Explication du Notre Père

2. Que ton règne vienne.

Cette seconde demande, de même que toutes les autres, nous humilie à la fois et nous relève. Elle nous humilie en nous forçant de confesser notre misère, de faire nous-mêmes l’aveu de notre indigence. Elle nous relève en nous montrant ce qu’il faut que nous fassions pour en sortir. C’est là le propre de toutes les paroles de Dieu. Elles consolent en même temps qu’elles effraient, elles frappent et guérissent, brisent et édifient, arrachent et replantent, humilient et relèvent.

J’ai dit que cette demande nous humilie. Elle nous oblige de confesser hautement que le règne de Dieu n’est point encore venu à nous. Quel sujet de poignante douleur et de profonde angoisse pour tout cœur pieux qui y réfléchit sérieusement ! Si le règne de Dieu n’est point venu à nous, nous sommes dans une terre d’exil, loin de notre chère patrie, au milieu de cruels ennemis, et le trône de Dieu est renversé parmi nous.

En effet, lorsque nous disons : Ton règne vienne ! nous proclamons deux vérités également foudroyantes. Nous déclarons, en premier lieu, que Dieu le Père est destitué en nous du pouvoir qui lui appartient ; que, par le fait de notre rébellion, ses titres lui sont contestés, ses droits mis en question, sa souveraine majesté livrée aux doutes de l’incrédule et aux moqueries de l’impie, et que, pour tout dire en un mot, nous avons donné lieu de croire que le Dieu que nous adorons est un roi sans royaume, un monarque sans sujets, un prince sans gouvernement. Outrage odieux, qui doit navrer le cœur de tous ceux qui aiment Dieu et qui s’intéressent à sa gloire ! Forfait inouï, qui doit faire trembler toutes les consciences ! Et c’est nous qui sommes les coupables ; et c’est par nous que le bras de l’Éternel est enchaîné, que son règne est paralysé ; c’est nous qui portons la bannière de la révolte ; c’est nous qui avons appelé sur nos têtes les rigoureux châtiments que la justice suprême réserve aux traîtres et aux félons !

Nous reconnaissons, en second lieu, que nous vivons misérables dans une terre d’exil, au milieu de nos plus grands ennemis. Combien ne plaindrait-on pas le sort d’un fils de roi, ou la destinée des habitants de tout un pays, emmenés captifs loin de leur patriea, abreuvés de douleur et de honte, et finalement livrés à un infâme supplice ? Qu’on plaigne donc, à plus forte raison, notre destinée à nous, pauvres habitants de cette terre de larmes, harcelés sans cesse par les mauvais esprits, continuellement exposés, quant au corps et à l’âme, à d’innombrables dangers, et, par dessus tout cela, en proie aux angoisses d’une mort éternelle ! Certes, si nous y pensions bien, mille morts nous devraient paraître moins affreuses qu’une si triste et lamentable vie.

a – Luther ajoute : par les Turcs, dont le nom seul était alors une cause d’effroi pour l’Occident. (F. R.)

Ainsi cette prière nous humilie ; mais après nous avoir humiliés, elle nous relève. Elle nous console après nous avoir révélé notre misère ; notre doux Maître et Seigneur Jésus-Christ nous y engage à ne pas désespérer, mais à crier vers Dieu pour qu’il nous aide et nous délivre. Car, à ceux qui confessent leur rébellion et qui soupirent ardemment après la venue du règne de Dieu, Dieu pardonne, en faveur de leur deuil et de leurs prières, les offenses qu’autrement il n’eût pas laissé impunies. Mais quant à ces esprits forts qui ne s’inquiètent pas de savoir pourquoi le règne de Dieu tarde à venir, et ne prient pas diligemment pour qu’il vienne, Dieu les confondra avec les usurpateurs de son trône, avec les ravisseurs de sa couronne, pour leur appliquer la loi dans toute sa rigueur.

