Vie de John Hunt, missionnaire aux îles Fidji

8
John Hunt et la guerre

(1843)

Occupations multipliées. — Ecole anglaise. — La sainteté et l’utilité. — Vie intérieure. — Publications et études. — Thakombau ; ses talents et son influence. — Rewa l’offense. — La guerre s’engage. — Souffrances du missionnaire de Rewa. — Sa constance et son intrépidité. — Situation de Hunt en face de la guerre. — Déchaînement de l’esprit païen. — Les chrétiens de Viwa et la guerre. — Le chef Thakombau et le christianisme. — Les blessés et les malades réclament les soins médicaux de Hunt. — Sa conduite admirable envers eux. — Les naturels abusent de sa complaisance. — Recrudescence du mal. — Profonde affliction de Hunt. — Il redouble d’efforts. — Il intervient pour empêcher la strangulation d’une veuve. — Occupations diverses.

De retour du voyage missionnaire que nous venons de raconter, John Hunt reprit son travail ordinaire. Il s’appliqua principalement à sa grande œuvre, la traduction de la Bible, à laquelle il donnait les soins les plus consciencieux. Les études de ses chers néophytes lui tenaient également fort à cœur, et il se serait reproché de laisser cette œuvre en souffrance. Depuis quelque temps, il s’était promis de faire quelque chose pour les enfants des familles européennes ou américaines qui s’étaient fixées dans l’île voisine d’Ovalau, pour s’y occuper de commerce ; dès cette année, il put créer une école pour eux et en recevoir plusieurs sous son toit. Vers cette époque, la naissance d’une petite fille vint apporter la joie dans le cœur et dans la demeure du missionnaire.

Voici les notes rapides qu’il écrivait dans son journal, au soir d’une journée. Sous leur forme laconique, il sera facile au lecteur de découvrir tout ce que l’activité de Hunt savait renfermer de soins et de travaux dans l’espace resserré d’un jour ordinaire.

« Dirigé mon école de semaine : quatre enfants de Lévoukaa ; deux enfants de Viwa apprennent l’anglais ; je les ai fait lire dans le premier livre. Traduit une partie du service liturgique pour le baptême. Dirigé la classe d’écriture des adultes. Loko est mort. Ma petite fille va bien. Je n’ai pas joui de mes dévotions du matin autant qu’à l’ordinaire. Lu la dernière partie de l’Histoire de l’Église de Milner. Conversé au thé avec ma femme sur les anxiétés et sur les soucis. Ils sont de deux sortes. Il y a l’anxiété au sujet de l’accomplissement de nos devoirs ; celle-là est juste et légitime. Il y a aussi l’anxiété par rapport aux voies de la Providence à notre égard ; celle-là est mauvaise et condamnable. »

a – Lévouka est la capitate d’Ovalau, l’île dont il a été parlé ci. dessus, où résidait une petite colonie de familles blanches.

Dans une lettre adressée en septembre à son collègue, M. Lyth, John Hunt montre à quel degré il possédait lui-même cette noble anxiété au sujet de l’accomplissement du devoir :

« Je résume en deux mots ce qui plus que jamais me paraît digne de mon attention et de mes recherches : sainteté, utilité ; plus que jamais aussi je veux me consacrer à la poursuite de ces deux buts. J’ai plus d’affection pour la sainteté que je n’en ai eu jusqu’à ce jour ; Dieu a répandu sur moi, ces temps-ci, un baptême plus abondant de son Saint-Esprit. Je suis loin pourtant d’avoir atteint le degré de sainteté que j’ambitionne. J’ai aussi un grand désir de me rendre utile ; je voudrais que ce désir fût encore plus grand cependant, et je n’ose pas dire encore : « Le zèle de ta maison m’a dévoré. »

Mais que faire pour venir à bout de ce que je désire ? Car j’ai énormément à faire pour réaliser complètement ces saintes aspirations qui ne viennent pas de moi, mais qui sont un don de Dieu. Avant tout, je le sens, je dois, devant Dieu, prendre la résolution d’être tout à lui et de n’avoir recours qu’au sang de Christ pour mon salut.

Ma consécration à Dieu me semble en outre devoir comporter ces trois choses. D’abord, une détermination arrêtée de ne jamais m’engager dans une conversation, de ne jamais poursuivre un but, de ne jamais lire un livre qui, en bonne conscience, ne me paraîtraient pas de nature à augmenter ma sainteté et mon utilité. Secondement, une ferme résolution de m’attacher à tout ce qui, dans ma conviction, peut atteindre ces deux buts. Enfin, je veux consacrer une partie considérable de chacune de mes journées à lire la Parole de Dieu et à prier, pour arriver à discerner toujours mieux et ce qu’il me faut faire et ce qu’il me faut ne pas faire, pour être saint et pour être utile, comme Dieu m’y appelle.

