Histoire de la Réformation du seizième siècle

20.10

Anne Boleyn à Hever – Elle lit l’Obéissance du chrétien – Elle est rappelée à la cour – Miss Gainsford et George Zouch – Le livre de Tyndale convertit Zouch – Zouch à la chapelle royale – Le livre confisqué – Anne chez Henri – Le roi lit le livre – Prétendue influence du livre sur Henri – La cour à Woodstock – Le parc et ses esprits – Estime de Henri pour Anne

Tandis que ces choses se passaient, Anne Boleyn vivait au château de Hever dans la retraite et la tristesse. Des scrupules alarmaient encore de temps en temps sa conscience. Le roi ne cessait, il est vrai, de lui représenter que son salut et celui de son peuple demandaient la rupture d’une union condamnée par la loi divine, et que ce qu’il sollicitait, plusieurs papes l’avaient accordé. Alexandre VI n’avait-il pas rompu, après dix ans de mariage, l’union de Ladislas et de Béatrice de Naples ? Louis XII, le père du peuple, n’avait-il pas été divorcé de Jeanne de France ? Rien de plus ordinaire, disait-il, que de voir le divorce d’un prince autorisé par un pape ; le salut de l’État doit marcher avant tout. Entraînée par ces arguments, éblouie par l’éclat du trône, Anne Boleyn consentait à usurper à côté de Henri le rang qui appartenait à une autre. Toutefois, si elle était imprudente, ambitieuse, elle était honnête et sensible, aussi le malheur d’une reine qu’elle respectait lui faisait bientôt repousser avec effroi l’idée de prendre sa place. Les fertiles campagnes du Kent et les gothiques salles de Hever étaient tour à tour témoins des combats de cette jeune femme. La crainte qu’elle avait de revoir la reine, la pensée que les deux cardinaux, ses ennemis, tramaient sa ruine, lui firent prendre la résolution de ne pas retourner à la cour, et elle s’enferma dans une chambre solitaire.

Anne n’avait ni la profonde piété d’un Bilney, ni la spiritualité parfois un peu mystique que l’on remarque dans Marguerite de Valois ; ce n’était pas le sentiment qui dominait dans sa religion, c’était plutôt la connaissance, l’horreur de la superstition et du pharisaïsme. Son esprit avait besoin de lumière et d’activité, et elle cherchait alors dans la lecture les consolations nécessaires à sa position. Un jour elle ouvrit l’un des livres prohibés en Angleterre, qu’un ami de la Réformation lui avait donné : l'Obéissance du chrétien. Il avait pour auteur cet homme introuvable, que Wolsey faisait chercher en Brabant et en Allemagne, William Tyndale ; c’était pour Anne une recommandation. « Si tu crois les promesses, y était-il dit, la vérité de Dieu te justifie, Dieu te pardonne tes péchés et te scelle du Saint-Esprit ; si tu contemples l’amour infmi de Dieu, il faut nécessairement que tu l’aimes à ton tour ; si tu aimes, il faut que tu agisses ; et si, quand les tyrans te persécutent, tu as le courage de confesser Jésus-Christ, alors tu dois être sûr de ton saluta. Si tu es sorti du chemin de la vérité, retourne ! et tu seras sauvé. Oui, Christ te sauvera, et les anges des cieux se réjouiront. » Ces paroles ne changèrent pas le cœur d’Anne, mais elle marqua de l’ongle, selon sa coutume, d’autres passages qui la frappaient davantage, et qu’elle voulait signaler au roi, si, comme elle l’espérait, elle devait le revoirb. Elle croyait que la vérité était là ; et elle s’intéressait vivement à ceux que persécutaient alors Wolsey, Henri VIII et le pape.

a – If when tyrants oppose thee, thou have power to confess. (Tyndale’s Works, I, p. 295.)

b – She noted with her nail. (Wyat’s Memoirs, p. 438.)

Anne fut bientôt arrachée à ces bonnes lectures, et lancée au milieu d’un monde plein de dangers. Henri, persuadé qu’il n’avait désormais rien à attendre de Campeggi, ne se soucia plus des ménagements qu’il s’était imposés, et aussitôt après l’ajournement du procès, il ordonna à Anne Boleyn de revenir à la cour ; il lui rendit la place qu’elle avait auparavant occupée, et il l’entoura même d’un plus grand éclat. Chacun comprit que c’était Anne qui dans l’esprit du roi était reine d’Angleterre ; et il se forma autour d’elle un parti puissant, qui se proposa d’accomplir la ruine définitive du cardinal.

