Histoire de la Réformation du seizième siècle

20.5

Une nécessité pour la Réformation – Instances de Wolsey à Da Casale – Une audience de Clément VII – Position cruelle du pape – Un baiser de Judas – Un nouveau bref – Bryan et Vannes envoyés à Rome – Henri et Du Bellay – Motifs de Wolsey contre le bref – Excitation à Londres – Métamorphose – Décadence de Wolsey – Ses angoisses

Le roi et une partie de son peuple tenaient encore à la papauté, et tant que ces liens n’étaient pas rompus la Parole de Dieu ne pouvait avoir un libre cours. Mais pour que l’Angleterre renonçât à Rome, il lui fallait de puissants motifs ; ces motifs ne devaient pas lui manquer.

Jamais Wolsey n’avait donné des ordres si pressants aux ambassadeurs de Henri VIII. « Le roi, écrivait-il le 1er novembre 1528 à Da Casale, remet cette affaire à votre prudence, à votre dextérité, à votre fidélité ; et moi je vous adjure d’y employer toutes les forces de votre génie, ou plutôt de les surpasser. Sachez bien que vous n’avez rien fait et que vous ne ferez jamais rien qui soit plus agréable au roi, plus désiré par moi, et pour vous et votre famille plus utile et plus glorieuxg. »

g – Vobis vestræque familiæ utilius aut honorificentius. (State Papers, p. 114.)

Da Casale, d’une ténacité qui justifiait la confiance du cardinal, et d’un esprit vif et facile à émouvoir, tremblant à la pensée de voir Rome perdre l’Angleterre, demanda aussitôt une audience à Clément VII. « Quoi, lui dit-il, au moment où il s’agissait enfin de procéder au divorce, votre nonce s’efforce d’en détourner le roi !… Il n’y a plus d’espoir que Catherine d’Aragon donne un héritier à la couronne. Saint-père, il faut en finir. Ordonnez à Campeggi de remettre la décrétale entre les mains de Sa Majesté. — Que dites-vous ? s’écria le pape, je donnerais l’un de mes doigts pour ravoir cette bulle, et vous me demandez de la rendre publique !… Ce serait ma ruineh !… — Da Casale insista. Nous avons un devoir à accomplir, dit-il ; nous vous rappelons à cette heure suprême dans quel péril se trouvent les rapports qui unissent Rome et l’Angleterre. La crise est imminente. Nous heurtons à votre porte, nous crions, nous vous pressons, nous vous conjurons, nous vous dévoilons les dangers présents et futurs qui menacent la papautéi !… Le monde saura du moins que le roi a rempli les devoirs d’un fils dévoué de l’Église. Si Votre Sainteté veut conserver l’Angleterre dans le bercail de saint Pierre, je vous le répète… il est temps ! il est tempsj !… A ces mots, Da Casale ne pouvant plus contenir son émotion, tomba aux pieds du pape et le conjura de sauver l’Église dans la Grande Bretagne. Le pape en fut ému. « Levez-vous, dit-il avec l’accent de la plus profonde douleurk, je vous accorde tout ce que je puis vous accorder ; je suis prêt à confirmer la sentence que les légats croiront devoir rendre ; mais je me décharge de toute responsabilité quant aux maux inouïs que cette affaire pourra entraîner après elle… Si le roi, après avoir défendu la foi et l’Église, veut ruiner l’une et l’autre, c’est sur lui seul que retombera la responsabilité d’un si grand malheur ! » Clément n’accordait rien. Da Casale se retira découragé et convaincu que le pontife allait traiter avec Charles-Quint.

h – Burnet, II.

i – Admonere, exclamare, rogare, instare, urgere, pulsare, pericula præsentia et futura demonstrare. (State Papers, 7 p. 112.)

j – Tempus jam in promptu adest. (Ibid.)

k – With great signs of unusual grief. (Burnet, I, p. 57.)

