Agnès était une femme instruite ; elle savait lire ; Morden vint, et la chambre de la pauvre femme fut transformée en une école de théologie. Agnès commença : « Vous êtes le sel de la terre, » dit-elle, puis elle récita les versets qui suiventt. Cinq fois Morden revint chez Agnès avant de savoir ce beau discours. « Nous sommes répandus comme du sel dans les diverses parties du royaume, disait au néophyte cette femme chrétienne, afin que par notre doctrine et notre vie, nous arrêtions les progrès de la superstition. Mais, ajoutait-elle effrayée, gardez ce secret-là dans votre cœur, comme un geôlier garde un voleur.u »

t – Matth.5.13-16.

u – As a man would keep a thief in prison. (Fox, Acts, IV, p. 285.)

Les livres étaient rares ; ces pieux chrétiens avaient établi une espèce de bibliothèque ambulante ; et John Scrivener portait sans cesse de l’un à l’autre les volumes précieuxv. Mais au moment où, chargé de ses livres, il se glissait le long de la rivière ou dans l’épaisseur de la forêt, il découvrait parfois tout à coup qu’on était sur ses traces ; il précipitait ses pas, se jetait dans une ferme, où quelque paysan le cachait promptement dans sa grange, sous la paille, ou comme les espions d’Israël, sous des chenevottes de linw. Les sbires arrivaient, cherchaient, ne trouvaient rien, et plus d’une fois les généreux recéleurs de ces évangélistes durent expier rudement le crime de la charité.

v – Carrying about books from one to another. (Ibid. p. 224.)

w – Hiding others in their barns. (Ibid. p. 243.)

A peine les sergents découragés s’éloignaient-ils de la contrée, qu’aussitôt ces amis de la Parole de Dieu sortaient de leur cachette, et profitaient de ce moment de liberté pour réunir les frères. La guerre qu’on leur faisait les irritait contre les prêtres. Ils adoraient Dieu, ils lisaient, ils chantaient à voix basse, mais quand la conversation devenait générale, ils donnaient libre cours à leur indignation : « Voulez-vous savoir à quoi servent les par dons du pape ? disait l’un d’eux ; à aveugler les yeux et à vider les bourses — Les vrais pèlerinages, disait le tailleur Geffrey d’Uxbridge, consistent à visiter les pauvres et les malades, pieds nus, si l’on veut, car ce sont ces petits qui sont les images de Dieu. — L’argent dépensé en pèlerinages, reprenait un troisième, ne sert qu’à l’entretien des courtisanes et des voleurs. » Les femmes se montraient souvent les plus animées dans la controverse. — « Qu’est-il besoin de s’adresser aux piedsx, » disait Agnès Ward, qui ne voulait pas des saints, quand on peut aller à la tête ? » — Les ecclésiastiques du bon vieux temps, disait la femme de David Levis, conduisaient le peuple comme la poule conduit ses poussinsy ; mais maintenant, si nos prêtres conduisent quelque part leurs ouailles, c’est au diable assurément. »

x – What need is it to go to the feet, when we may go to the head ? (Ibid., p. 229.)

y – As the hendoth lead her chickens. (Fox, Acts, V, p. 824.)

Bientôt l’épouvante fut dans ces campagnes. L’évêque de Lincoln était confesseur du roi ; ce prêtre fanatique, John Longland, créature de Wolsey, profita de saposition pour demander à Henri une franche persécution : c’était à cela que servaient ordinairement en Angleterre, en France et ailleurs, les confesseurs des princes. Malheureusement, à côté des pieux disciples de la Parole, on rencontrait çà et là des hommes d’un esprit cynique, dont les mordants sarcasmes passaient toutes les bornes. Wolsey et Longland surent en profiter pour exciter la colère du prince. L’un de ces gens, lui dirent-ils, étant occupé à battre du blé dans sa grange, un homme vint à passer. « Bonjour, voisin, lui dit ce dernier, vous travaillez rude ! — Oui, répondit le vieux hérétique en pensant à la transsubstantiation, je bats hors de la paille le grain dont les prêtres font le Dieu tout-puissantz… » Henri n’hésita plus.

z – I thresh God Almighty out of the straw. (Foxe, Acts, 4 p. 222.)