Il est une chose que je ne dois jamais oublier, c’est que mon Père céleste est du même avis que moi-même, au sujet de ces progrès à accomplir, et qu’il saura disposer tous les évènements pour amener ce double résultat. Il y a deux sortes de moyens de grâce : ceux dont nous usons et ceux dont Dieu use. Ces derniers sont de deux natures : les uns sont destinés à faire naître en nous la reconnaissance, et les autres à faire naître en nous l’humiliation. La prospérité et l’épreuve sont donc également des moyens de grâce. »

Dans une autre lettre, il écrit au même ami :

« Pendant les derniers six mois, j’ai plus joui dans ma vie intérieure que je ne l’avais encore fait depuis que je suis à Fidji ; mais mon état spirituel manque trop d’égalité et est sujet à trop de fluctuations. Mes dévotions du matin sont pour moi des moments de grande bénédiction : mon cœur s’élargit et ma bouche s’ouvre avec liberté devant Dieu ; et je sens qu’il répond à mes prières. Mes dimanches sont de bonnes journées ; ils ne me laissent qu’un regret, c’est qu’il n’y en ait pas sept par semaine. Et pourquoi ne serait-ce pas le cas ? Pourquoi suis-je moins heureux en écrivant qu’en prêchant ? Cela tient à la faiblesse de ma foi. Je sens vivement combien je suis encore loin d’être comme mon Maître. »

A un autre collègue, il écrivait :

« Vivez complètement pour Dieu, mon frère, et tout ira bien. Il me semble que c’est une folie d’attendre un bonheur parfait sans une sainteté parfaite. Et pourquoi ne pas attendre une sainteté parfaite ? Jésus-Christ ne peut-il pas aller aussi avant dans la voie de notre relèvement et de notre salut que le péché et Satan dans la voie de notre égarement et de notre perdition ? Et ne le veut-il pas ? « Le Fils de Dieu a été manifesté, afin de détruire les œuvres du Diable. »

John Hunt, on le voit, ne s’absorbait pas dans les grandes et légitimes préoccupations de sa vie missionnaire, au point d’oublier ou de négliger sa vie intérieure. Il savait trop que rien ne peut remplacer, dans une existence pleine de difficultés, le sentiment de la présence de Dieu, et que l’œuvre du pasteur chrétien, jeté sur un sol inhospitalier et au milieu de populations sauvages, serait la plus misérable et la plus désolante des œuvres, si un mobile supérieur ne venait sans cesse l’éclairer, et si elle n’était pas dominée par la conviction toujours présente de l’approbation de Dieu.

Les préoccupations du missionnaire sur la nécessité pour le chrétien de ne pas se contenter d’une vie intérieure médiocre, étaient si vives et si absorbantes qu’il sentit le besoin de s’en rendre bien compte à lui-même, en les développant sur le papier. Ces feuilles trouvées, après sa mort, furent publiées par ses amisb ; on y sent à chaque page le cachet d’une âme ardente et ambitieuse de progrès, en même temps que la touche d’un esprit juste et fort.

bEntire Sanctification : its Nature, the Way of its Attainment, and Motives for its Pursuit. By the Rev. John Hunt. — London : Mason.

A la demande de la veuve de son collègue Cross, John Hunt entreprit aussi une notice biographique sur cet ami, l’un des fondateurs de la mission. Cette notice parut à Londres, peu de temps après, et commença à initier le public religieux aux luttes et aux succès des missionnaires dans les îles Fidjic.

cMemoir of the Rev. William Cross, Wesleyan missionary, with a Short Notice of the Early History of the Mission. By the Rev. John Hunt. — London : Mason.

Il préparait également pour la presse ses leçons de théologie et quelques courts sermons en langue fidjienne, qui parurent en mars 1844, à l’imprimerie de la Mission, sous le titre de Na Vanau Lekaleka, « Courts sermons. »

Enfin, toujours en vue de sa traduction des Saints Livres, il poursuivait une étude comparative des divers dialectes en usage dans l’Archipel. Cette étude, entreprise avec le concours de ses collègues, lui révéla des particularités philologiques fort intéressantes, et le petit trésor d’observations qu’il accumula ainsi, avec un soin tout spécial, lui facilita considérablement son grand travail.

Mais, à ce moment même, des dissidences bien autrement formidables que celles des dialectes, avaient éclaté au milieu du peuple fidjien et allaient susciter de grands embarras à l’œuvre missionnaire, en limitant son expansion et en restreignant ses succès. Ces commotions affectèrent trop l’œuvre entreprise par John Hunt pour que nous les passions complètement sous silence.