Wolsey voulait sauver la papauté, mais la papauté s’y opposait. Clément VII allait perdre cette île que Grégoire le Grand avait pris tant de peine à conquérir. Le pape était dans la position la plus cruelle. A peine l’envoyé du roi d’Angleterre était-il sorti du palais que l’envoyé de l’Empereur y entrait plein de menaces. Le malheureux pontife n’échappait aux assauts de Henri, que pour être en butte à ceux de Charles ; on le lançait et on le relançait comme une balle. « J’assemblerai un concile général, lui faisait dire le terrible Empereur, et s’il se trouve que vous ayez violé en quelque point les canons de l’Église, on procédera contre vous selon toute leur rigueur. N’oubliez pas, ajoutait-on à voix basse, que votre naissance est illégitime et vous exclut par conséquent du pontificat !… » Alors, croyant déjà voir la tiare tomber de sa tête, le timide Clément jurait de tout refuser à Henri VIII. « Ah ! disait-il à ses plus intimes confidents, je me repens sur la poudre et sur la cendre d’avoir accordé cette bulle décrétale. Si le roi d’Angleterre demande avec tant d’instances qu’on la lui remette, ce n’est certes pas pour connaître ce qui s’y trouve ; il ne le sait que trop ! mais c’est pour me lier les mains dans l’affaire du divorce ; plutôt mille fois mourir !… » Clément, pour calmer son agitation, envoya à Londres un de ses camériers les plus habiles, François Campana, en apparence pour faire au roi de nouvelles promesses, mais en réalité pour trancher le seul fil auquel tînt encore l’espoir de Henri. « Nous embrassons Votre Majesté, écrivait le pape dans la lettre remise à Campana, avec cet amour paternel que requièrent vos nombreux méritesl. » Or Campana arrivait en Angleterre pour brûler clandestinement la fameuse décrétalem ; Clément cachait ses coups sous un embrassement. Rome avait accordé bien des divorces moins motivés que celui de Henri VIII ; mais c’était d’autre chose que d’un divorce qu’il s’agissait ici ; le pape voulant relever en Italie sa puissance ébranlée allait sacrifier Tudor et préparer le triomphe de la Réformation. Rome se séparait de l’Angleterre.

l – Nos illum paterna charitate complecti, ut sua erga nos atque hanc sedem plurima merita requirunt. (State Papers, 7, p. 116.)

m – To charge Campegius to burn the decretal. » (Herbert, p. 259.)

Toute la crainte de Clément était que son camérier n’arrivât trop tard pour brûler la bulle ; il fut bientôt rassuré ; un calme plat empêchait la grande affaire d’avancer. Campeggi, qui se gardait bien de s’occuper de sa mission, s’abandonnait, en diplomate habile, à ses goûts de mondanité, et quand il ne pouvait, vu l’état de ses jambes, se livrer à la chasse dont il était grand amateur, il s’adonnait au jeu, dont il n’était pas moins passionné ; de graves historiens prétendent même qu’il recherchait d’autres plaisirs moins licites encoren. Cependant cela ne pouvait toujours durer, et le nonce cherchait quelque nouveau moyen dilatoire, quand il s’en offrit un de la manière la plus inattendue. Un jour, un officier de la reine présenta au légat romain un bref de Jules II, portant la même date que la bulle de dispense, signé comme elle du secrétaire Sigismond, et dans lequel le pape s’exprimait de telle manière que les objections de Henri VIII tombaient d’elles-mêmes. « L’Empereur, dit l’envoyé de Catherine, a découvert ce bref parmi les papiers de Puebla, ambassadeur d’Espagne en Angleterre à l’époque du mariage. — Impossible de procéder ! dit alors Campeggi à Wolsey ; toute votre argumentation est maintenant ruinée par la base. Il nous faut de nouvelles instructions. » C’était, à chaque nouvel incident, la conclusion du cardinal, et le voyage de Londres à Rome étant fort long (sans compter les lenteurs romaines), l’expédient était infaillible.

n – Hunting and gaming all the day long, and following whores all the night. (Burnet, I, p. 267.)