Revenue à la cour, Anne lut beaucoup moins l’Obéissance du chrétien et le Testament de Jésus-Christ. Les hommages de Henri, les intrigues de ses amis, les fêtes et leur étourdissement, risquaient fort d’étouffer les pensées que la solitude avait fait germer dans son cœur. Un jour qu’elle avait posé sur une fenêtre le livre de Tyndale, une jeune et belle damec, attachée à sa personne, Miss Gainsford, le trouva et le lut. Un jeune gentilhomme, nommé George Zouch, de bonne mine, d’une grande gaieté et d’une parfaite douceur, appartenant aussi à la maison d’Anne Boleyn, et fiancé à Miss Gainsford, profitant de la liberté que lui donnait cette position, se permettait parfois un badinaged. Un jour que George désirait avoir un entretien avec sa fiancée, il fut fort dépité de la voir absorbée par un livre dont il ignorait le contenu, et, profitant d’un moment où la jeune fille tournait la tête, il le lui enleva en riant. Miss Gainsford courut après George pour reprendre son livre ; mais dans ce moment elle entendit la voix de sa maîtresse qui l’appelait, et elle quitta Zouch, en lui faisant un petit signe menaçant.

c – A young fair gentlewoman. (Strype, I, p. 171.)

d – Among other love tricks. (Strype, I, p. 172.)

Comme elle tardait à revenir, George retourna dans son appartement et ouvrit le volume ; c’était l’Obéissance du chrétien. Il en parcourut quelques lignes, puis quelques pages, puis il lut et relut le livre tout entier. Il lui semblait entendre la voix de Dieu. « Oh ! disait-il, je sens l’Esprit de Dieu qui parle dans mon cœur comme il a parlé dans le cœur de celui qui a écrit ce livree ! » Les paroles qui n’avaient fait qu’une impression passagère sur l’esprit préoccupé d’Anne Boleyn, pénétraient au cœur de George et le convertissaient. Miss Gainsford, craignant qu’Anne Boleyn lui redemandât son volume, conjura George de le lui rendre ; mais il s’y refusait absolument, et les larmesf même de sa fiancée ne pouvaient le décider à se séparer de ce livre, où il avait trouvé la vie de son âme. Devenu plus sérieux, il ne plaisantait plus comme autrefois ; et quand miss Gainsford exigeait impérativement le volume, il était, dit le chroniqueur, « tout prêt à pleurer lui-même. »

e – He was so ravished with the Spirit of God speaking now as well in the heart of the reader. (Ibid.)

f – She wept because she could not get the book. (Ibid.)

Zouch, trouvant dans ce livre une édification que ne pouvaient lui donner de vaines cérémonies, le portait avec lui quand il allait à la chapelle royale. Le doyen Sampson officiait ; le chœur chantait les prières, et pendant ce temps, George, les yeux sur son livre, y lisait ces mois : « Quand tu vois célébrer la cène du Seigneur, si tu crois cette promesse de Christ : Ceci est mon corps rompu pour vous ; et si tu la gardes vivante dans ton cœur, tu es ainsi justifié et sauvé ; tu manges le corps de Christ et tu bois son sang. Mais si tu ne crois pas à la mort expiatoire du Fils de Dieu, alors quand même tu entendrais mille messes par jour, ces messes ne te sauveraient point. Prendre la cène du Seigneur sans croire à la vertu du sang de Jésus-Christ, nous est aussi inutile, que si, ayant soif et apercevant à la porte d’une taverne un rameau de verdure, cette enseigne ne nous faisait pas comprendre et croire que l’on vend du vin dans cette maison-làg. » Le jeune homme savourait ces paroles ; par la foi il mangeait la chair et buvait le sang du Fils de Dieu. Voilà ce qui se passait alors dans les palais de Henri VIII ; il y avait des saints dans la maison de César.

g – To behold a bush at a tavern’s door. (Tynd., Works, I, p. 286.)

Wolsey, désireux d’éloigner de la cour tout ce qui pouvait favoriser la Réformation, venait de recommander au docteur Sampson une extrême vigilance pour arrêter la circulation des livres novateurs. Un jour donc que George, debout dans la chapelle, était absorbé dans son livre, le doyen qui, tout en officiant, n’avait pas perdu de vue le jeune gentilhomme, l’appela après le service et lui arrachant brusquement le volume : « Quel est votre nom, dit-il, et au service de qui êtes-vous attaché ? » Zouch ayant répondu, le doyen se retira, l’air fort irrité, et porta sa proie au cardinal.

Quand Miss Gainsford apprit cette mésaventure, sa douleur fut extrême ; elle tremblait en pensant que l’Obéissance du chrétien était entre les mains de Wolsey. Peu de temps après, Anne lui ayant demandé son livre, la jeune fille se jeta à genoux, avoua tout, et demanda grâceh. Anne ne lui fit aucun reproche ; sa vive intelligence comprit aussitôt l’avantage qu’elle pouvait tirer de cette affaire. « Je vous assure, dit-elle d’un ton ferme, que de tous les livres que le doyen et le cardinal ont jamais confisqués, c’est celui qui leur coûtera le plus cher. »

h – She on her knees told all. (Strype, I, p. 172.)