Nous avons dit précédemment quelle place à part occupait l’île de Mbau dans l’archipel fidjien, et quel ascendant ses rois avaient su prendre sur les chefs des diverses tribus du pays. A la suite de la révolution qui avait un moment détrôné le vieux roi Tanoa, nous avons vu son fils Thakombau ressaisir, au nom de son père, les rênes du gouvernement, et, par son intelligence et son habileté, refouler et écraser les éléments révolutionnaires du pays. Cet homme, vraiment extraordinaire, avait su prouver qu’il y avait en lui un administrateur habile en même temps qu’un guerrier intrépide ; et ses talents lui avaient acquis une influence considérable et un renom étendu, à tel point que les vaisseaux étrangers, qui visitaient ces parages, ne manquaient presque jamais de venir lui apporter leurs hommages, comme au souverain incontesté de la contrée. Il tenait fort à ces relations, et, en homme intelligent, il faisait tout ce qu’il pouvait pour les maintenir et les étendre. Il fournissait les vaisseaux de provisions diverses qu’il prélevait sur les îles qui lui étaient soumises, et il recevait en échange toutes sortes d’objets utiles et d’armes qu’il emmagasinait soigneusement. Aucun chef, dans les annales du pays, n’avait grandi si rapidement ni ne s’était élevé si haut. Une grande armée, formée de guerriers bien disciplinés, marchait sous ses ordres et ajoutait à la terreur qu’inspirait son nom.

Un tel homme devait nécessairement être peu endurant pour ses voisins et peu disposé à laisser une injure impunie. L’Etat de Rewa, au sud de la grande île de Viti-Levou, et par conséquent dans le voisinage de Mbau, s’était rendu coupable d’une grave insulte envers Thakombau, en attaquant et en détruisant l’une de ses possessions, la ville de Souvad. Il patienta quelque temps, par la considération que Rewa était au besoin un allié fort utile et qu’il fallait ménager. Quelques nouvelles injures vinrent pourtant mettre le comble à sa colère, et il résolut d’en tirer une éclatante vengeance et d’humilier profondément la puissance qui seule, dans Fidji, osait lui résister. Rewa, de son côté, voyait avec un sourd mécontentement l’influence toujours grandissante de ce jeune chef, et se promettait d’essayer d’en finir avec une tyrannie qui menaçait de tout subjuguer. Pendant les derniers mois de l’année 1843, une déclaration de guerre fut échangée entre les deux états rivaux, et ainsi commença le long et sanglant conflit entre Mbau et Rewa.

d – Plus de cent personnes avaient été tuées et dévorées à cette occasion.

La guerre fut ce qu’elle est d’habitude à Fidji, avec plus d’acharnement si possible. Des trahisons et des alliances vinrent, à diverses reprises, modifier les forces respectives et les chances de succès de chaque combattant. Les guerriers de Thakombau eurent pourtant le dessus dans presque toutes les rencontres, et leurs adversaires se contentèrent le plus souvent de se venger par des coups de main et par des déprédations continuelles. Rewa était, le lecteur doit se le rappeler, un des principaux centres de la mission ; c’est dans cette localité que fonctionnait la presse qui imprimait, en langue fidjienne, les livres nécessaires à l’évangélisation. Il est aisé de se rendre compte des souffrances auxquelles furent exposés les missionnaires, au milieu des horreurs d’une guerre acharnée. Jour après jour, et souvent pendant toute la durée de la journée, le bruit des combats retentissait aux portes de la maison missionnaire, et souvent le son sinistre du tambour de mort venait annoncer aux chrétiens réunis dans leur petite chapelle, que l’on conduisait quelque victime au four et qu’une orgie cannibale allait commencer dans le voisinage. Pendant sept longs mois, le missionnaire et ses aides travaillèrent ainsi, sans abandonner leurs presses, au milieu de la guerre, heureux de pouvoir envoyer la vérité aux autres îles qui n’étaient pas mêlées à cette triste lutte. Leur position était rendue plus pénible encore par l’impossibilité où ils étaient, par suite des hostilités, de communiquer avec le missionnaire de Viwa, dont ils étaient les voisins.

Quelques chefs de Rewa ayant été pris et dévorés par les guerriers de Mbau, la fureur des habitants de Rewa ne connut plus de bornes, et la guerre revêtit un caractère d’atrocité sauvage qu’elle n’avait pas encore eu à un pareil degré. La maison missionnaire fut souvent en danger, et de divers côtés on conseilla au missionnaire de se retirer, pour échapper à la mort. Fort de sa neutralité et surtout fort de sa foi, il refusa de le faire, non qu’il lui parût possible de continuer avec fruit l’œuvre de l’évangélisation, au milieu de la crise sanglante qui ravageait la contrée, mais parce que le déplacement d’un établissement typographique aussi considérable lui semblait matériellement impossible en ce moment, et qu’il se croyait obligé de veiller, au péril de ses jours, sur cette propriété de la mission, à laquelle il reconnaissait un caractère presque sacré, à cause de sa destination. Sa position devenait pourtant de plus en plus difficile, exposé qu’il était de toute part aux maraudeurs qui pillaient le pays, et parfois soupçonné par les gens de Rewa, que le malheur rendait injustes, de prêter la main à leurs adversaires. « Les païens, écrit le missionnaire, étaient stupéfaits en nous voyant calmes et sans soucis apparents, tandis qu’ils étaient eux-mêmes sous l’empire d’une terreur continuelle, toujours excités et alarmés. Nous nous sommes confiés en l’Éternel, et il nous a gardés de murmurer ; nous désirons apprendre à être contents, quel que soit l’état où nous nous trouvons. »