Il se trouvait donc deux actes du même pape, signés le même jour, mais l’un secret, l’autre public, qui se contredisaient. Henri résolut d’envoyer une nouvelle mission à Rome. Anne Boleyn lui proposa à cet effet l’un des seigneurs les plus accomplis de la cour, son cousin, sir Francis Bryan. On lui adjoignit l’Italien Pierre Vannes, secrétaire pour la langue latine. « Vous dépouillerez, leur dit Wolsey, tous les registres du temps de Jules II ; vous étudierez l’écriture du secrétaire Sigismond, et vous examinerez attentivement l’anneau du pêcheur usité sous ce pontifeo. — De plus, vous informerez le pape que l’on se propose d’établir à sa place un certain cordelier nommé De Angelis, auquel Charles donnerait l’autorité spirituelle, en prenant pour lui l’autorité temporelle. Vous ferez en sorte que Clément s’effraye de ce projet, et vous lui offrirez, pour prévenir ce malheur, une garde de deux mille hommes. Vous demanderez si, dans le cas où la reine ne voudrait embrasser la vie religieuse qu’à condition que le roi fît de même, Henri, cédant à ce désir, pourrait avoir l’assurance que le pape le dispenserait ensuite de ses vœux. Enfin, vous vous informerez si, dans le cas où la reine s’obstinerait à ne pas entrer en religion, le pape permettrait au roi d’avoir deux femmes, comme on le voit dans l’Ancien Testamentp. » L’idée tant reprochée au landgrave de Hesse n’était donc pas nouvelle, et c’est à un cardinal et légat romain qu’en appartient l’honneur, quoi qu’en dise Bossuet. « Enfin, continua Wolsey, comme le pape est d’un naturel timide, vous ne manquerez pas d’assaisonner toutes vos remontrances de beaucoup de menaces. Vous, Pierre, vous le prendrez à part, et lui direz qu’ayant à cœur plus que personne, en votre qualité d’Italien, la gloire du saint-siège, vous devez l’avertir que s’il persiste, le roi, son royaume, et beaucoup d’autres princes, se détacheront pour jamais de la papauté… »

oState Papers, p. 126.

p – De duabus uxoribus. Henry’s Instructions to Knight in the middle of December 1528. (State Papers, 7 p. 137). Some great reasons and precedents of the Old Testament appear. (Instructions to same, 1st Dec. Ibid. p. 136, note).

Ce n’était pas sur l’esprit du pape seulement qu’il fallait agir ; le bruit que l’Empereur et le roi de France appointaient ensemble troublait Henri. En vain Wolsey avait-il cherché à sonder Du Bellay ; ces deux prêtres faisaient assaut de ruse. D’ailleurs le Français n’était pas toujours renseigné à temps par sa cour, les lettres mettant alors dix jours de Paris à Londresq. Henri résolut d’avoir une conférence avec l’ambassadeur. Il commença par lui parler de sa matière, dit Du Bellay, « et vous promets, ajoute-t-il, qu’il ne lui faut point d’avocat, tant bien il l’entend. » Puis Henri aborda le chapitre des torts de François Ier, « ramenant tant de choses que l’ambassadeur ne savait où s’en mettre. — Je vous demande, Monsieur l’ambassadeur, dit Henri en terminant, de prier le roi mon frère, d’un peu abandonner ses plaisirs une bonne année seulement pour la prompte exécution de ses affaires. Avertissez ceux que cela touche. » Ayant donné ce coup d’éperon au roi de France, Henri tourna toutes ses pensées vers Rome.

q – Ladite lettre du roi, combien qu’elle fût du 3, je l’ai reçue sinon le 13 ; le pareil m’advint quasi de toutes autres. (Du Bellay à Montmorency, du 20 décembre. Le Grand, preuves, p. 250.)

En effet, le fatal bref d’Espagne le tourmentait nuit et jour, et le cardinal mettait son esprit à la torture pour trouver des preuves de sa non-authenticité ; s’il y parvenait, il déchargerait la papauté de l’accusation de duplicité, et chargerait l’Empereur de celle de faussaire. Il crut enfin avoir réussi. « D’abord, dit-il au roi, le bref porte la même date que la bulle. Or, si l’on avait reconnu les défauts de celle-ci le jour même où on l’avait rédigée, il était plus naturel d’en faire une autre que d’y ajouter un bref qui en démontrât les erreurs. Quoi ! le même pape, le même jour, à la demande des mêmes personnes, et sur le même sujet, donnerait deux rescrits, dont l’un contredirait la teneur de l’autrer !… Ou la bulle était bonne, alors pour quoi le bref ? ou la bulle était mauvaise ; alors pourquoi tromper les princes par une mauvaise, bulle ? Plusieurs noms se trouvent mal écrits dans la lettre, et ce sont des fautes que n’eût pas commises le secrétaire pontifical, bien connu par son exactitudes. Enfin, jamais en Angleterre on n’a entendu parler de ce bref ; et pourtant c’est là qu’il devait se trouver. » Henri chargea Knight, son principal secrétaire, de rejoindre en toute hâte les autres envoyés, afin de prouver au pape la non-authenticité de ce nouveau document.

r – The same pope, the same day, at the petition of the same persons, give out two rescripts for one effect. » (State Papers, VII, p. 130.)

s – La reine Isabelle y était appelée Elisabeth ; mais j’ai vu un document de la cour de Madrid, où la reine Elisabeth d’Angleterre était appelée Isabelle ; ce n’est donc pas une faute sans exemple.