Aussitôt la noble femme, comme l’appelle le chroniqueur, se dirigea vers les appartements du roi. Arrivée en présence de Henri, elle se jeta à ses piedsi et invoqua son secours. « Qu’avez-vous, Anne ? » lui dit le roi étonné. Elle lui raconta ce qui venait d’arriver, et Henri lui promit que le livre ne resterait pas dans les mains de Wolsey.

i – Upon her knees she desireth the king’s help for her book. » (Ibid.)

Anne était à peine sortie des appartements du roi, que le cardinal arriva tenant le fameux volume, et se proposant de se plaindre à Henri de certains passages qu’il savait fort bien devoir l’irriter, et d’en profiter même pour attaquer Anne si le roi se montrait offenséj. L’accueil glacé de Henri lui ferma la bouche ; le roi se contenta de prendre le livre, et congédia son ministre. C’était précisément là ce qu’Anne avait espéré. Elle supplia le roi de lire le livre, et celui-ci le lui promit.

j – Wyat’s Memoirs, p. 441.

En effet Tudor, s’enfermant dans son cabinet, lut l’Obéissance du chrétien. Peu d’ouvrages étaient plus propres à l’éclairer, et nul, après la Bible, n’a eu plus d’influence sur la Réformation en Angleterre. Tyndale traitait de l'obéissance, « principe essentiel, disait-il, de toute communauté politique ou religieuse. » Il s’élevait contre le pouvoir illégitime des papes, qui usurpaient l’autorité légitime de Jésus-Christ et de sa Parole. Il professait des doctrines politiques trop favorables sans doute au pouvoir absolu, mais propres à montrer que les réformateurs n’étaient pas, comme on le disait, des fauteurs de rébellion. Henri lisait dans ce livre ce qui suit :

« Le roi est, dans ce monde, à la place de Dieu. Celui qui résiste au roi résiste à Dieu, et celui qui juge le roi, juge Dieu lui-même. Le roi est le ministre de Dieu pour te défendre contre mille maux divers ; c’est pourquoi, fût-il le plus grand des tyrans, il est pour toi un bienfait de Dieu ; car il vaut mieux payer la dîme que de tout perdre, et être maltraité par un homme que de l’être par tous. »

Vraiment, pensait le roi, voilà pour des rebelles de singulières doctrines ! Il continuait :

« Le roi, s’il est chrétien, doit, à l’exemple de Jésus-Christ, se donner lui-même pour le bien de ses sujets. Il doit penser qu’ils ne sont pas son peuple, mais le peuple même de Dieu, racheté par le sang de Jésus-Christ. L’homme le plus méprisé du royaume est (s’il est chrétien) égal au roi dans le royaume de Christ. Que le roi donc s’anéantisse lui-même, et devienne le frère du plus pauvre de ses sujets. »

Il est probable que ces paroles satisfirent moins le monarque. Il poursuivit :

« Les empereurs et les rois sont devenus aujourd’hui les exécuteurs des hautes-œuvres des papes, pour tuer tous ceux que ces pontifes condamnent, comme Ponce-Pilate fut le bourreau des sacrificateurs pour crucifier Jésus-Christ. »

Ceci semblait un peu fort à Henri VIII.

« Le pape n’a reçu de Christ d’autre pouvoir que celui de prêcher la Parole de Dieu. C’est cette Parole qui doit gouverner toutes choses, et non les décrets des pontifes. In præsentia majoris, cessat es potestas minoris. Christ a dit : Mon royaume n'est pas de ce monde ; le pape donc, qui a usurpé les droits de l’Empereur, est opposé à la doctrine de Christ. Le roi n’a de comptes à rendre qu’à Dieu. Personne n’est exempt de l’obéissance qui lui est due. Ni moines, ni évêques, ni papes, ne peuvent, s’ils transgressent les lois, se soustraire à l’épée du prince. Toute âme, dit l’Écriture (Rom. ch. 13), doit se soumettre aux autorités ordonnées de Dieuk. »

k – Tyndale’s Works, edited by Russell, vol. I, p. 212, 238, 274, 242, 244, 220, 213.

« Quelle excellente lecture ! s’écria Henri, quand il eut terminé ; vraiment, voilà un livre que tous les rois doivent lire, et moi tout le premierl. »

l – This book is for me and all kings to read. (Strype, I, p. 172.)