Quoique dans le voisinage immédiat du théâtre de la guerre, puisque Viwa n’est séparée de Mbau que par une distance de moins d’une lieue, John Hunt n’eut pas à en souffrir autant que son collègue de Rewa. Son œuvre se ressentit pourtant de ces commotions, et bien des fois il put craindre de la voir complètement paralysée par le brusque réveil des passions sauvages et des instincts grossiers que le christianisme semblait avoir endormis. Cette guerre qui se prolongea pendant de longues années, fut un déchaînement du vieil esprit païen qui, avant d’abdiquer devant le christianisme, voulait montrer ce qu’il portait en soi d’avilissement et de barbarie. Hunt ne se méprit pas sur la signification de cette lutte, et dès l’origine, il prévit qu’elle serait longue et sanglante, et qu’elle entraverait les progrès de l’œuvre chrétienne d’une façon déplorable.

« Mbau et Rewa, écrivait-il dans les premiers mois de 1844, ont été engagés, pendant l’année dernière, dans une guerre sanguinaire et impitoyable. On considère en général Rewa comme l’agresseur, et il semble qu’il eût été difficile à Mbau de conserver intact l’honneur national, sans recourir aux armes. Des deux côtés, on est déterminé à faire durer la guerre jusqu’à ce que plusieurs des chefs soient tués. Des années peut-être s’écouleront avant que la paix soit rétablie, et les deux puissances belligérantes sont tellement déterminées à vaincre ou à mourir, que parler d’un arrangement à négocier semble tout à fait hors de saison. Le peuple de Mbau a tué un grand nombre d’alliés de Rewa, mais il s’en faut de beaucoup que cet Etat soit conquis.

Outre cette guerre, le peuple de Lasakau, qui appartient à Mbau, est en guerre civile. En vérité, les choses, au point de vue politique, ont un sombre aspect, dans cette partie de l’archipel, et plusieurs s’attendent à quelque grande révolution. La guerre entre Rewa et Mbau nous enlève toute possibilité de communiquer avec nos chers amis de Rewa ; car, quoique nous demeurions complètement neutres, nous ne pouvons trouver personne qui consente à manœuvrer nos canots, à cause de la guerre où tout le monde à peu près est engagé. C’est en effet le caractère de cette lutte, qu’elle n’affecte pas un district seulement ; tout le monde s’en mêle, y compris quelques blancs établis à Rewa, qui ont prêté main forte aux natifs.

Les habitants de Viwa n’ont pas encore pris une part bien active à cette guerre, et cela est pour nous un sujet de reconnaissance envers Dieu. Quelques-uns occasionnellement ont dû prendre les armes ; d’autres ont préféré s’exposer à tout plutôt que de le faire. Pour plusieurs, la conduite à tenir n’est pas facile à décider. Ils ont de grandes objections à s’engager dans ce qu’ils aimaient tant autrefois, et d’autre part, s’ils refusent de marcher quand on le leur commande, leur conduite est taxée de rébellion contre leurs chefs. Namosimaloua n’a, à ma connaissance, forcé personne à marcher ; ceux qui lui sont personnellement alliés l’ont accompagné, comme ont fait aussi d’autres qui ont cru que c’était là leur devoir. »

On se rappelle que les missionnaires ne s’étaient établis à Viwa que parce qu’ils n’avaient pas pu s’établir à Mbau, à cause du mauvais vouloir du vieux roi Tanoa et de son fils Thakombau. De Viwa leur regard se tournait continuellement vers la résidence du chef souverain ; ils sentaient bien que le cœur des îles Fidji était là et qu’une fois Mbau et son chef convertis au christianisme, la partie serait gagnée. Hunt avait tenté à diverses reprises d’y commencer une œuvre d’évangélisation, mais Thakombau avait toujours différé, en lui laissant toutefois des espérances pour l’avenir. La terrible guerre qui venait d’éclater semblait reculer indéfiniment ces espérances ; mais, d’autre part, elle pouvait indirectement servir les intérêts de l’œuvre de Dieu, en amenant sous les soins médicaux des missionnaires plusieurs natifs de Mbau, blessés dans les combats et auxquels les missionnaires montreraient le divin Médecin des âmes. C’est ce qui eut lieu en effet, comme Hunt le raconte lui-même :