Le 20 octobre, neuf jours après que la bulle sur le Défenseur de la foi avait été signée à Rome, le roi, qui était à Windsor, appela son secrétaire, et lui dicta un ordre, par lequel il commandait à tous ses sujets d’assister l’évêque de Lincoln contre les hérétiques. « Vous en répondez sur votre tête, » ajoutait-il. Il remit l’ordre à Longland. Aussitôt l’évêque lança des mandats d’arrêt, et ses sergents portèrent partout l’effroi. En les voyant, ces hommes paisibles mais timides, se troublèrent. Isabelle Barlet les entendant un jour s’approcher de sa chaumière, poussa un cri : « Vous êtes un homme perdu ! dit elle à son mari, et moi, je suis mortea ! » Ce cri se répéta dans toutes les cabanes du Lincolnshire. Bientôt l’évêque, assis sur son tribunal, travailla habilement ces malheureux pour les faire déposer les uns contre les autres. Hélas ! selon l’antique prophétie, le frère livra son frère à la mort. » Robert Barlet déposa contre son frère Richard et contre sa femme ; Jeanne Bernard accusa son propre père, et Tredway sa mère. Ce n’était qu’après de mortelles angoisses que ces malheureux en venaient à de si affreuses extrémités ; mais l’évêque et la mort les épouvantaient ; un petit nombre seulement restèrent debout. En fait d’héroïsme, la réformation de Wicleff ne devait apporter qu’un faible secours à la réformation du seizième siècle ; mais si elle ne lui donna pas beaucoup de héros, elle prépara le peuple anglais à aimer par-dessus tout la Parole divine. Parmi ces humbles chrétiens, les uns furent condamnés à faire pénitence dans divers monastères ; d’autres à porter un fagot sur leurs épaules, à faire ainsi trois fois le tour de la place du marché, puis à rester quelque temps exposés aux rires de la populace ; d’autres encore furent liés étroitement à un pieu, et le bourreau leur appliqua un fer brûlant sur la joue. Ils eurent aussi leurs martyrs. Le réveil de Wicleff n’en avait jamais manqué. On choisit quatre d’entre ces frères pour les mettre à mort. De leur nombre fut le pieux colporteur évangéliste Scrivener ; on voulait s’assurer, en le réduisant en cendres, qu’il ne répandrait plus la Parole de Dieu ; et, par un horrible raffinement de cruauté, on obligea ses enfants à mettre le feu au bûcher qui devait consumer leur pèreb !… Ils avancèrent leur main tremblante, tenue par la forte main des bourreaux !… Pauvres enfants !… Mais il est plus facile de brûler les membres des chrétiens que d’éteindre l’Esprit du ciel. Ces flammes cruelles ne purent anéantir parmi le peuple du Lincolnshire ces mœurs bibliques, qui de tout temps, et plus que la sagesse des sénateurs ou la valeur des généraux, ont été la force de l’Angleterre.

a – Alas! now are you an undone man, and I but a dead woman. (Ibid. p. 224.)

b – His chfldren were compelled to set fire unto their father (Fox, Acts, V., p.245.)

Wolsey, ayant par ces exploits gagné des titres incontestables à la tiare, tourna vers Rome ses efforts. Léon X, on l’a vu, venait de mourir. Le cardinal envoya Pace, en lui disant : « Représentez aux cardinaux qu’en élisant un partisan de François ou de Charles, ils s’attireront l’inimitié de l’un ou l’autre de ces princes, et qu’en choisissant quelque prêtre sans pouvoir, ils perdront l’indépendance du siège pontifical. La révolte de Luther, l’ambition de l’Empereur, tout expose maintenant la papauté. Il n’y a qu’un moyen de prévenir les maux qui la menacent… C’est de m’élire… Allez, partez, parlez…c » — Le conclave s’ouvrit à Rome le 27 décembre, on y proposa Wolsey ; mais les cardinaux ne furent pas généralement favorables à son élection. « Il est trop jeune, dit l’un ; trop ferme, dit l’autre. Il établira en Angleterre et non à Rome le siège de la papauté, » disaient plusieurs. Wolsey ne put réunir vingt suffrages. « Les cardinaux, c’est le témoignage de l’ambassadeur d’Angleterre, braillaient, se querellaient ; et chaque jour voyait croître leur mauvaise foi et leur haine. » Dès le sixième jour, on ne leur envoya plus qu’un plat ; alors, de désespoir, ils élurent Adrien, ancien gouverneur de Charles, et l’on s’écria : Papam habemus

c – The sole way… was to chuse him. Herbert, p. 110.

Pendant ce temps, Wolsey était à Londres, consumé par l’ambition et comptant les jours et les heures… Enfin, une dépêche de Gand, du 22 janvier, arriva avec ces mots : « Le 9 janvier, le cardinal de Tortose a été élu !… » Wolsey fut hors de lui. Pour gagner Charles, il a sacrifié l’alliance de François Ier, il n’y a pas de ruse qu’il n’ait employée, et Charles, malgré ses engagements, a fait élire son précepteur… L’Empereur comprit quelle devait être la colère du cardinal, et s’efforça de l’apaiser : « Le pape élu, écrivit-il, est vieux et malade ; il ne gardera pas longtemps la tiared… Priez de ma part le cardinal d’York de bien soigner sa santé. » Charles fit plus encore ; il arriva lui-même à Londres, sous prétexte de ses fiançailles avec Marie d’Angleterre, et dans le traité que l’on rédigea, il accorda l’insertion d’un article en vertu duquel Henri VIII et le puissant empereur s’engageaient, si l’un ou l’autre venait à violer le traité, à comparaître devant Wolsey et à se soumettre à ses excommunicationse. Le cardinal, flatté de cette condescendance, se calma. On le berçait en même temps des espérances les plus flatteuses. « Cet imbécile précepteur de Charles, lui disait-on, est arrivé au Vatican sans autre suite que sa cuisinière ; vous, vous y entrerez bientôt entouré de toutes vos grandeurs. » Pour être plus sûr de son affaire, Wolsey se rapprocha secrètement de François Ier ; puis il attendit la mort du papef.

d – The new elect is both old, sickly… so that he shall not have the office long. (Cotton MSS. Galba, B. 7 p. 6.)

e – Both princes appearing before the cardinal of York as judge. (Art. 13. Herbert, p. 118.)

f – Mortem etiam Adriani expectat. (Sanders, p. 6.)

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