Ce papier importun ranima l’irritation que l’on avait en Angleterre contre Charles, et l’on forma le dessein d’en venir aux dernières extrémités. Tout ce qui était mécontent de l’Autriche accourait alors à Londres, les Hongrois en particulier. L’ambassadeur de Hongrie proposa à Wolsey de décerner la couronne impériale d’Allemagne à l’électeur de Saxe ou au landgrave de Hesse, les deux chefs du protestantismet. Wolsey, effrayé, s’écria : « Il en adviendra inconvénient à la chrétienté, si luthériens qu'ils sont ! » Mais l’ambassadeur hongrois le satisfit si bien qu’il finit par trouver la chose convenable. On triomphait à Londres, quand tout à coup s’accomplit sous les yeux de Du Bellay une nouvelle métamorphose. Le roi, le cardinal, les ministres paraissaient dans une étrange consternation. Vincent Da Casale venait d’arriver de Rome, avec une lettre de son cousin, le protonotaire, annonçant à Henri que le pape voyant le triomphe de Charles-Quint, les indécisions de François Ier, l’isolement du roi d’Angleterre, et la détresse de son cardinal, se jetait dans les bras de l’Empereur. On allait même à Rome jusqu’à plaisanter de Wolsey, et l’on disait que puisqu’il ne pouvait être saint Pierre, on le ferait saint Paul.

t – Du Bellay à Montmorency, 12 janvier. ( Le Grand, preuves, p. 279.)

Tandis qu’à Rome on se moquait de Wolsey, à Saint-Germain on se moquait de Henri. « Je lui ferai bien passer les fantaisies qu'il a dans la tête, disait François Ier. Enfin les Flamands, que l’on renvoyait de nouveau, disaient en quittant Londres, que cette année, ils feraient la guerre si forte, que ce serait vraiment belle chose ! »

Outre ces douleurs publiques, Wolsey en avait de particulières. Anne Boleyn, qui exerçait déjà son crédit en faveur des victimes du despotique cardinal, ne se donna pas de repos que Cheney, courtisan disgracié par Wolsey, n’eût été rétabli dans la faveur du roi. Anne lança même au cardinal de piquantes paroles, et le duc de Norfolk et sa bande commencèrent à parler gros, » dit Du Bellay. Au moment où le pape, épouvanté par Charles-Quint, se sépare de l’Angleterre, Wolsey lui-même chancelle. Qui soutiendra la papauté ?… Après Wolsey, personne ! Rome va perdre le pouvoir que pendant neuf siècles elle a exercé au sein de cette illustre nation !… L’angoisse du cardinal ne saurait se décrire ; sans cesse poursuivi par des imaginations funestes, il voyait Anne sur le trône faire triompher la Réformation ; ce cauchemar l’étouffait. « Croyez, Mon seigneur, que Monsieur le légat est en grand’peine… écrivait l’évêque de Bayonne. Toutefois… ils ont à faire à plus fin qu’euxu. »

u – Le Grand, preuves, p. 295 et 296.

Pour conjurer la tempête, il ne restait à Wolsey qu’un moyen, c’était de rendre Clément favorable aux desseins de son maître. Le rusé camérier du pape, Campana, qui venait de brûler la décrétale, le conjurait de ne point croire les rapports qu’on lui faisait sur Rome. Pour satisfaire le roi, lui disait-il, le saint-père ira, s’il le faut, jusqu’à descendre du trône pontificalv. » Wolsey résolut donc d’envoyer à Rome un agent plus énergique que Vannes, Bryan ou Knight, et il jeta les yeux sur Gardiner. Il commençait à reprendre courage quand un événement inattendu vint exalter ses plus orgueilleuses espérances.

v – Burnet, Hist. of the Ref., I, p. 60.

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