« J’ai eu abondance de travail surtout auprès des malades qui ont été très nombreux pendant l’année, à tel point que Viwa a été un véritable hôpital. Ces malades nous sont arrivés de différents côtés, mais principalement de Mbau. Deux de mes principaux patients ont été une fille de Thakombau et le fils d’un chef élevé. Tous deux ont été guéris et ont embrassé le christianisme. Le seul moyen d’avoir accès à Mbau me paraît être l’administration des remèdes aux malades, et Dieu a bien voulu bénir ce moyen pendant l’année. Outre les deux mentionnés ci-dessus, plusieurs autres, nommément des femmes et des enfants de chefs, sont devenus chrétiens de profession par suite des bons effets qui ont découlé pour eux de l’usage de nos médecines. Nous avons maintenant deux services réguliers à Mbau le dimanche ; ceux qui ont renoncé au paganisme y assistent régulièrement et suivent très attentivement la prédication de l’Évangile. C’est là pour nous un grand sujet de reconnaissance envers Dieu. Bien des gens sont favorables au christianisme à Mbau, et personne, à ma connaissance, ne lui fait ouvertement de l’opposition. Toutefois, nous n’avons pas la perspective d’élever de quelque temps une maison missionnaire à Mbau. Thakombau, à qui j’adressai une question à cet égard, il y a peu de temps, me répondit : « Nous sommes en guerre, et nous ne pouvons maintenant nous occuper du christianisme. » Je lui parlai d’Ovalau comme d’un lieu qui nous semblait propice pour l’établissement d’une station ; il me dit : « Ovalau et Koro nous appartiennent, vous pouvez y aller ; mais nous ne deviendrons pas chrétiens à Mbau pour le moment. » Quant au vieux roi il nous fait bonne figure ; mais il n’a pas la sincérité de son fils et n’a pas autant d’influence que lui dans les questions de cette nature. »

La guerre déplorable qui ravageait la contrée, en même temps qu’elle navrait l’âme si tendre de Hunt, éveillait en elle, dans toute leur énergie, tout un ordre de sentiments de dévouement et de sympathie qui ne demandaient qu’une occasion pour éclater et se traduire en actes de charité et de renoncement. La soif du sacrifice était l’un des traits dominants de son caractère chrétien, et il ne s’imaginait pas qu’une fois le grand sacrifice accompli par la consécration de sa vie à l’œuvre des missions, il pût se dispenser de le répéter chaque jour dans ces mille occasions où, pour le regard troublé et indécis, le devoir, en devenant plus difficile, semble devenir moins obligatoire. Sous le calme d’une nature simple et sous le couvert d’une piété profondément humble, se cachait une âme qui était à la hauteur de toutes les positions difficiles et que les grandes luttes pouvaient seules mettre complètement en lumière. Les souffrances, loin de l’abattre, semblaient un stimulant pour lui. Cette énergie latente qui, comme un feu qui couve, éclatait subitement, n’avait rien alors de théâtral et ne visait point à l’effet. Elle fuyait les regards et ne se déployait complètement que dans les obscures et pénibles luttes d’une vie, où le dévouement ne peut jamais chercher sa récompense dans l’opinion et dans la renommée, puisqu’il n’a que Dieu pour témoin. Hunt se multipliait et se dépouillait pour répondre à tous les besoins créés par le terrible fléau qui ravageait le pays. Sa maison était un véritable hôpital ouvert à tous, et chaque jour, à la même heure, la cloche indiquait aux malades le moment où le missionnaire pouvait leur donner ses soins. On accourait de fort loin à ces consultations gratuites, et quelquefois trente impotents, ou même un plus grand nombre, venaient demander au pasteur une guérison qu’ils n’attendaient plus de la puissance de leurs divinités. Avec un tact et un à propos qu’il trouvait dans la largeur de son amour chrétien, Hunt savait élever les pensées de ses patients jusqu’à la contemplation des souffrances de leur âme, en même temps qu’il les conduisait à Jésus, le divin Médecin.

Son obligeance était telle qu’on en abusait parfois. Le chef de Mbau survenait, par exemple, un jour, et demandait une couverture ; afin de ne pas se l’aliéner et de se donner le droit et la facilité de lui parler, de son âme, on lui en donnait une, bien que cet article fît presque complètement faute à la famille. D’autres fois, on faisait appeler de fort loin le missionnaire, pour qu’il donnât des soins à un malade ; il partait, quelquefois au milieu de la nuit ou par un temps rigoureux, parcourait une longue distance et trouvait qu’il ne s’agissait que d’une légère indisposition. Il revenait au logis, quelque peu contrarié d’avoir abandonné sa famille ou ses chères études pour néant, mais décidé pourtant à agir de même façon en semblable occurrence, afin de ne pas courir le risque de laisser mourir quelqu’un sans soins et sans consolations. Qui oserait dire que les succès remarquables qu’a remportés l’œuvre missionnaire aux îles Fidji, ne doivent pas être attribués surtout à ce dévouement modeste et sans ostentation et à cette charité persévérante et infatigable ?