Captivé par l’écrit de Tyndale, le roi commença à s’entretenir avec Anne de l’Eglise et du pape, et celle-ci qui avait vu Marguerite de Valois s’efforcer d’instruire François Ier sans en avoir l’air, s’efforça aussi d’éclairer Henri VIII. Elle n’eut pas sur lui l’influence qu’elle désirait ; ce malheureux prince fut, jusqu’à la fin de sa vie, opposé à la Réformation évangélique ; protestants et catholiques se sont également trompés quand ils l’ont considéré comme lui ayant été favorable. « En peu de temps, dit, au terme de ce récit, le chroniqueur cité par Strype, le roi, par le moyen de cette vertueuse dame, eut les yeux ouverts à la véritém. Il apprit à chercher cette vérité, à avancer la religion et la gloire de Dieu, à détester la doctrine du pape, et à délivrer ses sujets des ténèbres de l’Égypte et des liens de Babylone. Méprisant les rébellions des papistes en Angleterre et la rage des potentats au dehors, ce prince accomplit une réformation religieuse qui, commençant par celui dont la tête porte une triple couronne, descendit à tous ses membres. » L’histoire a rarement porté un jugement plus erroné. Henri n’eut jamais les yeux ouverts à la vérité, et ce ne fut pas lui qui fit la Réformation. Elle fut accomplie avant tout par la sainte Écriture, et puis par le ministère d’hommes simples et fidèles, baptisés du Saint-Esprit.

m – The king by the help of this vertuous lady had his eyes opened to the truth. (Ibid.)

Cependant le livre de Tyndale et l’acte des légats avaient fait naître dans l’esprit du roi des pensées nouvelles qu’il voulait se donner le temps de méditer. Il désirait aussi cacher sa colère à Wolsey et à Campeggi, et dissiper son spleen, dit l’historien Collyers ; il donna donc des ordres pour que la course transportât dans le château de Woodstock. Le parc magnifique de cette demeure royale, où se trouvait le labyrinthe construit par Henri II pour y cacher la belle Rosemonde, lui offrait tous les agréments de la promenade, de la chasse et de la solituden. De là il pouvait se rendre facilement à Langley, à Grafton et dans d’autres lieux de plaisance. Bientôt les courses et les divertissements commencèrent. Le monde, ses plaisirs et ses grandeurs étaient, au fond, l’idole d’Anne Boleyn ; mais elle sentait un certain attrait pour la nouvelle doctrine, qui se confondait dans son esprit avec la cause des lumières, peut-être avec la sienne. Plus éclairée qu’on ne l’était généralement alors, elle se distinguait par la supériorité de son esprit, non seulement des personnes de son sexe, mais encore de bien des hommes de la cour. Tandis que Catherine, membre de l’ordre tertiaire de Saint-François, se jetait dans de petites pratiques, Anne, plus intelligente, si ce n’est plus pieuse, se souciait peu des amulettes bénies par les moines, des revenants, et des visions d’anges. Woodstock lui offrit l’occasion de guérir Henri VIII des idées superstitieuses qui lui étaient naturelles. Il se trouvait dans la forêt un lieu qu’on disait hanté par les mauvais esprits ; pas un prêtre, pas un courtisan n’eût osé s’en approcher ; une tradition portait même que si un roi osait franchir cette enceinte, il tomberait mort. Anne entreprit d’y conduire Henri VIII. Un jour donc, elle dirige la promenade vers le lieu où des puissances mystérieuses se manifestent, dit-on, par d’étranges apparitions ; on entre dans le bois ; on arrive jusqu’à la retraite si redoutée ; on hésite alors ; mais la tranquillité de la jeune Boleyn rassure ses compagnons ; ils avancent, ils ne trouvent… que des arbres et du gazon, et parcourent en riant le fameux domicile des esprits infernaux. Anne retourna au château, se félicitant du triomphe que Henri venait de remporter sur de fantastiques terreurso. Ce prince qui, à cette époque, pouvait encore supporter chez les autres quelque supériorité, fut frappé de celle d’Anne Boleyn.

n – Les lettres de Gardiner et de Tuke, secrétaires du roi, à Wolsey, datées de Woodstock, vont du 4 août au 8 septembre. (State Papers, I, p. 335 à 347.)

o – Fox. — Benger’s Life of Anne Boleyn, p. 299.

Elle a au chef un esprit angélique,
Le plus subtil qui onc au ciel vola.
O grand’ merveille ! on peut voir par cela
Que je suis serf d’un monstre fort étrange :
Monstre je dy, car pour tout vray elle a
Corps féminin, cœur d’homme et tête d’ange.

Ces vers de Clément Marot, faits à l’honneur de Marguerite de Valois, expriment fidèlement ce que Henri VIII éprouvait alors pour Anne, qui avait été avec Marot dans la maison de cette princesse. L’amour de Henri lui faisait peut-être illusion.

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