Le Seigneur ayant prescrit cette même prière à tous les hommes, a par là fait entendre clairement que chacun, sans exception, pèche en quelque manière contre le royaume de Dieu. Pour bien comprendre ce que nous disons, il faut qu’on sache qu’il y a deux royaumes, le royaume du diable et le royaume de Dieu.

Royaume du Diable.

Il y a d’abord le royaume du diable, le royaume de celui que le Seigneur, dans l’Évangile, appelle le prince ou le roi de ce monde (Jean 16.11), le règne du péché et de la désobéissance. C’est un pays de misère et de servitude, une terre qui consume ses habitants, une Egypte spirituelle. La condition de ceux qui y demeurent est préfigurée par la Bible dans le tableau qu’elle trace des souffrances qu’eurent à endurer les enfants d’Israël sous le sceptre des Pharaons. Car de même que les enfants d’Israël étaient accablés des travaux les plus rudes, sans autre perspective de salaire que celle d’accomplir par leur propre ruine les homicides desseins de leurs oppresseurs (Exode 1.10), de même, quiconque, par le péché, est devenu sujet du diable, après l’avoir servi au détriment de son corps et de son âme, n’en obtient pour merci que la mort éternelle.

Tous, nous sommes dans ce royaume jusqu’à ce que vienne le règne de Dieu. Mais nous n’y sommes pas tous dans la même condition. Il y a à cet égard une extrême différence entre les justes et les injustes.

En effet, les justes y sont dans un état de lutte. Ils se défendent contre les assauts du péché, ils font la guerre aux convoitises de la chair ; ils tiennent ferme contre les attraits du monde, ils résistent aux suggestions du diable. C’est un mal sans doute que de mauvais désirs surgissent en nous. Mais quelque avancés que nous soyons dans le bien, c’est un mal que nous ne pouvons empêcher. Ils sont là toujours prêts à nous disputer l’empire, avides de régner seuls et despotiquement sur notre âme. Il y a guerre entre le royaume de Dieu et le royaume du diable, guerre incessante, guerre acharnée, guerre à mort. Mais les hommes pieux, ceux qui, dans cette guerre, se rangent sous la bannière de Dieu, seront préservés et sauvés. Ce sont eux qui disent et répètent : Ton règne vienne ; et leur cœur prononce cette prière, leurs discours en attestent la sincérité, et toutes leurs œuvres en forment le commentaire. C’est à cette lutte que nous excite saint Paul, quand il s’écrie : Que le péché ne règne point en votre corps mortel, pour lui obéir en ses convoitises ! (Romains 6.12). Les mauvaises convoitises, veut-il dire, viendront assez souvent vous assaillir et vous pousser à la colère, à l’avarice, à la débauche. Ce sont les émissaires de satan, portant la livrée du péché et cherchant à vous attirer dans le royaume du péché. Ne les écoutez pas. Résistez-leur. Efforcez-vous de vaincre et de dompter ces enfants perdus du diable et ces traînards de sa vieille armée. Combattez-les impitoyablement, exécutant à leur égard les ordres que l’Éternel avait donnés aux enfants d’Israël à l’égard des Jébusiens et des Amorrhéens. Ainsi s’établira en vous le règne de Dieu, la véritable terre promise.

Quant aux méchants, ils se plaisent au mal, et ne se défendent pas contre lui ; de leur plein et entier assentiment, ils demeurent dans le royaume du diable. Ils se livrent de gaieté de cœur aux convoitises de la chair, du monde et du prince des ténèbres. Ils ont en haine tout ce qui menace de briser le sceptre sous lequel ils ploient. Toutes les portes de leurs forteresses sont ouvertes à satan, et s’ils prennent les armes, c’est pour combattre Dieu. Voulez-vous connaître ces gens ? Ce sont ceux qui ne vivent que pour s’amasser de grands biens, qui se construisent de magnifiques maisons, qui s’entourent des délices du monde, qui se noient dans des plaisirs insensés, qui semblent compter sur l’éternité dans le soin qu’ils prennent de leur bien-être, et qui ne songent pas que nous n’avons point ici de cité permanente (Hébreux 13.14). Leur bouche murmure : Ton règne vienne ! et leur cœur désire : Que ton règne périsseb.

b – « Ils sont semblables aux tuyaux d’orgue qui chantent et crient dans les temples, et qui n’ont cependant ni paroles, ni raison. » (F. R.)

Royaume de Dieu.

L’autre royaume est le royaume de Dieu, le royaume de justice et de vérité, à l’égard duquel Jésus-Christ nous dit : Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice (Matthieu 6.33). Or, qu’est-ce que la justice de Dieu, ou la justice de son royaume ? C’est l’état dans lequel nous sommes, lorsque, affranchis du pouvoir du péché, tous nos membres, toutes nos forces, toutes nos facultés sont assujetties à Dieu et consacrées à son service, de telle manière que nous puissions nous écrier avec saint Paul : Je vis non pas maintenant moi, mais Christ vit en moi (Galates 2.20). Car, dit le même apôtre, vous n’êtes point à vous-mêmes ; vous avez été achetés par prix ; glorifiez donc Dieu en votre corps et en votre esprit (1 Corinthiens 6.19-20). En d’autres termes : Christ nous a rachetés par lui-même ; c’est donc à lui que vous devez appartenir ; c’est lui qui doit posséder votre cœur, y vivre et y régner. Mais pour que Christ règne en nous, il faut que l’empire du péché soit détruit, et que la grâce divine s’empare de tout notre être. D’où il suit que le royaume de Dieu implique l’absence de toute colère, de toute haine, de toute amertume, de toute impureté, en général de tout vice ; et qu’il porte avec lui la paix, la modestie, la subordination, l’humilité, la chasteté, la charité, en un mot, toutes les vertus qui nous rendent agréables à Dieu.

Conclusion.

Si quelqu’un donc désire savoir à quel royaume il appartient, qu’il examine où le portent les penchants de son cœur. Mais tous les membres du royaume de Dieu trouvent néanmoins en eux des traces et des indices du règne du démon. Aussi doivent-ils tous dire : Ton règne vienne ! Car le règne de Dieu qui commence et se développe ici-bas, ne s’accomplira que dans la vie future.

Qu’est-ce donc que nous demandons quand nous disons : Ton règne vienne ? Le voici : Notre bon Père, ne nous laisse pas longtemps vivre ici-bas, afin que ton règne s’accomplisse en nous, et que nous soyons complètement délivrés de l’empire du démon. Ou, si tu juges à propos de nous faire demeurer plus longtemps en cette terre, accorde-nous ta grâce, que ton règne commence et augmente continuellement en nous, et que nous diminuions et détruisions celui du diable.

Deux erreurs à éviter.

Il est nécessaire de signaler, à l’occasion de cette prière, deux écueils qu’on ne peut éviter trop soigneusement.

1° Il y a une quantité de gens qui, pour entrer dans le royaume de Dieu, s’agitent, se trémoussent, s’échauffent à courir çà et làc, et qui, malgré tous leurs efforts, demeurent éternellement éloignés du port vers lequel ils soupirent. Quelle est la cause de leur mécompte ? C’est qu’ils veulent arriver au ciel par une voie autre que celle qui est tracée par l’Évangile. C’est intérieurement, dans le cœur, que vient le règne de Dieu, et ce que Dieu veut, c’est que nous nous donnions nous-mêmes tout entiers à lui. Mais eux n’entendent pas la chose ainsi, c’est par leurs œuvres extérieures qu’ils comptent gagner le paradis. Ils sont pieux au dehors, tandis que au dedans ils sont encore pleins de méchanceté, de colère, d’orgueil, de haine, d’impatience et d’impureté. A eux s’applique la réponse qu’un jour le Seigneur fit aux pharisiens : Le règne de Dieu ne vient point avec apparence. Voici, le règne de Dieu est au dedans de vous (Luc 17.20-21). On ne dira point, dit-il ailleurs, voici, il est ici ; ou voilà, il est là. Et si quelqu’un vous dit : Voici, il est ici, ou il est là ; ne le croyez point ; car ce sont de faux prophètes (Luc 17.21 ; Matthieu 24.23-24) ; ce qui veut dire, en d’autres termes : Si vous aspirez au royaume de Dieu, n’allez pas le chercher au loin. Il n’est ni par delà les mers, ni hors des limites de votre pays. Il se trouve tout près de vous ; et, plus que cela, dès que vous le voudrez, il sera en vous. Car c’est au sein de notre propre âme qu’il faut que naissent, croissent et se développent l’obéissance, l’humilité, la douceur, la chasteté, toutes les vertus enfin qui constituent l’essence du royaume de Dieu. Vous trotteriez par monts et par vaux, vous parcourriez toute la terre habitable, votre navire fendrait les flots de toutes les mers, que vous n’en seriez pas plus avancés. Aussi nous prions : Ton règne vienne à nous ! et non : Que nous venions dans ton royaume ! comme s’il s’agissait pour cela de nos propres efforts. Pauvres pécheurs que nous sommes, nous n’y pouvons atteindre. Il faut que ce royaume vienne nous chercher avec toutes ses grâces, avec toutes ses vertus. Comme aussi ce n’est pas nous qui sommes montés vers Christ, c’est Christ, dans son amour, qui est descendu vers nous.

c – « L’un va à Rome, l’autre à St.-Jacques-de-Compostelle ; celui-ci construit une chapelle, celui-là fait une fondation pieuse. » (F. R.)

2° D’autres, en très grand nombre, lorsqu’ils demandent que le règne de Dieu vienne, ne songent qu’à la béatitude du ciel, au bonheur des élus ; leur sens charnel les égare, et c’est la crainte de l’enfer qui les excite à désirer le règne de Dieu. Ce qu’ils cherchent dans le ciel, ce n’est qu’eux-mêmes, leur propre gloire et leur propre avantage. Ils ne savent pas que le règne de Dieu, c’est ce qui nous rend bons, chastes, purs, doux, humbles, miséricordieux, ce qui nous fait abonder en vertus et en grâces, ce qui nous transforme à tel point qu’il n’y ait plus en nous que ce que Dieu y a mis, et que lui seul demeure en nous, vive en nous, règne en nous. Tel doit être le premier et l’unique objet de nos vœux. Car la béatitude est là où Dieu gouverne, et où ses lois sont en vigueur. Prions que Dieu se rende le maître de notre âme, et toutes les joies que nous pouvons désirer nous seront données par dessus ; le bonheur entrera de lui-même dans notre cœur, en même temps que le règne de Dieu. Mais l’œil cupide ne verra pas la gloire du ciel, et celui qui ne soupire après le royaume des cieux que pour les avantages qu’il en espère, sera frustré dans son attente. C’est là le cas des personnes dont je parle. Intervertissant l’ordre du salut, elles veulent commencer par la fin, pour finir ensuite par le commencement ; cueillir les fruits, puis planter l’arbre ; occuper la maison, puis en poser les fondements ; boire à la fontaine vivifiante, avant que d’y avoir amené les eaux de la source. C’est-à-dire qu’elles n’estiment point le règne de Dieu pour lui-même, mais seulement pour les délices qu’elles y comptent goûter. Elles veulent être heureuses, et non point saintes. Vaine est leur espérance. Elles n’auront ni le royaume des cieux, ni la béatitude qu’il confère ; ni l’arbre, ni les fruits ; ni la source, ni les eaux jaillissant dans la vie éternelle.

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