L’un des plus tristes résultats de l’horrible guerre qui dévastait Fidji, ce fut, nous l’avons dit, une recrudescence du vieil esprit païen qui releva la tête et s’affirma brutalement en face de son adversaire un moment victorieux. Le paganisme sembla tenir à prouver qu’il n’avait rien oublié et rien appris ; et l’on vit alors que, s’il avait dû, sur bien des points et pendant longtemps, se borner à se tenir sur la défensive et ne défendre même que mollement ses positions, il lui suffisait de l’enivrement de la guerre pour reprendre l’offensive et retrouver son audace première. L’odeur du sang monta à la tête des païens, on peut le dire, et elle troubla la raison de plusieurs de ceux qui paraissaient sur le point de devenir chrétiens. Là même où l’Évangile était devenu une puissance sociale et où sa cause semblait gagnée, il y eut de brusques retours de l’esprit pervers des anciens jours ; les antiques mœurs, un moment adoucies, reprirent le dessus ; les coutumes des ancêtres, modifiées sensiblement par l’esprit nouveau, refleurirent et reconquirent le terrain perdu.

John Hunt eut l’amère tristesse de voir sa petite île de Viwa redescendre rapidement du niveau déjà élevé où l’avait placée l’influence évangélique, au triste niveau des contrées environnantes. La position géographique de Viwa la plaçait malheureusement sur le chemin que suivaient les expéditions de Mbau ; le courant impur et sanglant de la guerre la traversait, et il était impossible qu’il n’y déposât pas son limon souillé et corrupteur. Quelque résistance qu’opposât la foi des chrétiens à ce débordement du mal, il y eut bien des apostasies affligeantes, bien des chutes lamentables. L’Église proprement dite fut en général fidèle, nous l’avons dit, grâce surtout à la vigilance du missionnaire, toujours occupé à encourager et à relever les membres de son troupeau, et souvent appelé à éclairer des consciences ignorantes qui, dans ces temps de bouleversement et de confusion, risquaient fréquemment de se tromper sur la ligne de conduite à adopter. Mais, si les membres de son troupeau lui donnèrent en général plus de joie que de tristesse, si les défections furent peu nombreuses au milieu d’eux, il n’en fut pas ainsi, hélas ! parmi ces âmes à demi gagnées à la cause chrétienne, placées sur le seuil même de l’Église et qui étaient l’espérance du missionnaire. La semence évangélique avait pénétré trop peu profondément chez elles pour qu’elles eussent la force de résister aux entraînements du mal. Tout autre que Hunt se serait peut-être abandonné au découragement en présence de ses illusions détruites. Pour lui, ce fut au contraire un motif puissant de redoubler d’efforts énergiques et persévérants. Il se mit à travailler et à prier comme il ne l’avait jamais fait. Sans ménager jamais sa peine, on le vit se porter avec empressement partout où il y avait quelque bien à accomplir et traquer, avec une impitoyable fidélité, le mal sous toutes ses formes et sous tous ses déguisements. Il apparaissait comme le vengeur des opprimés et comme le défenseur des victimes dans ces sombres tragédies que jouait la sauvage et sanguinaire fureur des indigènes. Partout où se tramait dans l’ombre quelque mystère de mort, on redoutait de le voir arriver, car cet homme personnifiait, aux yeux des païens eux-mêmes, la conscience et le bon droit. Et avec quelle énergie il disputait à la mort sa proie et aux bourreaux leurs victimes ! Avec quelle éloquence émue il protestait contre l’effusion du sang innocent ! Quels accents doux ou terribles il trouvait dans sa conscience émue ou indignée, pour plaider la cause du faible ou pour dénoncer à l’oppresseur les châtiments du Dieu-Vengeur ! Aussi s’efforçait-on de se livrer en cachette aux actes qu’eût réprouvés la conscience intègre du missionnaire, et les païens, redoutant la présence importune de ce juste, essayaient d’échapper à son regard et de tromper sa surveillance. Hunt ne réussissait pas toujours dans son intervention pour arrêter le cours du mal, mais il lui suffisait d’arracher à la mort une seule victime sur dix pour qu’il se sentît amplement dédommagé et récompensé de ses peines.

Nous trouvons dans une lettre de l’un de ses collègues, un cas d’intervention de ce genre qui eut lieu pendant la période d’agitations où nous sommes parvenus ; ce fait mérite d’être raconté en détail : il nous initie à ces nobles et grandes luttes soutenues par notre intrépide Hunt, pour la sainte cause des victimes et des opprimés. Le récit détaillé du missionnaire de Rewa qui fut témoin oculaire de cette scène ne peut qu’ajouter à la vénération que l’on ressent en présence du dévoué serviteur de Christ dont nous racontons la vie.

« Pendant mon séjour à Viwa, dit M. Jaggau, j’ai été témoin d’une circonstance qui mérite d’être racontée.

Les chefs et un grand nombre des hommes de Viwa rentraient chez eux, après une absence de plusieurs mois, le dimanche où je m’y trouvais. Comme les canots approchaient, les gens qui étaient sur le rivage se faisaient remarquer les uns aux autres, non sans inquiétude, les signaux blancs qui étaient placés à l’extrémité des mâts et qui indiquaient que quelque guerrier avait péri. Le fait se trouva confirmé en effet. Nous nous rendîmes auprès du chef pour lui souhaiter la bienvenue. Nous n’y étions que depuis un moment, lorsqu’un des serviteurs de M. Hunt vint en hâte l’avertir qu’on était sur le point d’étrangler l’une des femmes du défunt. Sans perdre un moment, nous nous rendîmes à la maison où l’on se préparait à accomplir un acte aussi révoltant. Le but de notre visite y fut immédiatement deviné, et nous n’eûmes pas de peine à découvrir, par l’attitude des gens du lieu, qu’ils nous considéraient comme des intrus. M. Hunt déclara alors sans détour l’objet de notre visite. Il s’étendit sur le caractère insensé et coupable des pratiques qu’il venait combattre : il parla de la vie humaine et de sa valeur, puis du christianisme qui nous fait connaître le vrai Dieu et nous détourne des pratiques odieuses du paganisme. En l’entendant, une femme qui faisait un peu l’office de maîtresse des cérémonies, déclara que M. Hunt avait dit la vérité, et que de pareilles coutumes étaient insensées. Elle conclut qu’il fallait ne pas donner suite à l’exécution.

Ce n’était pas là l’avis d’une vieille femme aveugle, qui se tenait à ses côtés et qui se mit à grommeler entre ses dents. Celle qui avait parlé la regarda d’un air significatif, et lui dit à demi-voix : « C’est bien, c’est bien taisez-vous. Il vaut mieux ne rien dire, tant que les chefs anglais sont là. »

La maison était remplie de femmes et d’enfants qui s’étaient réunis pour être témoins d’une scène de meurtre. La pauvre veuve était assise dans une posture modeste sur le drap qui devait être son linceul, tandis que devant elle était placée la pièce d’étoffe qui devait servir à l’étrangler. Son corps avait été oint d’huile, et on l’avait revêtue d’un vêtement neuf. Au moment où nous étions entrés, elle recevait, je crois, les derniers embrassements de ses amis et de ses enfants, car elle était mère et ses deux jeunes enfants étaient auprès d’elle. Quelques larmes avaient coulé, mais, à part cela, les préparatifs de cette lugubre tragédie paraissaient se faire froidement et avec un grand calme.

M. Hunt s’adressa alors spécialement à la femme elle-même, et lui dit quel crime elle commettrait en sacrifiant ainsi volontairement sa vie ; il la supplia de croire à ses paroles ; il lui représenta que, si son mari pouvait revenir sur la terre, il lui commanderait de vivre. Il lui parla de la vie, en la conjurant de s’y attacher ; il lui montra ses enfants et lui demanda, en leur nom, de vivre pour les aimer et les entourer de soins. A mesure qu’il parlait, cette femme témoignait de l’impatience, et répétait : « Pourquoi vivrais-je ? A quoi cela servirait-il ? Mon mari est mort : qu’ai-je besoin de vivre ? … Non, ajoutait-elle, je ne veux pas vivre. Si vous ne m’étranglez pas, je veux être enterrée vivante, ou bien je me tuerai en me précipitant du haut des falaises. » Cette opiniâtreté que rien ne pouvait vaincre m’arrachait presque les larmes des yeux.

Malgré l’insuccès de cette tentative, nous demeurâmes dans la maison, et un silence presque complet régna pendant quelque temps. M. Hunt le rompit en demandant à la femme, avec une insistance renouvelée, si elle demeurait insensible à nos représentations. Elle ne répondit rien sur le moment, mais, après un court intervalle, elle dit : « Oui, je veux mourir. » Nous demeurâmes en place, sachant fort bien quelle tournure prendrait l’affaire dès que nous aurions tourné le pied. Quelques instants après, deux hommes, membres de la famille, entrèrent et s’assirent dans un coin de la maison, sans proférer une parole, sauf quelques mots dits aux femmes en réponse à leurs demandes. L’évangéliste indigène et quelques chrétiens qui nous avaient accompagnés nous apprirent que c’étaient là les exécuteurs ; et certes, leur aspect féroce s’accordait bien avec leur sanglant office. M. Hunt s’approcha d’eux et essaya d’éclairer ces esprits ténébreux, mais il ne put leur arracher une seule parole, et ils demeurèrent dans un silence dédaigneux.

On nous suggéra alors que le seul moyen d’humaniser un peu ces cœurs barbares, ce serait de faire un présent aux deux hommes. Un homme fut en conséquence expédié à la maison missionnaire, pour en rapporter une dent de baleine. Malheureusement la clé de la boîte qui contenait cet article ayant été égarée, le messager dut revenir sans l’apporter, et M. Hunt fut obligé de quitter la place pour aller la chercher lui-même. A peine fut-il parti que les femmes parurent se disperser. Les deux hommes prirent alors la pièce d’étoffe et se mirent à la tordre, de façon à en faire une sorte de corde. Je vis aussitôt où ils voulaient en venir, et, m’avançant vers eux, j’intercédai pour la vie de la femme et les suppliai d’attendre au moins le retour de M. Hunt. Ils ne daignèrent pas même me répondre, mais l’un d’eux sortit, et aussitôt la femme fut transportée par ses amies hors de la maison. Je ne savais que faire ; je me décidai pourtant à m’attacher aux pas de l’autre homme. Il se leva et marcha vers la porte ; je le suivis, mais il m’échappa en s’enfuyant dans une maison voisine où j’appris qu’ils avaient transporté la femme. Je le poursuivis jusque sur le seuil de cette maison et essayai d’y pénétrer, mais l’entrée me fut interdite et la porte fut violemment fermée sur moi. J’essayai d’entrer par une autre porte, mais ce fut vainement ; on avait pris soin de barricader soigneusement les entrées. Je réussis pourtant à pénétrer, mais il était trop tard, et la pauvre femme se débattait dans les dernières luttes de l’agonie, entourée de ses deux meurtriers qui avaient accompli leur abominable office. Ils jetèrent sur moi des regards irrités. Je quittai, le dégoût dans l’âme, le lieu qui avait été le théâtre de cette exécution. Je rencontrai M. Hunt qui accourait en toute hâte : il n’était, hélas ! plus temps.

Il me serait difficile d’exprimer ce que nous ressentions en ce moment. Nous avions échoué dans nos efforts ; toutefois nous pouvions nous rendre le témoignage d’avoir tenté tout ce qui était en notre pouvoir. »

Cette scène, dans son horrible réalité, donne le frisson. Elle a l’avantage de nous montrer à l’œuvre l’excellent John Hunt, dans l’une de ses luttes quotidiennes contre les mœurs féroces des Fidjiens. Dans cette circonstance, sa défaite ne fut en réalité qu’apparente, car de telles victoires du paganisme étaient au fond de véritables défaites, et chacune d’elles ne servait qu’à le discréditer aux yeux mêmes de ses adhérents.

Quelques courts extraits empruntés au journal de Hunt pendant les derniers mois de l’année 1843, nous le montrent à l’œuvre dans quelques-unes des diverses branches où son activité s’était répandue.

« 8 octobre. — Mon travail régulier a maintenant atteint, quant à son étendue, des limites qu’il ne pourrait pas dépasser. J’ai généralement quatre ou cinq services de divers genres pendant la journée du dimanche. Les jours ouvriers, j’ai une école anglaise dans la matinée, une classe d’écriture après dîner, et à partir de quatre heures, l’école régulière pour nos indigènes. A peu près tous les moments que je puis épargner sur ce travail sont consacrés à mes malades. Je n’ai pour écrire et pour étudier que les heures de mon école anglaise. J’ai à cette dernière école cinq enfants, un homme, et un jeune Fidjien qui apprend l’anglais. Leurs progrès sont assez rapides.

21 décembre. — Dimanche dernier j’ai visité Ovalau, prêché trois jours, et réuni les classes. Nous avons passé à Ngave, où un catéchiste a fait quelque bien dernièrement. Je lui ai envoyé un de nos jeunes étudiants pour lui aider, et ces deux frères ont réussi à amener quelques jeunes gens à renoncer au paganisme.

25 décembre. — J’avais dit à nos jeunes garçons que c’était la coutume en Angleterre de chanter le matin du jour de Noël. De grand matin aujourd’hui ils étaient sous nos fenêtres, et chantaient des cantiques, à gorge déployée. Cela m’a rappelé nos chers amis d’Angleterre, et les jours paisibles que j’ai passés auprès d’eux. Nos garçons ont été ensuite chanter sous les fenêtres de tous les chrétiens qui habitent la ville. »

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant